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Grandeurs et misères de Deleuze et Foucault / Daniel Bensaïd

Deleuze et Foucault nous manquent. Ils manquent à penser le moment d’incertitude vertigineuse dans lequel le monde est engagé depuis deux décennies, et dont ils furent, dans une certaine mesure, les annonciateurs. Dans les années soixante-dix, ils annoncèrent l’effondrement du paradigme politique de la modernité. C’est par là, sans doute, qu’ils nous touchent, qu’ils nous sont proches, mais aussi parfois qu’ils nous irritent, et nous irritent contre nous-mêmes.
Rejetons de rescapés, de survivants, de miraculés, nous avons été nourris aux grandes sagas de l’émancipation, des communards à l’assaut du ciel, d’Octobre et des trains blindés de la guerre civile, de la Longue Marche et de la Sierra de Teruel, des guerres de libération. Autrement dit, nous sommes venus à la politique au cœur d’une séquence à forte intensité stratégique. Le problème du pouvoir était ou semblait posé, dans l’urgence des partages du monde, du tracé des territoires, des affrontements systémiques, des insurrections urbaines (communes) ou de l’encerclement des villes par les campagnes.
L’histoire nous mordait la nuque, avons-nous dit. Illusion lyrique, erreur sur les rythmes, confusion des désirs et des réalités. Pourtant cette impatience juvénile avait sa part de vérité. Elle portait l’intuition d’un moment propice. Loin que les désastres du siècle aient été une fâcheuse parenthèse sur la voie triomphale du progrès, nous naissions dans un intermède propice, une sorte de sursis dans la course à la catastrophe annoncée. Cette part de vérité, hélas, n’a cessé de grandir depuis.
C’est le sentiment d’un rendez-vous manqué, d’une perte peut-être irrémédiable, qui rôde derrière les paradis artificiels et les béatitudes superficielles des années soixante-dix. Au moment des libérations consécutives à l’ébranlement des années 68 (68 ici comme symbole d’une secousse universelle, de Prague à Da Nang via Mexico et Berkeley), au moment dis-je où s’étend le domaine des politiques, ou la politisation gagne le privé, où tout prétend-on naïvement devient politique, se prépare l’effondrement de ce que d’aucuns appelaient les horizons d’attente. Les termes étaient inexacts. Ils imputaient à une crise des temps et des temporalités, ce qui était en réalité un affaissement et un obscurcissement des horizons stratégiques, et qu’on désigne depuis, de manière inappropriée comme une crise de la politique.
C’est bien la stratégie qui est en cause. Car une politique sans stratégie ne peut être rien d’autre qu’une gestion apeurée d’un quotidien qui se répète et piaffe sur place (comme l’avait déjà éprouvé Blanqui au lendemain de l’écrasement de la Commune). Les années quatre-vingt sont bien celle d’un degré zéro de la stratégie, non seulement des stratégies de subversion, mais, contrairement aux apparences, des stratégies mêmes de la domination. Car leurs logiques sont, on l’a souvent fait remarquer, isomorphes. Elles se mirent mutuellement dans un jeu spéculaire. Il n’y a pas à s’en étonner. La subversion est condamnée par son immanence même (et elle ne saurait y échapper) à demeurer subalterne à ce à quoi elle résiste et s’oppose. Ce n’est pas le moindre inconvénient des rhétoriques de la résistance, malgré leur vertu, dans les années quatre-vingt, de ne pas céder devant les rhétoriques honteuses et dégoûtantes de la résignation à l’ordre inéluctable des choses et du monde.
Chacun à sa manière, Deleuze, Guattari et Foucault, ont perçu et traduit cette crise stratégique naissante. Ils l’ont en quelque sorte révélée. Mais, ce faisant, ils l’ont aussi nourrie, et c’est probablement la raison du malentendu sur lequel repose leur succès. Il est possible que, sous les formes excessives et terroristes en vigueur dans les (ultra) gauches intellectuelles de l’époque, Badiou (et son fidèle Lazarus) aient flairé le danger. En témoigne leur pamphlet oublié sur le rhizome (« La situation actuelle sur le front de la philosophie », Cahier Yenan n° 4, Maspero, 1977, voir annexes p. 10).
Après les politiques du pouvoir, les antipolitiques du contre-pouvoir annoncées, après « l’impatience de la liberté (1) », l’apprentissage humble du patient labeur qui lui donne forme, réclame alors Foucault. Quelque chose se dérobe ou disparaît dans cette antipolitique de transition.
Les catégories sur lesquelles, depuis Machiavel et Rousseau, jusqu’à Marx et Lénine, reposaient les politiques stratégiques (peuple, classe, souveraineté, territoire, nation, citoyenneté) entrent en déshérence sans être remplacées. De la thématique du rhizome et du réseau à celle de la multitude, les tâtonnements indiquent le lieu vide d’un nouveau paradigme stratégique encore insaisissable. Il y faudrait le lent mûrissement de nouvelles expériences fondatrices, d’événements constitutifs, alors que l’époque est celle des décompositions sans recompositions et des événements crépusculaires sans levers de soleil.
La fin des années quatre-vingt-dix et le début du nouveau siècle marquent peut-être, trop tôt encore pour le dire, la renaissance des controverses stratégiques. Le moment libertaire, antipolitique encore, l’illusion du social succédant à l’illusion politique, les textes de Virno, Negri, Holloway sont symptomatiques, ainsi, inversement, que les productions d’un collectif comme le groupe Krisis.
Soit donc Deleuze et Foucault comme marqueurs symboliques d’une triple crise annoncée : crise de l’historicité moderne, crise des stratégies d’émancipation, crise des théories critiques, autrement dit, crise conjuguée de la critique des armes et des armes de la critique.
L’époque que, par un fâcheux contresens, 68 avait fait prendre pour celle d’un grand bond en avant se révélait au tournant des années soixante-dix, par un pied de nez ironique dont l’histoire a le secret, celle d’une phénoménale régression. Retournement dialectique dérisoire. « Nous sommes renvoyés, écrivait Foucault dès 1977, à l’année 1830, c’est-à-dire qu’il nous faut tout recommencer (2). » Nous ne pouvions plus nous penser comme les héritiers ou les rejetons d’Octobre, pas même comme ceux de la Commune ou des glorieux barricadiers de 1848, mais repartir de plus loin encore, de la gestation de la République, d’Enjolras et des insurgés de Saint-Méry, qui eux-mêmes refaisaient la révolution jacobine, en deçà du mouvement ouvrier moderne et de la grande fracture sociale tracée dans le sang des journées de juin 1848. Cette remontée aux sources, un Chevènement l’a poussée encore plus loin. Plus prudent, ou plus politique paradoxalement, Deleuze ne cessa de répéter que la quête de l’origine est vaine, puisqu’on recommence toujours par le milieu et puisque « les choses ne commencent à vivre qu’au milieu ». Cette repousse au cœur du devenir est à l’opposé du grand « recommencement français », du rêve de la table rase ou de la page blanche, de la quête d’une « première certitude comme d’un point d’origine, toujours le point ferme (3) ». Toute la question, bien sûr, étant alors de savoir où passe ce milieu et comment le saisir.

Crise de la raison historique
« Je crois qu’il faut avoir la modestie de se dire que […] le moment où l’on vit n’est pas ce moment unique, fondamental ou irruptif de l’histoire, à partir de quoi tout s’achève et tout recommence (4). » Dès 1977, Deleuze est celui qui a saisi avec lucidité la nouvelle philosophie naissante comme réaction. Il l’a dit avec vigueur : « Le seuil habituel de la connerie monte […]. Haine de 68, rancœur de 68 […]. La révolution doit être déclarée impossible, uniformément et en tout temps […] (5) ». Clôture de l’événement comme « ouverture au possible ».
À la question que penses-tu des nouveaux philosophes : « Rien. Je crois que leur pensée est nulle […]. Ils cassent le travail […]. Ils ont une nouveauté réelle, ils ont introduit en France le marketing littéraire ou philosophique au lieu de faire une école […]. Ce qui me dégoûte est très simple ; les nouveaux philosophes font une martyrologie. Ils vivent de cadavres. » Diagnostic lucide. La nécrophagie avide de victimes n’a cessé de prospérer depuis, des comptabilités macabres du Livre noir aux déambulations hallucinées de Glucksmann à Manhattan sur les traces d’un Dostoïevski imaginaire. « Rien de vivant ne passe par eux, mais ils auront accompli leur fonction s’ils tiennent assez la scène pour mortifier quelque chose (6). »
« C’est la négation de toute politique », concluait Deleuze. Verdict pertinent. Pourtant, son propre discours n’était pas sans rapport. Il en était le symétrique encore. La réponse opposée, mais symétrique, dont la racine cachée est la crise de l’historicité (et des croyances au progrès héritées des Lumières). Cette réponse tient dans l’opposition du devenir à l’histoire : « Devenir n’est pas progresser ou régresser suivant une série […]. Le devenir ne produit pas autre chose que lui-même […]. C’est le point qu’il faudra expliquer : comment un devenir n’a pas de sujet distinct de lui-même, mais aussi comment il n’a pas de terme […]. Enfin, devenir n’est pas une évolution, du moins une évolution par descendance et filiation. Le devenir ne produit rien par filiation. Le devenir est toujours d’un autre ordre que celui de la filiation. Il est de l’alliance […]. Devenir est un rhizome, ce n’est pas un arbre classificatoire ni généalogique (7). » Et encore : « Le “devenir” n’est pas de l’histoire ; aujourd’hui encore, l’histoire désigne seulement l’ensemble des conditions si récentes qu’elles soient, dont on se détourne pour devenir, c’est-à-dire pour créer quelque chose de nouveau (8). » Contre le sens de l’histoire, contre les téléologies du progrès, le devenir comme ouverture et disponibilité au possible événementiel. Mais bascule dans l’antipolitique ou l’anti-stratégique du chemin qui se fait caminando, du chemin sans but, de la flèche qui ne vise aucune cible, du processus et du mouvement qui sont tout. Maxime de tous les réformismes : « Ce qui compte dans un chemin, c’est toujours le milieu, pas le début ni la fin. On est toujours au milieu du chemin, au milieu de quelque chose : dans le devenir, il n’y a pas d’histoire (9). »
Soit donc le devenir deleuzien, non comme histoire ouverte, comme ouverture de l’histoire à la pluralité des possibles, mais comme antithèse de l’histoire. Et aussi comme esthétique de la subjectivation minoritaire, comme résistance à toute tentation majoritaire ou victorieuse : « les devenirs sont minoritaires, tout devenir est un devenir-minoritaire […]. Majorité suppose un état de domination […]. Devenir minoritaire est une affaire politique […]. C’est le contraire de la macropolitique, et même de l’Histoire, où il s’agit plutôt de savoir comment l’on va conquérir ou obtenir une majorité (10). » Belle idée que ce devenir minoritaire toujours recommencé comme essence de la politique, ou des micropolitiques, contre l’ambition majoritaire antipolitique des faiseurs d’Histoire. Les vagues de dissidences et d’hérésie, la formation toujours minoritaire des sujets et des subjectivités, où la minorité n’est pas affaire de nombre, mais plutôt de soustraction à ce qui homogénéise, pétrifie et fait masse.
Mais en même temps, cette sortie de l’histoire par la voie buissonnière du devenir n’est pas sans danger d’une régression ontologique, d’un pèlerinage aux sources de l’être, que Deleuze récuse par ailleurs avec assiduité : « Ne plantez jamais », cherchant dans la conjonction énumérative du devenir (et… et… et…) la force nécessaire pour « déraciner le verbe être » au profit d’une « logique des relations » et des rapports.
On a pu constater depuis à quoi pouvaient conduire cette fuite hors de l’emprise de l’histoire et cette sortie de la politique. L’ontologie de « l’être juif » selon Lévy-Milner (et dans une moindre mesure BHL) signifie une rechute dans l’éternité du texte et dans l’essence atemporelle.
Le devenir deleuzien a cependant le mérite d’accueillir l’événement ou sa possibilité, qui survient sous le nom de l’Intempestif ; « un autre nom pour le devenir, dit Deleuze, l’innocence du devenir (c’est-à-dire l’oubli contre la mémoire, la géographie contre l’histoire, […] le rhizome contre l’arborescence (11) »). Le devenir comme condition de la nouveauté contre l’histoire ? Disponible à l’événement, à la contingence, à la créativité bergsonienne : Faire un événement serait en effet « le contraire […] de faire une histoire (12) ». Participe de la révolte poststructuraliste et d’une science événementielle au lieu de structurale. Même retour au trou, à la percée de l’événementialité chez Foucault « Je ne m’intéresse pas à ce qui ne bouge pas, je m’intéresse à l’événement », qui n’a guère été pensé jusqu’alors comme « catégorie philosophique (13) ». Aujourd’hui, on assisterait au contraire à « un retour de l’événement dans le champ de l’histoire » contre une histoire exclusivement attachée à mettre au jour la régularité des structures. Mais l’événement sans histoire, déraciné de ses conditions historiques, devient difficile à penser et risque sans cesse de basculer dans le pur miracle inconditionné qui en est la version théologique. Il tend à devenir insaisissable dans ce qui fait sa singularité.
Sensible à la difficulté, Foucault s’efforce de déterminer à nouveaux frais le sens de l’événement, entendant l’événementialisation d’abord comme « une rupture d’évidence » d’où surgit une singularité. La « rupture des évidences » devient alors la première fonction politique de ce qu’il conçoit comme individualisation. Mais cette rupture ne suffit pas à rendre compte de l’invention, de l’inédit qui brise la croûte des faits et des apparences, pour faire précisément événement. Derrière la querelle, c’est la possibilité même de la révolution comme acte et comme pensée qui est l’enjeu. Or, la désaffection, soulignée par Foucault, des historiens envers l’événement est la marque d’une méfiance ou d’une désillusion croissante envers la révolution elle-même. De cette déception, l’entreprise de Furet pour « penser la révolution » sans la révolution est emblématique. Délesté de son épaisseur sociale et de sa portée historique, l’événement, conformément au tournant culturel ou linguistique des années soixante-dix, est alors de l’ordre exclusif du signe. Le Kant du Conflit des facultés en fournit la définition, pour qui « la réalité d’un effet ne pourra être établie que par l’existence d’un événement », puisqu’il ne suffit pas de suivre la trame téléologique qui rend possible un progrès « pour isoler à l’intérieur de l’histoire un événement qui aura valeur de signe ». Soustrait à la décision des acteurs, la révolution bascule ainsi chez Kant dans l’ordre symbolique du spectacle. Ce qui constitue « l’événement à valeur remémorative, démonstrative et pronostique », dit Foucault c’est la manière dont l’événement « fait spectacle », dont l’enthousiasme désintéressé des spectateurs est le signe. Raison pour laquelle les Lumières de l’Aufklärung et la révolution sont « des événements qui ne peuvent plus s’oublier (14) ».
Cette dépolitisation subreptice de la révolution est cohérente avec le doute qui, au tournant des années soixante-dix, s’installe chez Foucault quant à la désirabilité de la révolution : « C’est la désirabilité même de la révolution qui fait aujourd’hui problème (15)… » Nous avons traité ailleurs de ce glissement de la dialectique des besoins à la métaphysique néomarginaliste des désirs, à l’œuvre également chez Lyotard et Dollé (voir Une lente impatience). Dans des termes inadéquats, cette éclipse du désir de révolution (Dollé) reflète un retournement des rapports de force et la gestation de la contre-réforme libérale qui s’épanouira dès les dernières années soixante-dix avec l’avènement du thatchérisme : Tina, plus de choix, déterminisme de marché.
Foucault enregistre non sans perspicacité ce changement dans l’air du temps : « depuis cent vingt ans […] c’est la première fois qu’il n’y a plus sur la terre un seul point d’où pourrait jaillir la lumière d’une espérance. Il n’existe plus d’orientation (16) ». Ce désenchantement est la contrepartie de l’investissement illusoire dans des représentations étatiques ; après la Russie, ni la Chine, ni Cuba, ni l’Indochine n’incarnent plus l’espérance d’émancipation. La pensée révolutionnaire européenne aurait perdu ses points d’appui, dès lors qu’il n’est « plus un seul pays » dont nous puissions « nous réclamer pour dire : c’est comme cela qu’il faut faire. » Nostalgie des patries perdues du socialisme. C’est sur ce déniaisement que repose l’idée que nous serions renvoyés à cet énigmatique 1830 (qui est bien une date clef de l’histoire européenne, cf. Heine, Marx, etc.).
Au lieu de représenter une extension du domaine de la lutte révolutionnaire, la révolution, si l’on veut en conserver l’idée, se réduit alors à la révolution du mode de vie ou des techniques. C’est ce qui reste quand on renonce à la politique révolutionnaire. « Mais, se console en effet Foucault, envisager la Révolution non pas simplement comme un projet politique, mais comme un style, comme un mode d’existence, avec son esthétique, son ascétisme, des formes particulières de rapport à soi et aux autres. » Une révolution minimaliste donc, comme style et comme esthétique, à défaut de pouvoir constituer encore une politique. La transition aux menus plaisirs postmodernes et aux révoltes miniatures est engagée.
Le défi au fétiche de la Révolution majuscule, s’il hypothèque la pensée stratégique de la politique, a cependant la vertu de se libérer des sortilèges de la Révolution sacrée pour libérer la pensée d’une révolution profane. Une conception de l’histoire sous la domination de la révolution a en effet structuré la conscience de la gauche depuis près de deux siècles : « Vint l’âge de la “révolution”. Depuis deux siècles, celle-ci a surplombé l’histoire, organisé notre perception du temps, polarisé les espoirs. Elle a constitué un gigantesque effort pour acclimater le soulèvement à l’intérieur d’une histoire rationnelle et maîtrisable (17) ». Au point que l’on en soit arrivé à considérer la révolution comme un travail et à professionnaliser le révolutionnaire. « Est-elle donc si désirable cette révolution ? » Oser donc « poser la question de savoir si la révolution, ça vaut la peine (18) ».
Foucault appelle à se déprendre de « la forme vide d’une révolution universelle » au singulier, pour mieux pouvoir penser la pluralité (multiplicité) des révolutions profanes. Car « les contenus imaginaires de la révolte ne se sont pas dissipés au grand jour de la révolution ». Remonte donc à la surface un fouissement souterrain d’hérésies, de résistances, de dissidences irréductibles. La révolution iranienne devient dans ce contexte le révélateur d’un renversement de perspective et d’une nouvelle sémantique des temps historiques. « Le 11 février 1979, la révolution a eu lieu en Iran. » Pourtant, constate Foucault, cette longue suite de fêtes et de deuils, « tout cela, il nous était difficile de l’appeler révolution ». À la charnière des années soixante-dix et quatre-vingt, les mots deviennent incertains. Ils échappent à l’unité supposée de leur concept. Car la révolution iranienne, qu’on s’en réjouisse ou pas, annonce l’avènement de révolutions d’un autre genre. L’histoire vient en effet « poser au bas de la page le sceau rouge qui authentifie la révolution. La religion a joué le lever de rideau […]. L’acte principal va commencer : celui de la lutte des classes […]. » Mais « est-ce si sûr » ? Rien de moins sûr en effet. Une révolution en un certain sens, qui ressemble aux révolutions d’antan, avec l’imam Khomeyni dans le rôle remake d’un pope Gapone, une révolution mystique comme enveloppe provisoire d’une révolution sociale annoncée, une fois que la lutte des classes aurait fait éclater la gangue religieuse de sa chrysalide.
Mais, est-ce si sûr en effet. Foucault, en se gardant d’une conception unifiée et normative de la révolution moderne, est l’un des premiers à souligner que l’Islam n’est pas seulement une religion, mais « un mode de vie, une appartenance à une histoire et une civilisation, qui risque de constituer une gigantesque poudrière (19) ».
La découverte de cette équivoque fin de siècle balise une transition qui n’a pas de nom, ou dont les tentatives de nomination sous celui de postmodernité charrient plus de confusions que de clarifications. Foucault en est conscient, qui récuse l’illusion chronologique consistant à situer la modernité sur un calendrier, et à la faire suivre d’une « énigmatique et inquiétante postmodernité ». Il préfère y voir une attitude [plus] qu’une période (voir Les Irréductibles), la trace d’une discontinuité et le signe d’une héroïsation ironique du présent emporté par la vitesse, l’élégance et l’héroïsation de sa propre vie. Ce point critique atteint au crépuscule des années quatre-vingt favorise un déplacement des catégories conceptuelles dans lesquelles s’exprimaient, depuis plusieurs décennies, les grands conflits caractéristiques de l’époque. La lutte des prolétaires contre les bourgeois (Le Manifeste) ou des peuples contre l’impérialisme devient soluble dans le théâtre d’ombre idéologique qui oppose désormais totalitarisme et démocratie (ou droits de l’homme, ou discours humanitaire). À son corps défendant, Foucault, bien plus que Deleuze, participe ainsi de la réhabilitation idéologique d’un capitalisme dans lequel, en dépit des méfaits, marché et démocratie seraient consubstantiels. Foucault ou les épigones (le foucaldien Brossat sur les Balkans).
Interprétant et voulant prolonger Deleuze pour « libérer l’action politique de toute forme de paranoïa unitaire et totalisante », Foucault semble adopter la subsomption des « deux héritages de fascisme et de stalinisme » sous la notion tutélaire de totalitarisme. Rétrospectivement, l’année 1956 avec l’écrasement de la révolte de Budapest apparaît comme l’événement révélateur de cette configuration. On peut en définitive se demander si la reprise critique du paradigme politique de la modernité n’est pas le signe d’un retour du refoulé, d’une difficulté à penser simultanément dans leurs similitudes (qui rendent la comparaison légitime) et leurs différences les totalitarismes raciaux et le totalitarisme bureaucratique. Comme le dit laconiquement Foucault, « penser le stalinisme n’était pas commode ». C’était pourtant nécessaire pour résister. D’autres (Rousset, Castoriadis, Naville, Mandel), s’y étaient employés, mais leurs efforts sont restés méconnus.

Le degré 0 de la stratégie
Dès 1972, alors que les politiques d’État reprennent l’initiative à gauche avec la signature du Programme commun, s’amorce un mouvement de retraite et de désertion du champ stratégique postsoixante-huitard au profit d’un moralisme des révoltes. La mise à l’écart de la question du pouvoir devient alors le motif d’une division du travail entre politique et philosophie, permettant de passer un nouveau compromis entre les politiques de gestion tempérée et la radicalité philosophique. Foucault résumera plus tard les termes de ce compromis, déclarant : « ma morale théorique est […] “antistratégique” : être respectueux quand une singularité se soulève, intransigeant dès que le pouvoir enfreint l’universel (20) ». Il redessine alors le rôle de l’intellectuel spécifique non seulement comme le contretype de l’intellectuel universel, mais comme antithèse de l’intellectuel organique (devenu inconcevable dès lors que commence la lente érosion des forces auxquelles Gramsci rattachait cette organicité). Fausse modestie consistant à travailler dans des secteurs déterminés sur des problèmes spécifiques. Cette retraite ou ce retrait ont eu, incontestablement, leur fécondité en favorisant l’exploration de nouveaux champs d’engagement militant. Elles n’en témoignent pas moins d’un désarroi, d’une désillusion, voire d’un renoncement (sans reniement).
« Je ne veux absolument pas, insiste encore Foucault, jouer le rôle de celui qui prescrit des solutions. Je considère que le rôle de l’intellectuel aujourd’hui n’est pas de faire la loi, de proposer des solutions, de prophétiser, car, dans cette fonction, il ne peut que contribuer au fonctionnement d’une situation de pouvoir déterminée […]. Je refuse le fonctionnement de l’intellectuel comme le double et en même temps l’alibi du parti politique. »
Exorciser ainsi à la fois la triple fonction de l’intellectuel législateur romain, maître de sagesse grec ou prophète juif qui hantent la figure de l’intellectuel pour se contenter modestement – mais est-ce aussi modeste – du rôle socratique d’un « destructeur d’évidences ». Le philosophe critique se fait alors humblement « journaliste » (« Je suis un journaliste (21) »), simplement « saisi par la colère des faits ».
La formule ne manque pas de panache. Déçu par les grandes ambitions et les espérances critiques, par les grands systèmes philosophiques et politiques, il s’agirait de repartir à ras du sol pour penser le monde à la hauteur des « petits faits vrais » qui le révèlent. Foucault n’est cependant pas dupe de ce que peut avoir d’illusoire, voire de démagogique, cette opposition des « petits faits vrais » aux grandes idées vagues, ou cette apologie de « la poussière défiant le nuage (22). » Le fait sans l’idée est encore une illusion empirique et les nuages de poussière ne sont pas un simple agrégat de particules élémentaires.
Le repli sur la quotidienneté journalistique est bien un aveu ou un constat d’impuissance stratégique, dont les raisons sont encore difficilement saisissables. Il en va en effet d’une triple question : du pouvoir, des classes et de la politique révolutionnaire (à l’époque où ces termes deviennent un pléonasme).

État et pouvoirs
L’impuissance devant le rétablissement de l’État bureaucratique (après la révolution culturelle ou après 1968) favorise un déplacement des pratiques sur la question du et des pouvoirs. Là encore, l’impasse stratégique produit des effets dérivés féconds. Elle permet de dévoiler, derrière la grande figure tutélaire moderne de l’État Léviathan, le réseau et le maillage invisible des relations et des jeux de pouvoir : « Le pouvoir se construit et fonctionne à partir de […] multitudes de questions et d’effets de pouvoir (23). » La distinction entre l’institution du pouvoir d’État et les relations de pouvoir qui lui sont antérieures ou sous-jacentes permet d’articuler des temporalités politiques différentes et trop souvent confondues. L’État, disions-nous alors est l’enjeu d’un événement révolutionnaire, condition préalable à son possible dépérissement : l’État est à briser, le pouvoir à défaire (La Révolution et le Pouvoir). De cette distinction foucaldienne, nous sommes durablement redevables. Pensant le pouvoir comme « quelque chose qui circule et ne fonctionne qu’en chaîne », elle permet de se « débarrasser du modèle du Léviathan » pour pluraliser la révolution en « autant de types de révolutions que de codifications subversives possibles ».
Qu’advient-il cependant de l’État dans cet éparpillement des révolutions en miette ? Foucault a beau proclamer que « le pouvoir, c’est des jeux stratégiques », la résistance aux relations de pouvoir n’entérine pas moins un repli stratégique devant la question de l’État considéré non plus comme la force où se nouent et se suturent unitairement, dans une configuration historique donnée, ces relations de pouvoir et ces rapports de force, mais comme une forme de pouvoir parmi d’autres. La stratégie programmatique se dissout alors dans la somme moléculaire des résistances, puisqu’aussi bien, « dès lors qu’il y a un rapport de pouvoir, il y a une possibilité de résistance. Nous ne sommes jamais piégés […] (24) ».
Voire. Car s’il est vrai, comme l’affirme Foucault, « qu’il ne peut y avoir de société sans relations de pouvoir », si ces relations sont donc l’horizon indépassable des rapports sociaux, qu’en est-il de l’État comme forme historique spécifique et de sa fonction du point de vue des stratégies de domination, dès lors que Foucault admet encore que les relations de pouvoir, malgré leur complexité et leur diversité, finissent bien par « s’organiser en une espèce de figure globale » ou dans « un enchevêtrement de relations de pouvoir qui, au total, rend possible la domination d’une classe sociale sur une autre (25) » ?
Bref, la question de l’État est-elle désormais soluble dans celle du/des pouvoirs. Dit autrement : la question de la lutte des classes et de l’exploitation devient-elle soluble dans celle du contrôle biopolitique ?
La critique des pouvoirs répond d’autre part à un évanouissement des acteurs de la subversion pensés sous la forme du grand sujet prolétarien. Elle permet, et c’est sa grande vertu de libérer « l’action politique de toute forme de paranoïa unitaire et totalisante (26) ». Sous la reproduction des classes, il y a toujours, selon Deleuze une carte variable des masses (27) ». Cette déconstruction permet à Foucault d’enchaîner en restituant à la notion de classe un statut stratégique et non pas sociologique : « Les sociologues raniment le débat à n’en plus finir, pour savoir ce qu’est une classe, et qui y appartient. Mais jusqu’ici personne n’a examiné ni approfondi la question de savoir ce qu’est la lutte. Qu’est-ce que la lutte, quand on dit lutte des classes ? […] Ce dont j’aimerais discuter à partir de Marx, ce n’est pas du problème de la sociologie des classes, mais de la méthode stratégique concernant la lutte (28). ». Ici, Foucault met dans le mille. Penser stratégiquement et non pas sociologiquement la lutte des classes le rapproche plus qu’il ne le croit de Marx en l’éloignant de la vulgate positiviste de ses épigones. Le paradoxe veut cependant que cette lecture stratégique soit précisément revendiquée au moment où s’effacent les paramètres d’une pensée stratégique. « On peut même dire que c’est la stratégie qui permet à la classe bourgeoise d’être la classe bourgeoise et d’exercer sa domination. » Mais ça ne veut pas dire que l’on peut se la représenter comme un sujet car « le pouvoir bourgeois a pu élaborer de grandes stratégies sans que pour autant il faille leur supposer un sujet (29) ». Si la lutte des classes n’est plus à ses yeux l’ultima ratio de l’exercice du pouvoir, elle n’en constitue pas moins « la garantie d’intelligibilité de certaines grandes stratégies (30) ».
Cette archéologie des résistances, si elle permet de défaire l’hypostase imaginaire d’un prolétariat sujet de l’histoire, ressuscite par contrecoup les configurations précapitalistes de la masse, de la plèbe ou de la multitude. Le contexte est propice. La « nouvelle philosophie », déçue par les mésaventures du prolétaire rouge, découvre avec émerveillement les vertus séculaires de la plèbe représentée par le moujik chez Tolstoï ou Soljénitsyne. Néopopulisme régressif à la différence du populisme du XIXe siècle et de ses ambivalences, marques d’une transition de l’ordre féodal tardif à la modernité capitaliste. Les nouveaux « amis du peuple » qui envahissent alors les textes [de] Glucksmann avec pour accompagnement logique le néomysticisme angélique des Jambet et Lardreau.
Plus lucide, plus prudent, et plus clairvoyant surtout, Foucault sent bien le piège : « Il ne faut sans doute pas concevoir la “plèbe” comme le fond permanent de l’histoire, l’objectif final de tous les assujettissements, le foyer jamais tout à fait éteint de toutes les révoltes. Il n’y a sans doute pas de réalité sociologique de la “plèbe”. Mais il y a bien toujours quelque chose […] qui est non point la matière première plus ou moins docile ou rétive, mais qui est le mouvement centrifuge, l’énergie inverse, l’échappée. “La” plèbe n’existe sans doute pas, mais il y a “de la” plèbe (31). »
Malgré son inexistence sociologique la plèbe tend ainsi à fournir la substance ontologique, le fond sur lequel repose l’irréductible entêtement des résistances toujours renaissantes. L’adieu plus ou moins assumé au prolétariat de la saga socialiste fait ainsi renaître de ses cendres la masse inorganique, antérieure même à la notion politique de peuple telle qu’elle s’est constituée de Rousseau à Michelet, pour aboutir chez Deleuze d’abord, chez ses épigones tardifs comme Negri ensuite, aux équivoques de la notion de multitude (voir Un monde à changer).
Badiou et son cercle se sont inquiétés en leur temps des raisons et des conséquences de ce glissement conceptuel. Ils l’ont fait en termes devenus aujourd’hui illisibles. L’alerte n’était pas moins légitime en ce qu’elle percevait à la naissance la logique des décompositions postmodernes où allait bientôt se perdre la politique. La plèbe des camps devenait en effet, sous la plume des nouveaux philosophes, l’antithèse éternelle de l’asservissement totalitaire du goulag qu’ils faisaient mine de découvrir avec Soljénitsyne. Sans reprendre ni peut-être connaître le diagnostic de Benjamin ou d’Arendt sur le fascisme comme expression de la décomposition des classes et masses, Badiou et ses amis voyaient dans la décomposition plébéienne de la lutte des classes l’annonce d’une nouvelle fascisation, allant jusqu’à cartographier deux tentations « social-fascistes » à l’œuvre aussi bien dans « la furie anti-militante des massistes deleuziens » que dans le scientisme des althussériens. Dénonçant dans le rhizome un « fascisme de la pomme de terre » (sans que l’on puisse hélas avoir la garantie d’un usage humoristique de la formule), ils entrevoyaient dans le déchaînement de l’orage du multiple, dans l’assaut contre « les centres quels qu’ils soient » au profit de ce tubercule acentrique, dans le dénombrement infini des forces sociales ponctuelles, dans l’addition disparate des révoltes, se profiler une haine du militantisme mal camouflée en haine de la lutte des classes (Cahiers Yenan, 43), ou l’inverse, puisque l’entourage de Guattari avait entrepris parallèlement une charge contre « l’idéal militant ».
Or, révélait le groupe philosophique Yenan, « au bout du Multiple, il y a le Despote révisionniste, au bout des plaisanteries littéraires de Deleuze, le sourire ministériel ou le despote fasciste ». C’était reproduire grossièrement la vieille dialectique stalinienne du retournement et de l’unité des contraires, plus simplement le procédé habituel des procès par amalgame. La lassitude et le reflux faisaient que cette rhétorique pouvait trouver un public enthousiaste auprès de « la clientèle des révoltes des éparses », ravie d’apprendre que « tout communique avec tout, qu’il n’y a pas d’antagonisme irréductible », et que tout est « tubercule informe et pseudopode du multiple ». Ils poussaient le bouchon fort loin en proclamant que « l’anarchisme du multiple prépare au fascisme », dès lors que n’importe quel désir vaut pour les multiplicités machiniques.
Ce qui demeure de cette critique deleuzienne, c’est la démythification, par des voies bien différentes de celle opérée par Althusser, d’une Histoire unitaire agie par un Sujet démiurgique, de saper les fondements de la catégorie et de la suprématie du sujet qui a dominé la philosophie européenne avant la guerre.
Précisant le projet, Foucault résume la tâche qu’il s’est fixée : « J’ai essayé de sortir de la philosophie du sujet en faisant la généalogie du sujet moderne, que j’aborde comme une réalité historique et culturelle […] susceptible de se transformer (32). » Aboutissement d’un lent et long travail de sape : le sujet phénoménologique avait été miné par la théorie linguistique et par la psychanalyse, qui avaient permis de se défaire de la subjectivité psychologique.
Pourtant, cette déconstruction du sujet majuscule et souverain, n’aboutit souvent qu’à une affirmation des subjectivités en miettes. Dès lors, le refus d’une théorie préalable du sujet débouche sur une subjectivisation exacerbée de sujets autistes déracinés de leur être social (voir Kosic). La politique y trouvera difficilement son compte.
L’entreprise est congruente avec le refus légitime du fétichisme de l’Histoire érigée en méta-sujet ; alors que la fonction critique de l’histoire consisterait à montrer, plus modestement, que ce qui est n’a pas toujours été, et que c’est toujours au confluent de rencontres, de hasards, au fil d’une histoire fragile, que se sont formées les choses (33).
La démission stratégique se manifeste en définitive à travers le dénigrement de la fonction prophétique. Chez Deleuze, à la différence du devin, le prophète n’interprète rien. Il est seulement en proie à « un délire d’action plus que d’idée ou d’imagination ». Un activiste militant chez qui la trahison serait devenue une « idée fixe » (34). C’est une étrange méprise sur la fonction performative et préventive, ou simplement politique, de la prophétie, que partage Foucault lorsqu’il reproche aux analyses historiques de Marx de se conclure par des paroles prophétiques à court terme, la plupart du temps erronées. « L’objectif, dans les luttes, est toujours occulté par la prophétie », affirme-t-il (35), en déniant à ses propres livres une quelconque portée prophétique et en opposant l’action nue à la prophétie, l’action absorbée par sa propre efficacité immédiate.
Foucault, rendant hommage à Maurice Clavel fait alors l’éloge d’une attente sans prophétie, délestée des promesses périmées : « Clavel n’était pas prophète, il n’attendait pas le moment de l’ultime. » Curieuse idée de la fonction prophétique. On peut en effet, par contraste avec l’oracle ou le devin, concevoir le prophète comme une figure archaïque ou prépolitique du stratège dont la prédiction conditionnelle conjure le destin pour appeler à l’action susceptible de conjurer la catastrophe annoncée. Il y aurait alors dans la pensée programmatique moderne une forme profane et stratégique de la prophétie, la notion de stratégie mêlant, comme le souligne pourtant Foucault lui-même, trois idées complémentaires : le choix de moyens appropriés à la poursuite d’une fin, l’anticipation du jeu selon ce que l’on pense devoir être l’action des autres, et l’ensemble des ressources mobilisées pour atteindre la victoire. La stratégie se résume alors « par le choix des solutions gagnantes ». Si le désenchantement conduit à la conclusion qu’il n’y a plus de solution gagnante possible, il n’y a plus place pour aucune stratégie. Lorsqu’elle atteint son degré zéro, il ne reste plus qu’un impératif catégorique moral de résistance et un formalisme de la fidélité. L’éthique de la politique s’évanouit alors dans le moralisme antipolitique.
Cette fermeture stratégique, signe des temps, est cependant contredite par la pensée de la pluralité des possibles et le déploiement, chez le Deleuze bergsonien en particulier, d’une temporalité créatrice ou de la contingence des devenirs. Il dit en effet fort bien qu’une société ne se contredit pas, mais qu’elle se stratégise ou stratégise (36). Si le pouvoir s’exerce plutôt qu’il ne se possède, il est en effet, de part en part, « affaire de stratégie », la stratégie des forces s’opposant en permanence à la stratification des forces. La formule réflexive d’une société qui « se stratégise » n’en demeure pas moins énigmatique. Que reste-t-il d’une politique sans programme, d’une stratégie sans programme, d’un arc tendu et d’une flèche qui ne vise aucune cible ?

Crise dans la théorie
L’éclipse de la pensée stratégique s’accompagne logiquement d’un retour en force de la philosophie sous ses formes classiques, réinvestie d’une mission de surplomb – de surveillance « des abus de pouvoir de la rationalité politique ». Ce qui, à l’opposé de son dépérissement annoncé, lui confère selon Foucault « une espérance de vie assez prometteuse (37) ».
L’abdication stratégique va logiquement de pair avec le renoncement à une théorie qui ne soit, depuis Clausewitz, ni une science ni un art (au sens de simple savoir-faire empirique), mais un concept stratégique des forces et des antagonismes en mouvement. Retour donc paradoxal chez Deleuze à la fois dans la philosophie, définie par « l’invention ou la création de concepts » comme système (« Je crois à la philosophie comme système (38) »). Par contrecoup du désenchantement politique, la philosophie se ressource en effet dans le sentiment de honte suscité par les compromis que nous serions acculés à passer avec notre époque, sentiment qui constitue à leurs yeux « un des plus puissants motifs de la philosophie (39) ». La philosophie donc, régénérée par la morale.
Comme s’il s’agissait d’expier par là le crime philosophique d’Heidegger : « L’affaire Heidegger est venue compliquer les choses : il a fallu qu’un grand philosophe se reterritorialise effectivement sur le nazisme pour que les commentaires les plus étranges se croisent, tantôt pour mettre en cause sa philosophie, tantôt pour l’absoudre au nom d’arguments si compliqués et contournés qu’on reste songeur. Ce n’est pas toujours facile d’être heideggerien. On aurait mieux compris qu’un grand peintre, qu’un grand musicien tombe ainsi dans la honte (mais justement ils ne l’ont pas fait). Il a fallu que ce soit un philosophe, comme si la honte devait entrer dans la philosophie même. Il a voulu rejoindre les Grecs par les Allemands au pire moment de leur histoire : qu’y a-t-il de pire, disait Nietzsche, que de trouver un Allemand quand on attendait un Grec ? Comment les concepts (de Heidegger) ne seraient-ils pas intrinsèquement souillés par une reterritorialisation abjecte ? À moins que tous les concepts ne comportent cette zone grise et d’indiscernabilité ou les lutteurs se confondent un instant sur le sol, et où l’œil fatigué du penseur prend l’un pour l’autre : non seulement l’Allemand pour un Grec, mais le fasciste pour un créateur d’existence et de liberté (40). » Rédemption de la philosophie par la honte. Curieuse présence en effet de la honte et de l’abjection pour désigner un désastre historique et politique de part en part. Rejoindrait-il les rhétoriques de l’impensable et de l’indicible ?
Les Lumières blessées ? Tamisées ? Obscurcies ? Mais les Lumières quand même ou malgré tout, puisqu’il ne s’agit pas selon Foucault d’instruire le procès de la rationalité, mais de penser la compatibilité de la rationalité avec la violence, de concevoir une histoire contingente de la rationalité opposable à la grande théodicée de la raison. Ce retour à Kant ne peut s’accomplir que sur les cendres de Marx ou du moins des marxismes vulgaires. « Le marxisme se trouve actuellement dans une crise indiscutable », diagnostique Foucault, crise qui n’est autre que « la crise du concept occidental qu’est la révolution, la crise du concept occidental que sont l’homme et la société » (41).
L’entreprise althusérienne un temps reçue comme un effort (désespéré) de régénérescence d’un marxisme dénaturé s’y révèle en effet comme une impasse ou le dernier soubresaut d’une agonie. La condamnation superficielle du stalinisme comme « déviation » (Réponse à John Lewis) aboutit en effet à un impossible retour vers « un marxisme-vérité (42) ». Si les tentatives « d’académiser Marx », dont l’althussérisme universitaire représenterait l’ultime tentative méconnaissent l’éclatement qu’il a produit, il n’en demeure pas moins que le marxisme serait responsable d’un irrémédiable appauvrissement de l’imagination politique. « Tel est notre point de départ (43). » En définitive, et en dépit de ses prétentions, la théorie de Marx marquerait l’avortement plutôt que la naissance d’un discours stratégique, l’avènement mort-né d’une pensée stratégique étouffée par le carcan de la dialectique hégélienne. C’est fort logiquement, de son point de vue, que Foucault récuse alors le terme de dialectique qui obligerait, sitôt qu’on l’accepte, à souscrire au schéma clos de la thèse et de l’antithèse : « un rapport réciproque n’est pas un rapport dialectique (44) », des rapports antagoniques réciproques ne sont pas des contradictions logiques, mais des oppositions réelles sans synthèse réconciliatrice.
Ce qui se produit alors dans l’œuvre de Marx, c’est « en quelque sorte un jeu entre la formation d’une prophétie et la définition d’une cible ». Un jeu ici au sens d’un écart non comblé, d’une articulation qui ne jointe pas, ou mal, une rencontre manquée entre un discours de lutte et une conscience historique. Ces deux discours – la conscience d’une nécessité historique et l’enjeu d’une lutte incertaine – ne jointant pas, la prétention stratégique s’effondre dans leur entre-deux.
La remarque porte si elle vise la plupart des discours tenus au nom de Marx sous la forme des marxismes orthodoxes. Elle traduit sous une autre forme le divorce mortifère entre des conditions objectives présentées comme la garantie d’un happy end de l’histoire, et la défaillance sans cesse répétées des facteurs subjectifs. Tantôt, la confiance réitérée dans les lois de l’histoire, en dépit des démentis et des échecs, tantôt le volontarisme du sujet convoqué à faire l’histoire à son gré. Le constat de faillite théorique conduit Foucault à un renversement de problématique. Il ne s’agit plus d’interroger le goulag à partir des textes de Marx ou de Lénine, mais d’interroger leurs discours à partir de la réalité du goulag. Saine « colère des faits », encore, à condition de parcourir l’itération dans les deux sens, faute de quoi l’interrogation à sens unique se rapprocherait des nouveaux philosophes, de leur antitotalitarisme sommaire et de leur exorcisation néomystique du mal absolu.
On est surpris de la manière peu critique dont un lecteur aussi cultivé et affûté que Foucault rend compte de ce qu’il accepte de désigner sous le terme grossier de marxisme lorsqu’il écrit : « Le marxisme se proposait comme une science, une sorte de tribunal de la raison, qui permettrait de distinguer la science de l’idéologie », de constituer en somme « un critère général de rationalité de toute forme de savoir ». Sans doute paie-t-il là son propre tribut d’ignorance à la marxologie dominante indigente de l’époque et à sa captation par les raisons de parti et d’État. La théorie critique de Marx se confond alors avec le lourd positivisme stalinien (et au-delà de la social-démocratie classique). L’hommage presque fortuit et sans conséquence qu’il rend au « travail considérable » des trotskistes (45) est bien la moindre des choses chez quelqu’un qui ne pouvait ignorer des contemporains de l’envergure de Rousset, Naville, Sebag, Castoriadis, Lyotard, Guattari. Il n’en demeure pas moins prisonnier d’une identification indéfendable entre stalinisme et marxisme.
Il lui arrive cependant de nuancer cet amalgame en revenant sur ses propres tâtonnements : « Ce que je souhaite, […] ce n’est pas tellement la défalsification, la restitution d’un vrai Marx mais, à coup sûr, l’allégement, la libération de Marx par rapport à la dogmatique de parti qui l’a à la fois enfermé, véhiculé et brandi pendant si longtemps (46) ». Formulation mieux ajustée, qui vise plus spécifiquement ce qu’il appelle encore « l’exaltation hagiographie de l’économie politique marxiste due à la fortune historique du marxisme comme idéologie politique née au XIXe siècle ». Si ce qui était en gestation autour de 68 n’avait pas encore d’expression théorique propre et de vocabulaire adéquat, s’il fallait, pour en penser la part de nouveauté briser des catégories pétrifiées en dogme, inventer des « formes de réflexion qui échappent au dogme marxiste » sans céder à l’irrationalisme, la question était celle d’une projection au-delà de Marx et non d’une régression en deçà vers le moralisme kantien ou la philosophie politique libérale, d’un élan nouveau à partir de Marx puisque, comme le répétait si bien Deleuze, on recommence toujours par le milieu (Marx pas par fétichisme, pas comme critique suffisante, mais comme critique nécessaire et fondatrice de la modernité, cf. Marx l’Intempestif, le Sourire du spectre, les Hiéroglyphes).

Annexes
Cahiers Yenan et le paysage philosophique
Illisible ! « Il n’est qu’un grand philosophe de ce temps : Mao Tsé-Tung. » Éclipse de la politique va de pair avec éclipse de la philo qui « n’est pas plus permanente que la révolution » et n’entre en scène qu’aux « charnières de l’histoire » (édito collectif, p. 6). Lorsque la philo se retire avec le reflux, sonne l’heure des « trafiquants du nihilisme », du Désir et de l’Ange, de « la pornographie et du mysticisme » (sic). Tournant : « La grande et violente époque voit s’achever son cycle aux alentours de 1972 » (Programme commun). Le reflux se traduit par une régression philosophique dont Deleuze et Guattari ne se cacheraient guère : « retour à Kant, voilà ce qu’ils ont trouvé pour conjurer le fantôme hégélien », « toboggan du Désir » c’est l’inconditionné kantien dissimulé par « la ferblanterie machinique ». La règle du Bien, l’impératif catégorique remis sur ses pieds par « substitution amusante du particulier à l’universel : agis toujours en sorte que la maxime de ton action soit rigoureusement particulière. Ce « moralisme désirant » est ce qui reste des ruines d’un structuralisme honteux.
Par leur « complaisance au pire », Deleuze et Guattari se caractériseraient comme des « idéologues préfascistes » rien que ça ! « Brigandage deleuzien et science althussérienne » : les deux mamelles de la réaction antiphilosophique (p. 17). Leur point commun aux yeux de Badiou et consorts, c’est l’antipolitique, la politique consistant à parler pouvoir, programmes, et mots d’ordre. Les néos aiment ou idolâtrent la révolte, mais haïssent la politique, trop sale, qui est le changement du monde réel. Ils se vengent donc en philosophie en identifiant le Pouvoir, tout pouvoir, au Mal. Fantasme de pureté : la révolte est bonne, la politique est mauvaise ; les Masses sont bonnes, le Prolétariat est mauvais, le porte-parole est excellent, le militant effroyable (p. 11). Retrait gestionnaire ou philosophique de la politique révolutionnaire.
D’où la substitution des masses/multitudes aux classes. Libérer la multiplicité désirante de l’unité axiomatique du capital, ou encore la plèbe asservie au goulag. « Au fond, la rêverie politique gauchiste [a-stratégique], c’est le mouvement de masse continué linéairement jusqu’à la constatation bienfaisante que l’État s’est doucement effacé ». Réformisme du rhizome. Mirage de la dissolution de toute chose dans le flux et la fuite, y compris l’antagonisme. Recensement énumératif des révoltes additionnables, dénombrement infini des « forces sociales ponctuelles, mais refus obstiné de toute unification stratégique du champ politique. Délectation du multiple est abomination du deux comme figure du conflit (de la lutte). La dialectique, voilà l’ennemi : « le Rhizome va son train vers l’apologie débridée de n’importe quoi ». Il n’y a plus ni bourgeoisie, ni prolétariat : « tout est tubercule informe, pseudopode du multiple », fascisme donc de la pomme de terre. Pressentiment de la décomposition postmoderne où tout, pas seulement le sacré et le solide, part en fumée ou s’écoule dans une fuite éperdue. À ceux qui lisent Deleuze, Lacan, Foucault et Althusser en se demandant où en sommes-nous, que nous raconte-t-on là, il faut répondre encore : « histoire, lutte des classes, politique » (p. 18). Car « l’anarchisme du multiple », qui crache sur la classe au nom des masses, « prépare au fascisme » (p. 74).
Selon Badiou lui-même, bien des élucubrations découlent de l’étonnement ou de la surprise devant un Mai 68 imprévu, dont l’irruption réveillerait « les purs mystères du Désir », ou comme « l’entrée en scène de l’irrationnel ». Or, il y a beau temps que les marxistes-léninistes ont cessé d’identifier rationnel et analytiquement prévisible, en vertu même du primat de la pratique : « Les masses font l’histoire, pas les concepts » (p. 26). Toujours l’excès du réel sur le concept ou le construit. Il y aura toujours plus, de l’irréductible, dans l’aboiement du chien que dans son concept. Ainsi, la rupture peut être pensée dans sa généralité dialectique, mais « historiquement, elle n’est que pratiquée ». La pratique est première. Pas de pratique pure. Mais le reste n’est nullement inconnaissable (p. 27). Tout événement est surprise, toute décision est incertaine. La révolte doit surprendre le parti lui-même (Thèses d’avril, insurrection d’octobre), d’une surprise « de type nouveau », dit encore Badiou. C’est le dilemme stratégique du trop tard résigné et du trop tôt répressif. Retournement de la raison historique en raison stratégique.
Remords de Badiou ? (Deleuze, La clameur de l’être, Hachette, 1997). Hommage gêné en forme de réconciliation posthume. Dans les années rouges (1970 et Vincennes), « pour le maoïste que je suis, Deleuze, inspirateur philosophique de ce que nous appelions les anarcho-désirants, est un ennemi d’autant plus redoutable qu’il est intérieur au mouvement et que son cours est un des hauts lieux de l’université. Je n’ai jamais tempéré mes polémiques, le consensus n’est pas mon fort. Je l’attaque avec les mots de l’artillerie lourde d’alors. Je dirige même une fois une brigade d’intervention dans son cours. J’écris, sous le titre caractéristique “Le flux et le parti”, un article furibond contre ses conceptions du rapport entre mouvement de masse et politique. Deleuze reste impavide, presque paternel. Il parle à mon sujet de suicide intellectuel » (p. 8).
On pense communément que la philosophie de Gilles Deleuze encourage la multiplicité hétérogène des désirs et leur accomplissement sans entraves, qu’elle est respectueuse des différences, qu’elle s’oppose de ce fait conceptuellement aux totalitarismes (y compris stalinien ou maoïste), qu’elle préserve les droits du corps contre les formalismes terrorisants, qu’elle ne cède rien à l’esprit de système et préserve l’Ouvert, qu’elle participe de la déconstruction moderne ou post par sa critique de la représentation, qu’elle substitue la logique du sens à la recherche de la vérité, qu’elle combat les idéalités transcendantes au nom de l’immanence créatrice. Bref, image d’un Deleuze comme « penseur joyeux de la confusion du monde ». Badiou tire quelque peu à lui la couverture de la réconciliation, retrouvant sous le multiple une « métaphysique de l’Un » (p. 20) et récusant l’idéal anarchisant d’autonomie qu’on lui attribue. C’est la faute aux disciples et au « rôle équivoque des disciples », souvent (toujours ?) « fidèles à un contresens » et finissant par trahir. Or Deleuze reste « diagonal » par rapport à tous les blocs d’opinion philosophique qui ont dessiné le paysage intellectuel depuis les années soixante. Vrai.
La réconciliation (ou l’apaisement) souhaitée se ferait cependant sous le signe de la philosophie restaurée en son éminence (ou en son surplomb). Elle reposerait « sur la conviction que nous pouvions au moins faire valoir ensemble notre totale sérénité positive, notre indifférence œuvrante au regard du thème partout répandu de la fin de la philosophie » (p. 13). Retrouvailles ontologiques fondées sur le retour à la question de l’Être :
« En définitive, le siècle aura été ontologique. Cette destination est de beaucoup plus essentielle que le tournant langagier dont on le crédite. » Or, « Deleuze identifie purement et simplement la philosophie à l’ontologie ». La « clameur de l’Être » comme voix de la pensée et clameur du dicible. La pensée de l’Être est possible confiance en l’Être comme mesure des rapports… (p. 33). Annexion discutable posthume.

Mille plateaux (1980)
Dans Mille Plateaux, Deleuze et Guattari, devançant la mode réticulaire, appelaient à rompre avec la culture de l’arborescence, des racines et du tronc, au profit de la figure anti-généalogique du rhizome, procédant par « variations, expansion, conquête, capture, piqûre » (p. 32). Faites rhizome, pas racine, tel était le mot d’ordre. Ne plantez jamais ! Soyez des multiplicités ! Faites la ligne et pas le point ! Car « un rhizome ne commence et n’aboutit pas ».
Il fuit, selon un réseau de lignes de fuites. Ces lignes ne sont pas des lignes d’évasion pour s’évader du monde. Elles visent au contraire à « le faire fuir » (au double sens ?), comme on crève un tuyau. Ces lignes de fuite sont immanentes au champ social, car « toujours quelque chose fuit » (p. 249-251).
Ces lignes de fuite sont le chemin d’un exil ou d’un exode, d’un nouveau nomadisme déterritorialisé. Ce manque en effet, selon les compères, c’est une « nomadologie » qui est le contraire d’une histoire, l’expression d’une pensée nomade sans sujet pensant universel (p. 469). La détermination première du nomade, c’est qu’il occupe un espace lisse (p. 510), la mer étant l’espace lisse par excellence. Le lisse s’oppose au strié. L’espace lisse est « un champ sans conduits ni canaux (p. 459).
Dans la culture non arborescente du rhizome, le devenir buissonnier l’emporte sur l’ordre historique. Ce devenir n’est pas évolution, par descendance ou par filiation. Il ne vise ni ne produit autre chose que lui-même. Les devenirs « sont minoritaires » (p. 356). Jamais on ne devient majoritaire, la majorité n’étant pas ici conçue comme un état quantitatif, mais comme un état de domination. Femmes, enfants, animaux, molécules sont autant de minorités. Devenir minoritaire est donc « une affaire politique », le contraire exact de la macropolitique ou de l’histoire majuscule, où il s’agit avant tout de savoir comment conquérir une majorité (propos antistratégique). La conquête de la majorité est désormais secondaire par rapport aux « cheminements de l’imperceptible » (p. 358).
Classes/masses. Il n’y a pas en effet « de lutte qui ne se fasse à travers des propositions indécidables et qui ne construise des connexions révolutionnaires contre les conjugaisons de l’axiomatique » (p. 592). Selon l’opposition entre le molaire et le moléculaire, et du point de vue micropolitique, une société se définit par ses lignes de fuite moléculaires et par la microgestion de petites peurs. Ainsi, la notion de masse est moléculaire, irréductible à la segmentarité molaire des classes : « Pourtant les classes sont bien taillées dans les masses. Elles les cristallisent. Et les masses ne cessent pas de couler, de s’écouler des classes » (p. 260). (Bien sûr en un sens puisque les classes sont des constructions sociostratégiques, et qu’il y a toujours un excès du réel sur son construit conceptuel.) La multiplicité toujours recommencée des masses (la mer, la mer) s’oppose ainsi à la singularité molaire des classes : « Il y a toujours une carte variable des masses sous la reproduction des classes » (p. 270). Car, « tant que la classe ouvrière se définit par un statut acquis ou par un État théoriquement conquis, elle apparaît comme capital et ne sort pas du plan du capital » (p. 589).
Rupture révolutionnaire. Le clinamen des anciens atomistes est l’élément différentiel générateur du tourbillon et de la turbulence, le plus petit angle par lequel l’atome dévie ou s’écarte de la droite. Il représente donc la modalité par excellence de la fluidité et du réseau, du rhizome en expansion par variation continue. L’idée de révolution est ambiguë, typiquement occidentale dans la mesure où elle renvoie à une transformation (stratégique encore ?) de l’État, et orientale dans la mesure où elle en projette la destruction/abolition (p. 478).
Mot d’ordre. Formule performative de toute stratégie, le mot d’ordre, lancé pour être obéi (bien plus que pour être cru) serait une « sentence de mort » (p. 96). Quiconque rompt avec la culture de l’arborescence renonce aussi à l’injonction impérative au profit d’énoncés en rapport avec des présupposés implicites. Cf. Lénine à propos des mots d’ordre (1917). Mais le mot d’ordre peut aussi se comprendre comme un cri d’alarme, une alerte au feu : « Le prophétisme juif a soudé le vœu d’être mort et l’élan de fuite au mot d’ordre divin. » Mais le prophète n’est pas un prêtre (p. 156) ?

Fascisme
« Il y a fascisme lorsqu’une machine de guerre est installée dans chaque trou, dans chaque tête » (p. 261). La société secrète des microfascismes (y compris dans les organisations de gauche). Il est facile, en effet, de se proclamer antifasciste au niveau molaire « sans voir le fasciste qu’on est soi-même, qu’on entretient et nourrit avec des molécules personnelles et collectives » (p. 262). Extrapolation de la part obscure au phénomène politique. Le fascisme, affaire de psycho et de pulsion, dépolitisé, déshistoricisé ? D’où la différence entre fascisme et totalitarisme. Le totalitarisme est « affaire d’État », conservateur par excellence, alors que dans le fascisme, il s’agit bien d’une machine de guerre (p. 281).
Deleuze/Guattari/Tarde. La révolution moléculaire de Guattari : le capitalisme ou l’indifférence relativiste : il bégaie, répète, ritualise, alors que la première tâche d’une théorie du désir serait de « discerner les voies possibles de son irruption dans le champ social ». Couper le désir du travail est l’impératif premier du capital. D’où deux luttes non exclusives :
– la lutte des classes (qui implique les machines de guerre et un certain centralisme) ;
– la lutte sur le front du désir comme « subversion permanente de tous les pouvoirs ».
Pas d’unité idéale donc, mais « une multiplicité équivoque de désirs ».

Lénine, les mots d’ordre, et la guerre
À propos des mots d’ordre (juillet 1917, t. 25, p. 198). « Il est arrivé trop souvent, aux tournants brusques de l’histoire, que les partis même avancés ne puissent, pendant plus ou moins longtemps, s’assimiler la nouvelle situation et répètent des mots d’ordre justes la veille, mais qui ont perdu tout sens aujourd’hui, aussi soudainement que l’histoire a soudainement tourné. » Le mot d’ordre comme embrayage de vitesse et cristallisation d’une conjoncture, concrétion stratégique. Stratégies sans mots d’ordre ? Tout le pouvoir aux soviets, l’insurrection maintenant.
Cohérent avec l’idée que « la question du pouvoir est la question fondamentale de toute révolution ». Si elle ne se pose plus, plus de mots d’ordre… (Ibid.)
Sur la guerre Lénine, reste clausewitzien (« le prolongement de la politique par d’autres moyens »). Il en découle que « toute guerre est indissolublement liée au régime politique dont elle découle ». D’où la Révolution française entraîne « l’armée nouvelle » (La Guerre et la révolution, conférence du 14 mai 1917, tome XXIV, p. 407).

Deleuze philosophe ( Qu’est-ce que la philosophie ? 1991)
La philosophie comme création continuée de concepts. La philosophie « a horreur des discussions » et des débats : elle a toujours autre chose à faire, mieux à faire (p. 33). Car la philosophie est un constructivisme, pas une dialectique : « La philosophie est devenir, non pas histoire, coexistence de plans, non pas succession de systèmes » (p. 59).
L’histoire de la philosophie a-t-elle un sens et la vérité a-t-elle une histoire, à moins que le sens n’en ait pas ? « Ce qui ne peut pas être pensé, et pourtant doit être pensé, cela fut pensé une fois, comme le Christ s’est incarné une fois, pour montrer cette fois la possibilité de l’impossible. » Tentation ontologique, mais d’une ontologie négative, plus compatible avec l’héritage de Tarde comme pensée des rapports et des relations plutôt que de l’Être. Le philosophe opère un détournement de la sagesse au service de l’immanence pure. Aussi Spinoza est-il « le Christ des philosophes » et les plus grands des philosophes ne sont guère que des apôtres (p. 59).
Méfiance envers l’utopie qui comporte toujours le risque de « restauration d’une transcendance », si bien qu’il faut distinguer les utopies autoritaires (ou de transcendance) et les utopies libertaires, révolutionnaires, immanentes. « L’utopie n’est pas un bon concept parce que, même quand elle s’oppose à l’histoire, elle s’y réfère encore et s’y inscrit comme un idéal ou comme une motivation. Mais le devenir est le concept même. Il naît dans l’Histoire et y retombe, mais n’en est pas. Il n’a pas en lui-même de début ni de fin, mais seulement un milieu. Aussi est-il plus géographique qu’historique. » (p. 106).

Ce texte est une reprise d’un extrait d’Éloge de la politique profane, Albin Michel, 2008 également présent sur danielbensaid.org sous le titre « La politique éclipsée »

Daniel Bensaïd
Grandeurs et misères de Deleuze et Foucault / 2007

danielbensaid.org

http://danielbensaid.org/Grandeurs-et-miseres-de-Deleuze-et

À lire sur le Silence qui parle :
À propos des nouveaux philosophes / Gilles Deleuze

À paraître en octobre 2014 : Chimères n°83 / Devenirs révolutionnaires

MALEVITCH2

1 Michel Foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Quarto Gallimard, Paris août 2001, p. 1397.
2 Ibid., p. 398.
3 Gilles Deleuze, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 50.
4 Michel Foucault, op. cit., p. 1267.
5 Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2005, p. 131.
6 Ibid., p. 128-132.
7 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 2001, p. 291-292.
8 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 92.
9 Gilles Deleuze, Dialogues, op. cit., p. 37.
10 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 356-357.
11 Ibid., p. 363.
12 Gilles Deleuze, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 81.
13 Michel Foucault, Dits et Écrits, II, Paris, Quarto Gallimard, 2001, [la citation ne correspond pas à la page mentionnée].
14 Ibid., p. 1504.
15 Ibid., p. 266.
16 Ibid., p. 397.
17 Ibid., p. 791.
18 Ibid., p. 269.
19 Ibid., p. 761.
20 Ibid., p. 794.
21 Ibid., p. 475.
22 Ibid., p. 829.
23 Ibid., p. 232.
24 Ibid., p. 267.
25 Ibid., p. 379.
26 Ibid., p. 135.
27 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit. [page non mentionnée].
28 Michel Foucault, Dits et Écrits, II, op. cit., p. 606.
29 Ibid. [la citation ne correspond pas à la page mentionnée].
30 Ibid., p. 425.
31 Ibid., p. 421.
32 Ibid., p. 989.
33 Ibid., p. 1268.
34 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 156.
35 Michel Foucault, Dits et Écrits, II, op. cit., [la citation ne correspond pas à la page mentionnée].
36 Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, Les éditions de Minuit, Paris, 2003, p. 116.
37 Michel Foucault, Dits et Écrits, II, op. cit., p. 954.
38 Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, op. cit., p. 339.
39 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, éditions de Minuit, Paris, 1991, p. 103.
40 Ibid., p. 104.
41 Michel Foucault, Dits et Écrits, II, op. cit., p. 623)
42 Ibid., p. 278.
43 Ibid., p. 599.
44 Ibid., p. 471.
45 Ibid., p. 408.
46 Ibid., p. 1276.

Pour une critique de la résistance / Philippe Roy / Outis ! n°3

Si jo l’estiro fort per aqui
i tu l’estires fort per allà,
segur que tomba,tomba, tomba
i ens podrem alliberar.
Si estirem tots ella caurà
i molt de temps no pot durar
segur que tomba, tomba, tomba
ben corcada deu ser ja.
Lluis Llach / l’Estaca *

Ce titre « Pour une critique de la résistance » laisse volontairement courir une certaine indétermination. L’objet de ma critique est-il la résistance dans son effectivité ? est-ce une critique de son insuffisante portée actuelle ? ou est-ce le concept de résistance qui est ici visé en tant qu’il serait un frein pour la pensée politique. Est-ce une question portant sur l’agir ou sur la pensée ? Ces deux types d’objet ne sont cependant pas sans rapport, on ne conceptualise pas la résistance sans intention d’appeler à elle et penser ce qui se passe dans le registre de la résistance n’est pas sans teinter l’agir d’une certaine tonalité. La pensée participe de l’agir. Si bien que critiquer la résistance sera aussi de l’ordre d’un geste, envisageant une autre teinte pour l’agir.
On pourrait alors, pour commencer, se demander pourquoi on tient tant à parler de résistance en politique. Sans doute en écho aux grandes résistances victorieuses du passé comme le sont celles de la Seconde Guerre mondiale, même si cet écho nous revient en empruntant des voies labyrinthiques qui l’éloignent de plus en plus de sa source émettrice, ignorée de ceux qui en reçoivent encore les signaux. En appeler à la résistance n’est-ce pas rentrer en résistance et donc devenir un Résistant ? L’appel serait ici une subjectivation, une recharge de puissance, ce serait se prendre pour un Résistant, moyennant les différences des situations, comme on se prenait pour un révolutionnaire au dix-neuvième siècle en faisant appel aux Révolutionnaires de 89. « Se prendre pour » voici un geste bien singulier, puisqu’il est celui d’une subjectivation qui en droit peut précéder un acte. Car même si on peut « se prendre pour » en agissant, il est surtout notable qu’on le fait aussi avant d’agir et après avoir agi. « Se prendre pour » survole les différences chronologiques, comme si d’emblée on prenait date, distribuant avant même l’effectivité de l’action, l’avant, le pendant et l’après. On résiste en se disant qu’on aura été de ceux qui ont résisté. Faut-il alors, aujourd’hui, encore prendre date en se prenant pour un Résistant ? Mais quel serait l’après de cette résistance, une victoire ? contre qui ? est-ce que résister consiste encore à vaincre ? sinon de quoi prendrions-nous date ? ou est-ce que résister se dit plutôt des résistances, effets de notre liberté, ne visant donc pas nécessairement la victoire, comme Foucault l’a soutenu ? N’avons-nous donc pas préalablement à démêler les brins de ce que « résister » veut dire ? Tout n’est-il que brins de résistance ou y a-t-il d’autres types de fil dans ce nœud ?

I/ Démêler
Je voudrais, pour aborder le concept de résistance, faire usage d’une analogie, je ne me référerai donc pas seulement à la politique. On me reprochera peut-être de ne pas prendre assez de précautions méthodologiques puisqu’il faudrait expliciter quelle est la légitimité de parler de la résistance en politique par analogie avec une situation non politique. A cette objection supposée je répondrais la simple chose suivante en inversant la critique : mais n’est ce pas aussi d’une analogie dont il est question en politique quand on parle de résistance ? En quoi cela va-t-il plus loin que l’idée mécanique de l’effet d’une force qui s’oppose à une autre ? Bref, n’avons-nous pas affaire d’emblée avec le concept de résistance à un concept transversal ? Ma critique ne portera pas sur le fait qu’il ne s’agirait que d’une analogie ou, à l’opposé, elle ne commencera pas par justifier cette transversalité même si c’est cette deuxième branche de l’alternative qui aurait mes faveurs. C’est qu’en effet je pense que l’analogie est la conséquence de cette transversalité et que celle-ci est fondée en tant qu’il existe un niveau ontologique qui traverse des domaines que l’on ne voit que comme étant différents. Le travail que je mène par ailleurs sur le concept de geste en politique, dans le physico-mathématique et en art ne peut que corroborer le fait que j’assume cette position.
Simplifions-nous donc la pensée, démêlons. Envisageons une situation épurée et quelque peu insolite dans l’optique d’une réflexion à visée politique, soit donc le tir à la corde. Dans cette situation nous résistons bien à ceux qui veulent nous tirer de leur côté. Comment savons-nous que nous résistons ? Nous le sentons. Nous sommes affectés par une force et par celle que nous lui opposons. Double affection donc. Nous sentons la force de notre équipe et celle de l’équipe adverse. Ou plutôt qu’une double affection, comme si nous pouvions sentir une force séparément de l’autre, c’est un rapport de forces que nous sentons. Résister suppose donc que nous éprouvions ce rapport, c’est même ici une épreuve. En politique le sentiment de résistance n’a pas seulement lieu lors de la présence effective de ce à quoi nous résistons, mais dès que nous y pensons, dès que nous l’imaginons. Nous sentons l’affect triste, au sens de Spinoza, d’un rapport qui n’augmente pas notre puissance et c’est celle-ci qui nous pousse à résister et que nous sentons impliquée dans le rapport de forces.

1/ Gestes de résistance
Mais « résister » ne nous dit pas ce que nous faisons. Je résiste, certes, mais comment est-ce que je résiste ? Quelle est la manière d’être de ma résistance ? A cette question j’en ajoute de suite une autre : est-ce que la manière d’être est celle d’une manière de résister ou est-ce que la résistance est une conséquence d’une manière d’être ? Ce sont là deux positions différentes. Je l’illustre en revenant à ma situation.
Parler de « manière de résister » signifie que nous réagissons à la force de l’autre équipe. Pour que cela soit plus pur, il faudrait imaginer que nous sommes moi et mon équipe dans la position de ceux qui auraient été provoqués. Nous ne voulions pas affronter l’autre équipe. C’est comme si ceux-ci s’étaient saisis de la corde que nous tenions dans les mains pour nous tirer jusqu’à eux, nous sommes passés alors sous leur geste. Cela a pu se faire d’un coup ou progressivement, ils ont saisi la corde et exercé soit une prompte et puissante traction ou alors exercé une petite traction qui ne nous dérangeait pas au début et qui, petit à petit, nous a entraîné de leur côté, au point qu’à un moment un seuil a été dépassé, nous sommes alors rentrés en résistance. Dans les deux cas, nous avons donc opposé une certaine manière de tirer la corde, nous avons effectué un geste collectif de résistance. Toute manière de tirer la corde qui contrarie l’autre ferait l’affaire. Imaginez que l’on vous force à tirer la corde avec vos adversaires, vous pouvez très bien les contrarier en faisant semblant de la tirer, ou en ne respectant pas les rythmes de leur traction collective, les gestes de résistance seraient ici des contre-conduites. Le geste de résistance peut donc aller d’une opposition qui vise à vaincre l’adversaire (nous voulons maintenant vaincre ceux qui nous tirent) aux contre-conduites qui visent à empêcher la bonne effectuation du geste de ceux qui veulent que la corde soit tirée de leur côté.
Il est à noter que les gestes de résistance doivent tenir compte de la manière d’être du geste auquel ils résistent, ils en sont comme des troublants reflets faits pour les enrayer, visant la pétrification de leur gestualité. Ainsi dans le cas de l’opposition il s’agit bien d’effectuer le geste opposé, donc un geste du même ordre que celui auquel il s’oppose. On ne résiste pas au tir à la corde comme on résiste à un nœud qui nous enserre (en essayant de le défaire) ou à un coup de filet (en essayant d’en élargir les mailles). On ne s’oppose pas à l’armée d’un autre pays comme à une mesure gouvernementale ou de la même manière qu’un enfant qui ne veut pas manger. Il y a donc une grande variabilité des gestes de résistance symétrique de celle des gestes qui veulent nous assujettir.
De ces gestes de résistance on peut dire qu’ils sont ceux d’une résistance de réaction ou même d’une résistance par réaction, il sont à chaque fois une manière de résister. Ici ils étaient occasionnels puisqu’ils ont été provoqués. Ces gestes de résistance résistent à un autre geste, celui de l’autre équipe, qui lui n’est pas de résistance. Le geste de l’autre équipe est celui de tirer avec une certaine manière la corde. Et puisque résister suppose de sentir un rapport de forces, l’équipe qui a l’initiative pourra dire qu’elle résiste à la résistance de l’autre, créant alors elle aussi des gestes de résistance. Cette création pouvant même être alors des modifications de son geste fondamental. On se met à tirer la corde autrement en fonction des gestes de résistance, si bien que le geste est affecté par les résistances et va donc évoluer, se transformer. Les résistances modifient le geste auquel elles résistent. Enfin ne pensons pas qu’un geste ne s’effectue qu’en un point avec la même action, c’est peut-être vrai du tir à la corde et s’exprime alors la limite de cette analogie. Mais un geste peut s’effectuer en différents points avec des actions différentes, ainsi le geste d’enfoncer un clou suppose l’action de tenir le manche du marteau pour frapper et celui de tenir le clou en un autre point. Résister à ce geste pourrait donc se faire de façon très différente en chacun des points (je retiens le bras du frappeur ou je fais vaciller le clou) mais cela sera pourtant une résistance à un seul geste.
Je donne à présent un exemple pour traduire cela dans le domaine politique. Vous appartenez à une institution et vous êtes sous le geste d’une certaine direction ou d’une manière de gouverner Étatique. Une nouvelle équipe de direction ou un nouveau mode de gouvernementalité ont lieu, petit à petit ou d’un coup les méthodes de travail changent, relevant d’un autre management, d’une autre gestion Étatique. Ces méthodes sont comme un nouveau geste de l’équipe de direction, vous allez alors rentrer en résistance, de façon différente en fonction de la place que vous occupez, lorsque ce geste vous aura tiré trop loin. Il va falloir trouver des manières de résister, des gestes de résistance ou alors faire usage de modes d’action déjà institués comme le recours à un syndicat, une grève, des manifestations etc. Et le geste de la direction va se modifier en fonction de ces manières de résister.

2/ Résistances de gestes
Revenons au tir à la corde et imaginons maintenant la situation saugrenue suivante, un peu tordue mais dont la torsion a une vertu didactique. Les deux équipes trouvent en même temps la corde au sol. L’une veut effectuer le geste de tirer la corde vers la droite et l’autre vers la gauche mais non pas par volonté de s’opposer à l’autre. La résistance va être cette fois-ci la conséquence de deux manières d’être, de deux gestes, qui ne sont pas des gestes de résistance. On peut dans ce cas parler pour chacune des équipes, de résistances actives car elles supposent des gestes en amont qui ne sont pas destinés à la résistance. La résistance est activée par le geste. Telle celle de faucheurs de plantes « OGM » dont le geste est celui qui consiste à ne pas laisser s’implanter ce qui entrave une culture dite biologique. C’est le geste propre à cette culture qui s’effectue par l’action de faucher. Ou encore ce sont bien les gestes des bergers du Larzac qui activent la résistance de ce peuple allant à pieds jusqu’à Paris en 1978, marchant bâton en main, comme des bergers. Ici on n’a donc pas à dire fondamentalement « je résiste » mais « j’effectue mon geste », je veux comme veut mon geste. En ce point la critique du concept de résistance est nécessaire car même si je sens une résistance, je ne dois pas dire que je résiste mais plutôt et avant cela : je suis mon geste. Et « suis » doit être entendu du verbe « être » comme du verbe « suivre ». Mon geste je le suis.
La résistance n’est ici que la conséquence phénoménale d’une incompatibilité gestuelle. Cette incompatibilité devenant conflictuelle que si les gestes doivent cohabiter. Habiter une même terre, un même lieu de travail ou autres. Incompatibles sont par exemple les modes de vie de certaines communautés mexicaines actuelles et celui de ceux qui ne voient les forêts que comme des sources de profits financiers.
On distinguera donc un geste de résistance et une résistance liée à une incompatibilité gestuelle donnant lieu à une résistance active de gestes. Dans le premier cas le geste de résistance est causé par un autre geste, dans le second la résistance est l’effet de gestes incompatibles. Dans le premier cas nous sommes sous l’horizon d’un geste que nous ne voulons pas ou plus effectuer, nous n’en étions pas les principaux initiateurs, il n’y avait qu’une manière d’être, qu’un geste, qu’une seule façon de tirer la corde. Nous travaillions dans une institution en se conformant aux instructions, mais celles-ci en se modifiant ont suscité des gestes de résistance. Dans le deuxième cas ce sont deux façons de tirer la corde qui se sont opposées ou pour revenir à l’exemple politique, deux manières de travailler ou de gouverner. Le parlementarisme est d’ailleurs la modalité politique pour que l’incompatibilité gestuelle de manières de gouverner ne deviennent pas conflictuelle et soit évitée par de possibles alternances. Rendre l’alternance des gestes possibles permet d’éviter la conflictuelle cohabitation donc les résistances actives. On veut la succession au lieu de la co-présence. Mais c’est encore plus subtil. Car le parlementarisme est une pièce d’un véritable geste gouvernemental, plus vaste, qui ne laisse qu’une marge de manœuvre limitée au geste élu. Le geste élu ne l’est qu’en tant qu’il propose de nouvelles actions gouvernementales, il se dit donc plus de nouvelles actions en certains points que d’un nouveau geste. Il propose de tenir le clou ou le manche autrement plutôt que de passer à un autre geste que celui d’enfoncer le clou… Et les élections sont cela, faire croire à un changement de geste, moins donc pour éviter une conflictualité gestuelle que pour éliminer tout autre véritable geste. Les élections sont comme un tir à la corde bien réglementé dont les vainqueurs gagnent le droit de tirer seulement certaines ficelles de la corde gouvernementale.

II/ De la résistance aux gestes politiques
Faisons maintenant un pas de plus. Un geste de résistance peut être au service d’un autre geste. Une manière de résister peut défendre une manière d’exister (par exemple lors de la résistance des habitants à l’occupation de leur pays). Cela paraît évident. Mais il est plus intéressant de remarquer qu’à l’inverse, un geste de résistance peut ouvrir sur une nouvelle manière d’exister. Occuper la Puerta del Sol est un geste de résistance mais qui n’est pas sans avoir engendré des gestes de démocraties réelles indiscernables du geste de résistance, sur le même lieu. Exactement comme tirer la corde à gauche, comme geste de résistance à ceux qui nous tirent à droite, peut devenir une manière d’être, donc un geste politique qui n’est plus seulement de résistance. Nous sommes subjectivés par ce nouveau geste et nous passons alors en résistance active. Un geste de résistance peut donc se transmuer en résistance active d’un nouveau geste politique. Des contre-conduites de résistance peuvent ainsi nourrir de nouvelles manières d’exister comme par exemple dans les mouvements féministes (ne plus se conduire comme une femme pour l’homme crée de nouvelles manières d’exister) qui conditionneront des résistances actives. Comment expliquer cette capacité du geste de résistance à être relayé par des nouvelles manières d’exister, par de nouveaux gestes politiques qui petit à petit vont s’autonomiser, avoir leur vie propre ? eh bien par son événementialité, la teneur en créativité du geste de résistance vient produire un écart, un déplacement, un site en lequel va pouvoir s’ancrer un nouveau geste. C’est bien pourquoi l’Etat cherche à briser et dévoyer les gestes de résistance ou à les normaliser en modes d’actions admis (un répertoire d’actions) qui déboucheront sur des négociations, des tables rondes ou pire, des groupes de travail… Les gestes de résistance uniformisés (devenus des actions proposées par le gouvernement) n’ont plus alors l’efficace qu’ils ont en étant des troublants reflets du geste auquel ils résistent, leur enrayement est enrayé.
Ne pensons pas qu’un geste de résistance ait déjà en vue ce sur quoi il veut ouvrir, il peut même se refermer sur lui-même dans les cas où le ou les acteur(s) du geste meurent, quand ils ne sont que leur geste-événement. Le geste de résistance qu’a été l’enchaînement de grèves de la faim des prisonniers de l’IRA dans les prisons anglaises de Mme Thatcher était un geste qui se désigne lui-même comme geste de résistance, non plus sur l’horizontalité des actions, moyens en vue de fins, mais remontant le long de la verticalité du temps vide, vers un pur virtuel, un événement absolu, comme la mort. Comme l’écrit Olivier Razac à propos du film « Hunger » « On ne résiste pas pour quelque chose qui ne serait pas encore là, mais à quelque chose qui s’impose ici et maintenant, et ce geste est sans raison. Plus précisément, il ne peut pas s’expliquer avec les raisons de ce à quoi il résiste. En ce sens, le fait de la résistance est absolu. Dit autrement, la résistance n’est pas relative à un là-bas qui serait comparable, en mieux ou en moins bien, à ce qui se passe ici. Si elle est en “ relation ” avec “ quelque chose ”, c’est avec de l’incommensurable, c’est-à-dire en dernière instance avec rien. C’est l’expérience vécue du néant de la mort comme absolu qui permet de rompre la logique dialectique du relatif ».[1] Et c’est bien ce niveau du virtuel, ce niveau de l’événementialité, cet autre niveau d’existence du geste qui rend compte des possibles retentissements d’un geste sans que celui-ci ait été un moyen en vue des nouveaux gestes qu’il a déclenchés. Tel le geste d’immolation de Mohamed Bouazizi en Tunisie.
Le geste a donc une part virtuelle. Pour parler comme les Stoïciens elle se dit du verbe exprimé par les effectuations (actions) du geste mais non réductible à elles. Le geste relève d’un verbe-événement qui fait commencer et il persévère ensuite dans son être. Les Stoïciens et Deleuze nous ont appris que le verbe-événement est justement virtuel, incorporel, en suspens par rapport aux états de choses. C’est pourquoi Agamben peut dire du geste qu’il est un moyen sans fin, une part de lui n’est pas dans l’enchaînement des actions causales, mais se dit de l’axe vertical de la suspension. Voilà donc quelque chose qui peut paraître paradoxal, le geste n’est pas seulement corporel, une part incorporelle, virtuelle, s’exprime en lui et par lui. C’est bien pourquoi un geste est expressif et peut retentir. Et il y a tout un jeu des gestes lié à leur part virtuelle. Ainsi un geste de résistance peut déjà pré-supposer un geste virtuel qui insistait sous lui mais qui n’existera qu’après lui et grâce à lui. C’est au nom de ce geste virtuel insu que l’on résistait. Pour parler comme Nietzsche la résistance a été un stimulant pour actualiser cette virtualité qui s’affirmait déjà par la résistance. Par exemple une résistance contre une restructuration dans une entreprise peut être dirigée en creux par une possibilité d’autogestion qui commence à s’affirmer, à démanger les travailleurs et vers laquelle la résistance pourra se dépasser. Il y a donc un niveau d’existence ou d’insistance, de l’ordre du virtuel, pour les manières d’être politiques, pour les gestes politiques.
On comprendra alors pourquoi un geste peut être inaugurateur de nouvelles manières d’exister, un geste peut dans une situation de résistance faire événement, être un geste-événement, comme le geste de vol des montres des employés de chez LIP en 1973 à Besançon. Le geste ne vient pas seulement ouvrir un nouveau champ d’actions politique, il vient modifier les significations établies, les renverser. Un geste reconfigure le sens, il faudrait ici renverser la formule d’Austin et affirmer que parfois faire c’est dire. Enfin, et pour évoquer un autre jeu des gestes, l’incompatibilité gestuelle n’a pas comme seule modalité la résistance liée à une impossible cohabitation, l’incompatibilité peut aussi être celle d’une coexistence virtuelle donnant lieu à une conjuration. Deleuze et Guattari l’ont souligné en s’appuyant sur les études de Pierre Clastres, montrant que les sociétés primitives conjurent le geste Etatique. Conjurer n’est pas résister car il n’y a pas un rapport de forces senti. Nous ne résistons donc pas toujours, nous conjurons aussi, nous conjurons d’autres gestes incompatibles avec les nôtres dont nous détectons les signes de leur présence virtuelle.
Parler seulement de résistance occulte donc toute la dimension gestuelle et nous place dans la position de ceux qui éprouvent un rapport, nous enfermant dans ce pathos opaque de la résistance dont l’indignation est une formule parmi d’autres et pire, cela favorise la tendance à rabattre toute situation sur celle d’une résistance de réaction. Comme si nous résistions toujours et seulement contre. Nous glorifions beaucoup trop nos ennemis en parlant ainsi, on pourrait même penser que nous avons besoin d’eux pour exister. Comme le dit Nietzsche de la morale des esclaves, fondamentalement notre action serait une ré-action. Sarkozy ne faisait pas appel à autre chose lorsque dernièrement, lors de sa campagne présidentielle, il en appelait à la résistance des Français contre ceux qui ne respectent pas les valeurs de la République. Et à vrai dire ceux qui se disent anti-capitalistes, anti-fascistes etc. ne sont parfois pas dans un autre schéma. Leur action est fondamentalement une réaction.
Nous n’avons plus à nous prendre pour des Résistants. Nous n’avons même plus à dire avec Foucault que la résistance est première. Pour sortir de cette bouillie indigeste de la résistance où toutes les résistances sont grises, revenons alors simplement à ce que l’on fait. Ce qui est premier ce sont nos gestes, ce sont les gestes, ce sont eux qui font date.  Une autre allure serait alors de dire : nous sommes contre tel geste car nous sommes et suivons nos gestes et si ce n’est pas encore le cas, la création de nos gestes de résistance nous les fera trouver.
Philippe Roy
Pour une critique de la résistance / 2013
Publié dans Outis ! n°3

gordon parks invisible man

1 Olivier Razac, « Sur le film Hunger, ou la question des prisonniers politiques en démocratie », Revue Appareil, Varia, http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=1245

* «  Si je tire fort par ici et si tu tires fort aussi, c’est sûr il tombe, tombe, tombe et à nous la liberté. Si nous tirons il va tomber c’est sûr, ça ne peut plus durer, c’est sûr il tombe, tombe, tombe, il est déjà bien penché »
L’Estac (le pieu en catalan) est une chanson composée par le chanteur catalan Luis Llach en 1968 inspirée par des conversations avec un résistant au franquisme. Je remercie Jose Ignacio Benito Climent de l’avoir portée à ma connaissance lors du colloque « Philosophie et cinéma de la résistance » à Valence où j’ai donné l’intervention dont ce texte est issu.

Les conditions de l’autonomie / Alain Brossat

La question de l’autonomie soulève d’emblée un paradoxe vertigineux : pour en bien parler, pour en rigoureusement parler, il faut s’intéresser à ses conditions. Celles-ci, nous le savons bien, sont de toutes sortes : économiques, sociales, culturelles, psychiques… Dès lors, que reste-t-il de l’autonomie, fût-ce comme possible si celle-ci est soumise à tant de conditions ? C’est autour de ce paradoxe que j’aimerais organiser mon exposé, en suggérant que c’est là que se situe le vrai point de rencontre entre critique et autonomie : le travail de la critique consistant, pour l’essentiel, en la matière, à penser les conditions cachées de l’autonomie et, en conséquence, à débusquer les illusions d’autonomie, là où précisément ces conditions sont ignorées ou font l’objet d’un déni. Je vais, pour commencer, appuyer ma réflexion sur un film qui fait partie du patrimoine cinématographique mondial, La foule – The Crowd, de King Vidor (1928), un film muet, par conséquent. Cette œuvre raconte l’histoire d’un jeune provincial états-unien, John Sims, qui est né sous une bonne étoile - le 4 juillet 1900, le Jour de l’Indépendance, donc, la première année du siècle. Son père, lorsqu’il le voit à sa naissance, s’exclame que « le monde va entendre parler » de ce nouvel arrivant. Dès son premier âge, sa famille prend grand soin de lui, lui fait donner des cours de piano et acquérir toutes sortes de savoirs destinés à ce que cette prédiction se vérifie ; à faire en sorte qu’il se distingue à tout prix parmi tous les autres. A l’âge de douze ans, discutant avec ses copains de ce qu’ils feront quand ils seront grands, il reprend à son compte la prédiction paternelle : « My Dad says I’m going to be somebody really big ! ». Dès cet instant, John Sims va se conduire constamment non pas seulement comme si l’avenir lui appartenait, mais comme s’il se distinguait radicalement de l’homme ordinaire ou bien, comme le dit le titre du film, de la foule, en ceci qu’il serait, lui, maître de son destin, tandis que tous les autres seraient, eux, pour l’essentiel placés sous l’emprise de toutes sortes de déterminations – sociales, économiques, etc. A l’âge de 21 ans, il « monte » à New York, persuadé, en naïf petit Rastignac américain qu’il est, que la métropole lui appartient et qu’il va se séparer de la masse en soumettant les conditions extérieures aux conditions de son talent et de sa volonté. En d’autres termes, Sims est l’archétype de la particule élémentaire de la société des individus (Norbert Elias), celui qui ne peut appréhender sa condition (individuelle dans la masse) que pour autant qu’il se perçoit comme « plus différent » que tous les autres et même, dans le cas de Sims, le plus différent de tous – une différence en forme de distinction et d’exception positive, ici. Ou bien, dans les termes qui sont ceux de notre colloque, il oppose son (imaginaire) autonomie souveraine à l’inexorable hétéronomie de la masse qu’il a sous les yeux. Cette illusion de souveraineté ne se réduit pas à un vague sentiment de liberté : John Sims est convaincu qu’autant la masse est vouée à la tyrannie des conditions existantes, autant, lui, a la capacité de se donner à lui-même sa propre loi », non pas au sens où il s’agirait de s’affranchir des codes moraux ou juridiques, mais pour autant qu’il est convaincu de pouvoir, lui et lui seul, arracher son existence au corps de la masse et faire valoir des qualités qui lui appartiennent en propre. S’il était plus attentif à l’origine de cette certitude, il remarquerait à quel point son fondement est obscur et repose sur une aporie : c’est son père, sa famille qui l’ont destinés à se croire différent et autonome, là où tous les autres seraient voués à l’hétéronomie. C’est dans cette insurmontable dépendance filiale que s’est forgée cette illusion, un destin se substituant, tout simplement à un autre…
Ce film est une fable, donc. Celle-ci va prendre la forme de l’enchaînement inflexible des circonstances au fil desquelles se trouve défaite, détruite, démontée la présomption d’autonomie de John Sims. A peine installé à New York, le voici donc qui, en guise de trajectoire exceptionnelle, unique, se voit contraint de travailler comme gratte-papier pour une compagnie d’assurances, assigné à un numéro, le 137, dans une immense salle où des dizaines d’employés subalternes mal payés s’activent à longueur de journée à aligner des listes de chiffres et à vérifier des imprimés. De puissantes images de vie urbaine, de masses humaines s’écoulant sur les trottoirs, de circulation automobile dense, de structures géométriques (les bureaux, les gratte-ciel) rendent manifeste et tangible la littérale absorption de notre supposé sujet unique par la foule, l’opération de son amalgame à la pâte de la masse. Les scènes de sortie de bureau où les jeunes employés font la queue devant les lavabos pour se rafraîchir avant d’aller rencontrer, dans des mouvements parfaitement synchronisés, leurs équivalents féminins à la porte de l’immeuble, suggèrent avec une force incomparable cet effet de sérialisation des existences ordinaires. Sims fait un nouveau pas en direction de son enfermement dans la fausse conscience de l’autonomie lorsqu’il tombe amoureux de Jane, une employée comme lui, la séduit, puis l’épouse (anthologique séquence du voyage de noces rituel aux chutes du Niagara), ne cessant de se sentir conforté, au fil des étapes de ce parcours affectif et social, dans sa certitude d’être né sous le signe de l’unique et du différent : regardant la foule qui grouille sur les trottoirs du haut d’un autobus à impériale, il s’enivre de sa différence élective : « Regarde donc tous les pauvres types, lance-t-il à Jane, tous les mêmes ! ». La leçon, si ce n’est la « morale » critique de la fable se trouve, si l’on veut, concentrée dans cette séquence où s’enchaînent la rencontre à la sortie des bureaux, le flirt, la séduction, la nuit de noces dans le train qui conduit aux chutes du Niagara, le mariage, puis l’installation du couple. On assiste là à la succession des moments où l’individu (tout sauf un atome social ou une monade, tant il est poreux) éprouve la plus intense des jouissances liées à l’impression d’autonomie dont il s’exalte, ayant la certitude d’avoir choisi Jane entre toutes, tant elle est différente (« You’re different ! », lui lance-t-il dans un moment d’exaltation, l’unique, c’est-à-dire, bien sûr, « la plus belle fille du monde »). Or, c’est précisément dans ces moments que l’existence de Sims accuse les traits de stéréotypie et de dépendance les plus marqués face aux contraintes sociales et culturelles inflexibles. Tout, avec son parcours amoureux puis familial le situe dans les circuits du plus ordinaire de la vie des employés (S. Kracauer), de la photo de la jeune épouse devant les chutes du Niagara au rêve de l’achat de la maison familial ; tout ceci anticipant sur ce sinistre repas de Noël avec la belle-famille qui donne à celle-ci l’occasion de rappeler à Sims que, bien loin d’être l’être d’exception et le maître de son destin qu’il prétend être, il n’est non seulement qu’un être très ordinaire, mais, pire, un raté pas même fichu d’obtenir une augmentation de salaire après son mariage… Toute la suite du parcours de John Sims est marquée par l’oscillation entre son enfoncement dans le sol fangeux des sombres régularités sociales qui vont faire de lui un époux imparfait et malheureux puis résigné, un père endolori par la perte de l’un de ses enfants, un chômeur que menace la misère… et le retour périodique de ses rêveries inconsistantes de reconquête de l’autonomie grâce à ses « big ideas »… Le film s’achève sur l’image troublante et ambiguë d’une salle de cinéma où les spectateurs riant à gorge déployée pourrait bien être en train de se moquer de la présomption de celui qui, si durablement, s’est pris pour l’exception capable de défier la règle du jeu. Et c’est ici que le film construit, si l’on peut dire, son paradigme philosophique : bien parler de l’autonomie consisterait beaucoup moins, dans un premier temps du moins, en la défense et illustration de celle-ci à travers toutes sortes d’exemples positifs (condition de majorité kantienne, bien sûr, mais aussi bien, autogestion ouvrière, un grand motif des années 1970 en France ou encore communes paysannes exemplaires pendant la guerre civile espagnole…) que dans une critique radicale et systématique des fictions autonomistes et des illusions d’autonomie ; dans la mise en place d’une analytique des formes générales de l’hétéronomie, entendue comme préalable à toute spéculation sur les conditions de l’autonomie. L’apologue du film de King Vidor est donc bien clair : si vous voulez avoir une chance d’accéder un jour à la possibilité non pas tant d’être autonome que de gagner en autonomie, d’accéder à l’autonomie en tant que terrain d’expérience, alors commencez par vous assurer des prises solides sur tout ce qui vous assigne à l’hétéronomie. Si John Sims tend à la fois vers l’exemplarité et vers l’impersonnel, comme Emma Bovary, s’il tend à devenir exemplaire en tant que parangon de l’impersonnel, c’est qu’il est bien cet homme de la moyenne et de la norme par excellence, le sujet modèle du destin social et qui cependant va s’obstiner jusqu’au bout à flirter avec une autonomie fantasmagorique en demeurant convaincu qu’il finira par tordre le cou au destin et par montrer à ses contemporains de quoi est faite sa valeur unique et singulière. Et c’est bien de cette incroyable prétention que semble se moquer cruellement le public-juge impitoyable de la dernière image du film…
Je ne voudrais pas réduire cet apologue à une portée purement sociologique. La force du film tient à ce qu’il donne à penser, à la « proposition » qu’il contient : une présentation rigoureuse des conditions de l’hétéronomie dans sa relation avec les illusions de l’autonomie. Le ton légèrement sarcastique du film, notamment à la fin, n’est pas le signe du mépris qu’inspireraient à King Vidor les naïves présomptions du « petit homme » Sims. C’est plutôt un ton d’empathie avec celui-ci, le film pouvant être compris comme une sorte d’exhortation adressée au quelconque à faire de la question de son autonomie, de la relation entre systèmes de dépendance et liberté propre l’objet de sa réflexion, plutôt que se lancer à corps perdu dans tous les pièges que lui tend la société, la vie moderne. King Vidor converge avec des penseurs comme Norbert Elias, Siegfried Kraucauer, Cornelius Castoriadis, Pierre Bourdieu, qui, au delà de ce qui les sépare, ont en commun de se demander ce qui peut demeurer d’un projet d’autonomie dans des sociétés comme les nôtres, considérées comme des fabriques d’individus destinés avant tout à en assurer le « fonctionnement continué » (Castoriadis), pris dans des réseaux de normes très serrés, devant se tenir à la hauteur d’exigences très élevés en matière d’auto-contrainte (Elias). En d’autres termes, le plus ordinaire des conditions de la socialisation, dans nos mondes, ne dresse-t-il pas des obstacles à peu près insurmontables devant un projet d’autonomie ? Une réponse à la fois néo-platonicienne et néo-kantienne, celle de Castoriadis, par exemple, va consister en substance à dire qu’une société dont l’ambition serait de destiner les sujets qui la composent à l’autonomie se doit d’accorder une place centrale à l’éducation, une éducation qui serait tout le contraire d’un dressage ou d’une pure et simple domestication, une véritable paidéia (Caumières, p. 111), destinée à faire en sorte que les individus intériorisent, incorporent l’esprit de l’autonomie, les dispositions, les gestes qui s’y rattachent – l’autonomie étant alors tout à la fois un horizon axiologique, un fonds normatif, le socle des conduites, ethos et habitus. Cette approche sera portée à mettre l’accent sur la dimension collective de l’autonomie et sur le fait qu’elle trouve obligatoirement son support dans des institutions. Mais nous voici donc, du coup, au bord de l’aporie : quid d’une autonomie instituée ou institutionnelle ? Ne risque-t-on pas de retomber dans la figure de la fabrique – celle de sujets « autonomes » qui, sont, précisément, ceux que requiert les formes informatisées du capitalisme contemporains, le capitalisme des start-ups et des champions de l’innovation perpétuelle, les brillants jeunes gens qui ont tôt fait de nous soumettre à la tyrannie de leurs diaboliques inventions – Facebook, Twitter et autres tablettes digitales… ? Une autre approche, en distincte opposition avec celle-ci, mettra en relation le motif de l’autonomie avec ceux de la déprise, voire de l’arrachement, du franchissement des limites voire de la transgression – disons une approche foucaldienne, pour faire vite. La seule chose qu’elle aurait en commun avec la précédente serait qu’elle mettrait l’accent sur le fait que l’autonomie est bien un enjeu d’exercice effectif, qu’elle ne saurait donc se réduire à la conquête de la « liberté intérieure » et autres thèmes de teinture stoïcienne. Mais, dans leur acception fondamentalement nietzschéenne, ces motifs (déprise, résistance, défection, voire insurrection…) ne prennent tournure qu’aux conditions de jeux de forces ou, diraient certains de nos amis géomètres, à l’intérieur d’un certain diagramme : ce sont toujours des contre-forces qui s’opposent à des forces en prenant appui sur elles et donc en étant tributaires d’elles. Les contre-conduites foucaldiennes ne sont évidemment pas programmées, dans leurs formes et leurs effets, par ce à quoi elles s’opposent ou résistent, mais elles en sont tributaires ; ceci, dans la mesure même où il n’existe pas de dehors pur des relations de pouvoir – la rétivité à l’école, genre Zéro de conduite, débouche aujourd’hui bien davantage sur la reprise du sujet rétif par d’autres pouvoirs, d’autres disciplines, d’autres institutions que sur l’éternisation de l’instant de vive jouissance où l’enfant s’émancipe de la discipline scolaire, franchit le mur le mur et « choisit la liberté »… Dans une perspective foucaldienne, il est moins question de conquête de l’autonomie que d’expériences de la liberté dont le propre est d’être des moments d’intensité forcément discontinus, tributaires de configurations spécifiques, singulières : le soulèvement iranien, les émeutes dans les prisons, la naissance du syndicat indépendant Solidarnosc en Pologne, une cavale, une expérience communautaire, la découverte des backrooms en Californie, etc. En ce sens même, l’autonomie n’est pas un concept qui fait très bon ménage avec l’analytique des pouvoirs foucaldienne, on en trouve un indice d’ailleurs dans le fait qu’il ne figure pas dans l’index des notions établi par les éditeurs des Dits et écrits. Foucault est certainement un philosophe de la liberté, et un philosophe de la critique aussi, mais pas ou peu de l’autonomie. Dans les jeux de forces adverses ou en tension, le geste requis n’est pas celui de l’autonomisation qui suppose une forme de séparation mais bien de l’opposition ou de la contre-apposition. Ce qui est premier, c’est la relation entre des forces qui se contrarient mais tout en conservant une liaison organique, en s’enveloppant les unes les autres, le modèle demeurant la relation gouvernants-gouvernés. Le « jeu » de la résistance ne consiste donc pas à se rendre autonome de ce qui discipline, retient, programme, conduit (etc.), mais en quelque chose de plus subtil et qui se décline sous des modes variés : déprise, déplacement, défection, rétivité, obstruction, inertie, bref tout le catalogue des conduites destines à produire toutes sortes de perturbations et dérèglements dans le gouvernement des vivants. Cette approche foucaldienne des expériences de ou avec la liberté, expériences dont la contingence pure est l’élément, peut valoir comme une mise en garde contre toute tentation d’ « essentialisation » de l’autonomie : l’autonomie d’un sujet, d’aucune façon, ne saurait être un état, elle ne peut être qu’un devenir. Il est très important de distinguer le concept (philosophique) de l’autonomie de son acception politique ou plutôt étatique courante : la Catalogne est, dans le cadre de l’État espagnol, une province « autonome », ce qui veut dire qu’elle dispose de certaines prérogatives en termes de gouvernement local, nullement qu’elle se donne à elle-même sa propre loi en toutes matières – j’imagine que le Code pénal qui s’y applique est le même que dans d’autres régions de l’Espagne…
Pour boucler la boucle en me rapprochant à nouveau du film de King Vidor, je voudrais insister sur tout ce domaine invisible qu’ignorent bien à tort les approches insuffisamment « matérialistes » de l’autonomie qui font florès aujourd’hui. Ce qui caractérise le sujet ordinaire de nos sociétés, c’est en premier lieu la densité des réseaux de dépendance et d’interdépendance dans lesquels il est pris et qui constituent la base matérielle, intersubjective, culturelle et morale de ce qu’il perçoit comme ses marges d’autonomie, indissociables de sa condition de majorité. J’ai été saisi par cette évidence, il y a deux ans, lorsque j’ai pris ma retraite de l’Université : quelques semaines avant de passer de la condition de professeur des universités qui m’assurait un salaire convenable à celle de retraité de l’enseignement, j’ai commencé à me réveiller la nuit : non seulement je ne savais pas quels seraient désormais mes revenus, mais rien ne m’assurait, après tout, que ma retraite allait tomber, à la fin du mois, en lieu et place de mon salaire. Je me suis trouvé tout à coup, au terme de décennies où ma confiance dans le monde était placée sous condition de mon statut de fonctionnaire, à anticiper sur l’expérience du « petit homme », du John Sims qui se demande si, demain, le sol ferme sur lequel il a pensé marcher pendant toutes ces années ne va pas s’effondrer sous ses pas… D’une façon générale, lorsque nous réfléchissons à nos marges d’autonomie, lorsque nous désirons augmenter notre autonomie, nous avons tendance à négliger ou, ce qui est la même chose, à considérer comme acquis tous ces systèmes d’appareillage et de soutènement de nos existences par tous ces dispositifs cachés. Il est à peu près inconcevable pour nous que tout ceci puisse brusquement prendre fin un jour et qu’ainsi nous puissions être sommés de réformer et reformer entièrement notre entendement à propos de notre autonomie…
Et pourtant, nous y sommes ou presque. Une multitude de signes pronostiques tend à montrer que tout ce domaine d’ « acquis » supposés est, en vérité, révocable et conditionnel : au Portugal, les salaires des fonctionnaires ont été brutalement amputés de un cinquième à un quart sur injonction des régents « européens »de la bonne gouvernance libérale ; à Chypre, les retraits bancaires ont été suspendus pendant une semaine et les gens ordinaires se sont retrouvés sans liquidités ; aux États-Unis, des centaines de milliers de fonctionnaires se sont retrouvés à deux doigts d’être mis à pied, sans salaires ; en France même, des retards apparaissent de façon récurrente dans le versement des salaires à certaines catégories d’employés des communautés territoriales, comme c’est la règle dans nombre de pays des pays pauvres et de déplorable « gouvernance » ; en Grèce, des dizaines de milliers de fonctionnaires ont été licenciés ou sont menacés de l’être. Etc. C’est à dessein que je ne parle ici que des catégories à statut et pas de la toujours grandissante armée de réserve du capital – cela fait longtemps que toutes ces populations de plus en plus précaires qui composent cette dernière savent que leur autonomie est l’otage des « lois du marché ». Le problème de nos sociétés est que cela même qui étaie notre autonomie requise (« Sois autonome ! » est la paradoxale injonction que nous adressent constamment et l’autorité et le capital) constitue pour nous un système de dépendances multiples. Nous problématisons couramment l’exercice de notre liberté comme affranchissement de toutes sortes de tutelles qui nous sont imposées par l’État, les pouvoirs, l’autorité – tout ce qui, au sens extensif, vise à nous gouverner, en langue foucaldienne. Mais d’un autre côté, l’expérience historique tend à nous montrer que lorsque, dans des circonstances tout à fait particulières et exceptionnelles, ce système dense des tutelles/protections s’effondre, se dérobe, s’évanouit, le résultat n’est pas nécessairement la récupération de l’autonomie perdue par le sujet en société (selon la fable déployée par Rousseau dans le Discours sur l’origine…), mais souvent tout l’inverse : la panique, la tombée de la masse sous l’emprise des conduites régressives et apeurées, la pagaïe, le temps de la rumeur, du chacun pour soi, etc. Comme le rappelle Elias Canetti dans le chapitre de Masse et puissance intitulé « Masses en fuite », l’exode de juin 1940, suite à la victoire éclair des troupes allemandes, est l’un de ces moments d’effondrement vertigineux de l’autorité étatique et de l’ordre civil dont la mémoire collective des Français a conservé le souvenir traumatique– et non pas, pour l’essentiel, celui du temps de l’autonomie retrouvée mais bien de tous les abandons et de toutes les frayeurs. La foule en déroute abandonnée par l’État qui se forme alors, a perdu toute cohérence et elle régresse vers un état d’anomie traversé par toutes sortes de flux de hargne, de méfiance, de haine, vulnérable à toutes les rumeurs… Il est vrai que le moment de cette disparition des carcans dans lesquels la liberté de mouvement des individus est d’ordinaire enserrée n’était pas particulièrement heureux… Et il est vrai qu’à cette scène de retombée collective en enfance, on pourrait en opposer d’autres où une foule en expansion et « marchant d’un bon pas » (Michelet) oppose sa puissance destituante ou destitutrice à la puissance ébranlée de l’État et, en dessinant les contours d’un peuple nouveau, sans précédent, (peuple de Tahir, peuple de Taksim…), oppose le motif de l’autonomie du collectif rassemblant dans toute leur bigarrure des gens ordinaires revendiquant leur condition de majorité aux décrets de l’État autoritaire et policier prétendant les diriger en troupeau. Il me semble qu’une des tâches premières de la critique, dans le présent, serait de travailler à aiguiser l’imagination du possible, à l’encontre de l’ensemble de ces facteurs qui conspirent, dans nos sociétés, à entretenir en nous l’illusion toujours plus intenable de ce que j’appelle la condition immunitaire. Une séquence nouvelle s’est ouverte, en Europe, avec l’effondrement de l’État yougoslave, qui a été l’occasion pour des millions de gens de passer pratiquement du jour au lendemain d’une telle condition à celle d’une totale exposition aux rigueurs de la terreur et de la guerre civile. Nous savons, nous Européens communautaires, mais d’un savoir qui demeure encore abstrait et vaguement distrait, que ce qui est arrivé aux Grecs peut être notre lot demain, et vous avez, vous, l’horrible guerre d’entre-extermination syrienne à vos portes. A défaut de nous inciter à espérer pour un avenir proche de grands moments de conquête de l’autonomie partagée, ces éléments de contexte contemporain que nous avons en commun sont du moins susceptibles d’aiguiser notre capacité d’anticipation sur ce que l’on pourrait appeler l’enracinement dans le présent de l’inconcevable même : concevoir l’inconcevable comme une dimension du présent, cela me paraît, pour nous, dans l’espace d’une philosophie de l’actuel, une tâche de première importance, un exercice requis de notre vocation critique. Mais inversement, ce n’est pas à vous, amis de Galatasaray, que j’apprendrai que ce motif de l’imagination de l’inconcevable comme possible quand même ou pourquoi pas ? peut, dans ce même présent, se décliner sur un mode infiniment plus heureux . C’est vous qui avez, tout récemment, façonné à pleines mains l’événement dans sa propriété facétieuse d’exposer dans l’instant l’insignifiance de la situation antérieure, de cette durée dans laquelle les sujets étaient englués et qui se donnait comme éternelle et insurmontable. C’est vous qui avez expérimenté l’infinité des possibles qui surgissent quand se met en mouvement la dynamique d’autonomie d’un peuple en marche, un autre peuple que celui de l’État, des gouvernants, des cléricaux, du patriciat et du patriarcat, des militants de l’économie et du marché… C’est vous qui avez senti vous porter le vent de l’autonomie toutes ces semaines durant . C’est vous, donc qui en parlerez mieux que nous, pauvres pèlerins issus d’un monde exsangue et fatigué, disait Nietzsche…
Alain Brossat
les Conditions de l’autonomie / 2013
Publié sur Ici et ailleurs le 31 décembre 2013

Eléments bibliographiques et filmographiques
Norbert Elias La société des individus, traduit de l’allemand par Jeanne Etoré, Fayard, 1991.
Elias Canetti Masse et puissance, traduit de l’allemand par Robert Rovini, Gallimard « Tel », 1986.
Siegfried Kracauer Les Employés, traduit de l’allemand par Claude Orsoni, Editions Avinus, 2000.
Philippe Caumières Castoriadis, le projet d’autonomie, Michalon, le bien commun, 2007.
Michel Foucault Sécurité, territoire, population, cours au Collège de France 1977-1978, leçon du 1er mars 1978. (Gallimard/Seuil, 2004.
Jean Vigo : Zéro de conduite, 1933.

la foule aff4

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