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Ernest Ernest, l’idée de révolution / Noemi Lefebvre

Ceci n’est pas un livre mais une œuvre d’ouvrier, typographe inventeur, faber et sapiens, artisan et artiste. Le dessinateur de lettres Philippe Millot a pris le temps qu’il faut, c’est long souvent d’attendre sa composition mais c’est comme ça, Millot ne se plie pas aux saisons des ventes mais au vent des saisons, il suit le libre cours des idées dissociées, un travail à l’envers des livres en papier trop blanc, trop glacé, tirés comme un lapin à l’imprimante laser, collés vite fait, développés en série sans graphie et sans la nostalgie de dactylographie, celle à deux doigt des commissariats d’avant, je veux dire avant la révolution, la seule dont on parle dans tous les journaux, aussi le Figaro,  révolution mondiale sans Internationale,  qui ouvre une ère nouvelle, qui fait l’histoire, paraît-il, plus que le sang versé, une technologique, victorieuse, numérique.
Alors pas d’urgence à en faire l’article, de ce livre qui n’en est pas un, il n’y a ni rentrée ni sortie littéraire, il n’y a ni lectorat ni forces de vente mais des lecteurs, toi, si tu veux Camerado, si ça te dit d’aller dans une librairie, celle que tu voudras, parce que ça s’échange là, contre neuf euros, quatre-vingt pages, chez Cent pages.

Camerado, this is no book,
Who touches this touches a man
(Walt Whitman, So long ! Leaves of grass)
Le livre avertit, à la fin, que ce n’est pas un livre, que ce livre est un homme, et en effet il y a un homme. C’est le littérateur, il est avec Ernest et Ernest, ses deux amis, il le dit, tous les trois enveloppés, frais comme du maquereau dans le journal, les vieilles nouvelles du jour, sur la même page, à la une de France Soir du 12 octobre 1967, le bébé de Sacha Distel, au Vietnam la bataille de Con Thien, le règlement officiel anti-dopage qui entrera en vigueur le 1er janvier 1968, Josephine Baker qui veut adopter un bébé coréen et au milieu une photo, le Che, le corps de Che Guevara montré par les Boliviens, mais d’abord, en gros titre, cette histoire de viande de cheval avariée qui intéresse les gens. Les gens de quoi ils parlent alors que le Che est mort, sa tête de mort en première page, ou après, sur des briquets et des agendas de lycéens, les gens, tout le temps, à croire, ils parlent de la viande de cheval.
Le littérateur se souvient de la viande pourrie, « dans Potemkine, on voit les marins qui, juste avant de se mutiner, refusent une viande où grouillent des vers et que les officiers prétendent parfaitement comestible. Après c’est la fusillade dans la ville et les morts tombent » (64). Les morts ils tombent où maintenant ? de quoi meurent-ils ? De cheval ? Plus trop. Un peu sans doute, mais soyons clairs, moins que d’autre chose. Les problèmes de viande ne provoquent plus, dans l’ouest européen, qu’un effroi diffus, celui des rumeurs vraies qui parcourent le monde mondialisé de la grande distribution, maladies du poulet, trafics des abbatoirs, porcs aux antibios tranchés sous cellophane. On a la peur molle de ce qui fait mourir sans ennemi en face, peur intime de ce qui ne se voit pas, depuis les microbes de l’enfance de ma grand-mère, déjà avant quatorze (le quatorze du vingtième, pas le nouveau quatorze dont on ne sait encore rien sinon qu’on va parler beaucoup de cette Grande guerre, la première, qu’on préfère ) et puis les pesticides, les virus, les bestioles dans les ordinateurs et les ondes électromagnétiques, invisibles menaces venues des téléphones, ça fait vachement peur alors nous purifions tout et nous vivons sainement, nous élevons nos enfants aux produits de la ferme et nous ne fumons plus, nous ne buvons qu’à peine, nous baisons comme il faut, nous sommes quasiment clean. “Ce que nous aimons c’est la propreté, la nôtre décrétée, ce blanc démocratique qui sèche sur notre petit pré. Mains blanches, hommes blancs, électeurs depuis longtemps, chrétiens depuis toujours, qui ne font jamais, n’ont jamais fait de saletés et si oui s’en confessent, s’en repentent, c’est à la mode, depuis quelque temps. Et quand notre monde commet des brutalités, chirurgicales mais sans anesthésie pourtant, c’est au nom des droits de l’homme, de la démocratie, donc pour le Bien naturellement.” (57) Le bien, tout ce qu’on peut en dire est toujours des conneries.
On a peur, un peu, et le pire, c’est qu’il n’y a nulle part où aller, pas de nouvelle frontière, pas de pays sauvage ni lointain, pas d’Afrique, pas de Chine, pas le Lune, et sur Mars il n’y a plus les Martiens amusants. Partir n’y fait plus rien. Qui se déplace ne connaît pas l’exil, mais rien que des voyages aux tarifications variables en fonction des heures, des jours de la semaine et de l’âge qu’on a, déplacements ordinaires, pendulaires, en première, dans les airs ou sur terre, sans charbon ni sifflet, organisés par l’agence Rail Team qui vous souhaite bienvenue à bord et aussi en anglais, la démonstration de gilet de sauvetage en TGV remplacée par la garantie qu’il y a, au cas où, un défibrilateur, ouf tant mieux, le train imite l’avion qui imita le paquebot, et la locomotive, modernité de l’Exil, ne siffle plus que l’air d’une fuite impossible, roulement vers l’arrière.
Les exilés le savent, il n’y a pas de voyage qui ne soit solitaire et de solitude qui ne soit le prix, pourquoi pas la rançon, de la liberté. Ernest Cœurderoy l’a dit comme ça, cite le littérateur :  « Je suis exilé, c’est-à-dire libre ; on ne peut l’être aujourd’hui qu’en dehors de la société de la nation et de la famille courbées sous de honteuses servitudes » (44) Mais l’exil, qui peut le supporter sans avoir avec soi le chant sauvage des combats passés et de la mort à venir ?

Who touches this touches a man
Dedans encore, glissé entre les pages, l’image d’un tableau rouge, peinture de guerre sans nom, le rouge sang du 8 février, à Paris, 1962, le littérateur n’y était pas, ce jour-là, il s’en souvient très bien.
« Je ne suis pas allé, je ne sais plus pourquoi à cette manifestation de février, alors que je fus de pas mal d’entre elles contre cette guerre innommable y compris par le manque de nom, les faux dont on l’habillait, « opérations de maintien de l’ordre », « pacification » » (14)
Le 17 octobre 1961, jour qui longtemps n’a pas existé dans l’histoire nationale, existe encore très peu, ce jour-là justement le littérateur marchait dans Paris, sous la pluie, avec ses vingt ans et la conscience politique encore vierge de morts, dégrisée d’un coup, en quelques heures de sang, celui de l’Algérie qui courait en tous sens, se faisait noyer dans la Seine et massacrer par ordre du préfet Papon et vive la République.
Une autre image, la photo d’un pont, plus tard, pas à Paris mais dans cette ville où vit le littérateur, il n’est pas d’ici, c’est pour ça qu’il y vit. “N’être pas d’ici permet de vaincre la lourdeur, la gravité, cette fatalité des hommes qui sont de quelque part, qui ont des racines” (43). Une ville qui est bien parce que cette ville n’est rien, n’a aucune importance, un endroit qui ne compte pas, où on n’est pas personne sans y être quelqu’un, une ville où le seul endroit qui vaille est la place des Trois Ordres où le littérateur va boire un café, quand il fait beau, en attendant du neuf, regarde passer une jeunesse, à pied, à vélo, en tram, de l’université à la gare, tous les jours la jeunesse passe ici et souvent salue le littérateur qui est un professeur et connaît beaucoup de choses, en a vu pas mal, a surtout beaucoup lu, beaucoup parlé aussi, donc une photo de pont, enfin sous le pont, puisque c’est là que l’histoire s’oublie, passe en eau, l’histoire, sous le pont où est écrit, à la bombe, pour dire merde aux vieux cons qui auraient voulu tout conserver pareil, que c’était pire avant. « La citation est slogan, graffiti”, dit le littérateur (36). Le graffiti est une citation quelquefois. Un titre de livre même, d’un autre, du littérateur, publié dans la même collection, il y a quelques années, avant, quand c’était pire.

Camerado, this is no book
Toucher un homme, en toucher deux, trois, des milliers, ou un seul. Là-dessus il a fallu qu’on se chamaille, parfois, parce que le chiffre compte et ne compte pas du tout, mais il compte aussi, bien que pas, on se chamaillait sur le nombre, les ventes de l’homme qu’on touche et combien il touche, les significations, en face des Trois Ordres et sous la cloche de la petite Notre Dame c’était jamais sérieux, c’était pour faire semblant de compter, le littérateur et moi on est nuls en calcul, la théorie des nombres on n’a jamais pu en faire un cheval, de bataille, à mourir, parce que la vente d’un livre on s’en fout, c’est l’idée, toujours, faire tourner l’idée.
Là c’est une idée rouge sur fond gris, le gris du vieux monde qui n’en finit pas de continuer comme hier en changeant rien de rien, comment l’histoire a pu lui passer à travers, sans modifier ses acquis, sans rougir le bitume ni enfricher les jungles, signe que la bourgeoisie, cette classe régnant par ses enfants promis à la réussite, élévés au biberon de la langue supérieure, cette classe sans ennemis, amie des forts, cette classe qui a la gagne, cette classe qui sait se soigner les dents, choisir ses bagnoles et ses obstétriciens, améliorer ses placements, manger sain, limiter ses contacts, afficher ses cancers, placer ses bons mots, transformer ses vieux en seniors, ses vacances en destinations, ses lectures en billets, ses haines en familles, ses marques en distinction, cette classe indéfiniment redéfinie par les barrières de son niveau et le niveau de ses barrières, heureuse par principe, morale par tradition, a fini par obtenir, à force de périphrases, la disparition de sa désignation. L’histoire s’est passée et c’est comme si rien ne s’était passé. C’est ainsi que ça a continué.
Mais sur le gris le rouge, Ernest le premier, Cœurderoy, l’exilé, Ernesto le second, Guevara, le soldat d’Amérique.

Who touches this touches a man
Donc le livre c’est un homme, tout seul, tout sec, son corps comme il est et ses idées dedans, l’homme qui parle pour trois, bref le littérateur. Ce qui est écrit par l’homme, the man, the littérateur, est pourtant bien écrit, travaillé à la façon des esthètes à moitié fous de trop avoir à voir pour avoir, trop à dire pour dire, bien écrit et pas comme à l’école où on n’apprend qu’à continuer l’école, jamais à s’en tirer, dit le littérateur, bien écrit mais pas écrit, dit, parlé, face à face, vite comme si la parole allait être coupée. Il écrit comme il parle, Camerado, pas comme un livre.
Pas d’emphase ni de prêche, ou alors pour de rire, pas de coups portés, poings, fusils et sang, et à peine le mythe, tant l’histoire déjà nous en a ressassé toutes les variations.
De quoi est-il question alors ? De l’exacte vérité historique ?  Bon d’accord, si vous en voulez, de la vérité, il y en a une : “En tout cas les deux Ernest portaient la barbe. Voilà enfin une chose de sûre. Un fait, un détail, une analogie indiscutables. Ça au moins c’est certifié, garanti pur sucre historique et vrai.” (22)  Et tout le reste alors ? De la fiction, de l’action, rien que ça, car c’est l’idée qui compte, l’idée de révolution et l’idée n’est pas théorique, dit le littérateur, le professeur aussi, non l’idée c’est vivant, c’est actif, c’est de la bombe, l’homme donc, celui qui n’est pas un livre, donne à penser sur l’idée et sur l’idée d’action, sur la révolution et ce que ça veut dire, non pas en théorie ni même en politique, mais en une poétique des idées politiques.
Avec Ernest et Ernest, on peut, si on veut, donc, se faire cette idée de révolution. “Je dis bien l’idée”, dit le littérateur, ce n’est pas pour le dire sans le dire mais pour le faire bien comprendre.  “Il faut comprendre ça”, il dit souvent. Les vraies révolutions, puisqu’il y en eut et qu’il y en aura, puisque la révolution court toujours, c’est le sang qui coule, des fusils, des mains, des poings, des couteaux plantés franc, des ventres à ouvrir, alors Mai 68 ? “Juste de la vie, la vie qui passe. Avant mai, avril ; après mai, juin.” (9) Le reste ? De la théorie, autant dire rien du tout. La révolution est une idée et l’idée meurt dès qu’elle se théorise, ne théorise pas le littérateur.
La révolution c’est toujours dans le temps avec des hommes, des vrais, pas des petits charlatans. Lire et toucher l’homme, pas le grand majuscule avec ses droits et tout, mais celui qui en a, qui en a même trois, ce serait l’idéal : « L’homme idéal ou idéalisé serait composé de trois parties égales : un tiers de cabeza, un tiers de corazon, un tiers de cojones » (29), l’homme avec sa caboche et son cœur et ses couilles, des conneries à mon avis, de la virilité de héros tout ce qu’il y a de douteux, et cette histoire de sang comme indice de vrai, je ne sais pas trop. Parce que se battre pour une idée c’est parfois être une fille, ou devenir une fille, qui vit et tourne, avec ses idées qui ne sont pas toujours des réveries, pour rester poli. La dessus on pourrait se chamailler, si on voulait, avec le littérateur, un jour où il fait beau en face des Trois Ordres, mais on n’a plus le temps, il y a la vie qui tourne, j’aime bien l’idée que ça tourne, même si c’est rien qu’une idée, la seule qui n’ait jamais pu cesser de tourner parce que c’est dans son nom, qui n’en finit pas de devenir en revenant. C’est ça la révolution, toujours elle tourne. Mal ? Et alors ?  « Tout le monde le sait depuis… – j’allais dire : tout le temps. Que les révolutions tournent mal ! Moi, ça me fait rire ! De qui on se moque ? Quand les nouveaux philosophes ont découvert que les révolutions ça tournait mal … Faut vraiment être un peu débile ! » Deleuze, ça le fait rire, la pensée fixe. C’est ce qui déconne chez les théoriciens, ces gens de pouvoir, ils veulent fixer le temps, ils veulent la vérité, la vraie, définitive. Mais la révolution c’est le contraire.
« Les deux Ernest, si loin pourtant l’un de l’autre, de tous les éloignements, n’aiment pas le pouvoir, cette instance prosaïque et magique et qui s’installe, immobilise, fige, fabrique un appareil, une caste, celle de ceux qui ont la carte contre ceux qui ne l’ont pas. Ils n’aiment que la révolution qui, elle, n’est jamais arrêtée, processus sans fin plus qu’incarnation :
« Roule, roule, Révolution ! »
ordonne Ernest » (23), dit le littérateur, l’ami des deux Ernest.
Noemi Lefebvre
Ernest Ernest, l’idée de révolution / 2013
Publié sur son blog-Médiapart le 3 janvier 2013
Arthur Bernard, Ernest Ernest, Cent pages
http://www.lesdoigtsdanslaprose.fr/categorie-12125171.html

sur le Silence qui parle : L’État des sentiments à l’âge adulte
UIAR vol plané

Entretien avec Stéphane Nadaud à propos de la Révolution moléculaire de Félix Guattari / la Vie manifeste

Entretien avec Stéphane Nadaud
Réalisation Emmanuel Moreira – 56′

Félix Guattari
la Révolution moléculaire / 1977 / 1980 / 2012
Edition et préface de Stéphane Nadaud

Entretien avec Stéphane Nadaud à propos de la Révolution moléculaire de Félix Guattari / la Vie manifeste dans Anarchies desktop_22

Le plébéien enragé – une contre-histoire de la modernité de Rousseau à Losey / Alain Brossat

Epilogue : retour à Figaro (Figaro sur le retour)
Un motif en cachant souvent un autre, il se pourrait que le sujet effectif de cette enquête soit la fatigue. Ce qui fait de la fatigue un objet philosophique captivant, ce qui la singularise, c’est son trait de perpétuelle indétermination : les médecins savent que lorsqu’un sujet se déclare « fatigué », cet énoncé peut recouvrir les états ou les pathologies les plus divers. Mais surtout, la vraie fatigue n’est pas celle sur laquelle un sujet s’assure une prise (fût-elle illusoire) en se sachant et se déclarant fatigué, elle est ce relâchement, cette altération, cette usure qui, subrepticement l’irriguent et infléchissent ses dispositions, ses pensées, et ses conduites – c’est alors toujours dans l’après-coup que, n’ayant pas su répondre à une sollicitation, réagir à temps, franchir une épreuve, il se dit : j’étais, je devais être, je n’ai pas su freiner à temps et l’accident est devenu inévitable, je n’aurais pas du conduire si longtemps sans faire une halte, etc.). La vraie fatigue est donc celle qui prend le sujet à revers, l’investit à son corps défendant et devient son maître. C’est alors toujours trop tard qu’il constate : j’étais fatigué, je ne le savais pas, du coup, mes nerfs ont lâché, je n’ai pas été à la hauteur, mon corps n’a pas suivi, etc. On le voit, il ne s’agit pas du tout d’opposer ici fatigue physique à fatigue morale, cette vraie fatigue est, plus qu’un état, une disposition globale qui s’installe sournoisement en deçà de toute conscience de… ou de toute décision, et incline le sujet dans une direction spécifique – envers et contre lui-même, si l’on peut dire. La mélancolie de naguère, la dépression d’aujourd’hui comptent parmi ses pseudonymes les plus courants.
Dans les sociétés modernes (et tout particulièrement contemporaines), le développement d’un syndrome général de fatigue est lié à la difficulté croissante qu’éprouvent les sujets à se tenir à la hauteur des épreuves multiples et disparates auxquelles ils sont soumis. Cette condition affecte tout particulièrement le plébéien dont l’énergie semble souvent et très tôt s’épuiser dans des combats perdus d’avance : on l’a vu, Julien, le petit Julien de Stendhal est un Figaro dont le panache a trop vite fané et dont l’allant a cédé la place au calcul. Un Figaro fatigué qui, peu à peu perd le fil de son combat en même temps qu’il perd ses prises sur le monde qu’il affronte. Sur les épaules de Mellors, semblablement, pèse le fardeau de tant de combats perdus par les gens d’en bas, le peuple ouvrier dont il émane. Il n’a pas déposé sa colère, il n’a pas fait sienne la règle du jeu – mais la forêt est l’espace de son retrait sans conciliation, de sa défection. Tout se passe comme si, au fil de cette longue marche qu’inaugure la grosse fatigue de Figaro dans la dernière pièce de Beaumarchais, La Mère coupable,  le plébéien, voyant l’horizon de son combat se brouiller, le sens même de son combat devenant indistinct, était désormais le captif d’intensités affectives n’enchaînant plus sur aucune stratégie ; tout se passe comme s’il avait perdu toute prise sur le cours d’une Histoire ouverte – celle dans laquelle le plébéien  interprète en virtuose sa partition, héraut de l’égalité-envers-et-contre-l’ordre-des-choses, objecteur perpétuel aux répartitions « naturelles » dans le monde social.
L’amertume et la désillusion sont, ici aussi, d’autres noms de la fatigue. Or, la fatigue est érosion des subjectivités. Le Figaro du Barbier et du Mariage est un bloc de vitalité combattante, il est une subjectivité entière, un sujet concentré qui se jette dans la mêlée, il donne un corps incandescent à une cause en quête de public. Jacques se présente aussi à nos yeux comme une subjectivité endurante, indestructible, tant elle est trempée dans une infinie variété d’expériences et consolidée par cette sagesse à toute épreuve que le valet a élaborée au fil du temps pour son propre compte. Les subjectivités plébéiennes saisies par la fatigue insinuante, taraudante qui mine leurs dispositions et leurs entreprises dans les temps ultérieurs sont ébranlées, fissurées, malmenées. Elles sont déchirées entre des moments d’intense exaltation et de dépression, au fil des parcours accidentés de leurs existences. Julien passe à l’acte dans un moment de violente désubjectivation, Heathcliff est un demi-dément, Mellors se tient au bord de la dépression dont seule le sauve sa fuite au cœur du monde animal et végétal, sa désertion proto-écologique. Dans  le contexte de la seconde modernité dont la singularité est de maltraiter les subjectivités comme jamais tout en promouvant constamment les paradigmes immunitaires, le plébéien semble perdre davantage encore de ses assises. Il perd l’essentiel de ses capacités d’interposition, d’interruption du cours « naturel » des choses pour basculer du côté du témoignage, son combat se diffracte et se réduit à la dimension de gestes épars et bien souvent désespérés  – il bascule littéralement du côté de l’instinct de mort, de l’attrait des moments apocalyptiques, ce qui pourrait se nommer le paradigme de Pierre Rivière. Le fait divers (Human Bomb, la tuerie de la mairie de Nanterre, Merah…) et, tout autant, le cinéma documentent cette fatale inflexion. Ou bien alors, il tend à devenir le bouffon de la comédie humaine, de la comédie politique contemporaine – un rôle de plus dans le grand spectacle des jeux du pouvoir et du gouvernement des vivants – Chavez, son émule light Mélenchon, etc.
C’est tout particulièrement le cinéma qui, en allongeant les circuits d’intégration et, du coup, en nous rapprochant de ceux qui nous sont les plus lointains, nous y rend sensibles : le plébéien est aujourd’hui une figure diffractée de partout (évitons ici de prononcer le terme « universel », trop souvent galvaudé). Moins que jamais, il n’est réductible à une condition sociale spécifique ou à des configurations politiques déterminées. Qu’il soit valet, ouvrier, transporteur de fonds, garde du corps, livreur de pizzas (ses déclinaisons sont très majoritairement masculines), il est celui qui statue sur l’intolérable d’une certaine condition, de certaines formes du mépris social, de l’humiliation. Il demeure celui dont des gestes déterminés prononcent un non décidé et définitif à sa position de subalternité.
Ce non est rarement énoncé comme tel. Mais il agit comme un déclic, produisant une bifurcation, parfois insensible mais irréversible, souvent brutale et apocalyptique dans l’existence du plébéien. Le cinéma contemporain est la plaque sensible de la colère sourde du plébéien qui, parfois se rumine en interminable vindicte, en revanche prise sur le patricien, et, dans d’autres occurrences, plus fréquentes, se mue en fureur et rage explosives, dévastatrices, autodestructrices. Les plus récents parmi ces films s’interrogent sur les effets des nouvelles conditions de l’emploi, l’éclatement et la pulvérisation de la condition salariée. Ils montrent comment se durcissent les relations entre employeurs et employés, gens d’en-haut et gens d’en-bas, comment fait retour la relation immémoriale entre maîtres et serviteurs dans les conditions de la dérégulation généralisée qu’imposent le règne du capitalisme liquide et les modèles néo-libéraux.
Dans  cette configuration, l’employé précaire, jetable, celui que son employeur accable de son mépris ou d’un paternalisme pesant, ce serviteur qui doit assister en spectateur muet et docile à la comédie du pouvoir ou aux petits et grands arrangements du monde des affaires sent monter en lui une fureur, un appétit de destruction et une soif de vengeance qui vont constituer le matériau de son devenir plébéien. Un devenir solitaire où rien ne vient endiguer ou canaliser l’affect vindicatif. Jacques Rancière disait un jour que l’immigré, c’est un travailleur ou un ouvrier qui a perdu son nom. On pourrait dire, dans le même sens, que le plébéien contemporain est souvent un travailleur qui s’est désaffilié (Robert Castel), que les métamorphoses du salariat, la fin du plein emploi et l’effondrement des solidarités de classe ont  abandonné sur le sable d’un improbable gagne-pain où il fait face, esseulé, au retour d’une nouvelle forme de soumission et de mainmise.
Le voici soumis sans recours aux décrets, caprices, humeurs et revirements de ses nouveaux maîtres, comme l’était déjà Matti dans la pièce visionnaire de Brecht ; le voici sans cesse remis à sa place, celle du subalterne qui n’a pas le choix : s’il ne plie pas, c’est le chômage, sans espoir de réemploi, la galère, la rue. Le contrat salarial s’est transformé en dette perpétuelle du salarié précaire à l’endroit de celui qui lui fait la faveur de l’employer – et le lui fait bien sentir en chaque circonstance. Le voici devenu  intégralement substituable, et au premier mouvement de rétivité ou d’insoumission, rejeté du côté de l’en-trop.
Plus les jours passent, dans cette condition, plus les petites vexations s’accumulent, plus l’heure de la rupture des digues approche inexorablement…
Le plébéien enragé - une contre-histoire de la modernité de Rousseau à Losey / Alain Brossat dans Brossat 1
Dans la configuration exemplaire dessinée par The Servant, le maître est tombé de son socle, il n’est plus que l’ombre de lui-même, comme évidé (1). Mais le serviteur, lui, semble  avoir tout à fait perdu le fil de l’émancipation. Il est devenu ce que Nietzsche appelle une tarentule (2). Son énergie se déploie sur la mauvaise pente, elle a pris le mauvais pli. Le maître est à bout de souffle, diaphane, mais le serviteur, lui, est devenu résolument patibulaire.
Tony, riche héritier de retour d’un long séjour dans une contrée lointaine, vient de prendre possession d’un hôtel particulier, dans un quartier cossu de Londres. Barrett, revêtu d’un pardessus sombre, froid et plein d’assurance, se présente pour un entretien d’embauche – servir est son métier. La scène d’ouverture donne le ton : le valet, s’étant introduit dans la maison, découvre le maître endormi, avachi dans un fauteuil. Il l’évalue d’un coup d’œil expérimenté, et le réveille d’un toussotement. Tony s’excuse – un léger excès de bière… Il invite Barrett à s’asseoir, abolissant étourdiment  la règle immémoriale (le serviteur ne s’assied jamais en présence du maître). Le ton de simplicité qu’il adopte en s’enquérant des qualifications de son futur employé laisse néanmoins transparaître le patricien soucieux de son confort et habitué à être servi -  sa position, avec le temps et l’éloignement, est devenue flottante, mais il n’est pas prêt pour autant à renoncer à ses privilèges et ses prérogatives.
D’emblée, le contraste est entier entre les deux personnages : Tony est un monument d’indécision, de futilité, de paresse et de présomption patricienne – autant de traits qui vont immédiatement le placer sous l’entière dépendance de son serviteur. Ses relations avec sa fiancée Susan, une jeune femme de son monde, toute imbue de ses préjugés patriciens, sont superficielles et maniérées, une impression tenace d’ennui et de froideur se dégage de sa personne. De conformisme aussi – de Tony, le fils de famille fortuné, elle attend avant tout qu’il l’épouse et lui assure un avenir éloigné de tout souci matériel.
Les projets professionnels de celui-ci sont aussi fumeux qu’inconsistants – construire trois villes nouvelles en Amazonie ! Son inaptitude à affronter les questions pratiques est flagrante : il s’en remet à son serviteur pour tout – choisir les couleurs des murs de l’appartement, surveiller les ouvriers qui l’aménagent, veiller à la fermeture des portes et fenêtres, choisir le vin qui accompagnera le dîner… Il va donc, dans cet état d’incapacité à diriger sa propre existence, subir d’emblée l’ascendant de celui-ci – mais tout en étant incapable de s’affranchir  la morgue ancestrale des maîtres habitués à voir dans leurs serviteurs des automates destinés à les servir dans toutes les circonstances de leur vie quotidienne. Il est pris dans cet entre-deux, incapable d’incarner encore la figure du maître traditionnel sûr de son droit et fort de son autorité, mais bien loin encore de pouvoir en abandonner le rôle : sans le savoir vraiment, il éprouve qu’en ce monde « démocratique », il y a honte à être maître mais de là à pouvoir se passer de serviteur et à entrer dans le monde de l’égalité… Il va donc osciller en permanence entre crises d’autorité, dérisoires tentatives de restaurer l’ordre immémorial, et moments d’abandon à l’autorité nouvelle du serviteur. A l’instar  de Puntila, dans la pièce de Brecht, il ne cesse de balancer entre les deux pôles–  accès de familiarité et de souveraineté. Personnage descellé, désorienté, arraché à sa position sans pouvoir en trouver une autre – et tendant vers l’inconsistance de ce fait, devenant toujours plus spectral.
Barrett, par contraste, est solidement enraciné dans le réel, il est un redoutable stratège. Dès le premier instant qui suit son engagement, il pousse ses pions pour établir ses positions, prendre possession des lieux – la maison de Tony. Le principal obstacle qu’il rencontre en  chemin n’est pas Tony qu’il va vampiriser, parasiter et littéralement vider de sa substance comme le fait la reine des abeilles du frelon, mais Susan qui, avec son infaillible instinct patricien, a immédiatement identifié en lui l’ennemi héréditaire, le représentant naturel de l’espèce ennemie – le plébéien. Une lutte à mort va donc faire rage entre l’un et l’autre, affrontement dont le plébéien sortira vainqueur la main haute. A peine est-il installé dans la place qu’il se livre à la première escarmouche : il entre sans frapper dans le salon où Tony et Susan sont en train de s’enlacer devant la cheminée, signifiant ainsi à Susan qu’il est, lui, chez lui, et qu’elle est l’intruse. Les reproches que lui adressent les maîtres glissent sur lui, tant il est assuré de sa position et a pris la mesure de ces maîtres évanescents. Il introduit sa jeune et sensuelle maîtresse Vera dans le ménage de Tom et la jette dans les bras de celui-ci, tout disposé à préférer ce tempérament impétueux et lascif à celui de sa réfrigérante fiancée. De crise en incident, Susan est proprement expulsée de la maison, éloignée de Tony. Son ultime tentative pour remettre Barrett à sa place est pathétique : exécutant à la lettre chacun des ordres destinés à l’humilier, le serviteur blasé, cynique, imperturbable, plie et ne rompt pas,  pour finir par exténuer l’adversaire : lorsqu’il reconduit la fiancée déconfite et claque la porte sur elle, la défaite de celle-ci est définitivement consommée. Dans l’ultime séquence du film, où s’affiche la déchéance de Tony, Susan reconnaît sa défaite et s’incline devant la force supérieure de Barrett en l’embrassant sur la bouche – un geste par lequel elle se s’établit dans la même position que les prostituées ironiquement invitées par Barrett à célébrer en sa compagnie (et celle du maître déchu) sa prise de possession du logis patricien.
Mais avec tout cela, la question demeure entière : que veut au juste Barrett, quel but poursuit-il avec tant d’obstination, à quelle cause voue-t- il son énergie inlassable ? Tout laisse à penser, au premier abord, que son désir le plus constant est l’assouvissement d’une obscure vengeance, venue du plus loin de sa condition subalterne, nourrie de toutes les humiliations subies antérieurement, au fil de ses différents emplois au service des bien dotés et des importants. Son appétit de destruction, voire de dévoration cannibale, du maître apparaît insatiable ; d’ailleurs, le film se construit autour des différentes étapes de la décadence de l’insouciant Tony, toute entière organisée par son serviteur : son éloignement de Susan tramée par le serviteur, la fatale attraction qu’il subit pour Vera, la dépossession de sa propre maison, la dépression, la chute dans l’ivrognerie… A tous égards, Barnett, en imposant son empire sur son maître, se conduit non seulement en profiteur pratiquant l’ « abus de faiblesse », mais en vampire. C’est le scénario de Jacques le fataliste, revisité par le diable.
Jacques et Figaro sont des pèlerins de l’égalité. Leur but n’est pas de destituer ou de détruire le maître mais d’entrer dans un jeu de reconnaissance destiné à faire valoir leur condition d’égaux. L’échange verbal est le milieu par excellence dans lequel se déroulent ces démonstrations. Dans The Servant, le maître et le serviteur se font de nouveau face, mais leurs disputes ont tourné à l’aigre. Les tentatives faites par le maître pour restaurer son autorité sont dérisoires et puériles, les réparties du serviteur sont inspirées par le ressentiment, voire la haine. Comme chez Beaumarchais et Diderot, leur relation est devenue incertaine, ouverte, mouvante, mais elles ne sont plus placées sous le signe de la bataille pour l’égalité – un homme est un homme et à ce titre, un homme en vaut bien un autre et un serviteur son maître.
Les affrontements verbaux entre le maître et le serviteur ont perdu leur éclat, chacun est engoncé dans sa plainte, la discussion tourne au règlement de comptes. Barrett apparaît comme un Heathcliff au petit pied (l’éclat du romantisme noir en moins), un ange déchu, lui aussi, de la cause immémoriale des serviteurs. Le soleil des Lumières n’éclaire plus la scène de sa rébellion, celle-ci a perdu tout caractère exemplaire, toute faculté d’entraînement. Plus rien ne vient s’y mutualiser avec d’autres dispositions, mouvements ou gestes soutenus par d’autres sujets – même la nature du pacte qui unit Barrett à Vera n’est pas claire. La cérémonie de destitution du maître se présente comme une vengeance privée qui s’exécute à huis-clos, dans les murs de l’hôtel particulier. Mais une vengeance dont l’objet lui-même demeure flou, tant Tony serait à contre-emploi dans le rôle du maître abusif et violent. Barrett, à ce titre, se présente à nous porteur de tous les signes de l’involution, de l’égarement du combat du plébéien – de la perte du fil de la querelle salutaire qui met aux prises le serviteur  et le maître.
1ser Alain Brossat dans Dehors
Avec Jacques et Figaro, la querelle se transforme aussitôt en cause qu’adopte le public populaire, elle suscite un enthousiasme auprès de ces lecteurs ou spectateurs que les joutes conduites par ces serviteurs superbes semblent conduire en leur nom. Impossible, par contraste, de se rapprocher de Barrett, l’infatigable araignée, le sujet nocturne dont la vengeance s’exécute sans joie, comme si le saccage était son seul horizon…
La fable politique du film, s’il en est une, est des plus noires : les maîtres sont devenus tout à fait débiles, ignares et prétentieux ( à l’image de cet oncle et cette tante de Tony qui, du fond de leur manoir, confondent allègrement gauchos argentins et ponchos indiens). Mais pour autant, aucune espèce de relève dialectique ne survient du côté des serviteurs. Tout se passe, en effet, comme si, brutalement, la fameuse dialectique hégélienne (du maître et du valet – Knecht – plutôt qu’esclave) s’était trouvée brutalement enrayée : ce qui fait la supériorité de Barrett sur Tony, chez Losey/Pinter comme chez Hegel, c’est bien l’épreuve du négatif, la maîtrise du réel acquise grâce au travail. Tony a perdu toute prise sur le réel du fait de son mode de vie oisif, futile, velléitaire. Ses assurances, Barrett les tire, lui, de l’épreuve du monde réel, de l’expérience de l’hétéronomie, du service du maître. Mais le renversement dialectique qui lui permettrait de s’émanciper de cette tutelle et de devenir un homme libre au prix de l’affrontement avec le maître n’aura pas lieu. Il ne tuera pas le maître, il ne le quittera pas. Il en deviendra le parasite, dans le plus ambigu des renversements de rôle : jusqu’alors, c’est Tony qui conduisait une existence parasitaire, grâce à sa fortune – ses parentés avec l’Oblomov de Gontcharov sont ici évidentes. Tout se passe comme si l’horizon de la « lutte » de Barrett était non pas la liberté ou l’égalité mais le renversement du bénéfice de la condition parasitaire (4). Tout semble bien se passer à la fin du film comme si le couple équivoque qu’il forme avec Vera était désormais destiné à se la couler douce indéfiniment dans le cocon de logis de Tony, aux crochets de celui-ci…
C’est à ce titre, précisément, que l’on peut s’interroger à nouveau sur ce qui constitue le but ultime de l’opération de conquête conduite par le domestique. Ceci pour toutes sortes de raisons. A l’examen, le personnage apparaît beaucoup plus fragile que ne l’indique son apparente détermination. Impossible de savoir, par exemple, jusqu’à quel point il est le « maître » de la sulfureuse Vera ; ne serait-ce pas lui qui, au contraire, subirait l’ascendant de cette plébéienne plus déterminée encore, voire plus vindicative ? Jusqu’à quel point est-il sincère lorsque, après avoir été congédié , il se pose en victime des manœuvres de cette intrigante machiavélique et supplie Tony de le reprendre à son service ? Est-il bien l’instigateur du retour de Vera chez Tony, ou bien est-ce celle-ci qui dicte ses conditions ?
Mais aussi bien : un certain nombre de conduites excentriques de Barrett font apparaître l’existence d’un lien équivoque à Tony, sous les formes manifestes du rejet et de l’exécration. De quel fond obscur provient ce désir puéril de faire l’amour avec Vera dans le lit du maître, d’utiliser son eau de Cologne – de partager même sa maîtresse avec lui ? De quelle sourde et tenace dépendance, maintenue envers et contre tout, ces gestes sont-ils la manifestation ? De la même façon, l’insolence euphorique et arrogante affichée par le valet lorsque Tony le congédie (ne pouvant moins faire, en présence de Susan, lorsqu’il le découvre lutinant Vera, qu’il croit encore être la sœur de Bennett, dans sa propre chambre), est à ce point surjouée qu’elle n’est pas loin d’exposer, surtout, son désarroi… Une hypothèse qui se confirme lors de la rencontre (probablement pas fortuite)  des deux hommes  au pub : comédien toujours, lorsqu’il accuse sa maîtresse de tous les maux, mais assurément aux abois – pas si facile, apparemment, pour Barrett, de congédier le maître ou, plus exactement, son destin de serviteur. Le voici donc qui, de façon pressante, demande à reprendre du service, d’un ton presque humble et suppliant.
L’ambivalence de la relation qui unit autant qu’elle sépare les deux hommes devient tout à fait manifeste dans les séquences suivantes où ils en viennent, l’appartement étant (enfin, serait-on tenté de dire) déserté par les femmes, à se livrer à d’étranges jeux de garçons : base-ball dans les escaliers, parties de cachette à l’occasion de laquelle la composante homosexuelle de la relation est distinctement affichée, sans oublier ce repas en tête-à-tête où se donne libre cours, la nostalgie de la communauté égalitaire des hommes (le Männerbund ancestral), pimentée de souvenirs du service militaire – ah, comme tout serait facile si nous pouvions être des pals, de simples copains – utopie grotesque autant que fade de l’impossible réconciliation in fine du maître et du serviteur…
Dans toutes ces scènes, tout se passe comme si un fragile équilibre s’était établi entre le maître et le serviteur, le premier ayant renoncé à son ton d’autorité et le second affectant une familiarité vaguement canaille. Fausse et fugace « amitié » rapprochant brièvement le patricien et le plébéien, sur le fond d’une inavouable attirance émergeant sur le sol même de la guerre des espèces. Sous cette ultime version de la guerre des deux races (patriciens blonds contre plébéiens bruns)  perce la pousse érotique qui vient bousculer les logiques de cette lutte à mort : en plus d’une circonstance, le double jeu du maître et du serviteur expose cette dimension - lorsque Barrett propose avec un zèle empressé un bain de pieds  au maître enrhumé, lorsque celui-ci, inversement, mime le seigneur courroucé et capricieux, ou, inversement, fait mine d’obéir au serviteur révolté – bref toute une ritualité vient pimenter la relation  de l’un à l’autre, la transformer en jeu, en cérémonial aux connotations distinctement érotiques (5).
Tout se présente donc comme si, le mystère de l’intrigue s’épaississant, l’intention première supposée de Barrett (prendre le pouvoir, réduire le maître à ses conditions) tendait à se liquéfier, tant apparaissent solides les liens de dépendance qui continuent de l’unir au maître dont il ne parvient pas à prendre congé. Plus les places respectives de l’un et de l’autre deviennent litigieuses, plus ils apparaissent condamnés l’un à l’autre, l’hôtel particulier, avec ses miroirs, ses recoins, son escalier étroit étant l’espace où s’établissent leur confinement et leur promiscuité. A la fin, quel que soit le destin qui se profile pour ce  ménage à trois baroque, une chose est sûre : ni le maître, ni le serviteur n’est parvenu à s’émanciper de l’autre, chacun vivant dans l’assujettissement à l’autre, son mauvais génie. Le film est tout entier placé sous le signe de la crise de la reconnaissance, de son dérèglement : Barrett, avec son fond d’anarchisme inconséquent, aspire aussi bien à être reconnu comme un serviteur modèle que distinguent ses talents culinaires et son art de tenir un intérieur ; Susan aspire à être reconnue par Tony comme la femme de sa vie et n’y parvient guère ; Vera veut être reconnue comme l’ensorceleuse par qui le désir s’enflamme, tout en n’étant, peut-être, qu’un pion dans le jeu de Barrett ; quant à Tony lui-même, il est tout à fait perdu dans les jeux de miroir de la reconnaissance : l’amour/haine que lui voue son valet lui importe en définitive bien davantage que l’attachement sincère mais convenu que lui voue sa maîtresse.
Barrett, assumant son côté canaille, arsouille,  et jetant le masque de la politesse glacée du serviteur, organise donc chez Tony une « party » à laquelle sont conviées quelques prostituées. Il s’agit alors peut-être moins pour lui de faire valoir ses « droits » de nouveau maître du logis que de parachever son entreprise : soumettre la maîtrise même à l’épreuve d’une sorte d’immense chahut, de charivari vraiment sauvage : la patricienne Susan  sera  traitée dégradée, la chute et la destitution de Tony seront complaisamment exposées ; mais ce rite d’inversion et de ridiculisation n’aura qu’un temps : lorsque Tony ivre exige que Barrett chasse tout ce beau monde, ce dernier s’exécute. Il ne s’agit donc pas d’aller jusqu’au bout d’une révolte d’esclave (meurtre, saccage, incendie…) – plutôt de jouir du spectacle de la maîtrise décomposée – mais formellement maintenue dans sa condition et ses prérogatives…
C’est donc en maîtres de l’équivoque que Pinter et Losey « arbitrent » le conflit mettant aux prises le plébéien et le patricien , le premier tombé dans l’insignifiance, le second en quête de la plus obscure des réparations. La relation de l’un à l’autre se trouve désormais établie dans un espace tout à fait indécis, une zone grise dans laquelle est appelé à prévaloir le pire plutôt que le meilleur. L’emportant apparemment sur toute la ligne, Barrett s’exclame, belliqueux et triomphant : « I’m nobody’s servant ! » – mais c’est pour demeurer captif du lieu même où s’enregistre sa victoire. La vie continue, envers et contre tout et ce sont simplement de nouveaux agencements, tout aussi équivoques, grotesques et sordides qui s’établissent.
Qui sait si, au bout du compte, la sensuelle Vera, le seul personnage du film qui semble porter en elle une sorte d’entrain, si ce n’est de joie, poussée de l’avant par une vitalité, une verve toute populaire n’est pas la figure cachée (la plébéienne masquée par le plébéien) qui s’apprête à rafler la mise… ?
losey devenirs-révolutionnaires dans Désir
Barrett, à défaut que sa cause soit tout à fait distincte, conserve quelque chose du tempérament d’un combattant. Mais il faudrait imaginer une condition dans laquelle le serviteur, tout en suivant le maître comme son ombre, partageant avec lui la plus étroite des intimités forcées, assistant au plus près à ses faits et gestes publics et privés, se trouvant à son corps défendant le témoin de sa banale double vie, il faudrait imaginer cette situation dans laquelle le serviteur serait privé de tout moyen d’interpeller le maître, de faire part de ses griefs, de témoigner de sa condition, de conduire une dispute à ce propos. Exposé à toutes sortes d’humiliations, petites et grandes, de la part de cet important (ministre de la planification au temps où l’Argentine est plongée dans la tourmente suscitée par l’effondrement de sa monnaie), il se trouve réduit à une pure fonction  d’accessoire, au service de la protection de ce représentant des élites gouvernantes dont il est le garde du corps, El Custodio (6).
Le gilet pare-balles qui lui comprime le torse comme un corset de fer lorsqu’il est en service est le symbole de sa condition asservie. Son service est fait d’interminables attentes sur les trottoirs, dans les couloirs des ministères ou des studios de télé, devant des portes qui se referment sur son nez, avec pour seule compagnie un talkie-walkie crachotant de temps à autre une brève directive. Une vie sans paroles, peuplée de gestes mécaniques, infiniment répétés, inutiles, vides. Le visage blême et tendu du garde du corps porte la marque distincte de l’épuisement moral et de la désolation – solitude, fatigue autant nerveuse que physique, détestation de cet emploi sans destination (il ne se passe résolument rien, d’un bout à l’autre du film) et, surtout, de ces patriciens dont il est le chien de garde, violence contenue – de plus en plus difficilement contenue.
Le trait distinct de cette condition dans laquelle une distance sociale abyssale sépare ceux-là même qui ne se séparent jamais (le ministre et son custodio) est l’exclusion de toute situation dans laquelle des paroles pourraient être échangées, un champ/contrechamp amical ou conflictuel avoir lieu. La position respective des corps de l’un et l’autre exclut, en toutes circonstances, un tel face à face – même lorsque le garde du corps accompagne le ministre et son équipe en avion, à l’occasion d’une mission officielle, il est installé sur un siège opposé – il leur tourne le dos. Les rares occasions où Ruben ne suit pas le ministre à distance réglementaire ou bien ne surveille pas la rue tandis que celui-ci s’engouffre dans sa voiture rendent palpable la violence contenue de leur relation  à peu près muette : le ministre dort (trois occurrences) et Ruben « veille » sur son sommeil – comme un ange exterminateur : durant ces brefs intermèdes, le pouvoir du maître s’effondre, le serviteur le tient à sa merci, la tentation d’en finir avec cet esclavage et de lâcher les chiens est visible, notamment dans la scène où on le voit nettoyer longuement son pistolet – la troisième fois, d’ailleurs, sera la bonne.
L’autre occasion d’un bref face à face sans paroles ou presque ni échange est tout aussi éloquente, si l’on peut dire : lors d’un week-end où le ministre reçoit un couple de diplomates français dans sa somptueuse propriété à la campagne, Ruben  somnole dans la voiture de service tandis que les convives déjeunent joyeusement sur la pelouse ; l’ambiance et détendue et, histoire de divertir ses hôtes, le ministre invite Ruben à croquer le portrait du diplomate – le dessin est son jardin secret, incidemment éventé par son patron. Moment  d’humiliation extrême, Ruben devant s’exécuter sans discussion, les mâchoires serrées, subir les compliments ironiques de ses ennemis naturels, avant de récupérer un peu plus tard le dessin abandonné sur la table.
Nous sommes donc ici dans une configuration où le tort subi par le serviteur est proprement inarticulable. Aucune occasion ne lui est donnée de dire son fait au maître qui le considère comme un simple rouage au service de son activité gouvernementale et de ses petits à-côtés. Il ne peut pas davantage faire entendre sa plainte auprès de collègues ou amis – les gardes du corps ne forment pas une corporation solidaire, c’est le moins qu’on puisse dire. La famille, pour le reste, n’est pas davantage un lieu où faire entendre ses griefs, plutôt une circonstance aggravante de cette vie dépossédée d’elle-même. Dans ces conditions, l’affect plébéien qui, en l’absence de tout espace d’interlocution entre le maître et le serviteur, en l’absence de toute possibilité de mutualisation de la plainte est, distinctement, la haine. Une relation directe s’établit entre le vide sidéral (l’ennui sans limites) de ces journées vides mais exténuantes, dans l’attente du coup dur, dans la hantise du moment d’inattention fatal, et la montée de la fureur. C’est une tension qui, de séquence en séquence, s’accroît, rapprochant Ruben de l’inexorable explosion.
Lorsque le plébéien a littéralement perdu sa langue, ne demeure à sa colère et à sa frustration que le seul horizon de la mort. Comme toujours, dans une configuration de ce type, le passage à l’acte, la destruction sont des formes de suicide différé. Lorsque le serviteur a perdu toute capacité de témoigner de sa condition, ne demeure que cette fureur qui le transforme en bombe humaine, en machine de mort, ceci de Pierre Rivière à Ruben. A force de mariner dans son gilet pare-balles, dans un espace politique où fait l’objet du déni le plus implacable le différend qui oppose les uns aux autres (les patriciens qui statuent sur le cours des choses et les gardiens/serviteurs qui veillent à leur intégrité), Ruben se transforme en machine infernale. Malheur à celui qui, dans cet espace de disparition de la politique et d’escamotage du conflit, a perdu la parole !  Malheur à ceux qui se vu assigner, dans la nouvelle division du travail (Ruben est au fond plus proche de l’esclave grec ou romain que du prolétaire moderne – un pur accessoire de l’ « homme libre », du citoyen-ministre).
Le film de Rodrigo Moreno oppose constamment les deux univers : celui, bruyant, clinquant, agité et à l’évidence terriblement vain des patriciens qui courent de séminaires en missions, de repas entre amis en rencontres adultères, qui occupent constamment le devant de la scène ; celui des serviteurs dont les silhouettes passent dans l’ombre des premiers, chauffeurs, serveurs, femmes de ménage, secrétaires, gardes du corps… Les premiers ne se contentent pas de jouir du pouvoir, de leur pouvoir et des avantages qui s’y attachent (voitures, argent, résidences, maîtresses…), ils sont à l’évidence animés par la certitude que le monde leur appartient. Le regard qu’ils jettent sur les subalternes qui les servent est absent ou plutôt, ils ne les remarquent que lorsque ceux-ci leur font défaut (Ruben, dont le tort a été d’aller fumer une cigarette lorsque le ministre fait un malaise…).
Dans cet état en quelque sorte terminal de la lutte des classes, le conflit se manifeste sous la forme de l’absence des uns aux autres et se matérialise sous celle du gouffre qui les sépare. Les serviteurs vivent séparés les uns des autres, tout lien de solidarité rompu, chacun pour soi, ravalant ses frustrations, le dos courbé (nul d’entre eux ne peut se permettre de perdre son emploi en ces temps sinistrés), voué aux plaisirs les plus misérables (la scène de la visite de Ruben à une prostituée est ici exemplaire), irascible et avide de vengeance mais condamné au plus inflexible des auto-contrôles, sous peine de fatal dérapage. Toute incartade, toute révolte de conduite libératrice, toute prise de parole visant à s’extraire de sa condition d’automate sécuritaire est exclue. Les rapports de classes sont figés dans cette position d’après la bataille : le combat ne fait plus rage, le peuple s’est comme absenté, évaporé et les gouvernants  tentent, au bord du gouffre, d’entretenir l’illusion d’un ordre des choses qui, malgré tout se maintient, et d’un pouvoir qui en assure la continuité.
Ruben est le témoin rapproché de cette farce, mais il ne peut pas témoigner, sa langue est comme coupée, il est la réincarnation moderne de Philomèle (7). Ne demeurent que les regards chargés de haine, les postures figées et contraintes, les mouvements saccadés pour donner à entendre que le garde du corps n ’a rien accepté de sa condition de gorille ou de chien (de garde). Il suffit qu’il soit mis en présence du corps du maître endormi, placé à sa merci, pour que la montée du désir de mort soit palpable. Il tourne autour de son ennemi comme Philomèle tissait sa tapisserie. Le soulèvement joyeux, facétieux, éclatant et sans violence du plébéien a cédé la place à une dramaturgie de la mise à mort de l’ennemi inexpiable auquel ne l’a même jamais opposé une querelle distincte.
La clé de la montée de la violence est l’humiliation encaissée, la colère ravalée – par exemple dans la scène où la fille du ministre – « chaque jour un peu plus pute » –   exige que son petit ami monte dans la voiture de fonction, en dépit du règlement). Contrairement au brave soldat Chveik, Ruben ne dispose même pas de l’infime marge de manœuvre qui permettrait de tuer  l »obéissance de cadavre exigée sous le ridicule (8).  Il ne peut qu’articuler un bref « Oui, parfaitement, excusez-moi », toute fureur rentrée, lorsque le ministre le désavoue froidement et lui fait perdre la face devant la petite patricienne gâtée. L’imperceptible ironie de Chveik suffisait, elle, à pulvériser le  règlement militaire lorsqu’il déclamait au garde-à-vous: « Je déclare, avec la plus humble obéissance, etc. ».
Tout au long du film, la réalité est « filmée strictement du point de vue » de Ruben, relevait un critique lors de la sortie du film. C’est ce qui permet à celui-ci d’exposer exemplairement ce qu’il en est de  la violence silencieuse de l’exploitation, au delà de l’exploitation classique du prolétaire. La petite apocalypse est au bout de cette sorte de glaciation des rapports de classes. Elle est le retour de balancier logique de la violence déniée de ces rapports. L’assassinat  sans bruit (le garde du corps ayant équipé son automatique d’un silencieux) du ministre est le petit 11/09 personnel de Ruben.
Ensuite, face au désastre, les gens d’en haut, stupéfaits, s’interrogeront : mais pourquoi diable faut-il donc  qu’ils nous haïssent tant ?!
3serlo le passager clandestin dans Devenirs-révolutionnaires
L’envahissante présence de personnages aussi forts que ceux qui ont retenu notre attention (Julien, Heathcliff, Mellors…) tend à accréditer la notion d’un enracinement exclusif de la figure du plébéien dans le genre masculin. Les affects qui soutiennent ses gestes et mouvements sont fortement connotés de ce côté : susceptibilité, colère, fureur, rancune, esprit de vindicte…. Le lien qui s’établit entre l’humiliation subie ou imaginée et le passage à l’acte, mouvement hyperviolent dans plus d’un  cas (Pierre Rivière trouve dans cette généalogie une place de choix…) est aussi nettement situé sur le bord masculin (9). L’imaginaire réparateur de la belle apocalypse destinée à remettre les choses à leur place et à rétablir les fondements de la Justice dans un temps où tout est cul par dessus tête (Pierre Rivière, encore) est une fantasmagorie typiquement masculine que présente de façon exemplaire Martin Scorsese dans  Taxi Driver (10). Le vétéran du Vietnam insomniaque qui ne retrouve pas sa place dans la société et s’installe progressivement dans le rôle du redresseur de torts  prêt à passer à l’acte est un plébéien enragé, un amok en devenir,  lâché dans les rues de New York. Le rapport aux armes, le devenir-guerrier, ange exterminateur – tout ceci se décline évidemment sur un mode résolument et même férocement masculin.
Mais sans aller jusqu’à ces paroxysmes du soulèvement plébéien, le régime de paroles qui fait écho à ces dispositions, le caractère ombrageux et l’insolence du plébéien, son penchant à parler un ton trop haut, son appétence pour la dispute, voire la rixe, tout ceci tend à accréditer la notion d’une telle asymétrie.
Faudrait-il pour autant en conclure que le plébéien est une figure qui ne se décline qu’au masculin ? On s’en défendra  bien ici, quand bien même il faudrait aussitôt concéder que son passage au féminin appelle un réexamen, un retraitement de la notion même. Assurément, Octave Mirbeau invente avec le personnage de Célestine, dans le Journal d’une femme de chambre,  une exemplaire figure plébéienne : le coup de force de l’écrivain consiste à faire de la subalterne par excellence (la domestique, la « bonniche ») la narratrice du roman (11). Ce faisant, il renverse les conditions même du récit, il bouscule les hiérarchies et transforme le tableau social du roman : dans celui, aussi varié soit-il, que présente le roman réaliste ou naturaliste (de Balzac à Zola), le domestique, la bonne sont  des figures furtives, à peine aperçues au passage, dans l’ombre de l’activité des maîtres. Dans le roman de Mirbeau, la domestique indocile et observatrice attentive des mœurs, des vices et des forfaitures des maîtres devient la conductrice d’un récit du monde vu non seulement d’en-bas, mais du point d’observation où les iniquités de la domination ou du partage social entre maîtres et serviteurs deviennent insoutenables. La verve vengeresse et joyeuse du témoin privilégié de la comédie souvent abjecte que constitue la vie des maîtres est celle d’une femme vivant dans la dépendance de ceux-ci, souvent congédiée, maltraitée, trompée – mais jamais soumise.
Ses qualités de répartie, lorsqu’elle entre en conflit avec ses exploiteurs, qui sont parfois aussi des prédateurs sexuels, sont égales à celles d’un Figaro ou d’un Jacques. Célestine est aussi, à sa manière, « philosophe » et sa philosophie plébéienne porte la marque de sa condition féminine – son sexe est à la fois un élément aggravant de son état de subalternité (l’abus sexuel est au bout de la condition de femme de chambre, les choses n’ont guère changé à l’époque DSK) et une arme qu’elle retourne à l’occasion contre les maîtres. Dans l’adaptation du roman de Mirbeau que réalise Luis Bunuel, Jeanne Moreau rend sensible la tension qui habite le personnage, partagé entre son aspiration à s’extraire de la condition de domestique (en réalisant un mariage avantageux) et sa fibre plébéienne qui la porte à poursuivre sans relâche l’affrontement avec les maîtres (12).
Le roman de Mirbeau représente un effort sans précédent pour renverser le privilège d’une narration conduite à partir d’une position qui, pour être implicite, n’en demeure pas moins constamment porteuse de l’indice du masculin et de l’appartenance à la bonne société. Les maîtres, dans leurs faits et gestes, n’y sont plus dépeints comme par un intime, un proche ou un familier mais d’un tout autre point de vue, celui de la servante vivant dans leur dépendance, soumise à leurs ordres et à leurs caprices, témoin de l’envers du décor de la vie bourgeoise. Le narrateur passe du salon à l’office. D’autre part, le passage du masculin implicite au féminin démasque tout un pan caché de la conduite des maîtres – l’exploitation sexuelle de la servante, la double morale des possédants, leurs vices secrets. L’auteur (un homme et un écrivain réputé, appartenant à ce titre au camp des maîtres plutôt qu’à celui des serviteurs) s’efface (ou opère un vif déplacement) pour céder la place à une narratrice plébéienne, appartenant au monde social le plus méprisé.
Le Journal d’une femme de chambre met l’accent sur le fait que la lutte des classes dans sa forme moderne, décrite par Marx, le combat de la classe ouvrière pour le renversement de la bourgeoisie capitaliste, coexiste avec la perpétuation de la guerre des espèces immémoriales – celle qui oppose le serviteur à son maître. Il rappelle que « le serviteur » est, de plus en plus souvent, une femme. Il fait émerger en pleine lumière ce personnage féminin que le plébéien flamboyant repousse au second plan – très distinctement dans Le Mariage de Figaro où le valet intarissable occupe la scène et tend à reléguer à l’arrière-plan le valeureux combat proto-féministe de Suzanne. Il suggère aussi suffisamment que les modalités selon lesquelles s’effectue le devenir-plébéien de la servante portent la marque de son genre : Célestine est un personnage ambigu qui dit leur fait aux maîtres mais dont le courage parfois se dérobe, un peu garce, ayant bon fond, mais parfois immorale, et aspirant au fond à une existence petite-bourgeoise et provinciale. Elle n’a pas la subtilité et la constance de Jacques, elle n’est pas entière comme Julien, vindicative comme Heathcliff, même si un distinct désir de vengeance et de revanche sociale l’habite…
Mais au bout du compte, et c’est la limite distincte du personnage tel que l’a imaginé Mirbeau, le désir le plus constant de Célestine semble bien être de se ranger et non pas de conduire la guerre perpétuelle qui oppose le serviteur à son (ses) maître(s). En ce sens, elle se distingue d’autres figures féminines exposant l’enjeu plébéien – des sujets dont le « tort » est de refuser le destin de femmes que leur assigne la société, et qui, pour cette raison, vont être diffamées, stigmatisées, mises à l’écart. La ligne de fuite qui s’ouvre ici n’est alors pas tant celle de la saine colère (indignation) ou de la fureur destructrice, mais plutôt celle de la folie. Le cinéma est brillamment peuplé par cette figure : La Maîtresse du lieutenant français, de Karel Reisz (1981), L’Histoire d’Adèle H., de François Truffaut (1975), Camille Claudel de Bruno Nuytten (1987), puis Camille Claudel 1915 de Bruno Dumont (2013), mais aussi La Salamandre d’Alain Tanner (1971) et bien d’autres sans doute que j’oublie.
Ainsi, dans La Salamandre, Rosemonde est un personnage en déprise constante, échappant à son destin d’ouvrière, d ’amante attitrée, de vendeuse, etc.  – une liberté indomptable mais qui, pour cette raison même, semble ne devoir la conduire qu’à une mise au ban plus ou moins rigoureuse. Dans la scène fameuse où, vendeuse dans un magasin de chaussures, Rosemonde se divertit en caressant les pieds et les mollets des clients, les remarques outragées qui fusent la renvoient distinctement à l’évidence d’une aliénation mentale : « Vous êtes complètement folle ! », « Elle est cinglée !», « Vous avez un grain ! », etc.
La récurrence au cinéma de ce motif – la femme rétive refusant d’entrer dans son rôle d’épouse, de jeune fille sage, de fille ou sœur d’écrivain célèbre, de prolétaire, animée par une volonté ardente de se donner à elle-même son propre destin et vouée, pour ce motif même à la folie ou plus exactement à son assignation par « les autres » à la place de la folle, cette pente manifeste distinctement la singularité d’un destin plébéien au féminin. Dans cette saisie, souvent médicale et psychiatrique,  opérée par la société sur l’inconduite de la femme ingouvernable est à l’œuvre  le rétablissement de l’ordre masculin perturbé par cette dérive plébéienne surgie sur le versant féminin de l’humanité. Un mouvement qui bouscule la domination patriarcale, la répartition des rôles dans le conflit des genres, autant que la relation entre maîtres et serviteurs.
Ces enjeux de plèbe, cette formation d’un effet de plèbe se retrouvent en permanence dans les contre-conduites féminines. Le cinéma, encore et toujours, le saisit avec force, dans les configurations les plus variées : L’insurrection de conduite de Jeanne d’Arc (Saint Joan d’Otto Preminger, 1957) l’échappée belle des deux fugueuses qui réinventent le road movie au féminin (Thelma et Louise de Ridley Scott, 1991), Le trouble dans le genre produit par la jeune femme qui se voit en garçon (Boys don’t cry de Kinberley Pierce, 1991)…
Une autre figure de la plèbe indocile s’invente ici sous nos yeux. Elle a pour condition un déplacement de genre dont les prémisses sont, si l’on veut, déjà discernables chez Beaumarchais : du Barbier, de Figaro à la Mère coupable
4servant Le plébéien enragé dans Flux
Péguy ne croyait guère au progrès (« l’idée facile, l’idée vulgaire »), mais il croyait aux signes annonciateurs, aux prémonitions. C’est sous ce signe qu’il place le remarquable développement qu’il consacre à La mère coupable de Beaumarchais, dans Clio (13). Cette pièce, présentée au public pour la première fois en 1792, sans aucun succès, cette autre pièce « dont l’on ne fait jamais état » n’est pas une comédie, remarque Péguy, mais un drame. C’est que, dans cette autre histoire (que celle des événements historiques), dans cette hétéro-histoire secrète consignée par le théâtre de Beaumarchais, quelque chose a changé, « il s’est passé quelque chose » entre les comédies solaires qui ont fait le succès et la gloire de Beaumarchais et cette pièce qui ne lui vaut que des lazzi. Et ce quelque chose d’impalpable ne doit rien à la révolution, à Valmy et Jemmapes, à l’Histoire lyrique – et tout au désenchantement, à la fatigue, à l’amertume, au vieillissement. Péguy est formel : « Le Barbier et Le Mariage ont bien pu contribuer à supprimer l’ancien régime. Mais ils n’ont pas pu contribuer à supprimer l’ancien régime de l’œuvre de Beaumarchais, de la relation du Barbier et du Mariage à La Mère coupable » (14).
Avant même que la pièce commence, de nombreux indices se présentent de ce changement de temps. Dans la note qui en précède le texte, l’auteur avertit : fini de rire, voici venu l’heure du « tableau de la vieillesse », de la douleur, des larmes, du deuil, du repentir ; et s’il demeure dans cette œuvre quelques éléments épars de comédie, ils seront «  fondus dans le pathétique d’un drame ». Il ne s’agira plus de faire rire aux espiègleries d’un valet ingouvernable et fier, mais de stigmatiser les manœuvres  d’un intrigant, en administrant les préceptes d’une morale austère, celle-là même que Figaro énonce dans le dernier mot de la pièce – « On gagne assez dans les familles quand on en expulse un méchant ». C’est, insiste Beaumarchais, que lorsqu’il écrit cette pièce, « [s]a  palette est desséchée par l’âge et les contradictions (…) En vieillissant, l’esprit s’attriste, le caractère se rembrunit. J’ai beau faire, je ne ris plus quand un méchant ou un fripon insulte à ma personne, à l’occasion de mes ouvrages : on n’est pas maître de cela » (15).
La présentation des personnages suit le même cours : la Comtesse Almaviva est décrite comme « très malheureuse, et d’une angélique piété » ; Suzanne, sa fidèle « camariste » (femme de chambre) et épouse de Figaro est « revenue des illusions du jeune âge ». Au centre de la pièce, au cœur de l’intrigue, non pas le panache de Figaro, le printemps du monde que célébrait son combat, mais les sourdes manigances de Bégéarss, « major d’infanterie espagnole, ancien secrétaire des ambassades du Comte, homme très profond, et grand machinateur d’intrigues, fomentant le trouble avec art ».
La pièce est située à Paris, à la fin de 1790, mais, dans un contretemps parfait, aucun écho (ou presque) des bouleversements en cours ne parvient dans l’hôtel occupé par la famille du comte – un véritable huis-clos, celui d’un Ancien Régime certes troublé, mais dont on ne voit, ici, guère la fin.
La Mère coupable est placé sous le régime de la faute, comme Le Mariage l’était sous celui de la rétivité du serviteur. Figaro apparaît dans la distribution comme « homme de confiance du Comte, homme formé par l’expérience du monde et des événements », des titres qu’il va en effet s’évertuer de mériter tout au long de la pièce. Le Comte et la Comtesse ont vécu et vieilli. Leur fils est mort au cours d’un duel. Chacun de son côté, reclus dans son amertume, a eu un enfant hors mariage et leur existence commune est infectée par les silences, les soupçons, les colères inexprimées, la tristesse qui s’est abattue sur le ménage.
Begéarss est le parasite de cette famille, « une légion de diables enfermés dans un seul pourpoint » (Figaro), bien décidé à aggraver la discorde dans ce foyer et à capter la fortune du Comte. Seul Figaro a vu clair dans son jeu, déterminé à démasquer l’imposteur lorsque l’heure sera venue. Suzanne le seconde – le couple des serviteurs a mieux résisté à l’épreuve du temps que celui des maîtres, mais l’humeur perpétuellement endeuillée de la Comtesse affecte sa femme de chambre, non moins, sans doute qu’un certain désenchantement du lien conjugal, (sur lequel Beaumarchais ne s’étend pas, tout en le laissant affleurer au détour d’une réplique qu’il place dans la bouche de l’épouse de Figaro : « Ah : les scélérats d’hommes ! Quand on les étranglerait tous ! » ) (16).  Bref, Suzanne a vieilli elle aussi et sa mélancolie affleure dès les premières lignes de la pièce : « (Elle s’assied avec abandon.) A peine il est neuf heures, et je me sens déjà d’une fatigue…) (17).
Dans ce climat général d’abattement, ce n’est plus la question de l’égalité ou celle de l’émancipation qui est l’enjeu, ce n’est plus la dispute perpétuelle du serviteur indocile avec le maître abusif ou suffisant, c’est, sur un mode infiniment plus convenu, le mal qui exerce ses ravages, incarné par un intrigant et escroc machiavélique, et dont il va s’agir d’étouffer les machinations. Du coup, tout se passe non seulement comme si les lumières s’étaient éteintes sur la scène, mais comme si la configuration unique où les positions respectives du maître et du serviteur deviennent perpétuellement litigieuses, la configuration de modernité par excellence (si bien dessinée dans Le Barbier et surtout Le Mariage), s’était brusquement volatilisée. On revient à l’ordinaire immémorial de la lutte entre le Bien et le Mal, et le rire de la comédie éteint, le drame est le milieu déprimé dans lequel viennent s’administrer de pesantes leçons de morale passe-partout : que soient démasqués les perfides et les méchants, que « les honnêtes gens se pardonnent leurs torts et leurs anciennes faiblesses », que se conserve l’unité des familles, que le mérite des méritants soit récompensé, etc. C’est, statue Péguy, comme si l’on avait sauté d’un Ancien Régime dans un autre, l’événement Révolution annihilé, effacé des tablettes… C’est, pourrions-nous ajouter, le ton même de la Restauration dans le présent, notre présent, le goût affiché de notre époque pour la moraline.
Dans La Mère coupable, la tristesse s’est substituée à la joie, l’hiver au printemps, les passions tristes l’emportent sur toute la ligne , et surtout lorsque la morale triomphe : il n’est plus question de l’orgueilleuse fierté de Figaro, de son tempérament indisciplinable, que lorsque Bégearss tente de monter son Maître contre lui – « Sur la fidélité, je n’ai rien à lui reprocher, insiste le maître », avant de concéder – « mais il est vrai qu’il est d’une arrogance… » (18). C’est que, pour l’essentiel en effet, Figaro, instruit par la vie, mûri par l’expérience, s’est métamorphosé en serviteur modèle. N’ayant rien perdu de son intelligence pratique, de son art de dénouer les situations les plus embrouillées, de sa vivacité, il place désormais tout son art non plus au service des démonstrations exemplaires en faveur de l’égalité (de la dignité) des serviteurs, mais de l’intégrité du maître menacé par les mauvais tours du diable qui s’est introduit dans sa maison. Il est devenu le plus fidèle et le mieux qualifié des chiens de garde. Et satisfait de l’être : lorsque, à la fin de la pièce, le fripon a été confondu, l’argent du Comte récupéré in extremis grâce au zèle de Figaro, celui-ci refuse avec vivacité la gratification promise par le maître : « A moi, Monsieur ? Non, s’il vous plaît ; gâter par un vil salaire le bon service que j’ai fait ! Ma récompense est de mourir chez vous. Jeune, j’ai failli souvent, que ce jour acquitte ma vie ! O ma vieillesse ! Pardonne à ma jeunesse, elle s’honorera de toi » (19).
Voici donc le pèlerin de l’égalité devenu vieux à deux doigts de se dissocier du tempérament réfractaire de sa jeunesse… L’horizon dans lequel Figaro inscrivait ses insurrections de conduite n’était certes pas celui d’une révolution sanglante destinée à renverser le pouvoir du maître et y substituer sa propre loi. Mais, le goût de la dispute éteint, ne demeure plus que la bonne moralité, la constance et la probité du serviteur irréprochable que plus rien ne vient inciter à remettre en cause sa condition même et à déplacer les lignes tracées entre le maître et lui. En bref, dans l’extraordinaire raccourci (ni historique, ni psychologique, on est ici dans le temps de la fable, des fictions vraies) qui conduit du Mariage à La Mère coupable, une société d’ordre s’est reconstruite, une implacable restauration à eu lieu : à la fin de la dernière pièce de Beaumarchais et, ironie majeure, à la veille de la destitution du roi, du renversement de la monarchie absolue, le serviteur a retrouvé sa place, non point par force, mais avec son consentement actif et à la plus vive satisfaction des deux parties…
« Moi, écrit Péguy avec une remarquable perspicacité dans son commentaire de La Mère coupable, je sais qu’il y a un tout autre temps » (que celui du progrès) (20). Un temps qui abolit le rire émancipateur de la comédie (du carnaval, du charivari) au profit des leçons de morale compassées du drame, de la ritournelle du désenchantement (tout passera de votre espérance, vous reviendrez de tout). En tant qu’elle témoigne de l’autorité de cette loi d’airain, de cet éternel retour de l’esprit de restauration, dit Péguy, La Mère coupable « est une bonne pièce ». Mais, précisément parce qu’elle met à nu la fable de l’opération de restauration, en montre toutes les ficelles, elle incommode. Aussi demeure-t-elle à l’abandon, décriée au profit de celles qui la précèdent. Pas bégueule, la noblesse de cour avait adopté Figaro lorsque Le Mariage avait forcé les barrages et bravé la censure. La lointaine postérité bourgeoise de ces grands seigneurs continue à se divertir des coups d’éclat du plébéien, de ses traits d’esprit, de sa superbe. Mais tout se passe comme si la fable de La Mère coupable persistait à lui rester en travers de la gorge. Une arête très distinctement identifiée par Péguy : « Qu’un homme ait vu, dès 1792 et avant, qu’il était né dans l’histoire du monde, qu’il venait de naître non pas seulement un fils de Chérubin [l'enfant illégitime de la Comtesse], mais exactement un autre Tartufe, un deuxième Tartufe et une deuxième tartuferie, voilà ce que j’appelle un événement, dit l’histoire, et voilà ce que j’appelle une vue » (21).
Et d’expliciter, toujours dans cette sidérante prosopopée de l’histoire (Péguy fait parler « l’histoire », volontiers affublée aujourd’hui d’un grand H) : « Je m’entends, dit-elle, je m’explique. Qu’en 1775, et même en 1784, il y ait eu un Français qui ait vu que l’ancien régime tombait, cela, n’est-ce pas, n’a rien d’extraordinaire. Tout le monde le voyait (…) Mais qu’en 1792 il se soit trouvé un homme qui ait vu et qui ait écrit l’autre Tartufe, cela me passe un peu, dit l’histoire, je l’avoue, c’est ce que j’appelle une vue et ce que je nomme un événement » (22).
Ce dont est symptôme dans La Mère coupable la chute, l’affaissement de la capacité perturbatrice de Figaro non moins que l’ascension de l’intrigant, du Tartufe de nouveau régime, c’est bien cela , écrit Péguy : « (…) Que cela allait recommencer [je souligne, A.B.) exactement pareil sur l’autre bord, que c’était déjà fait, que c’était déjà recommencé… »(23). Avoir eu la prémonition de ce retour de Tartufe dans le monde d’après la Révolution, tel est, dit Péguy, le « coup de génie » de Beaumarchais. Mais  mieux encore : c’est en véritable voyant qu’il a compris « dès 1792 » « qu’après avoir nourri le Tartufe clérical, il faudrait, il fallait déjà nourrir le Tartufe humanitaire [je souligne, A.B.] ». Et, ajoute-t-il, « ces deux tartuferies sont aujourd’hui germaines et collatérales »(24).
Toute la question serait donc aujourd’hui de savoir comment un Figaro devenu vieux pourrait, saurait, affronter le Tartufe humanitaire. Dans La Mère coupable, on l’a vu, il n’y parvient qu’à la condition d’avoir déposé sa colère contre le maître et de s’être entièrement normalisé, de coïncider parfaitement, dès lors, avec le personnage du serviteur modèle. Le vieillissement, la fatigue, les désillusions agissent dans le sens d’une remise en ordre, chacun regagnant la place qui lui semble assignée, de toute éternité, conformément aux décrets de la nature – les époux se réconcilient, les amoureux convolent en justes noces, les serviteurs s’acquittent de leur devoir ponctuellement. Beaumarchais anticipe sur les conditions de ce monde devenu vieux, le nôtre, tel qu’il se profile derrière la modernité post-révolutionnaire. Figaro, dans Le Barbier et dans Le Mariage, note Péguy, c’était « l’heure de la jeunesse ». Ce qui fait de La Mère coupable une pièce poignante, c’est ce parti impopulaire qu’elle adopte :  faire revenir sous nos yeux ces personnages que notre désir souhaite et voit éternellement jeunes à l’heure « où ils ne sont plus jeunes  [je souligne, A.B.]».

large_the_servant_blu-ray_07 philosophie plébéienne dans Plèbe
Que demeure-t-il de l’énergie émancipatrice du plébéien lorsque s’abat sur lui cette mélancolie qui accompagne cette déperdition, cette usure, ce dégoût, souvent ? Cette question parcourt, on l’a vu, de nombreuses œuvres contemporaines, au cinéma, notamment. Dans la langue de Péguy, on dirait que le plébéien fatigué cesse alors d’être un personnage exemplaire pour les petites gens (le peuple vrai) pour autant qu’il glisse du côté du commun (le vulgaire, l’homme de l’adaptation et du ressentiment). En termes de généalogie, les gens du commun ont perdu le lien nourricier avec la tradition des opprimés, avec celle de la Révolution : « Les gens de Valmy et de Waterloo n’étaient point des gens du commun (…) Or, dans Le Mariage et dans Le Barbier, il est permis de dire qu’il y avait peut-être de tout excepté du commun »(25).
Dans le temps du vieillissement (qui est affaissement moral, immense fatigue), relève Péguy, se produit un « épaississement de l’esprit », comme il y a un « épaississement du corps ». Mais que demeure-t-il d’un Figaro épaissi ? D’un Figaro emporté par « la vie qui use tout avec un petit v (Beaumarchais) » (26) ?
Dans ce temps d’épaississement du serviteur (Barrett est un plébéien très épaissi), il se pourrait que nous éprouvions une difficulté croissante à identifier des individualités plébéiennes fortes, manifestant la capacité d’activer et d’intensifier la lutte pour l’émancipation sous le régime du nom propre. Se pourrait-il que le plébéien exemplaire tende, lui aussi, à perdre son nom ?
Le moment où le plébéien tend à perdre son nom pour entrer dans le corps anonyme de cette poussière d’humanité qu’est la plèbe est à tous égards décisif. Dans les configurations auxquelles font référence les œuvres analysées jusqu’ici, le champ agonistique jalonné par le plébéien est indissociable de sa capacité de présenter sa cause en son nom propre. L’évidence est là : pour se faire entendre, pour trouver son public et rallier ses partisans, encore faut-il avoir un nom et pouvoir le mettre en avant dans l’affrontement. L’histoire de la plèbe est précisément celle de ceux qui, face à l’histoire, face au pouvoir, face à la postérité, n’ont jamais eu de nom propre – ou l’ont perdu. Elle commence, si l’on veut, avec les deux larrons crucifiés au côté du Christ et dont les Écritures ne retiennent pas les noms, en un contraste saisissant avec celui par qui commence l’histoire du peuple chrétien et qui en a plus d’un… La tragédie classique opère un tri sans merci entre les personnes de condition roturière – les confidents, qui ont un nom, et toute la nébuleuse anonyme des gardes et des serviteurs qui n’en ont pas – elle est un genre aristocratique. La comédie, elle, accorde un nom aux valets dont les relations avec les maîtres sont à la fois tendues et conniventes. Elle est un genre populaire. Dans le roman du XIX° siècle s’agite en arrière-plan toute une armée des ombres sans noms – celle des valets, domestiques et servantes qui veillent sur le confort des maîtres… L’aporie qui se dessine ici est massive , insurmontable : les amis de la plèbe (qui, eux, ont un nom) ne peuvent tenter de parler en son nom, de faire entendre sa réclamation dans les espaces publics qu’en l’enfonçant encore plus dans sa condition de Philomèle ; il ne suffira pas, même, qu’ils mettent l’accent sur la relation qui s’établit entre condition plébéienne et impossibilité structurelle à accéder à des conditions de reconnaissance dans le champ public, à devenir visible et audible dans les espaces communs comme position ; dans ce rôle même, ils continuent à s’interposer entre la plèbe et le monde commun, à se faire ses intercesseurs : or, ce qui caractérise le « manque » perpétuel dont souffre la plèbe, c’est précisément non pas la capacité de parler mais bien d’être entendue et inscrite dans ces espaces, sans intermédiaires ni avocats.
Bref, ce serait alors du côté des sans noms, de la plèbe anonyme, aux contours incertains et résolument rejetée sur les bords du monde commun, que reviendrait la jeunesse du monde, mais dans des conditions où cette humanité-là demeurerait dans un perpétuel hors-champ de la vie politique (27). Plèbe de partout, de nos cités comme des bidonvilles africains, des camps palestiniens, mais aussi bien des sweatshops de Chine continentale ou du Bangladesh et dont Achille Mbembé dit qu’elle est habitée par « le désir généralisé de défection et de désertion ». Ces « gens sans- part », livrés à l’abandon et n’ayant « strictement rien à perdre », considérés par l’État comme une classe de « superflus » ou alors, là où l’emploi existe encore, comme du bétail productif, traités dans tous les cas comme « une masse de viande humaine » livrée à ici la violence des gangs, là à l’exploitation sans limite du capitalisme de prédation, ici « à l’évangélisme nord-américain et là aux croisés de l’Islam », n’ont pour horizon que  l’émeute sans lendemain, la grève sauvage ou bien alors le racket, les trafics, la violence sans projet alternatif.
Une pensée-de-ce-qui-vient, statue Mbembé, ne peut que se poser la question des conditions d’un soulèvement qui porte au-delà de cet horizon obstrué. Dans tous les cas, que ce soit, comme il le diagnostique, le bidonville qui est  « le lieu névralgique de (…) nouvelles formes de la lutte sociale »  ou bien l’usine-caserne de Shenzen, c’est bien à une nouvelle plèbe mondialisée, multitude des sans noms et sans visage que nous avons affaire. La masse en fusion des soulèvements de demain (28).
Le motif de la défection (ou de la désertion) qui se dégage des luttes et des soulèvement de cette nouvelle plèbe mondiale oblige à repenser dans ses fondements même les conditions de la politique. Le mouvement ouvrier et révolutionnaire traditionnel procède par accumulation et composition de forces visant un devenir majoritaire ou hégémonique dans la société – mais qui, dans les stratégies réformistes, va se résoudre en ambition d’occupation ou de colonisation de l’État – un jeu de dupes au terme duquel le supposé colonisateur se trouve bel et bien colonisé par cela même qu’il envisageait de soumettre à ses conditions propres. Cette dynamique de l’inclusion fatale n’épargne au fond aucun des protagonistes de la lutte indexée sur l’accumulation des forces et l’aspiration à un illusoire devenir majoritaire inscrit dans la durée – il y a belle lurette qu’à force de rejouer la prise du Palais d’Hiver, les trotskistes ont été pris par le Palais d’Hiver, qu’ils y ont pris leurs quartiers, fût-ce à la cave ou dans les combles – leur présence désormais assidue sous le chapiteau électoral.
Les luttes contemporaines de la plèbe mondiale procèdent d’une tout autre impulsion : leur fondement, tant politique qu’éthique, est le non catégorique et définitif opposé à un insupportable, à un intolérable (Foucault) inscrit dans les figures actuelles de la mondialisation ultralibérale – qu’il s’agisse des conditions de vie en général imposées à ceux qui n’ont pas leur couvert mis au banquet de la globalisation ou des conditions nouvelles de l’esclavage salarié. Ce non décidé et irrévocable est le socle à partir duquel se déploie la multitude des contre-conduites, résistances de conduite et insurrections de conduites de la nouvelle plèbe. Des gestes simples d’obstruction, de rétivité, d’insoumission, manifestant l’irréductibilité de ceux qui les effectuent aux conditions de la nouvelle règle du jeu. Des gestes s’inscrivant dans l’horizon de l’échappée hors des rapports de pouvoir et tendant à rendre la nouvelle plèbe ingouvernable. Ce sont ces bouquets de fuites innombrables et hétérogènes de ces multiplicités plébéiennes qui tendent aujourd’hui à mettre en échec les pouvoirs disciplinaires – des cités de nos quartiers de relégations aux bagnes des ateliers de confection de Dacca.
Tous ces « jolis coups de racaille » irrécupérables, naguère célébrés par Fernand Deligny, nous incitent à concevoir ce fait majeur : la reconstitution des intensités politiques procède aujourd’hui davantage de la démultiplication infinie de ces gestes de défection affectant aussi bien la mobilisation de la force de travail que le mode de vie, les relations familiales, les formes de consommation que du modèle de la bataille – des « camps » qui s’affrontent en un choc frontal, un modèle immémorial de la politique auquel Staline faisait tout naturellement référence lorsqu’il demandait ironiquement sur « combien de divisions » pouvait compter le Pape. Ce qu’il faudrait concevoir, c’est que ces flux de dé(saf)fection, dont le geste premier est inverse à celui du rassemblement, puissent envers et contre tout faire nombre au point de composer des forces susceptibles de se mesurer avec celles du monde compact et rassembleur par excellence – l’État.
De cette inversion des gestes premiers de la politique, c’est-à-dire au fond de la composition d’un peuple, la plèbe est pionnière, le geste défectif lui est en quelque sorte consubstantiel. En ce sens, elle est le cauchemar des pouvoirs contemporains, tant elle est portée, de par sa structure atomistique propre, diraient les disciples d’Epicure, à se rendre ingouvernable. Elle est le cœur battant de l’aspiration qui, au fond, couve en chacun des quelconques peuplant nos sociétés, à être « moins gouvernés », voire « pas gouvernés du tout » (Foucault). Cette aspiration, elle la jette à la face du monde sur le mode à la fois insolent et barbare  qui lui est propre. Elle est à ce titre l’ennemi naturel et héréditaire de tous les pouvoirs, et pas seulement de l’État – des élites vicaires de la pacification des mœurs à sens unique, des pouvoirs experts et de leur passion d’expliquer le sens des choses au peuple inexpert, avides de le pédagogiser à mort, des promoteurs de la communication universelle destinée à promouvoir la figure de la démocratie liquide, prétendument fondée sur le principe d’égalité naturelle et d’équivalence générale de toutes les positions et opinions – de tous les « messages ».
Elle est le milieu épars dans lequel renaît aujourd’hui la politique vive, à l’heure où une fraction substantielle de la classe ouvrière est portée à lier son destin à celui du productivisme industriel aveugle au nom de la défense des acquis et de l’emploi, à sacrifier son autonomie sur l’autel de la « viabilité » des entreprises en difficulté, s’échinant à « sauver », avec ses emplois, le tout automobile, l’industrie nucléaire (EDF, Areva, Fessenheim), prenant sa part, à l’occasion aussi, dans le tuer français de qualité (Mirages et autres Rafales).
Au delà des formes classiques d’institutionnalisation de la classe ouvrière dont le réformisme est la musique d’accompagnement, la colonisation de la subjectivité ouvrière par l’esprit du capital (la fatale substitution de l’énoncé : défendons nos entreprises envers et contre le capital cosmopolite, en alliance avec le capital autochtone à cet autre, condition de l’autonomie ouvrière : défendons nos intérêts propres contre le capital) est infiniment plus grave que les reculs qu’enregistrent les travailleurs du fait des conditions défavorables, sous couvert de la crise (« flexibilisation » du travail, etc.). C’est lorsque la subjectivité collective ou transindividuelle de la communauté est atteinte, infectée par celle de l’ennemi que se produisent les inflexions fatales, les abandons irréparables.
Dans cette configuration, seules des formes singulières d’un devenir plèbe des fractions de la classe ouvrière les plus rétives à ces nouvelles formes de domestication est susceptible de tracer des lignes de reconquête et ou de réinvention de l’autonomie. Des luttes de longue haleine comme celle, exemplaire, qui se déroule à Notre-Dame des Landes, où l’élément de la désaffection et de la destitution (du décret et de l’autorité même de l’État technocrate, prédateur et mégalomane) joue un rôle déterminant dans la composition d’une force irréductible et riche de toutes les diversités le montrent : c’est dans ces vifs mouvements de désassignation à ses lieux institutionnels, d’excentrement, de profération de non ! catégoriques et définitifs que se refonde la politique vive. Qu’elle fait retour et rajeunit dans l’affrontement sans perspective d’arrangement l’État et les puissances financières. Toute lutte politique fondée sur le refus décidé et endurant de ce avec quoi il ne saurait être question de transiger (le nucléaire, la xénophobie instituée, la destruction de l’environnement, le saccage des vies au nom de la prospérité du capital…) est vouée à voir ses acteurs décriés comme plèbe, traités en racaille par les gouvernants, la presse en uniforme, les élites. Toute résistance qui ne se réduit pas à la condition d’une pose ou d’un exercice de communication est, à ce titre, pour ceux qui s’y engagent, promesse d’un avenir plébéien. Non pas radieux, certes, mais du moins ouvert.
Alain Brossat
Le plébéien enragé / 2013
Publication en novembre 2013 au Passager clandestin
À voir sur le Silence qui parle :
Hanyo (La Servante) / Kim-KI Young

Sur ces questions : Brossat et Plèbe
serv plèbe
 
1 The Servant, film de Joseph Losey, sur un scéénario de Harold Pinter, avec Dirk Bogarde, Sarah Miles, James Fox, Wendy Craig…, 1963.
2 « La vengeance habite ton cœur : tout ce que tu mords se recouvre d’une croûte noirâtre ; le poison de ta vengeance fait tournoyer l’âme ! » (Ainsi parlait Zarathoustra, traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt, Le livre de poche, 1987.
3 Bertolt Brecht : Maître Puntila et son valet Matti, traduit de l’allemand par Michel Cadot, L’Arche, 1998.
4 Ivan Gontcharov : Oblomov, traduit du russe par Luba Jurgenson, Le livre de poche, 2000.
5 Sur la guerre des deux races : Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France, 1976, Hautes Etudes Gallimard/Seuil, 1997, notamment les cours du 11 et du 18 février 1976.  
6 El Custodio, film de Rodrigo Moreno, avec Julio Chavez, Osmar Nunez, Cristina Villamor…, 2006.
7 Dans la mythologie grecque, Philomèle, fille de Pandion, roi d’Athènes et sœur de Procné, est violée par son beau-frère Térée qui lui coupe la langue pour l’empêcher de témoigner du tort qu’il lui a fait subir. Elle tisse alors une toile sur laquelle elle « raconte » le crime et peut ainsi alerter Procné. Les deux sœurs se vengeront atrocement de Térée.
8 Jaroslav Hasek : Le brave soldat Chveïk, traduit du tchèque par          , Folio/Gallimard, 1975.
9 Sur ce point, voir : Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… un cas de parricide au XIX° siècle présenté par Michel Foucault, Gallimard/Julliard, « Archives », 1973.
10 Taxi Driver, film de Martin Scorsese, 1975, avec Robert De Niro, Cybill Shepherd, Judy Foster…
11 Octave Mirbeau : Le journal d’une femme de chambre, 1900 (Le livre de poche, 19
12 Luis Bunuel : Le journal d’une femme de chambre, 1964, avec Jeanne Moreau, Michel Piccoli, Françoise Lugagne…
13 Charles Péguy : Clio, posthume, NRF Gallimard, 1932. Beaumarchais : Théâtre, GF Flammarion, 2000.
14 Op. cit. , p. 91.
15 Op. cit., p. 251.
16 Op. cit. , p. 258.
17 Ibid.p. 253.
18 Ibid., p. 281.
19 Ibid., p. 316.
20 Op. cit., p. 52.
21 Ibid. , p. 97.
22 Ibid., pp. 97-98.
23 Ibid. p. 98.
24 Ibid. p. 99.
25 Ibid. p. 109.
26 Ibid., p. 102 : « Je ne crois pas que jamais on ait autant fait sentir, aussi profondément, sans le faire exprès (mais c’est la meilleure manière, c’est la seule) ce que c’est que le mariage, et le ménage, et l’homme et la femme et les enfants, et ce que c’est que le temps qui a passé, et la vie, non pas la Vie des imbéciles, avec un grand V, mais la vie qui use avec un petit v ».
27 La déperdition ou la dépossession du nom propre est une caractéristique majeure de la condition du plébéien. Pour la presse et les pouvoirs publics, le chômeur qui se suicide par le feu devant une agence de Pôle Emploi à Nantes, au mois de février 2013, est un « désespéré » qui demeure anonyme. La restitution de son nom, Djamal Chab, est un geste et une action politique qui incombent à ses amis et balisent le champ de l’affrontement entre gouvernants et gouvernés, vicaires démocratiques du capital et chômeurs, en l’occurrence. Je remercie Phlippe Coutant d’avoir attiré mon attention sur ce cas de perte du nom, parmi une multitude d’autres.
28 Achille Mbembé : « Cinquante ans de décolonisation africaine », in NAQD, revue de critique sociale, Alger,  n° 30, automne-hiver 2012, p. 138 sqq.

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