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Detroit, carnet de voyage / Elsa Bernot / Chimères n°80 Squizodrame et schizo-scènes

26.02.13
Écrire Detroit, c’est déjà mentir, trahir. C’est évident. C’est évident qu’il faut le dire.
Detroit ne ressemble pas aux portraits que l’on en dresse.
Detroit, comme Dresde en 46 ? Vraiment ? Je ne sais pas, je n’ai pas assez échangé avec les gens d’ici pour dire.
Mais il n’y a pas de cadavre.
Detroit la gueule cassée du grand capital ? Je n’y lis pas tant de souffrances. Peut-être que je ne regarde pas assez bien ? Et puis, qu’est-ce que je connais des gueules cassées après tout ? Ma propre répugnance face à ces visages démolis. Je ne suis pas dans leur tête. Je ne suis pas une detroiter.
Il y a parfois des attitudes typiquement sorties de guerre : « Pose pas de questions, tu peux pas comprendre ».
Il y en a qui m’ont l’air comme vous et moi, étudiants tirant sur le bobo, JCD tirant sur le branché, qui se sont fondus dans le décor.
Il y a les noirs qui sont pauvres. Ils marchent dans les rues. Ils s’arrêtent aux liquor stores. Ils sont parfois fous. Ils sont souvent souriants et causants.
How are you doin’ today ? Where are you goin’ today ?
Juste comme ça, un signe de la main, un sourire, passe la môme, allez avance.
J’avance d’un bloc à l’autre sur ma petite bicyclette. J’avance… Des canapés défoncés sur le bord du trottoir. Des bouteilles de verre qui scintillent dans la neige crasse à demi-fondue. Des portes condamnées, des fenêtres brisées, condamnées, des immeubles de briques noircies, des magasins aux grilles fendues, courbées, arrachées, par centaine, encore et encore, et encore, sur des centaines de mètres, sur des kilomètres. Des maisons, des centaines de maisons brisées, le toit crevé, par terre une peluche avec ses yeux de bille noire tournés vers le ciel, le corps éventré, la mousse s’est répandue autour. Le rire des enfants qui résonne… Fantômes ? Non, trois gosses passent, main dans la main, me regardent les regarder, éclatent de rire, filent en courant. Oui, il y a de la vie là-dedans, une voiture qui se gare, un couple descend, un couple noir, qui passe sous le porche et entre. La maison tient debout. Des arbustes taillés devant la petite balustrade de bois blanche. Propre.
Puritan Avenue. Peut-être, quoi, une dizaine de kilomètres de long. On m’avait dit, Detroit, c’est des ruines et des jardins. Des ruines oui, pour sûr, pas de doute possible. The wrong kind of ruins pour reprendre l’expression d’un chauffeur de taxi. Des jardins, hum, en février forcément ça crève pas les yeux. Deux trois panneaux, community garden here, brightmoor neighbors, garden… Bon. Un carré de neige que percent à peine trois tiges jaunies.
Detroit c’est facile.
D’abord c’est plat, et c’est assez carré, rectiligne, longiligne. Donc facile.
Et puis quand on a de l’argent, alors vraiment c’est un jeu d’enfants. Pas une porte fermée.
Une rue, immense, longue. Vide bien sûr, quoi, une dizaine de voiture en vue, trois piétons. Des bâtiments isolés, vides. Du vent qui passe, whhhhhhhiehhh, qui balaye la rue.
Une porte en fer, rouillée. The Hub, peint en grand sur un mur de brique défraîchi.
La porte, lourde, grince à peine. Il fait bon dedans.
Des vélos, bien alignés. Grands, petits, jaunes, verts, violets, épais, fins, guidons courbes, droits.
Essaye celui-là, vas-y sors, il n’y a personne dans la rue à côté.
Ok. On monte. Tiens, la rouge, là. Et puis la violette.
Ah, la violette. Ha ha ! Superbe, elle me plaît, très bonne compagne de vadrouille, je prends. 150 dollars.
That is so smart ! Me lance une femme assise à un arrêt de bus.
En trois heures de vélo, j’ai vu deux bus. J’ai vu des personnes réparties par lots de un, deux, parfois trois aux arrêts de bus essaimés le long des rues. Des noirs. Et j’ai vu deux cyclistes. Noirs. Dans le centre, le downtown, plus d’argent, plus de mixité, plus de bus, plus de vélos.
Elsa Bernot
Detroit, carnet de voyage /2013
Extrait des notes publiées dans Chimères n°80 / Squizodrame et schizo-scènes
Sur le Silence qui parle : V comme Voyage / Abécédaire Gilles Deleuze

detroit

American Beauty / Sam Mendes

Image de prévisualisation YouTube
Sam Mendes
American Beauty / 1999
Musique : Thomas Newman
Scénario Alan Ball
Avec Kevin Spacey, Arnette Bening, Thora Birch,
Wes Bentley, Mena Suvari, Chris Cooper

Pour une amie actuellement en itinérance à Detroit, USA.
Pour le Voyage. Les Jardins. L(S)es yeux ouverts sur le monde.

« J’avais oublié le goût de l’ailleurs. »




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