Archive pour le Tag 'Désir'

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Dialogues / Gilles Deleuze et Claire Parnet

Oui, le mourir s’engendre dans nos corps, il se produit dans nos corps, mais il arrive du Dehors, singulièrement incorporel, et fondant sur nous comme la bataille qui survole les combattants, et comme l’oiseau qui survole la bataille. L’amour est au fond des corps, mais aussi sur cette surface incorporelle qui le fait advenir. Si bien que, agents ou patients, lorsque nous agissons ou subissons, il nous reste toujours à être dignes de ce qui nous arrive. C’est sans doute cela, la morale stoïcienne : ne pas être inférieur à l’événement, devenir le fils de ses propres événements. La blessure est quelque chose que je reçois dans mon corps, à tel endroit, à tel moment, mais il y a aussi une vérité éternelle de la blessure comme événement impassible, incorporel, « Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner. » Amor fati, vouloir l’événement, n’a jamais été se résigner, encore moins faire le pitre ou l’histrion, mais dégager de nos actions et passions cette fulguration de surface, contr’effectuer l’événement, accompagner cet effet sans corps, cette part qui dépasse l’accomplissement, la part immaculée. Un amour de la vie qui peut dire oui à la mort. C’est le passage proprement stoïcien. Ou bien le passage de Lewis Carroll : il est fasciné par la petite fille dont le corps est travaillé par tant de choses en profondeur, mais aussi survolé par tant d’événements sans épaisseur. Nous vivons entre deux dangers : l’éternel gémissement de notre corps, qui trouve toujours un corps acéré qui le coupe, un corps trop gros qui le pénètre et l’étouffe, un corps indigeste qui l’empoisonne, un meuble qui le cogne, un microbe qui lui fait un bouton ; mais aussi l’histrionisme de ceux qui miment un événement pur et le transforment en fantasme, et qui chantent l’angoisse, la finitude et la castration. Il faut arriver à « dresser parmi les hommes et les œuvres leur être d’avant l’amertume ». Entre les cris de la douleur physique et les chants de la souffrance métaphysique, comment tracer son mince chemin stoïcien, qui consiste à être digne de ce qui arrive, à dégager quelque chose de gai et d’amoureux dans ce qui arrive, une lueur, une rencontre, un événement, une vitesse, un devenir ? « A mon goût de la mort, qui était faillite de la volonté, je substituerai une envie de mourir qui soit l’apothéose de la volonté. » À mon envie abjecte d’être aimé, je substituerai une puissance d’aimer : non pas une volonté absurde d’aimer n’importe qui n’importe quoi, non pas s’identifier à l’univers, mais dégager le pur événement qui m’unit à ceux que j’aime, et qui ne m’attendent pas plus que je ne les attends, puisque seul l’événement nous attend, Eventum tantum. Faire un événement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. Aimer ceux qui sont ainsi : quand ils entrent dans une pièce, ce ne sont pas des personnes, des caractères ou des sujets, c’est une variation atmosphérique, un changement de teinte, une molécule imperceptible, une population discrète, un brouillard ou une nuée de gouttes. Tout a changé en vérité. Les grands événements, aussi, ne sont pas des concepts. Penser en termes d’événement, ce n’est pas facile. D’autant moins facile que la pensée elle-même devient alors un événement.
Gilles Deleuze
Dialogues – Entretiens avec Claire Parnet / 1977-1996
Dialogues / Gilles Deleuze et Claire Parnet dans Anarchies antonin-artaud-la-bouillabaisse-de-formes-dans-la-tour-de-babel1948
dessin d’Antonin Artaud / la Bouillabaisse de formes dans la tour de Babel / 1948

Un amour d’UIQ (scénario pour un film qui manque) / Félix Guattari / Silvia Maglioni et Graeme Thomson / Isabelle Mangou

Le point de départ de la dernière version d’Un amour d’UIQ marque une ligne de fuite et en même temps de recommencement, en sortant d’une situation bloquée, d’une atmosphère congelée, qui semble la quintessence des « années d’hiver ».
« Je suis de ceux qui vécurent les années soixante comme un printemps qui promettait d’être interminable ; aussi ai-je quelque peine à m’accoutumer à ce long hiver des années quatre-vingt ! L’histoire fait quelques fois des cadeaux, mais jamais de sentiments. Elle mène son jeu sans se soucier de nos espoirs et de nos déceptions. Mieux vaut, dès lors, en prendre son parti et ne pas trop miser sur un retour obligé de ses saisons. D’autant qu’en vérité rien ne nous assure qu’à cet hiver-là ne succédera pas un nouvel automne ou même un hiver encore plus rude ! » (1)
C’est dans cette ambiance glaciale que le personnage du biologiste Axel descend des nuages avec son ampoule d’élixir vital, la souche de phytoplancton qui contient l’Univers infra-quark. Echappé des expérimentations biologiques échouées en Belgique, il arrive dans les alentours de Francfort où, comme on l’a déjà vu, avec l’aide des squatters il répète ses tentatives de communiquer avec l’intelligence microbiologique qu’il a découverte. Le plateau principal du film est l’espace crépusculaire et paranoïaque de ces naufragés d’une nouvelle catastrophe cosmique, à l’intérieur d’une grande usine, dans un quartier à l’abandon. Le squat, les hangars qui l’entourent et les cours qui se succèdent forment les images les lus marquantes que Guattari nous donne à « voir » : une texture visuelle qu’on peut (simplement) imaginer – selon l’esthétique cyberpunk émergeante de l’époque – comme glauque, pluvieuse, bleuâtre, éclairée par des écrans et des lampes aux néons tremblotants, un univers où l’élégance délabrée, délavée des décors de Blade Runner (1982) fusionnent avec les frémissements chromatiques d’une nouvelle vague « noire » genre Mauvais sang (1986). une successions de lieux semi-vides dans lesquels résonnent des couches sonores faites de bruits métalliques lointains, angoissants.
Séparé du monde extérieur, et constitué de « territoires » multiples aménagés par les différents résidents qui s’y réfugient, le squat devient avec l’apparition d’UIQ un espace potentiel où i y a la possibilité de composer de nouveaux agencements trans- et infra-personnels, d’expérimenter avec le corps de leurs désirs. A un moment donné du film, grâce à la prolifération des interfaces, l’usine subit même une mutation animale : « Des câbles partent du dernier étage où se trouve le laboratoire pour entrer dans d’autres pièces. On a l’impression que la façade est aux prises avec une pieuvre… » L’autopoïesis machinique d’UIQ exploitera les compétences et les investissements affectifs des membres de la communauté, ramassés sur fond du bestiaire des créatures exotiques et ensommeillées des années 1980 : punks, orphelins, techno-junkies autodidactes, hackers, soixante-huitards baba-cool, schizos, voyageuses astrales. Ce casting place Guattari dans une famille de cinéastes marginaux « dysfonctionnels » : Jarman, Cronenberg, Ossang, Tarkovski, Carax, Jarmusch et, bien sûr, Kramer, tous habitants de la vie quotidienne d’une catastrophe à venir.
UIQ : re-mix d’images qui deviennent inédites, DJ et DIY, ou comment se rebeller contre la standardisation industrielle du cinéma dominante. Ce que Kramer avait trouvé trop « théâtral » dans le scénario marque ici en revanche une forme de résistance au moteur narratif du film. Le décor de l’usine-squat – avec ses compartiments contigus mais hétérogènes – ouvre des possibilités de temporalités et de rythmes multiples, mille plateaux d’un film hybride entre cinéma, théâtre, installation, peinture, danse et performance.
Silvia Maglioni et Graeme thomson
Un Amour d’UIQ / 2012
Félix Guattari
Extrait de la préface
Voir également : Terminal Beach
Un amour d'UIQ (scénario pour un film qui manque) / Félix Guattari / Silvia Maglioni et Graeme Thomson / Isabelle Mangou dans Anarchies unamourduiq
1 Félix Guattari, les Années d’hiver, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009.

Chaosmose 1, penser avec Félix Guattari / Chimères n°77 / Edito : Chaosmose, une lecture collective / Pascale Criton

Ce numéro de Chimères fait suite à une lecture collective du livre de Félix Guattari Chaosmose, écrit en 1992 (Galilée) qui s’est déroulée d’octobre 2011 à mai 2012, à Mains-d’Œuvres (Saint-Ouen), puis à la Maison Populaire (Montreuil).
Chaosmose est une proposition pour voir et faire les choses autrement, une invitation à la « mise en acte » processuelle d’une pensée transversale. Comment réaliser un numéro de revue comme une expérience qui s’inscrive elle-même dans une processualité créative ? Penser avec Félix Guattari n’est pas « penser sur », ni « penser comme », mais produire des pensée-faire, pensée-dire, pensée-signes : plutôt qu’une analyse textuelle, il s’agissait de solliciter chacun dans ce que cette lecture lui donne à penser ou favorise dans ses pratiques, qu’elles soient politiques ou cliniques, philosophiques ou artistiques. Ainsi au cours de six séances de cette « lecture en acte », le mélange des signes s’est joint au chevauchement des temps et des espaces. Présents ou à distance, cliniciens, philosophes, artistes, psychanalystes, écrivains, sociologue intervenants se sont imbriqués dans une transversalité esthétique associant l’idée, le corps, l’écoute et le mouvement. Se sont côtoyés quelques uns de ceux, amis, analystes, artistes, philosophes, qui ont rencontré l’homme, partagé ses idées et en poursuivent les pistes. Mais aussi ceux plus jeunes, qui expérimentent aujourd’hui, à partir de ses traces, l’hétérogénèse sémiotique de la « chaosmose » et nous font découvrir l’œuvre littéraire, théâtrale et cinématographique de Guattari lui-même — œuvre largement méconnue et dont nous présentons ici quelques extraits.
Pascale Criton
Extrait de l’éditorial / Chimères n°77
Chaosmose 1, Penser avec Félix Guattari
Sortie octobre 2012
Présentation du numéro en présence des auteurs
à la Maison populaire de Montreuil vendredi 19 octobre

Chaosmose 1, penser avec Félix Guattari / Chimères n°77 / Edito : Chaosmose, une lecture collective / Pascale Criton dans Chimères chimeres77chaosmoseguattari

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