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Judith Butler : Qu’est-ce qu’une vie bonne ? / Jean-Philippe Cazier

Qu’est-ce qu’une vie bonne ? est le texte du discours que Judith Butler a prononcé en 2012, en Allemagne, lorsque lui a été remis le prix Adorno. Ce texte de circonstance examine pourtant une question qui concerne des problèmes et enjeux centraux dans son œuvre : « comment mener une vie bonne dans une vie mauvaise » ?

Pour Butler, qui rencontre cette question chez Adorno, il s’agit moins de répondre ou de rappeler des réponses apportées par d’autres philosophes que de faire émerger ses conditions et son sens actuels. Il n’est pas répondu ici à cette question car personne ne peut dire à la place des autres comment mener une vie pour qu’elle soit bonne : « comment pouvons-nous penser à une vie vivable sans poser un idéal unique ou uniforme » ? Comme Kant l’a montré, vouloir dire aux autres comment bien vivre, qu’un Etat veuille penser pour tous un idéal unique et uniforme de la vie bonne, est un despotisme. Pour Butler, dire aux autres ce que doit être leur vie pour qu’elle soit bonne reviendrait sans doute à nier la pluralité des vies, à dévaloriser certaines vies au profit d’autres, à faire ce que fait le type de pouvoir actuel qui repose précisément sur la hiérarchisation des vies et la négation de certaines d’entre elles. Il faudrait trouver pour cela un autre mot que celui de « despotisme » qui ne convient plus à ce que fait le pouvoir lorsqu’il gère, hiérarchise ainsi les vies et en efface certaines qui dès lors n’existent plus.
S’il ne s’agit pas pour Judith Butler de donner une réponse qui délimiterait a priori une définition universelle de la vie bonne, il n’est pas non plus question d’affirmer un individualisme qui couperait chacun de son rapport aux autres et séparerait l’éthique du politique. Réfléchir au sens actuel de la question et aux conditions actuelles d’une vie bonne implique d’admettre la nécessité de penser le rapport de chacun aux autres, d’inscrire l’individu dans des relations collectives dont il n’est pas séparable, de reconnaître l’impératif d’un cadre général des relations à l’intérieur duquel chacun pourrait être capable de mener une vie bonne. Par l’analyse du sens et des conditions actuelles de cette question, Judith Butler met en évidence la nécessité d’un cadre collectif qui, n’imposant aucun modèle de vie, n’en est pas moins normatif, réfutant un individualisme qui ne serait que l’expression du règne de l’opinion commune ou l’argument apparemment libérateur d’un système qui est en réalité de domination.
S’il n’y a pas de réponse a priori et universelle à cette question, l’existence de celle-ci conduit cependant à reconnaître la nécessité d’un cadre politique par lequel chacun pourrait être capable de se demander comment mener sa vie pour qu’elle soit bonne, pourrait se représenter lui-même comme étant capable de mener sa vie, d’avoir une vie, d’être en vie : ce qui présuppose que la vie de chacun soit reconnue comme valable, vivable, vivante. Un tel cadre politique aurait pour finalité la vie, non pour la nier, en hiérarchiser les modes, rejeter au-delà du vivant les modes de vie dévalorisés – un tel cadre politique doit donc être différent de ceux que nous subissons actuellement. Une politique qui rendrait possible que des subjectivités puissent se demander pour elles-mêmes ce que peut être leur vie doit œuvrer à l’existence de telles subjectivités, et par là est inséparable d’une dimension éthique.
Le but n’est pas de parler et penser à la place des autres, mais de faire émerger des conditions rendant chacun capable de se poser cette question et d’y répondre pour lui-même. L’enjeu est de penser la nécessité du lien entre éthique et politique, lien qui implique d’interroger et de repenser l’individu, le sujet, la norme, le pouvoir, la liberté, le politique, etc. – autant de notions qui, dans ce texte pourtant bref, entrent dans des relations complexes et qui, conformément aux partis pris récurrents de Butler, sont d’une part réélaborées à partir de ceux qui subissent négativement les effets des systèmes de domination dans lesquels nous existons et, d’autre part, ont pour finalité pratique la résistance à ces systèmes, la possibilité de mutations positives.
La question « comment mener une vie bonne dans une vie mauvaise ? » demande que soit interrogé ce qu’est une « vie bonne » et une « vie mauvaise » pour nous, ce qu’est pour nous « une vie », ce que signifie pour nous « mener sa vie », que soit demandé qui peut se reconnaître dans ce « nous » qui interroge, dans ce « moi » qui s’interroge sur les conditions et possibilités de sa propre vie. Le sens et les conditions de la question ne se rattachent pas à une éternité des problèmes et questions mais concernent nos conditions d’existence présentes (la détermination de ce présent étant en soi problématique). Habituellement, soit cette question n’est pas posée, soit elle ne peut pas l’être : parce que des réponses existent déjà, sont répétées sans interrogation préalable, et que les conditions pour que la question soit posée ne sont pas réunies, celles qui existent excluant au contraire la possibilité de cette question. Dans les deux cas, l’absence de la question est liée aux dispositifs et effets de relations de pouvoir qui conditionnent notre pensée, nos existences, le rapport de chacun aux autres et à lui-même, le rapport du collectif aux individus ou aux populations minoritaires – dispositifs et effets qui conditionnent donc notre présent, notre histoire, nos subjectivités, le présent pluriel dont nous sommes inséparables.
Si nous nous demandons, au présent, « comment mener une vie bonne dans une vie mauvaise », c’est que les réponses existantes sont perçues comme insuffisantes et qu’un diagnostic du présent rend problématique le fait de mener une vie bonne dans un monde où « la bonne vie est structurellement ou systématiquement interdite au plus grand nombre », et où « ceux qui prétendent vivre une bonne vie le font en profitant du travail des autres, ou en s’appuyant sur un système économique qui produit de l’inégalité ». Si des réponses plurielles et contradictoires existent dans l’opinion commune – sans parler de la tradition philosophique –, elles ne nous permettent pas de penser les conditions actuelles d’une vie réellement bonne et s’ancrent dans un système politique, économique et culturel « structuré tout entier par l’inégalité, l’exploitation et les diverses formes d’effacement ». Les conditions et représentations actuelles de la vie bonne, assimilée par exemple au bien-être économique, à la prospérité, à la sécurité, nécessitent un monde assujetti et douloureux – « une vie mauvaise » – dont elles sont la reproduction et la justification. Si la vie bonne ne peut exister que pour quelques-uns au détriment de la vie des autres, peut-on considérer qu’il s’agit d’une vie véritablement bonne? Si le bien qui correspond à la vie bonne n’est pas universel, valable pour tous, est-il un véritable bien ? Si ma vie nécessite la souffrance des autres, la négation de leur propre vie, cette vie peut-elle être dite bonne ? A travers ces interrogations, Butler retrouve des propositions et problématisations de l’histoire de la philosophie – Aristote, Hobbes, Rousseau, Kant –, mais pour en faire un usage critique, pragmatique et actuel : le monde qui est le nôtre est mauvais, l’idéologie présente du bien vivre est un masque pour une exploitation et une aliénation généralisées, y compris pour ceux qui, profitant du monde tel qu’il est, y trouvant l’occasion d’y satisfaire des intérêts particuliers dont ils n’ont d’ailleurs pas réellement décidé, ne voient pas que ce monde les assujettit et pourrait aussi bien les détruire ou détruire ceux qu’ils aiment. Ce monde doit donc être changé.
Les conditions et représentations actuelles de la vie bonne impliquent l’existence d’un système d’exploitation et de négation de certaines vies, et donc une séparation entre morale, éthique et politique. Si Butler évoque, pour définir cette vie mauvaise – pour les autres et pour soi – inséparable de ce que l’on croit être la vie bonne, l’exploitation capitaliste de la planète, elle se concentre sur le mode actuel d’un pouvoir irréductible à des dimensions économico-politiques. Ce mode correspond à ce que Michel Foucault a nommé la biopolitique, et que Butler redéfinit ainsi : « Par biopolitique, j’entends ces pouvoirs qui organisent notre vie, ainsi que ceux qui rendent certaines vies plus précaires que d’autres, qui relèvent plus largement d’une gestion gouvernementale ou non des populations, et qui prennent des séries de mesures pour l’évaluation différenciée de la vie elle-même ». La biopolitique désigne cette modalité du pouvoir actuel dont la finalité est la gestion de la vie soumise à des intérêts qui sont ceux non de la vie ou des vies mais, par exemple, du néolibéralisme, de l’hétérosexisme, ou encore de l’occidentalocentrisme. La biopolitique définie comme action sur la vie implique une différenciation et une hiérarchisation par lesquelles toutes les vies n’ont pas la même valeur, et si certaines – les vies blanches, hétérosexuelles, masculines, etc. – sont valorisées, d’autres au contraire sont dévalorisées, voire niées en tant que vies vivables et avec lesquelles rendre effectif un rapport juste : vies pauvres, transgenres, irakiennes, vies tiers-mondialisées, exilées, réfugiées – toutes ces vies qui existent dans « une sorte de pénombre de la vie publique », et dont la mort n’est pas collectivement reconnue comme étant digne d’être pleurée, de faire l’objet d’un deuil, c’est-à-dire dont l’existence n’est pas reconnue comme valable. La biopolitique, en différenciant et hiérarchisant les vies, se rapporte à une représentation de la vie bonne indissociable de dimensions matérielles, économiques, juridiques, politiques, etc., à l’intérieur desquelles certaines vies tirent profit de la négation d’autres vies, de leur effacement, de leur souffrance, de leur exploitation. Par la biopolitique, la vie bonne nécessite la vie mauvaise, et ce lien prend place à l’intérieur de relations générales d’exploitation, d’appauvrissement, de mise à mort impliquant, à nouveau, que l’éthique, la morale et la politique soient dissociées. On voit mal pourquoi ceux dont les vies sont ainsi niées devraient accepter un tel ordre du monde.
Les conséquences de tout cela sont multiples, mais deux d’entre elles peuvent être soulignées du fait de leur portée critique et pratique : la hiérarchisation des luttes se situe elle-même dans la logique de la biopolitique dont elle est complice ; l’invisibilisation des minorités et des groupes dont la vie est niée (prisonniers, prostitués, toxicomanes, SDF, sans-papiers, trans, etc.) est autant politique que l’exploitation capitaliste : la violence symbolique et matérielle de la condition des femmes, des homosexuels, des précaires, des populations racialisées, n’existe pas hors du réseau d’un pouvoir globalement destructeur et dominateur. Si la résistance à ce pouvoir n’est pas elle-même transversale et globale, alors elle n’est qu’un simulacre de résistance, une complicité qui perpétue la réalité et les effets sociaux, économiques, culturels, législatifs, environnementaux, psychiques, du biopouvoir : si « il ne nous est pas possible de lutter pour une vie bonne, une vie vivable, sans satisfaire les exigences qui permettent à un corps de subsister (…), cette revendication ne nous suffit pas, précisément parce que nous survivons pour vivre ».
Comment ceux dont la vie n’est pas reconnue, ceux auxquels on ne reconnait pas d’être en vie, pourraient-ils se demander comment mener une vie bonne ? Pour se poser cette question, ne faut-il pas déjà que l’on vous reconnaisse et que l’on se reconnaisse comme étant une vie et capable de mener sa vie, c’est-à-dire d’en décider soi-même ? Si la question « comment mener une vie bonne ? » a un sens aujourd’hui, l’analyse qu’en fait Butler amène à penser que ce sens n’existe immédiatement que pour ceux dont la biopolitique valorise et reconnait la vie, pas pour les autres. Ces mêmes analyses amènent à reconnaître que la position de cette question fait émerger le problème de la biopolitique, la hiérarchisation des vies qu’elle implique, la négation de certaines vies qu’elle effectue, les subjectivités niées et négatrices d’elles-mêmes qu’elle produit. Les analyses de Butler aboutissent donc à l’idée que si cette question doit être posée et avoir un sens pour nous aujourd’hui, elle appelle, d’une part, la reconnaissance de la biopolitique et de ses effets et, d’autre part, le dépassement de la biopolitique vers un autre type de politique dont la vie serait également la finalité mais une vie non différenciée selon des hiérarchisations négatrices et meurtrières, une politique qui affirmerait et rendrait possible, au contraire, la pluralité des vies également vivantes et valables. Ce qui signifie que cette politique devrait rendre possible et protéger les vies plurielles, de manière universelle, et associer, à l’inverse de la biopolitique, l’éthique, la morale et le politique : une politique inclusive, égalitaire, une politique de la reconnaissance, mais en même temps normative, excluant en elle-même le repli sur un individualisme égoïste ou le seul intérêt de groupes particuliers.
On voit ici comment ce travail de Judith Butler peut croiser et relancer les thèses classiques des théoriciens du contrat social, mais aussi les recherches de philosophes comme Arendt ou Derrida, occupés à une nouvelle pensée du commun, de la communauté et de la différence : une communauté qui ne serait pas confondue avec l’identité, qui n’inclurait pas des différences qui lui seraient extérieures, mais qui se constituerait elle-même de différences demeurant telles.
Loin d’être abstraites, ces théories se présentent comme les principes d’une pensée éthique et politique concrète. Les variations proposées par Butler autour de la question « comment mener une vie bonne ? » reprennent de manière resserrée les travaux qu’elle mène dans tous ses livres, ceux portant aussi bien sur le genre que sur la guerre en Irak, sur la violence des institutions politiques, sur le rapport à soi et aux autres, etc. – jusqu’à son précédent livre traduit en français, Vers la cohabitation, consacré aux rapports entre Israéliens et Palestiniens. Qu’est-ce qu’une vie bonne ? épure la logique d’ensemble de ces travaux et accentue leurs articulations les plus générales, ce qui appuie leur puissance critique qui s’exerce contre un pouvoir centré sur la précarisation et la négation de la vie. Cette critique de notre présent implique en elle-même l’évidence de la nécessité de changer ce présent pour un autre présent, inclusif et commun, pour une politique de la communauté, une communauté non uniforme et identitaire mais en elle-même plurielle, multiple, divergente, vivante – cette évidence s’imposant d’abord à l’intérieur du point de vue de ceux dont la vie étant niée cherchent à résister à cette négation : « je ne saurais affirmer ma propre vie sans évaluer de manière critique ces structures qui évaluent différemment la vie elle-même ».
On le voit, ce texte de Judith Butler affirme de manière centrale les finalités politiques de son travail. Si elles impliquent une nouvelle analyse des relations de pouvoir ainsi qu’une redéfinition et une nouvelle pratique des rapports entre éthique, morale et politique, ces finalités appellent tout autant une nouvelle pensée des conditions de la vie humaine – et non humaine –, une nouvelle pensée des corps, des subjectivités, du discours, de la reconnaissance, de l’interdépendance première entre chacun et chacun, ce qui conduit Butler à privilégier et à reformuler des notions telles que celles de précarité et de vulnérabilité.
Ce travail mené par Judith Butler conduit également à poser la question de la transformation des relations à l’intérieur desquelles nous existons, et donc la question de la résistance : comment produire des mutations positives de l’ordre biopolitique des corps, des subjectivités, du monde ? Cette question implique immédiatement un important travail critique comme celui que, livre après livre, construit Butler, comme elle semble appeler un nécessaire travail critique sur soi-même, sur les conditions de sa propre pensée, de son propre rapport aux autres, sur les conditions et conséquences de sa propre existence et de son propre bien.
Mais Butler souligne les limites et insuffisances de ce travail critique qui, s’il se satisfait de lui-même, contient le risque de demeurer privé, d’être exclusivement le fait de groupes privilégiés et de reconduire l’idée stérile et complice de l’intellectuel guidant le peuple. Une résistance effective au biopouvoir, une résistance réelle au monde produit par la biopolitique impliquent une lutte pour la visibilité de ceux que la gestion biopolitique des vies efface, une lutte pour l’affirmation et la mise en avant de ces vies qui sont niées – impliquent de ne pas parler à la place de mais avec ceux dont la voix n’existe pas, d’être avec et d’exister avec ceux qui n’existent pas, c’est-à-dire de construire une communauté incluant la vie, la visibilité, les corps, la parole de ceux dont l’effacement est la condition de la vie « bonne » des dominants et qui sont d’ailleurs eux-mêmes, de plus en plus, dans des pratiques de résistance.
Une résistance effective ne peut être qu’une pratique collective et inclusive, elle doit avoir pour condition que les pratiques collectives de résistance intègrent effectivement la visibilité et l’affirmation de la multiplicité des vies, qu’elles soient en acte la réalisation de rapports justes, égalitaires, qu’elles réalisent déjà une communauté différentielle et affirment dans leur mode d’être le lien entre éthique, morale et politique : « Un mouvement social est lui-même une forme sociale » ; « la résistance doit être plurielle et incarnée dans des corps », elle consiste immédiatement « à créer un nouveau mode de vie, une vie plus vivable qui s’oppose à la distribution différenciée de la précarité ». Résister n’est pas seulement refuser l’ordre biopolitique, car ce refus n’est réellement possible que par la création de communautés politiques, inclusives et transversales qui, contrairement aux formes actuelles du pouvoir, affirment en elles-mêmes la vie, c’est-à-dire les vies.
Jean-Philippe Cazier
Judith Butler : Qu’est-ce qu’une vie bonne ? / 2014
Publié sur son blog Mediapart le 29 mai 2014

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Du droit des bêtes à la bêtise / Patrick Llored / Chimères n°81 / Bêt(is)es

L’un des problèmes que veut affronter la déconstruction quand elle cherche à s’approprier la bêtise est que le mot « bête » pose un sérieux problème parce qu’il retire la bêtise aux bêtes, à savoir leur droit à la bêtise comme liberté fondamentale d’agir et de penser. La déconstruction se conçoit à la fois comme déconstruction du propre de l’homme et comme pensée de l’animalité prenant la forme inédite d’une ouverture au tout autre qu’est la bête. Puisque cette déconstruction est fondamentalement celle d’un supposé propre de l’homme qui le distinguerait de l’animal, elle ne pouvait que s’attaquer à la bêtise lorsque celle-ci vient hanter le langage ordinaire porteur d’un violent anthropocentrisme qui ne dit pas son nom : « L’attribut « bête » ne semble convenir qu’à une personne (et non à une bête, à un animal comme bête), mais il y a des cas où l’attribut « bête » ne convient à personne et se rapporte anonymement à l’arrivée de ce qui arrive, au cas ou à l’événement. Cet attribut, l’usage de cet attribut, dans une langue paraît déjà très unheimlich, uncanny, à la fois étrange et familier, étrangement familier ou familièrement étrange. » (1)
Il est en effet étrange de constater que lorsque la langue française utilise le mot « bête » en un sens figuré, la bête vivante disparait pour laisser place à l’anonymat le plus grand, comme si tout ce qui est compris comme bête se soustrayait à toute animalité et cherchait à lui échapper à tout prix en une violente dénégation de la vie animale. C’est pourquoi Derrida pense qu’il y a une bêtise intrinsèque de l’événement, voire de tout événement, à vouloir exclure les bêtes de son arrivée ou arrivance. Dit autrement, le concept philosophique d’événement vit peut-être de cette exception selon laquelle l’événement impliquant l’animalité serait une absurdité à la fois logique et éthique. L’arrivée de l’autre qu’est l’animal ne peut donc pas relever de la catégorie de l’événement et par conséquent, un événement digne de ce nom exclut par principe toute référence à l’animalité. C’est ce que nous dit le mot « bête » lorsque Derrida le déconstruit dans l’usage qu’en fait le langage ordinaire pour nous convaincre que la déconstruction de la bêtise doit prend la forme éthique de l’événement accueillant le vivant animal. Une philosophie de l’événement qui interdirait au vivant animal de s’y manifester resterait sous l’emprise d’une vision humaniste qui ne se serait pas libérée du langage anthropocentrique et spéciste. Ce que nous apprend la déconstruction est qu’il y a du sacrifice carnivore à l’intérieur même de la parole et que le carnophallogocentrisme n’est rien qu’une manière de dévorer l’animal par les mots qui visent à l’ingérer en un cannibalisme à la fois réel et symbolique.
La bêtise n’est donc pas une question philosophique relevant de la connaissance, ni une catégorie de la pensée (ce qui la rapprocherait encore de l’erreur), mais une catégorie du réel lui-même : il faut passer par la catégorie de la bêtise pour rendre compte du réel anthropocentré, réel qui n’est plus soumis au régime de la vérité et de la fausseté, mais à un nouveau régime, celui, selon les termes de Derrida, de la liberté pensée et pensante. « La bêtise est une pensée, la bêtise est pensante, une liberté pensée et pensante » (2), Derrida tentant ici de définir le sens nouveau et subversif donné par Deleuze à la bêtise elle-même, qui relèverait de la pensée, mais d’une pensée qui prendrait forme dans la liberté humaine. Bêtise, pensée, liberté et humanité seraient ainsi inséparables : telle est la révolution deleuzienne aux yeux de Derrida, qui consiste à faire de cette bêtise l’alliée critique de la philosophie.
En conséquence de quoi, pour que la bêtise puisse exister, il faut qu’il y ait quelque chose comme de la liberté. Pas de bêtise comme question transcendantale sans liberté humaine. Cette thèse donne lieu à ce que l’on pourrait nommer un propre de l’homme, à savoir une spécificité qui distinguerait l’humanité de l’animalité : « Au fond ce que nous disent et Lacan et Deleuze sur la bestialité et sur la bêtise (transcendantale), c’est qu’elle sont réservées à l’homme, qu’elle sont le propre de l’homme et ne peuvent êtres dites des bêtes dites animales (…) des bêtes qui n’ont pas de rapport à la loi, qui ne sauraient être cruelles et responsables, à savoir libres et souveraines » (3). La bêtise transcendantale serait ainsi le véritable propre de l’homme dans la mesure où elle implique l’existence d’une humanité disposant d’un accès privilégié à sa liberté, et donc à sa souveraineté, comme conditions transcendantales de cette commune appartenance des hommes à l’humanité. Si l’on peut dire que, chez Deleuze, la bêtise transcendantale est ce qui vient véritablement révéler le « fond » à partir duquel la liberté de l’humanité se constitue en propre de l’homme, la bêtise chez Derrida relèverait plutôt d’une interrogation sur ce qui en elle et grâce à elle vient déconstruire l’opposition entre humanité et animalité. La bêtise est un supplément, mais un supplément qui permettrait d’éclairer tout concept.
La déconstruction derridienne serait donc une philosophie qui chercherait à faire droit à la « bêtise transcendantale » deleuzienne dans le but de faire de celle-ci la condition transcendantale d’une liberté également présente chez le vivant animal. Plus précisément, la bêtise derridienne, comme chez Deleuze, relève de la catégorie, mais d’une catégorie confrontée et mesurée à la question de l’animalité comme question philosophique majeure. Par cette inscription de la bêtise, comprise comme catégorie, dans la question animale, dans la vie du vivant animal, Derrida veut montrer que la bêtise n’est pas une catégorie comme les autres, qu’elle est en réalité contaminée par l’animalité qu’elle refoule : « C’est que s’il y a une catégorie de la bêtise, c’est une catégorie dont le sens ne se laisse pas déterminer. Pas en tout cas comme un sens « comme tel » dont l’idéalité conceptuelle se laisse traduire, c’est-à-dire, si peu que ce soit, distinguer du corps pragmatique et idiomatique de ses occurrences (…) Donc la bêtise, ce n’est pas une catégorie parmi d’autres, ou bien c’est une catégorie trans-catégoriale » (4). Dire de la bêtise qu’elle est une catégorie trans-catégoriale, à savoir une catégorie qui transcende toutes les autres catégories, pourrait vouloir dire des choses dont les conséquences sont loin d’avoir été pensées : la bêtise est toujours en position de « catégorie trans-catégoriale, de transcendantal ou, dirais-je, de quasi-transcendantal. Et il faudrait en tirer toutes les conséquences » (5). En quoi la thèse d’une bêtise comme « catégorie trans-catégoriale » pourrait-elle permettre de comprendre non plus seulement comment la bêtise est possible chez l’homme, mais aussi comment elle transcende les catégories d’humanité et d’animalité pour donner lieu à une pensée de la vie et du vivant transpécifique, voire antispéciste, si l’on donne au concept d’antispécisme une signification animaliste comme possibilité de penser la commune appartenance des humains et non humains à une communauté politique et morale ?
Patrick Llored
Du droit des bêtes à la bêtise / 2014
Extrait du texte publié dans Chimères n°81 / Bêt(is)es

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1 Jacques Derrida, La bête et le souverain I, Galilée, 2001, p. 194.
2 Ibid., p. 207.
3 Ibid., page 242.
4 Ibid., page 207.
5 Ibid., page 207.

Le temps de l’œuvre, le temps de l’acte / Entretien de Bernard Aspe avec Erik Bordeleau

Les mots et les actes, ou de l’incarnation du vrai

Erik Bordeleau Le titre de ton dernier ouvrage est fort suggestif et annonce clairement ses couleurs : il s’agit de « marquer l’hétérogénéité du dire et du faire », de faire l’épreuve (en actes) du gouffre qui sépare les mots et les choses. Comme dirait à la fois Foucault et Wittgenstein, dont on te sent très proche, tu te réclames de la nécessité d’un « frottement » avec le réel qui passe par la tenue d’un « discours de vérité ». Tu vas jusqu’à dire que dans le régime de l’économie en vigueur dans nos sociétés, lequel tu définis comme étant triomphe du « scepticisme généralisé », il est impossible d’accorder les mots et les actes. Hors du politique, point de cohérence possible donc entre ce que l’on dit et ce que l’on fait ?

Bernard Aspe Dans le fait de tenir liés les mots et les actes — de les tenir liés malgré tout, c’est–à–dire malgré le fait qu’il y a bien entre eux un abîme — il ne s’agit pas seulement de la cohérence entre ce que l’on dit et ce que l’on fait. Il s’agit avant tout de ne pas recouvrir l’épreuve du saut existentiel qui nous fait passer des uns aux autres. En ce sens, on pourrait presque dire le contraire de ce que semble indiquer la question : la politique est bien ce qui, contre l’économie, nous restitue le hiatus, l’impossible cohérence, entre le dire et le faire. Mais cela même, bien sûr, est justement ce qui nous autorise à parler de « vérité ». Les sujets de l’économie sont moins, en ce sens, des êtres incohérents que des êtres privés de vérité (du moins de vérité politique) — et c’est pour cette raison que leur parole est constitutivement flottante. Il n’y a de vérité, il n’y a de dire–vrai que là où le dire ne suffit pas, et exige pour s’avérer d’être inscrit dans le réel, non en y étant « appliqué », mais en y étant prolongé par des voies que le dire lui–même ne peut anticiper ni prescrire. Comment se fait le passage du dire à l’exister : cela ne se dit pas, cela se montre (je fais ici une paraphrase de Wittgenstein) ; on ne saurait faire la « théorie » de ce passage. Et pour que cela puisse avoir lieu, il faut que l’existant fasse de son existence même (et non de ce qu’il en ressaisit dans son dire) le paradigme d’une telle inscription. L’inscription « littérale » du dire en constitue toujours une transposition, un déplacement radical. Le dire du dire vrai devient toujours autre chose quand il est existé.
Il n’y a de vérité que là où il y a incarnation du vrai, étant entendu donc que celle–ci ne saurait se réduire à une « application » de ce qui aura été dit ou pensé. De ce point de vue, je ne peux que suivre le point de vue développé par Foucault dans les Mots et les choses concernant le statut de la pensée « moderne » : celle–ci ne possède pas sa teneur éthique dans la mesure où elle serait capable de prescrire les règles de l’action ; cette capacité prescriptive, elle l’a irrémédiablement perdue. C’est « dès le départ », nous dit Foucault, que la pensée « blesse ou réconcilie », c’est dès le départ qu’elle possède une teneur éthique. Celle–ci ne vient pas s’ajouter comme un ensemble de préceptes qui découleraient de la « théorie ». La pensée moderne implique des positions subjectives qui sont en tant que telles mises en œuvre par le déploiement de la pensée (on peut ici penser par exemple au texte « Mon corps, ce papier, ce feu », que Foucault a écrit en 1971 en réponse à Derrida). Ces positions subjectives ne sont pas activées après coup par l’application de ce qui aurait fonction de « préceptes ». Elles sont l’effet immédiat des déplacements subjectifs inhérents au trajet de la pensée en tant que pensée. Le problème est de conclure de cela que dès lors la question de l’agir, de l’action dans l’existence, se dissout. Si Foucault se moque à juste titre des innombrables empêtrements auxquels donne lieu la fameuse question des « rapports entre la théorie et la pratique », c’est à moins juste titre qu’il considère (du moins à l’époque où il écrit les Mots et les choses) tout questionnement du rapport entre la pensée et l’existence comme irrémédiablement périmé.

Comment cette conception de l’agir se distingue–t–elle, par exemple, de celle développée par Rainer Schürmann dans Le principe d’anarchie. Heidegger et la question de l’agir (Seuil, 1982) ?

Concernant Reiner Schürmann, il me semble qu’il ne fait que développer cette idée : l’agir ne doit pas être conçu comme ce qui doit au préalable être éclairé par la pensée. Mais il fait ce développement en l’inscrivant dans l’orbe de la « déconstruction » heideggérienne. Or je ne crois aucunement que la « déconstruction de la métaphysique », pas plus que la métaphysique elle–même, puissent le moins du monde se substituer à l’agir réel. Et le fait de renverser l’approche, comme le fait Agamben dans l’un de ses derniers ouvrages [Le règne et la gloire, Seuil 2008], en disant que l’histoire de la « métaphysique occidentale » tout entière est celle de la scission constitutive de l’agir et de la pensée et de leur permanente réarticulation, ne change rien au problème.
Voilà le paradoxe : je suis bien d’accord avec la critique du caractère rétrograde de la posture « prescriptive », mais je crois que les problèmes commencent justement une fois que cette critique a été opérée, et que l’on ne s’autorise pas pour autant à demeurer dans l’espace de la pensée qui n’est que pensée. D’où mon retour aux penseurs du XIXème siècle (Kierkegaard, Nietzsche) ou du début XXème (Wittgenstein) : ils sont tous profondément hostiles à l’idée que la pensée pourrait formuler des « propositions éthiques », qui devraient être suivies ; mais ils sont tout aussi hostiles à l’idée que la pensée doive demeurer dans son ordre propre, et se clore sur elle–même en ce que l’on pourrait appeler sa boucle spéculative.
On pourrait peut–être éclairer ce point à partir de la distinction que fait Deleuze entre les « états de choses » et les événements. Disons grossièrement que le problème central est pour lui de dégager l’événement, de faire en sorte qu’il ne retombe pas dans les états de choses. Mais peut–être que c’est exactement le contraire qui devrait être en vue : comment faire pour que la lumière de l’événement vienne illuminer les états de choses eux–mêmes ? Comment faire pour que ce à quoi les œuvres semblent seules à pouvoir donner abri se déploie en dehors de l’espace de l’œuvre ? Ces questions peuvent paraître archaïques, mais en ce sens, je souhaite que le XXIème siècle soit plus proche du XIXème que du XXème.

Lire l’entretien intégral sur http://1libertaire.free.fr/BAspe01.html

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