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Daniel Guérin et la Révolution française / Denis Berger

Une lecture révolutionnaire
Le rappel du passé ne va pas sans oublis significatifs parce que rarement innocents. Parmi les victimes de l’amnésie officielle du Bicentenaire, Daniel Guérin. Ce chercheur militant a consacré à la Révolution française un livre qui, lors de sa parution, en 1946, fut diversement accueilli (1). L’ouvrage figure dans les bibliographies sérieuses. Mais, de son contenu, il est rarement question (2).
Pourtant, dans le grand débat politique qui se déroule sur le sens et l’actualité de la Révolution, Daniel Guérin peut apporter beaucoup. Il nous propose en effet une méthode d’interprétation du processus révolutionnaire susceptible de dissiper un certain nombre de confusions.
Ecartons d’abord un malentendu. Daniel Guérin n’est pas un historien, au sens classiquement universitaire du terme. Ses démonstrations sont étayées par des références précises aux événements et il a travaillé sur toute la documentation qui était accessible dans les années quarante. Mais il n’apporte rien de fondamentalement nouveau dans la reconstitution du passé : pas de trouvailles d’archives, pas d’éléments biographiques inédits ni de récits originaux. De ce point de vue, il est impossible de comparer son oeuvre à celles de Georges Lefebvre, d’Albert Soboul ou de tous ceux qui, à leur suite, ont défriché le champ du mouvement populaire, rural et urbain, dans les années révolutionnaires.
La visée de Guérin est autre. C’est en tant que révolutionnaire (3) qu’il interroge la Révolution française : d’un événement d’une telle ampleur, il faut tirer des leçons actuelles car, dans le temps et dans l’espace, le combat contre l’exploitation est un, par-delà les évidentes différences des périodes et des cultures. Le militant du XXe siècle, qui a été confronté aux expériences exaltantes et sinistres de la révolution d’Octobre et de sa dégénérescence, peut porter sur les luttes anciennes un regard neuf, il peut mieux en comprendre les limites, les contradictions, la portée. En retour, la connaissance du passé lui permet de mieux aborder la complexité du présent.
Une lecture orientée donc, qui ne cache pas ses intentions. Daniel Guérin se situe dans une tradition, illustrée à des degrés divers par Karl Kautsky et Pierre Kropotkine qui, eux aussi, ont étudié 1789 et 1793. Il s’agit de décrypter les discours officiels. ceux des acteurs de l’époque comme ceux des commentateurs ultérieurs. Interpréter l’exubérante diversité des luttes en fonction des grands antagonismes sociaux. Repérer dans les grands moments d’unanimité, telle la fête de la Fédération en 1790, les dissonances qu’introduisent les revendications des plus pauvres et des plus exploités. Retrouver derrière les idéologies les contradictions – de classe, de sexe.
Dans cette tradition, Trotsky occupe une place à part. Il a peu écrit sur la Révolution française elle-même. Mais la théorie de la révolution permanente est une réflexion générale sur la logique interne de tout processus révolutionnaire. Plus particulièrement, le concept de développement combiné (4) peut s’appliquer à la France de l’Ancien Régime. L’accumulation du capital y a commencé depuis plusieurs siècles, bouleversant la société, autrefois seigneuriale et féodale. L’organisation du pouvoir d’Etat, sous la forme d’une monarchie qui n’a d’absolu que le nom, est un obstacle à la modernisation du pays. Contre l’ordre ancien se réalise une coalition des mécontentements les plus neufs comme les plus anciens.
Les premières phases de la lutte (en 1789, lorsqu’il s’agit d’imposer la reconnaissance de la représentation nationale) sont marquées d’un esprit unitaire. Mais, assez vite, le bloc se désagrège sous l’impact des demandes des classes et fractions de classe aux intérêts opposés (dans la France révolutionnaire, d’emblée, les paysans suivent une voie largement autonome). Dès lors se pose, au double sens du terme, un problème de direction : qui va prendre la tête du mouvement et par là-même dire vers où et jusqu’où doit aller la Révolution ?
Tout naturellement, les groupes sociaux les plus puissants parce que les mieux nantis et les mieux dotés culturellement occupent la position dominante. Mais les plus pauvres et les plus exploités sont susceptibles de s’organiser de façon autonome (ils le font à Paris, dès 1792, dans les sections et les sociétés populaires qui composent le mouvement sans-culotte). Ils font alors l’expérience de leur force collective et adoptent des revendications qui, parce qu’elles leur sont propres, rompent avec le cours de la Révolution, tel que l’entendent les dirigeants officiels de ses premières phases.
Les contradictions apparaissent au grand jour et entraînent des réactions en chaîne. Les éléments les plus avancés du peuple travailleur théorisent les conflits qui les opposent aux riches, nobles ou bourgeois. Dans une certaine mesure, l’expérience de la révolution leur permet de devancer l’histoire en posant des problèmes qui ne trouveront de solution que plus tard, lorsque la répétition des expériences aussi bien que les transformations de la société le permettront. Le communisme de Babeuf, la revendication des droits de la femme par Olympe de Gouges sont des exemples de cette prématuration de la théorie qu’il ne faut pas confondre avec l’utopie.
Pour toutes ces raisons, le processus révolutionnaire acquiert une large autonomie par rapport aux conditions économiques et sociales qui sont à son origine. Les luttes ont leur logique propre qui n’est celle ni de la société dans son état ordinaire, ni de ce que produit l’imagination des protagonistes. De ce fait, elles ont des effets spécifiques, idéologiques et politiques, théoriques et pratiques, impossibles à prévoir à partir de la seule analyse des structures de la société.
Le mérite de Daniel Guérin est d’illustrer concrètement les données méthodiques proposées par Trotsky en utilisant différemment le riche matériau des années révolutionnaires.

Sens et limites d’une oeuvre
A sa sortie, la Lutte des classes sous la Première République n’a pas été bien accueillie dans les milieux académiques. Père fondateur de l’école des Annales, Lucien Febvre en fit un compte rendu venimeux qui brillait par son incapacité à comprendre la démarche de l’auteur. On peut être grand historien et myope pour ce qui sort de votre domaine. Mais, peut-être, l’universitaire réagissait-il, à titre préventif, contre l’immixtion d’un non-spécialiste, marxiste de surcroît, dans le domaine réservé de la réflexion historique.
Pour autant, l’oeuvre de Guérin n’est pas exempte de faiblesses qui nuisent à son interprétation de la Révolution (car, il faut le répéter, c’est sous cet angle que l’on doit considérer son travail). Certains défauts sont d’autant plus perceptibles que des recherches ultérieures ont complété nos connaissances des problèmes. Il en est ainsi de tout ce qui concerne la paysannerie : centré sur le rôle des villes parce qu’il est persuadé du rôle historique qu’y jouera plus tard la classe ouvrière, Daniel Guérin a tendance à négliger un peu les spécificités de la France rurale, son influence directe sur le cours général de la Révolution et, indirecte, sur le contenu des événements les plus marquants.
Il est vrai également que Guérin sous-estime quelque peu le rôle « organique » joué par les intellectuels, issus en grand nombre de ce que l’on appellerait aujourd’hui classes moyennes. Dans une formation sociale d’Ancien Régime, les classes sont encore en formation ; à bien des égards, elles sont encore hybrides. Dans le flou qui naît de cette situation, les avocats, les journalistes, tous ceux qui, peu ou prou, ont accès à la culture jouent un rôle considérable. Ils ne sont pas seulement les porte-parole d’intérêts de groupe, ils sont des façonniers de l’histoire, détenteurs d’une certaine marge d’autonomie. Qu’ils aient nom Condorcet, Desmoulins ou Robespierre, on ne peut analyser leur comportement en fonction de leur seule appartenance de classe.
En fait, toutes les critiques que l’on peut faire à Daniel Guérin sont liées à un reproche majeur : il a tendance à schématiser les problèmes de la Révolution française en fonction d’une analyse simplifiée des antagonismes de classe. Plus exactement, il projette sur les événements de 1789 le vocabulaire et les concepts de la révolution prolétarienne contemporaine. A le lire, on a, par exemple, l’impression que la bourgeoisie est un bloc. C’est loin d’être le cas à l’époque : le fermier général qui tire ses profits de la collecte des impôts d’Ancien Régime n’a pas le même comportement que le commerçant moyen désireux d’une société nouvelle parce qu’il y grimperait dans l’échelle des considérations. Autour d’intérêts généraux, cette classe, encore en formation, peut se retrouver : elle approuve la Constitution de 1791 comme les lois d’Allarde et Le Chapelier (5). Mais elle ne manifeste pas la même cohésion en toutes circonstances. Il est donc difficile de la montrer comme un agent parfaitement conscient du processus historique – ce que Guérin est enclin à faire (6).
Il en va de même en ce qui concerne les « bras-nus ». Daniel Guérin présente, à l’occasion, leurs fractions avancées comme une avant-garde prolétarienne. De même, il assimile les sections du Paris de 1793 aux conseils ouvriers de Petrograd de 1917. Dans un cas comme dans l’autre, on assiste à un phénomène de dualité de pouvoir dans la révolution. Cela justifie la comparaison, pas l’identification qui, parfois (7), surgit sous la plume de Guérin. Albert Soboul a bien mis en évidence que les cadres du mouvement sans-culotte appartiennent à l’artisanat et à la boutique. Il va de soi que cette situation donne à leur pratique et à leur expression théorique un caractère différent de celles d’un prolétariat, au demeurant plus qu’embryonnaire en 1793.
En fait, Daniel Guérin, dans son désir justifié de réintégrer 1789 dans le mouvement d’ensemble des révolutions, a été victime d’un télescopage, fréquent chez les marxistes : il a appliqué immédiatement les concepts généraux de l’analyse de classe aux événements particuliers qu’il étudiait. Voyant mieux que personne que les revendications les plus radicales des « bras-nus » sortaient du cadre bourgeois de la Révolution et préfiguraient ce qu’allaient devenir les thèmes de l’action ouvrière, il leur a appliqué le qualificatif de prolétarien, hors de saison en l’occurrence. Erreur qui n’est pas sans conséquences : le conflit bourgeoisie-prolétariat est un des axes d’analyse du processus révolutionnaire ; lorsqu’on le transforme en explication de chacun des événements survenus, on en arrive à minimiser l’influence d’autres contradictions. Entre autres, les rapports entre hommes et femmes, dont l’évolution au cours des années révolutionnaires a contribué à forger le cadre des idéologies qui allaient devenir dominantes le siècle suivant (8).
Ces approximations et ces insuffisances, qui ne doivent pas être cachées, n’annulent pas l’apport fondamental de Guérin qui, répétons-le, sait mettre en évidence les contradictions d’une révolution qui n’est pas la symphonie héroïque qu’on nous dit. Dans le cours même de la lutte, une deuxième révolution apparaît, qui donne à l’émancipation politique ses perspectives sociales. Mieux que tout autre, Daniel Guérin sait rompre le silence officiel sur les dissonances dans l’unanimité républicaine. C’est parce que sa conception générale lui permet de prendre en compte la totalité des aspects de l’histoire.
Un exemple : combien d’historiens n’ont-il pas écrit que, dans le Paris de la Terreur, les mouvements contre la vie chère suivaient le modèle ancien des émeutes de la faim, fréquentes aux siècles précédents ? De même, l’exigence d’une taxation des denrées de première nécessité serait l’expression d’un refus, par les masses populaires, d’une modernité incarnée dans le libre-échange. Les remarques sont en partie fondées. Mais les conclusions hâtives : dans le moule des traditions, de nouvelles formes de combat se coulent ; le refus de la logique capitaliste n’est pas nostalgie du passé. Dans une période révolutionnaire, les rapports sociaux prennent, à travers les rapports de forces momentanés, la configuration qu’ils vont conserver pour de longues années. Quand les « bras-nus » s’opposent à la « bourgeoisie révolutionnaire », ils expriment, avec des moyens anciens, la contradiction fondamentale entre l’égalité juridique et l’inégalité sociale.
Quant aux sections et aux sociétés parisiennes, elles sont bien autre chose que la continuité des collectivités locales et paroissiales de l’Ancien Régime. Parce que, dans des moments de conflits internes, elles rassemblent des femmes et des hommes qui n’ont que leur force collective pour peser sur les événements, parce qu’elles aboutissent à des affrontements politiques multiples (avec les factieux mais aussi avec la Convention), elles sont une des premières et des plus vastes expériences de démocratie directe. En cela, elles sont modernes, car elles annoncent les formes que, de nos jours encore, tout mouvement de masse revêt dès qu’il atteint une grande ampleur.
Mieux que personne (c’est à dessein que cette expression se répète sous ma plume), Daniel Guérin sait montrer cet aspect de la réalité. Mieux que personne, il sait montrer que la transition révolutionnaire fait naître le neuf de l’ancien.
Daniel Guérin et la Révolution française / Denis Berger dans Agora willy-ronis-greve

Dans l’actualité
Dans la discussion sur le bon usage de la Révolution, la méthode de Daniel Guérin peut s’avérer utile. On sait qu’aujourd’hui la parole dominante est celle de François Furet. Parce que l’air du temps s’y prête. Parce qu’une savante stratégie médiatique le permet. On sait aussi que cet auteur parle d’un lieu politique bien déterminé. Son interprétation historique est un acte politique. Si, pour lui, « la Révolution française est terminée », c’est que nous sommes entrés dans une ère où, au nom du libéralisme, il convient d’enterrer les conflits.
Toutes ces caractéristiques méritent d’être connues et éventuellement rappelées, car elles orientent les conclusions de Furet. Elles n’empêchent pas la pertinence de beaucoup de ses critiques qui montrent clairement les insuffisances de bien des analyses traditionnelles, fussent-elles inspirées du marxisme. En particulier, il est possible de revenir, à partir de ce que dit Furet, non sur la notion même, mais sur l’utilisation courante du concept de « révolution bourgeoise ».
Pour cet auteur, le terme n’a pas de sens, parce qu’il plaque un qualificatif qui relève du social sur un événement exclusivement politique. La bourgeoisie française, qui n’a pas de cohésion en 1789, ne se retrouve à la direction d’aucun des mouvements sociaux – surtout pas en 1793-1794. En fait, selon lui, il y a une pluralité de mouvements, provoqués, dans leurs dissemblances, par l’inadaptation des structures du pouvoir d’Etat. La seule logique de la Révolution est d’ordre politique et idéologique. Les réformes dont était grosse la société sont, pour l’essentiel, accomplies en 1791. Tout ce qui survient après (et qui n’est pas négligeable : la guerre, la naissance de la République, la mort du roi, les conflits de la Montagne, la Terreur, etc.) ne correspond à aucune nécessité et relève d’un « dérapage » : ceux qui, en interprétant Rousseau, prétendent incarner la volonté populaire sont immanquablement amenés à contraindre le peuple réel au nom du peuple idéal. A la clé, la Terreur, préfigurative du Goulag.
D’autres ont critiqué et critiqueront les dérapages de François Furet, qui semble réduire le processus révolutionnaire à un enchaînement de concepts. Je ne retiendrai ici que les prémisses de son raisonnement qui me semblent partiellement fondées. La Révolution française n’est pas un assaut soigneusement préparé par une bourgeoisie parfaitement lucide sur ses objectifs, parce que véritablement unifiée dans ses fonctions économiques. Produit d’une crise générale, c’est-à-dire d’une situation où la faillite de l’Etat libère les énergie de toutes les couches de la société, elle a connu très vite un développement incontrôlable par qui que ce soit.
Friedrich Engels note quelque part que le bourgeois fait le plus souvent de la politique par procuration ; sa préoccupation directe est le profit. La remarque s’applique davantage encore aux périodes où la politique prend un tour d’autant plus violent que les couches les plus pauvres entrent en action. Dans de tels moments sonne l’heure des porte-parole et des politiques de profession. Ceux-ci appartiennent souvent à des groupes sociaux marginaux ; pour eux, l’action publique est, jusque dans sa dimension idéologique, un moyen d’accéder à la suprématie sociale. Ils sont, avant leur entrée dans la lutte ou à cause d’elle, des déclassés. Ni Danton, ni Marat, ni Robespierre ne sont des bourgeois, au sens sociologique du terme. Sur ce point, Cobban, Furet, tous les « révisionnistes » ont raison.
Comment, alors, concilier la notion de Révolution française avec la réalité d’un processus que dirigent des membres d’autres classes sociales ? Faut-il renoncer à ce qu’exprime vraiment le concept – à savoir que la mise en place définitive du mode de production capitaliste passe par une rupture politique, dont la Révolution française est un exemple ?
L’utilisation que fait Daniel Guérin du meilleur de la tradition marxiste permet de répondre à ces questions.
Dans la Révolution française et nous, il distingue fortement deux niveaux, selon ses termes « l’objectif et le subjectif ». On peut discuter de la pertinence des mots employés ; l’idée est fondamentale. Dans la suite d’événements qui bouleverse la France entre 1789 et 1799, est à l’oeuvre un processus impersonnel, aboutissement au niveau politique d’une évolution longue, qui s’est effectuée pour l’essentiel dans le domaine économique et social. C’est en cela que la révolution est bourgeoise : elle est adaptation des structures de l’Etat aux exigences du développement capitaliste.
D’autre part, une crise spécifique, évidemment déterminée par les tendances générales d’évolution de la société, mais marquée aussi par la conjoncture des rapports entre les classes et les fractions de classe. A ce niveau, l’aspect « subjectif » prime largement. L’action révolutionnaire suit ses propres lois. Pour elle, le court terme est de règle, avec la part qu’il concède à l’appréciation des rapports de forces, à l’essai de prévision des réactions de l’adversaire… et aux erreurs d’estimation qui en découlent. La crise structurelle de l’Ancien Régime et la crise économique qui culmine en 1787 forment l’ »infrastructure » du processus révolutionnaire. Mais, à partir du moment où s’effectue une cassure symbolique avec l’ordre royal (la prise de la Bastille, les manifestations des 5 et 6 octobre 1789 en sont les premiers symptômes), la mobilisation populaire s’inscrit dans un contexte nouveau. Elle devient directement politique, même s’il faut du temps pour que les acteurs en prennent conscience. Elle se traduit par des initiatives et des intentions qui n’étaient pas toutes inscrites dans la logique de l’évolution sociale globale.
On ne peut comprendre le dédoublement du processus révolutionnaire sans se référer aux traits particuliers du développement capitaliste. Les rapports de production capitalistes ont déjà, à la fin du XVIIIe siècle, un long passé. Portés par la dynamique de l’échange, ils se généralisent automatiquement et minent de l’intérieur les structures des sociétés fondées sur les rapports d’exploitation personnalisés. Toute l’histoire de la royauté française est, depuis le XVIe siècle au moins, l’histoire d’une prise en compte, plus ou moins réussie, de l’essor capitaliste. Par ailleurs, l’accumulation a, dès l’origine, une dimension internationale. En 1789, le destin de toutes les nations européennes est dépendant du marché international qui commence à se structurer. La Grande-Bretagne y joue un rôle essentiel, moins par sa puissance commerciale que par l’accès précoce au capitalisme que lui ont permis ses révolutions, politiques et industrielles. Ses succès fixent le rythme de la croissance de tout l’Occident : les autres nations doivent s’adapter, catégoriquement.
Cet impératif, impersonnel parce qu’objectif, commande une large part de l’attitude des élites sociales de la France, y compris une part notable de l’aristocratie, convertie au libéralisme. Chacun cherche à faire coïncider la modernisation avec ses intérêts propres. D’où la multiplicité des fractions. Malgré les divergences, cependant, un certain programme commun s’esquisse. C’est celui qu’effectivement mettra en oeuvre l’Assemblée constituante : limitation du pouvoir royal, contrôle parlementaire, suffrage censitaire, refonte de la fiscalité et de la justice, affirmation de l’individu, etc. Avec ces réformes-là, on peut faire face à la concurrence britannique et prétendre à l’hégémonie sur l’Europe, sans trop ébranler la hiérarchie sociale.
Dans cette perspective, le peuple constitue une masse de manoeuvre. Mais, on l’a dit, la logique politique née de l’ébranlement de ces piliers de l’ordre social que sont la monarchie et la religion ouvre de nouveaux espaces. S’y engouffrent tous ceux qui n’ont aucune raison d’autolimiter leurs exigences, parce qu’ils sont déjà exclus des projets de société en gestation : « bras-nus » bien sûr, mais aussi femmes, Noirs… Plus ou moins massivement, ils revendiquent. Plus ou moins clairement, certains imaginent un avenir autre. Même limitée dans son expression, même momentanément coupée du possible immédiat, cette imagination est créatrice. Le seul fait que quelques hommes aient pu parler de communisme, quelques combattantes exiger l’égalité pour les femmes, montre bien qu’à côté de la logique de l’évolution sociale il y a une logique des luttes. Comme l’écrit Guérin : « La Révolution française (…) fut un épisode de la révolution tout court. »
Il y a donc deux révolutions en France. La révolution de la modernisation capitaliste. Celle-là, Furet a raison, pouvait s’arrêter en 1791, mais la remarque est purement théorique. La seconde révolution, celle des masses, ne pouvait en rester à pareil mi-chemin. Forcément, l’enchaînement interne du processus révolutionnaire devait l’entraîner plus loin, par nécessité politique et pas seulement idéologique.
Difficile de nier que la Révolution française, jusque dans ses prolongements napoléoniens, marque bien la modernisation institutionnelle par laquelle s’effectue le passage au capitalisme. Elle est, à ce titre, une révolution bourgeoise. Mais, contrairement à ce que l’on a dit souvent, elle n’est pas un modèle de la transition historique vers le capitalisme. La crise immense qui l’a marquée de bout en bout a provoqué une radicalisation, en elle-même contradictoire à l’esprit bourgeois tel qu’il existait auparavant, tel qu’aussi il a pris forme au XIXe siècle. Faisons une hypothèse : 1789 est à bien des égards une exception ; la conquête tranquille de l’hégémonie par la bourgeoisie allemande, quelques décennies plus tard, est, sans doute, plus typique.
1789 marque donc un commencement. François Furet, s’inspirant de Tocqueville, nous dit qu’il s’agit là d’un mythe, inspiré par les croyances des protagonistes. Il a beau jeu de montrer les continuités entre l’Ancien Régime et la France post-révolutionnaire : il n’y a jamais de nouveauté absolue, le maintien et la répétition scandent les actions humaines. Mais il y a des ruptures, à partir desquelles l’évolution historique suit un cours différent dans ses lignes de force. La Révolution française est une de ces ruptures – en grande partie à cause de la dualité de son déroulement.
Et, si l’idéologie de la table rase est bien celle des principaux acteurs de la période, ce n’est pas seulement parce qu’il faut, pour légitimer sa propre audace, se persuader que l’on innove totalement. C’est aussi parce que ceux qui mettent à mort avec le roi toute une société ont conscience d’avoir franchi un pas irrémédiable. C’est aussi que les anticipations que permet, dans le domaine idéologique, la crise révolutionnaire sont, indépendamment de leurs possibilités de réalisation immédiate, une négation du passé.
Cette richesse et cette complexité de la Révolution française, la méthode d’approche de Daniel Guérin nous aide à l’appréhender.

La deuxième fin de Robespierre
Grâce à Guérin, nous pouvons aussi sortir du « jacobinisme ». On a beau faire : près de cent ans de robespierrisme quasi officiel font que l’ »Incorruptible » passe pour un modèle révolutionnaire. Lénine lui-même s’y est trompé. L’honnêteté de Maximilien, son intransigeance et son énergie éclipsent les incertitudes de sa pratique. Albert Soboul et ceux qu’il a inspirés n’ont pas peu contribué à entretenir, à notre époque, cette sorte de culte.
Ils ont, certes, contribué à la connaissance du mouvement révolutionnaire et, à coup sûr, ils ne correspondent pas au portrait-robot peu flatteur que trace d’eux François Furet pour mieux les disqualifier. Néanmoins, ils ont l’inconvénient majeur de faire de la pratique robespierriste l’incarnation du maximum révolutionnaire possible : compte tenu des conditions objectives, on ne pouvait aller plus loin que l’a fait le Comité de salut public ; les Enragés posaient de vrais problèmes mais de façon excessive ; les femmes en quête de leurs droits politiques relevaient de l’utopie.
Ainsi posée, la question n’a aucun sens. Elle reflète un choix politique a priori que fonde une appréciation purement idéaliste des rapports du possible et de l’impossible, de l’action et de l’utopie. On n’apprécie pas les acteurs d’une révolution sans s’interroger sur la signification sociale et politique de leur comportement ou, si l’on veut, sur les fonctions qu’ils remplissent dans une société en crise.
Comment définir les Montagnards les plus radicaux ? Par leur ardeur à défendre les conquêtes de la Révolution ? Certainement. Mais aussi par leur place sur l’échiquier politique. Robespierre, Couthon, Saint-Just sont au carrefour des influences et des intérêts qui donnent à la Révolution française son caractère pluriel (c’est peut-être cette position médiane qui permet à leurs admirateurs d’en faire les agents de la raison possible). Ils sont dans le cadre de la révolution bourgeoise, mais ils en perçoivent à l’occasion les limites (ils cherchent les moyens d’égaliser les conditions sociales). Ils entendent s’appuyer sur le peuple, mais rejettent ses revendications trop radicales, en particulier tout ce qui porte atteinte à la propriété.
Un marxisme quelque peu traditionnel les qualifierait de « petits-bourgeois ». Caractérisation en partie fondée, mais insuffisante. Le « gouvernement » robespierriste est aussi, par sa pratique, un pouvoir bureaucratique. Empêtré dans sa situation intermédiaire, il ne peut subsister qu’en réprimant, tantôt à gauche (Jacques Roux, Hébert), tantôt à droite (les Indulgents, Danton). Il perd ainsi ses assises sociales en se substituant de plus en plus à ceux au nom desquels il parle, en classifiant et réglementant la vie sociale tout entière, de façon à empêcher toute déviation. En quelque sorte, un bonapartisme révolutionnaire qui ne pouvait avoir aucun avenir.
Jugement de fait et non de valeur. On peut comprendre la logique infernale qui a mené dans l’impasse le Comité robespierriste. On ne peut pour autant lui imputer un rapport fécond au réel : son audace – indéniable – se mêle d’aveuglement et d’un conformisme qui annonce les grandes éthiques conservatrices du XIXe et du XXe siècles. Le plus souvent, les robespierristes privilégient l’action de sommet et l’intervention de l’appareil d’Etat par rapport à la mobilisation de masse. Daniel Guérin montre bien qu’en plusieurs circonstances décisives le noyau dur des Jacobins est devancé, dépassé par les initiatives populaires qui convergent autour de la Commune de Paris (c’est notamment le cas lors de la journée du 31 mai 1793).
Les robespierristes, à leur façon, sont modernes. Ils annoncent un certain style d’organisation, de direction et de rapport aux masses qui, hélas, fleurira au XXe siècle. Quelles que soient les excuses que l’on peut trouver à leurs erreurs, on ne peut ignorer qu’ils sont, de fait, coupés de plus en plus de ce qui est initiative d’avant-garde. Il y a, en puissance, deux courants et deux pouvoirs dans les années 1793-1794. Guérin a raison de l’indiquer, même s’il schématise à l’occasion les oppositions existantes.
Il y a, de même, deux Terreurs. Sur ce point, les recherches historiques ont confirmé les indications de Daniel Guérin. Une terreur populaire, brutale, cruelle même lors des massacres de septembre 1792, née de la réaction spontanée des gens du peuple qui, soumis depuis toujours à la violence latente et ouverte des rapports sociaux d’Ancien Régime, ne peuvent exorciser leurs craintes qu’en employant les méthodes même dont ils avaient été les victimes.
Cette terreur-là, on peut la déplorer ; il faut la comprendre. Elle diffère de la terreur bureaucratique qui, de 1793 à 1794, s’organise d’en haut et dérape dans l’engrenage de la Loi des suspects. Cette terreur-là fit des victimes dans toutes les couches de la population. Elle exprimait l’effort désespéré d’un pouvoir, de plus en plus isolé, pour encadrer une population incontrôlable. L’idéologie révolutionnaire a-t-elle, comme le suggère Furet, préparé le terrain de la Terreur ? Peut-être, sous certains de ses aspects. Mais ce ne sont pas les concepts qui ont déterminé l’usage de la guillotine : c’est une pratique du pouvoir et un rapport au peuple, éminemment concrets.
Il y aurait beaucoup à dire encore. Daniel Guérin a notamment consacré des développements intéressants à la déchristianisation, dont il a montré que, loin d’être totalement artificielle, elle répondait aux aspirations de certains secteurs du mouvement populaire et était un enjeu entre bourgeois et « bras-nus ».
J’espère avoir transmis un peu de la vigoureuse passion de Daniel Guérin. Je souhaite avoir montré que sa méthode d’approche est féconde, fondamentale même, pour comprendre le pluriel de la Révolution française.
Aujourd’hui, l’heure est à l’idéologie molle du consensus. Consensus républicain certes, mais combien anémique. On applaudit 1789 pour les droits de l’Homme (qui peut être contre ?) de façon à ce que 1989 voie la fin des conflits passés, présents et futurs. La Grande Révolution est un long fleuve tranquille.
Daniel Guérin nous aide à remettre les pendules à l’heure. En magnifiant les « bras-nus » et la première Commune de Paris, il rétablit un passé qui est le garant de l’avenir des luttes.
Pensons à ce que chantait Eugène Pottier : « lls sentiront sous peu, nom de Dieu, que la Commune n’est pas morte. » Une phrase dont la forme et le contenu plaisaient à Daniel Guérin.
Denis Berger
Daniel Guérin et la Révolution française / 1998
Texte publié dans Alternative libertaire en 1998
Voir le site Daniel Guérin Info
A lire également sur le Silence qui parle :
Sur le capitalisme et le désir, entretien avec Gilles Deleuze et Félix Guattari

williy-ronis-front-populaire alternative libertaire dans Anarchies
1 Daniel Guérin, les Luttes de classes en France sous la première République, Gallimard, 1946, 2 volumes. Une seconde édition, augmentée, est parue chez le même éditeur en 1968. On peut se référer aussi à l’édition abrégée (Bourgeois et bras nus, Gallimard, 1973) et au recueil d’articles (la Révolution française et nous, Maspero, 1976) qui contient notamment une importante préface, non publiée jusque-là, de l’édition de 1946.
2 En leur temps, Albert Soboul (Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire en l’an II, 1793-1794, édition abrégée d’une thèse soutenue en 1958) et François Furet (Penser la Révolution française, Gallimard, 1978) ont rapidement évoqué et critiqué les idées de Guérin. Michel Vovelle a fait de même, dans la revue de l’historiographie révolutionnaire qu’il a publiée dans l’Etat de la France sous la Révolution française, La Découverte, 1988.
3 Il n’est pas nécessaire de rappeler ici ce que furent, de 1930 à sa mort récente, les activités de Daniel Guérin. Bornons-nous à dire que, marxiste libertaire, il n’a cessé de combattre toutes les formes de l’oppression et de l’exploitation. La variété de son oeuvre écrite témoigne de la diversité et de la profondeur de son engagement contre le colonialisme, pour la libération sexuelle. Ses travaux sur l’Amérique, le Front populaire, etc. valent d’être lus.
(notes 4 à 8 manquantes)




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