Il s’agirait de penser une théorie du « corps plastique » chez Derrida, à la fois comme un corps politique, un corps explosif de la guerre ou du terrorisme, comme une œuvre artistique, et comme image du philosophe, de son geste, de ses auto-portraits ainsi que de la dynamique politique d’un habitus derridien interprété là aussi comme une sorte de corps politique. Réalité d’un art, d’un concept, réalité d’un philosophe. Mais aussi une « substance », ou un corps social et politique, une « substance » faite déconstruction. Et repenser le corps artistique de la plastique pure face à la plasticité du corps politique comme nazisme aux yeux de Philippe lacoue-labarthe et de Jean-Luc Nancy. Dans cette perspective, déconstructive, esthétique et picturale, on abordera les micro-fascismes évoqués par Deleuze et Foucault, promis selon eux à un bel avenir. Mais aussi les lucioles qui disparaissent, et la société de consommation, tandem de Pasolini pour qui le fascisme triompherait là. Les lucioles sont aussi en enfer pour Dante ce sont parfois de mauvaises conseillères.
Le derridien s’il en est que nous voulions interroger d’abord sur la question de la plastique est Philippe Lacoue-Labarthe. Sa thèse sur la plastique est la suivante : « Le politique (la Cité) relève d’une plastique, formation et information, fiction au sens strict. C’est un motif profond, issu des textes politicopédagogiques de Platon (La République avant tout) et qui ressurgit sous le couvert des concepts de Gestaltung (figuration, installation figurale) ou Bildung, dont la polysémie est révélatrice (mise en forme, composition, organisation, éducation, culture, etc.). Que le politique relève ainsi d’une plastique ne signifie en aucune manière que la polis est une formation artificielle ou conventionnelle, mais bien que le politique relève de la technè au sens le plus haut du terme… »1
Notre technè plastikè s’en trouverait remise en jeu. En effet, si l’on pense la peinture comme plastique ou comme le monde des rapports plastiques, on rencontre la conception du mythe nazi que Lacoue-Labarthe présente ainsi : la politique depuis les grecs est pensée comme une oeuvre d’art, et il s’agit pour les nazis de reproduire le peuple dans une sorte d’auto-plasticité tautégorique. Qu’en est-il de la plastique dans les arts plastiques au regard du politique, au regard du fascisme et de la démocratie ? et au regard de l’imitatio, de la technique, et de la mimèsis dans le mythe politique ? de la plastique pure des arts plastiques et de l’onto-typologie que Lacoue-Labarthe a révélé : question d’une plastique pure naturelle (le sublime de plastique pure) et de sa mimétologie originaire. Sur l’onto-typologie, thèse maîtresse de Lacoue-Labarthe reliée à la question de la politique comme fiction plastique, nous avons ce passage : « Si quelque chose préexiste, ce n’est pas même comme le croit Platon, une substance, sous les espèces d’une pure malléabilité ou d’une pure plasticité que le modèle viendrait frapper de son “type” ou auquel il imprimerait sfigure. Une telle substance est en réalité déjà un sujet, et ce n’est pas à partir d’une éidétique qu’on peut espérer penser le procès mimétique, si l’eidos -ou plus largement le figural – est le présupposé même de l’identique. Et c’est du reste parce que, de Platon à Nietzsche et Wagner, puis Jünger – et même Heidegger, le lecteur de Trakl en tout cas, qui pourtant nous l’a appris – , une telle éidétique sous-tend la mimétologie, dans la forme de ce que j’ai cru pouvoir appeler onto-typologie, que toute une tradition (elle culmine avec le nazisme) aura pensé que le politique relève du fictionnement des êtres et des communautés. »2
Si notre plastique pure est aussi une politique notamment par rapport aux forces de réification qui définissent négativement l’espace de résistance artistique, l’ “artisticité” selon Adorno , qui est fondée sur le travail spécifique du matériau, et qui n’est pas un formaliste du médium, mais un formalisme de la logique plastique, cette conception de la plastique pure rencontre cet édifice érigé par Lacoue-Labarthe. Est-ce qu’il y a pour autant incompatibilité entre cette plastématique ou théorie des rapports plastiques en peinture, et la dénonciation d’une plastique entendue comme mythe politique, comme “mythation” de l’Occident, enfin comme nazisme ?
Le modèle nietzschéen de la “force plastique” comme force figurative ou force fictionnante qui doit se faire selon Nietzsche à coups de marteau, cette “force plastique est la faculté de croître soi-même et de s’accomplir soi-même”.
La vie est ainsi pensée sur le modèle de l’art, comme capacité artistique, puissance au sens ontologique, nous dit Lacoue-Labarthe. Et si la vie plastique rejoint comme modèle mimétique de l’art celui du mythe politique de l’auto-formation du peuple autochtone, qui doit se purifier, on aura compris que notre sublime de plastique pure, notre mimétologie originaire de plastique pure échappe sans coup férir à ce type d’objection, mythique, citationnelle et enfin politique. La plastique pure n’imite jamais que les rapports plastiques, la force plastique ici, qu’elle soit vie et capacité fictionnante, ne produit que des rapports plastiques, ce que nous appelons des plastèmes, et n’engendre que des exigences d’un discours spécifiquement pictural – c’est-à-dire non poétique -,d’un discours attentif à sa plastophanie ou révélation discursive de sa vérité. La plastique pure est politique en tant qu’elle défend socialement et contre d’autres arts, la pratique, l’ethos et l’habitus de son effectuation, et ceci comme dit Mondrian, le plus consciemment possible.
Le « corps de la déconstruction » vient d’abord des portraits de Derrida, mais c’est une notion plus générale. Derrida y répondit d’abord ainsi :
« Alors ce qui m’a surpris à un moment donné, quand j’ai entendu « corps allégorisé de la personne physique de Derrida », je me suis dit : « Eh, eh, et s’il y avait dans mon corps, dans mon habitus physique, dans ma voix, mes gestes, ma manière de poser mon regard etc., quelque chose qui dise autrement (allegoria, allégorie c’est ce qui parle autrement par la voix de l’autre), qui dise autrement par la voix de l’autre, qui dise autrement ce qu’on appelle déconstruction et qui la dise peut-être mieux ».
Le « corps de la déconstruction » et les fascismes à venir : Pasolini pense qu’il y a le fascisme-fasciste et le fascisme-démocrate chrétien héritier du précédent. La théorie des lucioles fait de la société de consommation un fascisme réussi. Serait-ce un fascisme anglo-saxon ? Les lucioles qui symbolisent une culture engloutie et une forme de résistance, disparaissent dans la campagne romaine comme sous les gros projecteurs de la société contemporaine, sous l’emprise des grands médias à la lumière éblouissante. Mais en art c’est autre chose. Avec une théorie pasolinienne repise par Didi-Huberman, c’est tout différent. Que les lucioles servent l’expression du milieu le plus autorisé du biggest artistique marchand nous amènerait plutôt à abandonner au fond cette théorie. Les « lucioles » ne désignent-elles pas les mauvais conseillers dans l’Enfer de Dante ? Le dadaocapitalisme luciole ? La vidéo des émigrants clandestin de Sangatte dans la nuit de Calais ? Je ne le crois pas, malheureusement.
Il faudrait certes penser le minuscule, le point infinitésimale de la luciole, un « point » de résistance, incertain. Et donc évoquer les scènes miniatures, les plans où le micro s’exprime. Il y a le fascisme selon Deleuze, par exemple. Micro-fascisme infini. Disséminé ? Chacun est susceptible d’accomplir des petits gestes d’exclusion, de rejet, et d’interdiction violente. Ceux-ci se sont perpétrés régulièrement autour de nous depuis des années. Ce sont de petits corps, parfois ambivalents. Le micro-fascisme est en chacun de nous disait Deleuze, il est ce qui hante nos esprits, nos conduites et nos vies quotidiennes, il nous fait aimer le pouvoir, désirer cette chose même qui nous domine et nous exploite. Mais c’est une terrible théorie de la vie quotidienne qui nous attend, une communaulogie inquiète, une communologie performative comme j’appelle ma théorie du sens commun : « pragmatique déconstructive ». La dissémination et le contagieux touchent ces attitudes, guident le désir vers le meilleur et parfois le pire, la plasticité mortifère. Si l’échec, dans la théorie des actes de langage, est une condition de possibilité du performatif même, selon Derrida, la condition du pire à venir deviendrait presque la condition de possibilité de tout événement. Encore un effort pour définir une « vie non-fasciste » comme l’a fait Foucault à partir de Deleuze.
Le corps de la déconstruction est aussi à entendre à la fois comme la geste et le geste de Derrida, entre mes portraits peints de Derrida et le « corps » de Derrida, homme et pensée : résistance et désistance. Substance d’une peinture pure. Matière aristotélicienne.
Penser à l’avenir le si difficile « fascisme philosophique » : Platon peut-être, ou Heidegger ? Et le fascisme des disciples, certains « derridiens » ?
C’est toujours une menace lovée dans la chance. Mais aussi une Chose de l’Etat. Philosophes du Pentagone et inscription des philosophes sur la liste des gens à éliminer. Le philosophe comme terroriste. Pentagon preparing for mass civil breakdown Social science is being militarised to develop ’operational tools’ to target peaceful activists and protest movements (article du Guardian du 12 juin 2014).
Penser les fascismes religieux, les intégrismes en Israël, ou dans l’Islam. On le fera grâce à Derrida aujourd’hui, avec son geste dans la question israélienne, et au risque d’un avenir et d’une saturation de l’avenir, par appropriation de l’ouvert ou de l’ouverture même.
Derrida disait , il m’a dit un jour : « Israêl est le dernier Etat colonial ». Propos lapidaire, certes, mais : jurons que Derrida aujourd’hui aurait développé son accusation lui le militant anti-apartheid, lui qui a vécu la guerre d’Algérie. Je ne dois pas être le seul à avoir entendu le fond de sa pensée sur la politique d’Israël. Le massacre de Sabra et Chatila, qui avait provoqué les réactions véhémentes de Jean Genet, ne l’avait pas laissé non plus sans voix.
Derrida disait donc : « Israël est le dernier Etat colonial ».
Formule qui renferme tout ce que l’on peut dire de responsable sur Israël aujourd’hui, et sa politique de colonisation des territoires occupés.
On peut encore ajouter ceci de la part de Derrida pour bien préciser les choses sur l’antisémitisme dont on accuse souvent ceux qui dénoncent la politique israélienne.
Lors d’un échange épistolaire avec Claude Lanzmann :
»Ne crois pas que ma vigilance critique soit unilatérale. Elle est aussi vive à l’endroit de l’antisémitisme ou d’un certain anti-israélisme, aussi vive à l’égard d’une certaine politique de tels pays du Moyen-Orient et même de l’Autorité palestinienne [...], sans parler bien entendu du « terrorisme ». Mais je crois de ma responsabilité de le manifester davantage du côté auquel, par « situation », je suis censé appartenir : le « citoyen français » que je suis manifestera publiquement une plus grande attention critique à l’endroit de la politique française qu’à l’égard d’une autre, à l’autre bout du monde. Le « juif », même s’il est aussi critique à l’égard des politiques des ennemis d’Israël, tiendra plus à faire savoir son inquiétude devant une politique israélienne qui met en danger le salut et l’image de ceux qu’elle est censé représenter. »
A entendre certains « on devrait se sentir coupable ou présumé coupable dès lors qu’on murmure la moindre réserve au sujet de la politique israélienne, [...] voire d’une certaine alliance entre telle politique américaine et une certaine politique israélienne ».
»Coupable au moins sous quatre chefs : anti-israélisme, antisionisme, antisémitisme, judéophobie (concept récemment mis à la mode, tu le sais, et sur lequel il y aurait beaucoup à dire) – sans parler de l’anti-américanisme comme on dit primaire…
Eh bien, non, non, non et non ! Quatre fois non. C’est exactement pour cela que je voudrais te dire, et c’est pour cela que je t’ai écrit[...]. S’il y a des procédés d’intimidations totalitaires, ils sont là, justement, dans cette tentative de faire taire toute analyse critique des politiques et israélienne et américaine.[...] Je veux pouvoir me livrer à cette analyse critique, la compliquer ici, la nuancer là, la radicaliser parfois, sans la moindre judéophobie, sans le moindre anti-américanisme, et , dois-je l’avouer, sans le moindre antisémitisme. » A une époque où la pensée de Derrida se réduirait pour certains si j’ose dire à la défense des animaux ou à une pensée de l’animalité, une cause importante bien sûr, mais souvent au détriment du Derrida dénonciateur du « poker menteur » selon son expression : FMI, OMC, Banque mondiale, OCDE, le Derrida politique à l’encontre de l’ordre du monde mérite de retrouver le chemin de l’actualité et de tout ce qui vient : puisque le « ce qui arrive » est une des sortes de définitions de la déconstruction qu’il s’est risqué à donner.
Ce qui vient est un horizon peut-être obscurci dans le fameux horizon sans horizon d’attente d’une ouverture et d’une force faiblement messianique susceptible de surgir comme événement politique.
Cette fois-ci, « ce qui vient » autant que ce « qui arrive », c’est peut-être l’événement de l’obscurcissement possible de la pensée, de la politique et du rapport à l’autre. Car je n’ai, pour ma part, jamais été très convaincu par ces semblants de définitions de la déconstruction souvent marquées si l’on peut dire par l’avenir.
La déconstruction écrivait Derrida « c’est ce qui arrive dans le monde ».
La déconstruction bien sûr ne se décide pas. Il y va de l’événementialité.
Oui, le « ça se déconstruit » est fondamental, « on » ne décide pas la déconstruction, Derrida lors de la soirée de l’Odéon avec nos portraits, avait repris l’un des intervenants qui parlait d’une déconstruction qu’il faut faire, et en disant « je ». Pour ma part je tique encore sur le « ce qui arrive », et en particulier dans le monde, comme si l’événement dans le monde ou ailleurs devait toujours être lié à ce qu’on appelle la déconstruction. Ce qui arrive et fait événement caractérise, spécifie si l’on peut dire quelque chose comme la déconstruction, mais aussi ce qui est en déconstruction comporte un élément qui n’est pas encore déconstruit, ce qui arrive n’est pas toujours ce qui arrive par et avec cet « en déconstruction ». Sans même supposé un prêt à déconstruire, une métaphysique disponible, un sens commun qui se laisserait déconstruire apparemment, avec l’assurance encore étrange du ça se déconstruit, et du déconstruit lui-même, on peut faire l’expérience que ce qui arrive, arrive aussi autrement qu’en déconstruction. En un mot je voulais dire que (tout) ce qui arrive, et donc l’événement, ne « relève » pas toujours de la déconstruction.
Le « ce qui arrive » sera, était, a toujours été encore – une kitschdéconstruction. Ce que j’appelle ainsi, d’un autre appel.
La kitschdéconstruction visait d’abord le cliché d’une imagerie cubiste ou dadaïste, voire l’urinoir de Duchamp comme nécessairement « déconstructif ». J’avais essayé de cerner un style déconstructif en peinture comme en architecture.
Mais le frelaté, mieux : l’hérésie et la camelote intéresse si l’on peut dire la déconstruction, c’est le côté vulgaire et vulgarisé de la déconstruction, tout ce qui se range sous le sens commun et qui produit aussi des effets déconstructifs. Le sens commun populaire et kitsch agit à sa façon sur le geste de la déconstruction, et y concourt à sa façon : il s’y prête d’abord, il semble s’offrir à elle et la responsabilité impossible du sens qui se donne ainsi très vite, qui se partage, le sens commun décrit une communauté, une communau/ologie difficilement contrôlable, une contagion métaphysique qui est peut-être rendue nécessaire depuis toujours. Il n’y a pas de concept non métaphysique. Mais y a t-il une déconstruction non inspirée par la métaphysique ? n’est-ce pas toujours elle qui est en déconstruction ? Le non déconstruit est aussi ce qui arrive, et il est aussi déconstructif, comme sens commun présupposé ou non. Et la déconstruction comme sens commun, sens partagé, est aussi ce qu’il faut interroger, il y va de sa forme de donation. Son évidence « propre » obligerait toujours à se demander si elle a lieu, la déconstruction, en sommes-nous si sûr ? A cause du « frelaté » ? Derrida semblait persuadé à la fin de sa vie, menacé par la maladie, qu’au lendemain même de sa mort, tout ce qu’il avait écrit et pensé sombrerait dans l’oubli, brutalement, du jour au lendemain. Et qu’ainsi il n’en resterait rien. D’un seul coup.
Il n’en n’a rien été, bien sûr, mais en sommes-nous si sûr ? Peut-être qu’un tel naufrage a eu lieu, ou se montre soudain, maintenant, dix ans après sa disparition. C’est au contraire la multiplicité des héritages supposés et des commentaires incessants qui contribueraient peut-être à la disparition de la pensée de Derrida.
Derrida -une disparition à venir ?
Et la question du fascisme comme ligne de fuite « plastique » ou en « plasticité », une ligne de vie qui tourne mal, qui devient ligne de mort selon Deleuze, n’est pas si éloignée du mythe nazi que nous avions trouvé proprement incroyable, chez Philippe Lacoue-labarthe et Jean-Luc Nancy, à savoir nous l’avons vu, un façonnage du peuple, une « fiction » politique, un peuple comme œuvre d’art. Vous imaginez la surprise pour le moins du peintre que je suis en découvrant ces pensées de la « plastique ».
La ligne de fuite devenue ligne de mort, le fascisme c’est ce qui veut la mort de l’autre, selon Deleuze, est donc une thanatographie plastique, une plastique thanatographique. Car pour revenir aux définitions improbables de la déconstruction, celle de la judéité pour Derrida devenait encore plus difficile : c’est le rapport à l’à-venir, disait-il aussi. « Etre juif c’est être ouvert à l’avenir ». Etrange spécificité. L’hyperbole derridienne rejoint peut-être l’hubris ici aussi.
Il se disait enfin, selon une condensation dont il a souvent eu le secret : « Je suis le dernier des juifs ». Je crois que c’est dans cette tension à laquelle il nous invitait entre le « dernier », le moins juif de tous, le moins recommandable, le dernier des derniers, le moins fidèle en somme, et aussi avec l’idée qu’il était le dernier juif, le seul, l’unique, le plus fidèle, celui qui dit d’un même mouvement peut-être : je suis en tant que juif, le dernier, inconditionnellement ouvert à l’avenir et donc je vous le dis : « Israël est le dernier Etat colonial ».
Il faudra penser le « terrorisme » selon Derrida, comme un corps possiblement « plastique », corps explosif. En art et en politique. Derrida disait au musée du Moma, à propos d’Artaud : « Il faut faire sauter tous les musées d’art plastique ». Lesquels ? Les musées duchampiens ? Artaud n’y suffirait sans doute pas, bien au contraire. Mais le dernier Derrida soutenant l’alter-mondialisation anti-néolibérale, s’accompagnait aussi d’un marxisme derridien souvent négligé.
Nous avons vu que notre plastique pure est difficilement compatible avec une plasticité du corps politique qui définirait le nazisme pour Lacoue-Labarthe et Nancy. Mais pour Deleuze la ligne de fuite n’est pas non plus une « plasticité » du corps politique. Toutefois il y a bien une sorte de « plasticité » de la « ligne » de fuite.
Il faudrait à l’avenir s’essayer à penser ce Deleuze là , on se permettra ainsi une longue citation : « Qu’est-ce qui se passe ? Alors, je dis, sous les formes exaspérées, c’est comme ça si vous voulez, si j’essaye de donner un contenu concret, vécu, vivant, à la notion de fascisme. J’ai essayé de dire plusieurs fois à quel point pour moi, le fascisme et le totalitarisme, c’était pas du tout la même chose. C’est que le fascisme, ça paraît un peu mystique ce que je dis, mais il me semble que ça l’est pas.
Le fascisme, c’est typiquement un processus de fuite, une ligne de fuite, qui tourne alors immédiatement en ligne mortuaire, mort des autres et mort de soi-même. Je veux dire, qu’est-ce que ça veut dire ? Tous les fascistes l’ont toujours dit. Le fascisme implique fondamentalement, contrairement au totalitarisme, l’idée d’un mouvement perpétuel sans objet ni but. Mouvement perpétuel sans objet ni but, d’une certaine manière, c’est, on peut dire, c’est ça un processus. En effet, le processus, c’est un mouvement qui n’a ni objet ni but. Qui n’a qu’un seul objet : son propre accomplissement, c’est-à-dire l’émission des flux qui lui correspondent.
Mais, voilà qu’il y a fascisme lorsque ce mouvement sans but et sans objet, devient mouvement de la pure destruction. Étant entendu quoi ? Étant entendu qu’ on fera mourir les autres, et que sa propre mort couronnera celle des autres. Je veux dire quand je dis ça paraît tout à fait mystique, ce que je dis là sur le fascisme, en fait les analyses concrètes, il me semble, le confirment très fort.
Je veux dire un des meilleurs livres sur le fascisme, que j’ai déjà cité, qui est celui d’Arendt, qui est une longue analyse, même des institutions fascistes, montre assez que le fascisme ne peut vivre que par une idée d’une espèce de mouvement qui se reproduit sans cesse et qui s’accélère. Au point que dans l’histoire du fascisme, plus la guerre risque d’être perdue pour les fascistes, plus se fait l’exaspération et l’accélération de la guerre, jusqu’au fameux dernier télégramme d’Hitler, qui ordonne la destruction de l’habitat et la destruction du peuple.
Ça commencera par la mort des autres, mais il est entendu que viendra l’heure de notre propre mort. Et ça les discours de Goebbels dès le début le disaient, on peut toujours dire propagande, mais ce qui m’intéresse c’est pourquoi la propagande était orientée dans en sens dès le début. C’est complètement différent d’un régime totalitaire à cet égard. Et une des raisons pour lesquelles, il me semble, une des raisons, là, historique importante, c’est pourquoi est-ce qu’encore une fois, les Américains, et même l’Europe, a pas fait une alliance avec le fascisme. Et bien on pouvait leur faire confiance, c’est pas la moralité ni le soucis de la liberté qui les a entraîné. Donc pourquoi ils ont préféré s’allier à la Russie, et au régime stalinien ? dont on peut dire tout ce qu’on veut, et c’est un régime que l’on peut appeler totalitaire, mais c’est pas un régime de type fasciste et c’est très différent. C’est évidemment que le fascisme n’existe que par cette exaspération du mouvement, et que cette exaspération du mouvement ne pouvait pas donner de garanties suffisantes, enfin … Et la méfiance à l’égard du fascisme au niveau des gouvernements et au niveau des États qui ont fait l’alliance pendant la Guerre, c’est il me semble. Si vous voulez, c’est là où il y a toujours un fascisme potentiel là lorsqu’une ligne de fuite tourne en ligne de mort. Alors presque, c’est pour ça que vous comprenez, la distinction que je ferais entre schizophrénie comme processus et schizophrène comme entité clinique, c’est que la schizophrénie comme processus c’est : l’ensemble de ces tracés de lignes de fuites. Mais la production de l’entité clinique, c’est lorsque précisément quelque chose ne peut pas être tenu sur les lignes de fuites. Quelque chose est trop dur, quelque chose est trop dur pour moi. Et à ce moment-là ça va tourner en ligne, soit en ligne d’abolition soit en ligne de mort. »
Plasticité thanatographique ? Le corps de la déconstruction, comme le corps de la plastique pure, donnerait à penser encore autrement, sans aucunement négliger la schizophrénie, mais sans ignorer non plus une vie soumise peut-être pareillement à un art contemporain entendu aussi comme biopouvoir esthétisé, voire un flux et un art devenu mouvement exaspéré, un art liquide.
Thierry Briault
Le corps de la déconstruction et les fascismes à venir / 2014
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Le travail de recherche sur le lien entre politique et psychanalyse, de Deleuze à Derrida, continue à travers le groupe Facebook.
De temps à autre, des fragments seront prélevés et importés sur le blog afin de rendre lisible les avancées et de mieux suivre le cheminement de la recherche.
Épisodes précédents :
Confrontation Deleuze / Derrida – Fragments – Groupe Facebook 16/07 au 01/08/2014 / Nous sommes revenus sur l’étrange opposition entre Foucault et Deleuze, entre « désir » et « plaisir », à une période où Foucault semblait s’interroger sur « le désir de révolution » et la notion de « répression », pour nous demander si la pulsion de pouvoir interprétée par Derrida ne déborderait pas leurs deux positions respectives. Par cette analyse, ce dernier proposerait-il une autre voie ?
Pulsion de pouvoir, la question de la psychanalyse dans l’ordre juridico-politique – Fragments – Groupe Facebook 02/08 au 14/08/2014 / Puis nous nous sommes intéressés à cette voie alternative que proposerait Derrida de façon récurrente dans ses textes, et qui ne semblerait pas encore avoir été prise en considération : la prise en compte de la psychanalyse dans l’ordre juridico-politique et la résistance que la notion de « pulsion de pouvoir » rencontre au sein même du champ de la psychanalyse, avant de nous interroger sur le potentiel de la psychanalyse comme machine de guerre.
Cette fois, nous allons insister sur la crise que connaît la psychanalyse, et la nécessité d’un déplacement de la psychanalyse hors de son propre champ.
fragment :
Résistance et pulsion de pouvoir : la psychanalyse s’est construite à partir d’un héritage inanalysé et enkysté qu’il faut déconstruire
Derrida pose une question radicale sur l’existence de la psychanalyse elle-même.
- dans « Résistances de la psychanalyse » p47, Derrida écrit : « la lecture que j’ai proposé de Au-delà du principe de plaisir, livre qui commence, comme la conférence de Miguel Giusti, par l’apparition de Méphistophélès et donne la parole, si on peut dire, à l’advocatus diaboli de la pulsion de mort. Or cette lecture tend à reconnaître, dans les paradoxes de la « Bindung » (liaison, enchaînement) et de la « solution » ou de l’« extinction » (Erlöschung), cela même qui relance interminablement l’analyse et la thèse, au-delà de toute Außebung, de toute Setzung et de toute position analytique. Il n’y a pas de position analytique dès lors que la résistance n’est pas identifiable. La position analytique ne peut être, elle, qu’une résistance à cette loi. »
- Cet extrait résonne avec « La carte postale » (p547), lors son échange avec René Major dans « Du tout », lorsque Derrida dit à propos de Freud qu’il aurait eu besoin d’une tranche supplémentaire, et des conséquences de ce reste d’inanalysé : »Alors ce reste d’inanalysé qui le rapporte en dernière instance au dehors absolu du milieu analytique ne jouera pas le rôle d’une frontière, il n’aura pas la forme d’une limite autour du psychanalytique, ce à quoi le psychanalytique comme théorie et comme pratique n’aurait hélas pas eu accès, comme s’il lui restait du terrain à gagner. Pas du tout. Ce sera, cet analysé, cela aura été ce sur quoi et autour de quoi se sera construit et mobilisé le mouvement analytique : tout aurait été construit et calculé pour que cet inanalysé soit hérité, protégé, transmis intact, convenablement légué, consolidé, enkysté, encrypté. C’est ce qui donne sa structure au mouvement et à son architecture. »
La psychanalyse se serait construite comme une résistance au fait que la résistance ne serait pas identifiable et qu’elle se déplacerait toujours. Et cette résistance (à « la pulsion de pouvoir ? ») a fait de la psychanalyse elle-même un bastion de pouvoir à partir de ce « reste d’inanalysé ». Et de cette façon, n’aurait-elle pas contribué également à créer la résistance contre elle-même, ainsi que l’état de délabrement dans lequel elle se trouverait aujourd’hui ?
Aussi mauvais que soient « le livre noir de la psychanalyse » ou la critique d’Onfray, ils ne seraient peut-être qu’un symptôme d’une résistance qui s’en prendrait à la psychanalyse en tant que ce reste d’inanalysé qui prétend au « meilleur soin » du sujet par la levée de ses résistances. Or ce reste (en lien avec la pulsion de pouvoir et le fait que la résistance ne serait pas identifiable, et que la cure ne peut être qu’une analyse sans fin), s’il avait été perçu, lui aurait permis de démonter sa propre pulsion de pouvoir (sa vocation à croire pouvoir lever la résistance et libérer le « sujet » sans tenir compte du reste qui rend la notion de résistance problématique), ce qu’elle n’aurait pas su faire, et lui aurait évité de la conduire à se constituer en groupe(s) d’intérêt et de pouvoir au fonctionnement classique.
Dans le séminaire « La bête et le souverain », Derrida propose de nouveau comme alternative à la notion de souveraineté la traduction de la psychanalyse dans le domaine du politique (en utilisant les notions de pulsion de pouvoir, transfert, traduction, partage – voir p 388 Tome 1). On pourrait penser que la psychanalyse elle-même contribuerait à empêcher ce passage au politique du fait qu’elle s’est réservée comme chasse gardée ou fond de commerce toute cette conceptualité qu’elle emploie toujours en terme pathologique et de soin, par une pratique de caste, alors qu’il s’agirait pour Derrida (et Deleuze Guattari) de diffuser autrement la psychanalyse à travers le politique. Et ce petit territoire de la psychanalyse se réduirait de plus en plus à peau de chagrin.
A la fin de l’échange entre Major et Derrida (p 548 La carte postale), ce dernier conclut sur la tranche qu’il « manquerait » à Freud (un mort peut faire une tranche dans une logique spectrale) et qu’il s’est employé à entamer. « Alors qui paie ? » « Qui paiera à qui la tranche de Freud ? » et Derrida ajoute qu’il fait une offre…
fragment :
La critique de la psychanalyse par Derrida comparée à celle de Deleuze-Guattari
Cette critique de Derrida pourrait se cumuler à celle de l’Anti-Œdipe, si ce n’est qu’elle propose de prendre en compte la pulsion de pouvoir pour que la psychanalyse déborde de son cadre, tandis que l’Anti-Œdipe réduirait la psychanalyse à « un dispositif de pouvoir ».
Nous avons donc :
- Des psychanalystes qui résistent à la critique de Deleuze et Guattari qui leur font le procès d’opérer un rabattement sur Œdipe et à la critique de Derrida quant à leur pulsion de pouvoir inanalysée (Derrida est d’accord sur ce point avec Deleuze et Guattari)
- De l’autre, la critique deleuzo–guattarienne qui passerait à côté de la pulsion de pouvoir (pour la déplacer en la déniant) en laissant entendre que la psychanalyse oedipienne forme une sorte de « dispositif de pouvoir » qui ferait le jeu du capitalisme qui déterritorialise tous les codes pour rabattre les sujets sur Œdipe.
- Enfin, une critique de Derrida de cette critique (vu dans un article précédemment) au nom d’une pulsion de pouvoir contre laquelle on ne pourrait pas lutter par une stratégie d’opposition, pulsion de pouvoir qui serait déniée par Deleuze et Guattari du fait qu’ils la traitent comme « un dispositif de pouvoir », alors qu’il aurait fallu la prendre en compte autrement d’un point de vue libidinal.
À lire sur le Silence qui parle :
http://lesilencequiparle.unblog.fr/2014/08/05/confrontation-deleuze-derrida-lanti-oedipe-en-question-desir-et-plaisir-deleuze-foucault/
Un commentaire scolastique du texte de Michel Foucault
« Face aux gouvernements, les droits de l’homme » / Dits et Écrits , texte 355
Dans un texte écrit en 1981, à propos de la tragédie des boat people d’Indochine, Michel Foucault se faisait l’avocat d’une approche des droits de l’homme qui peut être pour nous, je crois, une puissante source d’inspiration. Les droits de l’homme, disait-il, dans un vocabulaire d’époque que nous devons, aujourd’hui absolument conjurer si nous voulons que ce motif cesse de se décliner exclusivement au masculin, les droits humains, donc sont le signe de ralliement sous lequel sont conviés à se rassembler des individus ordinaires, quelconques, c’est-à-dire n’ayant aucune qualité particulière pour faire entendre leur voix – ceci lorsque ces hommes et ces femmes font face à l’intolérable. C’est sous ce signe qu’ils vont tout naturellement se rassembler, dit Foucault, lorsqu’ils éprouvent « une certaine difficulté commune à supporter ce qui se passe ». Dans le cas ici évoqué, cet intolérable, c’est l’exode précipité de ces milliers de réfugiés quittant leurs pays sur des embarcations de fortune, dans le Sud-Est asiatique, le Vietnam, notamment, afin de fuir un régime qui ne les ménage pas. Un phénomène qui, soit dit en passant, suscita en France l’un des premiers grands élans de mobilisation humanitaire, donna naissance à la sensibilité humanitaire, avec les dispositifs qui la soutiennent – une figure qui se sépare alors et des pratiques charitables traditionnelles d’inspiration religieuse, et des mouvements de solidarité inspirés par des motifs politiques. Ce qui tranche en premier lieu, dans cette approche des droits humains, c’est le fait que Foucault n’en remet pas la défense ou la promotion entre les mains d’autorités légitimes ou qualifiées, les États, les gouvernements, des institutions supra-étatiques – mais, au contraire, au tout venant, « les gens », ceux que va tout naturellement rassembler leur sensibilité à l’intolérable. Davantage encore : entre les mains de ces sujets ordinaires et sans puissance particulière, les droits humains sont une arme qu’ils tournent contre l’autorité. Le texte de Foucault s’intitule « Face aux gouvernements, les droits de l’homme ». En première approche, donc, les gouvernements, en général et sans spécification particulière, seraient pour lui plutôt en position de mettre à mal ces droits, plutôt que d’en être les gardiens et les promoteurs. On mesure aisément l’écart qui se creuse entre cette approche des droits humains et celle qui, ordinairement, fait l’ objet, notamment dans les démocraties occidentales, de la pédagogie étatique (scolaire, civique, etc.) la plus courante ; une pédagogie selon laquelle, les droits de l’homme étant gravés dans le marbre des constitutions, ce sont tout naturellement les gouvernants, émanation de la représentation nationale, qui ont vocation à en faire la source d’inspiration permanente de leur politique. Ce qui tranche en second lieu dans ce texte, c’est le fait que Foucault n’évoque pas les droits humains sur le mode courant qui est celui de la pédagogie étatique, c’est-à-dire comme un corps sacré de textes, de principes et de maximes, issu du meilleur de la tradition historique (la Révolution française, la Révolution américaine, la lutte des peuples contre le fascisme et le nazisme…), mais au contraire sur un mode que l’on pourrait dire négatif dans une première approche. Que sont les droits humains, suggère-t-il en effet, si ce n’est ce dont nous éprouvons le caractère vital pour l’existence commune, pour la vie des hommes et des peuples – lorsqu’ils sont violés. Les droits humains sont, en d’autres termes, ce à quoi nous devenons sensibles lorsque nous éprouvons, en telle ou telle occasion et toujours, si l’on veut, « en situation », le caractère nourricier et irremplaçable – lorsqu’ils sont mis à mal. En l’occurrence, lorsqu’il apparaît que « des hommes et des femmes aiment mieux quitter leur pays que d’y vivre ». Qu’ils ne peuvent plus habiter la terre sur laquelle ils sont nés et où sont nés leurs parents et leurs ancêtres. Et donc entrent en migration, dans des conditions plus ou moins dramatiques. Les droits humains, en ce sens, ce n’est pas un catalogue de libertés et de garanties consignées dans tel ou tel texte de référence (la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, le Bill of Rights états-unien, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948…), ce sera plutôt ce dont nous éprouverons (nous : le quelconque, le sujet sans qualités particulières) le caractère irremplaçable à l’occasion de son manque ou sa violation, en tant qu’il est ce qui nous attache à ceux qui connaissent l’épreuve de ce manque ou de cette violation. Dans les termes de Foucault, les droits humains sont cet horizon dans lesquels se forme ce qu’il nomme d’une expression paradoxale « une citoyenneté internationale ». Il écrit précisément ceci : « Il existe une citoyenneté internationale qui a ses droits, qui a ses devoirs et qui engage à s’élever contre tout abus de pouvoir, quel qu’en soit l’auteur, quelles qu’en soient les victimes. Après tout, nous sommes tous gouvernés et, à ce titre, solidaires ». Ce raisonnement est pour nous une boussole. Il indique, premièrement, que si l’humanité peut s’éprouver (c’est une virtualité) comme une communauté politique subjective et non simplement comme un assemblage disparate de peuples, de nations, d’États ou de populations, c’est en s’établissant dans le partage de ces droits qui constituent le soubassement de ce qu’il appelle « citoyenneté internationale » – donc en descellant le mot « citoyenneté » de ce qui en constitue habituellement le socle – l’Etat, la nation. Donc, les droits humains, c’est d’abord une subjectivité partagée, le sentiment commun d’avoir des droits – ce qui est, j’y insiste lourdement, une tout autre approche que celle qui dit : les droits humains, c’est un corpus de nature juridique et dont les États ou les institutions supra-étatiques mises en place par consentement mutuel entre ces États sont garants. Deuxièmement, et ce point est tout aussi fondamental, le partage de cette subjectivité constitue un système d’engagement réciproque. Ce ne sont pas les États, ce ne sont pas les gouvernants qui sont appelés en premier lieu à manifester leur solidarité à l’endroit de ceux dont les droits sont déficients ou violés, ce sont ceux « que personne n’a commis », qui n’ont pas de mandat pour le faire, des quelconques, donc, mais qui vont identifier paradoxalement dans cette condition ordinaire et dans cette absence d’un appareil de délégation le fondement de leur responsabilité face à ce tort subi par d’autres (des autres éloignés, qu’ils ne connaissent pas, de surcroît). C’est dans ce geste (le mandat que s’attribue à lui-même ce « n’importe qui » manifestant sa solidarité avec un autre « n’importe qui » auquel ne l’unit aucun lien particulier) que se manifeste la puissance, la force propulsive des droits humains. Pourquoi ? Eh bien, tout simplement, parce qu’on voit distinctement ici que ce geste est totalement étranger à la sphère de l’intérêt, personnel ou collectif. Quand un président des États-Unis en visite à Pékin adresse aux autorités chinoises des remontrances rituelles à propos de violations des libertés humaines au Tibet ou bien du sort réservé à tel ou tel opposant, le soupçon est toujours là : la défense des droits humains est toujours, dans cette configuration, prise en otage par la politique, par des jeux de forces et intriquée à des intérêts étatiques, à des calculs stratégiques, etc. La question de savoir qui, dans les relations inter-étatiques, est fondé à parler au nom des droits humains, à occuper la position de l’instance énonciatrice, à être l’organe de l’universel, cette question est, nous le savons bien, insoluble. Après tout, dans ce type de situation, le premier secrétaire du Parti communiste chinois serait bien fondé à rétorquer qu’il se fait, lui aussi, beaucoup de souci pour les supposés terroristes détenus à Guantanamo hors de tout cadre légal, non moins que pour les pensionnaires des sinistres couloirs de la mort, très majoritairement peuplés d’Afro-américains et autres hispaniques… Le mouvement qui porte celui qui n’est personne en particulier à faire sienne la cause de cet autre dont les droits humains sont mis à mal dans telle ou telle situation ou circonstance (on est toujours dans un cas de « ici et maintenant ») trouve son assise incontestable dans le fait qu’il s’agit d’un mouvement « désintéressé » au sens où il est mu non pas par l’intérêt personnel mais par, disons, le pur attachement à, je dirais, non pas tant « un principe », que ce qui constitue la condition de possibilité de l’existence d’une communauté humaine subjective – le partage des droits. Troisièmement, ce qui constitue le fondement de cette solidarité, dit Foucault, et ce point est tout aussi important, c’est le fait que, je cite à nouveau, « nous sommes tous gouvernés et, à ce titre, solidaires ». C’est notre condition de gouvernés qui fait de chacun d’entre nous, par delà toutes nos différences culturelles, par delà tout ce qui distingue les uns des autres les régimes politiques auxquels nous sommes soumis, un élément constituant cette communauté virtuelle que l’on pourrait appeler le « peuple des droits de l’homme ». Ce qui veut bien dire qu’en tant que nous sommes gouvernés, en tant que nous sommes des gouvernés, nous sommes sensibles aux droits humains dans la mesure où l’abus de pouvoir apparaît comme inhérent à l’exercice même du gouvernement des hommes. En d’autres termes, les droits humains sont le point de cristallisation du litige perpétuel qui oppose, d’une façon générale, gouvernants et gouvernés. Selon cette approche, donc, il n’y a pas, d’un côté, des gouvernants qui « respectent les droits de l’homme » et de l’autre, des gouvernements ou des régimes qui ne s’en soucient pas ou les violent allègrement, il y aurait tout au plus des situations dans lesquelles le litige entre gouvernants et gouvernés à propos des droits de l’homme est permanent, ouvert, massif et d’autres où ce litige prend une tournure plus locale, circonstancielle, spécifique. Cette proposition, aussi polémique puisse-t-elle paraître si on la rapporte à ce que dit à ce propos le discours de l’État et des élites dans les démocraties occidentales ou à l’occidentale, est facile à démontrer : il n’existe pas une seule de ces démocraties, aussi donneuse de leçons en matière de droits humains soit-elle, qui ne pratique toutes sortes de violations, plus ou moins permanentes et flagrantes de ce qui constitue l’alpha et l’oméga des droits humains tels que ceux-ci sont consignés dans des textes solennellement validés par ce qu’il est convenu d’appeler la communauté internationale : il suffira, pour s’en convaincre, de mette en regard toutes les législations anti-terroristes mises en place depuis le 11/09 dans tous les États occidentaux et l’article 11 de la Déclaration universelle de 1948 : « Toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d’un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées ». Voir sur ce chapitre Guantanamo, l’affaire Tarnac en France, toutes sortes d’abus et de bavures commis par les unités spécialisées en Grande-Bretagne, etc. Ou bien encore, à la lumière des récentes révélations d’Edward Snowden sur les activités de la NSA aux États-Unis et de ses équivalents dans des pays comme la France, la Grande-Bretagne, etc. – Article 12 : « Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes ».
S’il y a donc une opposition que nous sommes susceptibles de faire jouer, ce n’est pas celle qui ferait contraster des gouvernements dont le principe d’action serait fondé sur le respect des droits humains et d’autres qui, de manière systématique, les ignoreraient (tant il est évident que la notion d’un gouvernement ou d’un régime politique qui respecte les droits humains « en gros » pour mieux s’en affranchir dans le détail est dépourvue de sens). S’il y a une opposition que nous sommes bel et bien susceptibles de faire jouer, c’est celle-ci : il y a, aujourd’hui, des gouvernements pour lesquels le motif des droits humains est un moyen de légitimation, un argument ou un instrument dans la confrontation avec d’autres gouvernements, une « bible », au sens où, au temps de la découverte de l’Amérique et de la colonisation, les conquérants et les missionnaires avaient des « bibles », des gouvernements, donc, pour lesquels les droits humains sont un outil, un moyen de gouvernement et un instrument dans l’établissement des rapports de force. Et puis, il y a d’autres gouvernements qui, pour des raisons variables, n’ont pas intégré ce mécanisme, qui, à l’évidence, ne gouvernent pas « aux droits de l’homme » et qui, tout au contraire, voient dans ce motif un danger, un moyen de saper leur puissance et leur légitimité. Ce partage est assurément opérant, mais ce constat ne change rien à celui que nous avons établi précédemment : il n’est pas suffisant qu’un gouvernement ou un régime gouverne « aux droits humains », s’en réclame, ait intégré ce motif à sa stratégie de légitimation (nous connaissons tous la ritournelle « France patrie des Droits de l’Homme ») pour que sa politique, courante ou exceptionnelle, se fonde sur les droits humains. La déliaison des deux éléments est, au contraire, l’opération première que nous devons effectuer si nous voulons tenter de comprendre quelque chose à la situation des droits humains dans le champ de forces de la géopolitique mondiale contemporaine. Le Patriot Act adopté par l’administration états-unienne après les attentats du 11/09 est assurément l’un des outrages institutionnels et de forme juridique les plus flagrants qui aient été infligés aux droits humains depuis le début de ce siècle. Il introduit toutes sortes de discriminations fondées sur la race, la religion, l’origine, des dispositions qui constituent des violations ouvertes de l’article 2 de la Déclaration universelle de 1948 : « Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autres situation ».
On se rappellera ici ce qu’est le sens premier de la Déclaration de 1948 : prendre l’engagement, au nom des peuples et des États, de rompre avec la politique totalitaire du régime nazi et de ses alliés, politique fondée sur la hiérarchisation des races et la fragmentation de l’espèce humaine, ceci en réaffirmant solennellement le caractère indivisible de cette espèce. C’est dans ce sens que la préambule à la Déclaration parle de « famille humaine », je cite : « Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde… » . Dans le même sens, l’article premier : « Tous les êtres humains [je souligne, A.B.] naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». Dans le contexte de l’après-guerre, marqué par la montée des luttes de décolonisation, cette affirmation d’égalité va pouvoir être reprise au bond par tous ceux qui luttent pour leur indépendance et contre les discriminations dont la colonisation a été le creuset. Ce qui est évidemment intéressant, dans le texte de Foucault, c’est que la question des droits humains y soit reprise à l’occasion d’un enjeu particulier qui est celui des migrations. Ce n’est pas le seul texte de Foucault dans lequel celui-ci soutient (très tôt, donc, il est mort il y a trente ans déjà) que notre époque pourrait bien être celle des migrations. Il écrit ceci, dans le texte qui me sert ici de guide : « (…) Il faut se rendre à l’évidence : les raisons qui font que des hommes et des femmes aiment quitter leur pays que d’y vivre, nous n’y pouvons pas grand chose. Le fait est hors de notre portée » – ce qui me paraît être une parfaite définition du statut ou de la condition des migrations contemporaines et qui, par là même, met le doigt sur la vanité de toutes ces « politiques migratoires » que prétendent fixer d’autorité les pays de l’Europe communautaire, les États-Unis, etc. Or, s’il est un phénomène qui ravive la question coloniale envisagée sous l’angle des droits humains, c’est bien celui-ci : le migrant contraint à quitter son pays pour des motifs économiques, politiques, sécuritaires impérieux, et ne pouvant le faire dans des conditions légales du fait des obstacles qui sont opposés à son déplacement par les pays d’immigration, n’est-il pas aujourd’hui par excellence le représentant d’une fraction d’humanité qui subit des formes variables de déni de droit en raison de son origine, sa race, sa langue, ses opinions, etc. ? Ceci, par contraste absolu avec le touriste, par exemple, qui, lui, jouit pleinement du droit de se déplacer, en sa qualité de représentant d’une autre « espèce » humaine, aussi « riche » en droits que la précédente est, elle, « pauvre » de ce côté-là ? On voit bien ainsi que, dans le courant d’amplification, à l’échelle globale, du phénomène des migrations, la fragmentation de l’espèce humaine à laquelle la Déclaration de 1948 opposait sa vocation d’universalité, cette fragmentation revient en force et ce pas seulement dans les faits, sur le terrain, dans des pratiques policières abusives ou bien dans toute cette économie grise prospère qu’est le trafic des êtres humains en mal de migration, mais, bien plus grave : dans le corps de la loi et par le biais de toutes sortes de dispositifs juridico-administratifs nationaux et supra-nationaux du type Frontex, à l’échelle européenne communautaire, ou bien tout ce qui, dans les législations nationales, tend à placer les migrants « irréguliers » sous un statut juridique d’exception. Le paradoxe de la situation présente, c’est évidemment que ce soient les Etats qui, non seulement, sont à l’origine de la Déclaration universelle mais qui, comme je l’ai indiqué, font des droits humains un argument promotionnel du type de gouvernementalité qu’ils pratiquent par opposition à d’autres, que ce soient ces Etats qui, à l’épreuve des migrations contemporaines, se fassent les agents très actifs de ces nouveaux processus de fragmentation de l’espèce humaine… Foucault avait parfaitement anticipé cette situation ; il lance à la volée dans ce texte cette phrase dont le vocabulaire est assez insolite sous sa plume – ce pourrait presque être du Camus, en tout cas, on y sent distinctement l’emprise de la secte louche des « nouveaux philosophes » dont il s’est rapproché sur cette question (les boat-people) : « Parce qu’ils prétendent s’occuper du bonheur des sociétés, les gouvernements s’arrogent le droit de passer au compte du profit et des pertes le malheur des hommes que leurs décisions provoquent ou que leurs négligences permettent. C’est un devoir de cette citoyenneté internationale de toujours faire valoir aux yeux et aux oreilles des gouvernements les malheurs des hommes dont il n’est pas vrai qu’ils ne sont pas responsables. Le malheur des hommes ne doit jamais être un reste muet de la politique. Il fonde un droit absolu à se lever et à s’adresser à ceux qui détiennent le pouvoir ». Trois fois le mot « malheur » en trois phrases ! L’emploi récurrent de ce terme emphatique a ici pour vocation de désigner sur un mode affectif et intensifié la privation des droits humains subie par des catégories particulières de vivants, dans des circonstances particulières. La « citoyenneté internationale » qui découle de la condition de majorité (Kant – ce texte est d’inspiration kantienne de bout en bout) des sujets contemporains que nous sommes, créé pour nous une responsabilité particulière, celle d’interpeller « les gouvernements », nos gouvernants, à propos de ces violations ou ces abus, parce qu’ « il n’est pas vrai qu’ils ne sont pas responsables », quand bien même ils ne sont pas les fauteurs directs de ces abus. Cette remarque trouve tout son poids dans une configuration où il est question d’un exode qui se produit en Indochine, dans une ancienne colonie française. Dans la configuration dessinée par Foucault, le droit, la défense du droit passent distinctement du camp de l’autorité, des États, des gouvernants à celui des gens ordinaires, ceux qui prennent en charge effectivement leur condition de « citoyenneté internationale » (l’esprit « cosmopolitique » de Kant). Et cette défense du droit ne prend pas à proprement parler la forme de l’argumentation juridique, le « citoyen international » ne se met pas à la place du juriste ou de l’avocat, il entre en résistance et, dit Foucault d’un mot très expressif, il « se lève » pour interpeller les gouvernants, les placer devant leurs responsabilités, non pas tant pour parler « au nom des victimes » que pour se tenir devant ces autres « quelconques » dont les droits sont mis à mal par d’autres gouvernants. Se tenir devant ceux qui, à des titres divers, ont à subir la violence du pouvoir, plutôt que parler « en leur nom » – c’est une proposition que j’emprunte à Deleuze et Guattari, à propos de ceux qui connurent, dans la seconde moitié du XX° siècle, l’épreuve des camps de concentration et d’extermination. On retrouve ici aussi un grand motif de l’approche foucaldienne de la politique : ce qui est propre à nous mettre en mouvement, là où nous sommes, qui que nous soyons, intellectuels, marchands de quatre saisons ou médecins du monde, c’est ce que nous éprouvons face à ce qu’il appelle l ’ « intolérable » ; celui-ci peut présenter les visages les plus variés – la situation des détenus dans les prisons françaises, la peine de mort, telle bavure policière dont la victime sera selon toute probabilité un sujet post-colonial, les centaines de morts du 17 octobre 1961 – et ici, donc, l’exode des boat-people. Ce qui est assez nouveau, dans ce texte, c’est la façon dont Foucault mobilise l’argument du droit au côté de celui de la résistance (c’est-à-dire de l’inversion de l’énergétique du pouvoir), des conduites de résistance, et singulièrement l’argument des droits humains. C’est avec le droit, en mobilisant le droit et le syntagme « droits de l’homme » qu’il nous convie ici à résister à l’intolérable qui vient au fond toujours se cristalliser autour d’un même enjeu, d’une même figure – l’existence perpétuelle et constamment renouvelée d’un « reste muet de la politique », d’un « déchet » de la politique institutionnelle, des relations internationales – ce qu’il nomme dans d’autres textes « la plèbe » et, ici, donc, les boat-people entendus comme le résidu « incompté » (Rancière) de la victoire du peuple vietnamien sur l’impérialisme états-unien (une revanche, une réparation obtenue de haute lutte pour le compte de tous les anciens colonisés…). Les droits humains ne sont pas mobilisés ici comme ce nom de l’universel qui, parce qu’il est ce qu’il est, nous fonderait à agir, sur ce mode proprement tautologique qui nous est familier – les droits de l’homme étant le nom même de l’universel, nous voici dispensés d’entrer dans les détails pour définir ce qu’il seraient spécifiquement, singulièrement et en particulier aussi. Car c’est ici, bien sûr que commenceraient à surgir les difficultés : leur approche et leur désignation est variable d’un texte fondateur à l’autre, ils ne sont pas tombés du ciel (Ciel ?) et, comme le rappelait Cassin lui-même, la rédaction de la Déclaration universelle de 1948 est tissée de toutes sortes de tensions et d’effets de rapports de force entre les différentes parties prenantes de sa rédaction ; elle met l’accent sur les droits sociaux, à la demande des pays du bloc soviétique, mais elle ignore délibérément le droit à l’immigration et à l’établissement à l’étranger. La Déclaration d’Indépendance américaine est très ouvertement providentialiste, placée sous le signe des desseins du Créateur, et elle met les Indiens au ban de l’humanité . En France, on le sait bien, la version de la Déclaration de 1789 et celle de 1793 présentent des différences significatives : dans celle de 1789, par exemple, l’égalité ne figure pas, à l’article 2, dans l’énumération des « droits naturels et imprescriptibles de l’homme (liberté, propriété, sûreté et résistance à l’oppression). Dans la version 1793, l’égalité vient en tête de l’énumération de ces droits imprescriptibles… Lorsqu’on lit certains articles de la Déclaration universelle de 1948 à la lumière de ce qu’est la condition effective des populations, je ne dirais même pas, dans les pays les plus pauvres de la planète mais bien des réputés plus riches – disons les démocraties occidentales -, on se dit qu’il y a décidément bien loin de la coupe (de l’universel) aux lèvres (de la vie réelle des gens) : article 23 : 1- « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage. 2- Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal. 3- Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s’il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale. 4- Toute personne a le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts ». Sans commentaire – enfin si, mais j’y reviendrai un peu plus tard. Dernier point, à propos du caractère constamment litigieux du qualificatif universel, tel qu’il entre en composition dans le syntagme « Déclaration universelle des droits de l’homme ». Même une fois la correction de de l’homme et humains effectuée, de façon à réintégrer de plein droit ce qui en avait été subrepticement, c’est-à-dire grammaticalement, exclu – les femmes, reste ce problème : la Déclaration de 1948 résulte de la volonté d’une coalition d’États, coalition issue des rapports de forces établis à la fin de la seconde guerre mondiale. Elle est donc, à rigoureusement parler une déclaration internationale qui ne devient « universelle » que par le biais d’une proclamation, ou d’une décision. Or, dans un tel régime de discours, une proclamation est toujours susceptible d’en rencontrer une autre qui la contrarie ou la contredit, ou bien encore, elle ne se suffit pas à elle-même pour se transformer en acte. Dire, ici, ne suffit pas à faire – la chose apparaît clairement dans le bref et cruel rappel de ce que proclame la Déclaration à propos du « droit au travail ». Pour toutes ces raisons, Cassin, dans son commentaire de la Déclaration parle prudemment de « cheminement vers l’universalité », d’une « affirmation progressive » de l’universalité de la Déclaration, dans le monde de l’après-guerre, au fur et à mesure qu’un nombre plus grand d’États s’y ralliaient, que « tous les hommes de tous les territoires habités de la terre » s’en éprouvaient destinataires. Mais nous ne sommes pas mal placés pour savoir, aussi bien, que tant de forces obscures contribuent, dans le monde d’après la Déclaration, à en ruiner tant l’intention que les effets…
Quoi qu’il en soit, nous voyons bien que dans le texte au plus près duquel j’essaie de me tenir ici, Foucault s’efforce de dégager quelque chose comme une « politique des droits humains » qui ne consiste pas tant à en appeler à l’autorité normative des principes universels et des textes sacrés qu’à jouer sur le conflit entre ceux qui s’en estiment les gardiens légitimes (les États, les gouvernants) et l’effectivité de leurs pratiques. Le rôle des gens ordinaires, ceux que Foucault appelle « les individus privés », n’est pas de mettre en scène de belles indignations lyriques face à tel ou tel outrage aux droits humains commis en telle ou telle circonstance, mais plutôt d’arracher aux gouvernements le monopole que ceux-ci se sont assuré sur la définition de la politique internationale et la mise en œuvre des principes universels à laquelle celle-ci est censée, constamment, faire référence. Il va donc s’agir, dans cette perspective, de faire jouer les droits humains contre les gouvernements qui, pour des raisons variables, en font leur enseigne et un moyen de légitimation. J’ai cité plus haut cet article de la Déclaration de 1948 dans lequel est solennellement proclamé le droit de tout individu à fonder un syndicat, à adhérer à un syndicat, ceci dans le but de défendre ses intérêts. Ce droit est proclamé dans le cadre de l’affirmation des droits sociaux en tant que partie intégrante des droits de l’homme – un point sur lequel mettent alors l’accent tout particulièrement les pays socialistes. Or, lorsque la crise de ces régimes va entrer dans sa phase active, dans les années 1980, ce « droit » ayant fait l’objet d’une attestation d’universalité lorsqu’il est entré dans le corps insécable des droits de l’homme, va se retourner contre ceux qui en ont été, quelques décennies auparavant, les ardents promoteurs – ceci lorsque vont apparaître, contre les syndicats officiels qui, dans ces pays, n’étaient que des courroies de transmission du pouvoir d’État, des syndicats indépendants, en URSS et puis, on le sait bien, en Pologne où Solidarnosc va s’affirmer comme un véritable contre-pouvoir, le ferment d’une contre-société et, finalement, l’agent le plus actif de la chute du pouvoir communiste. On voit bien ici comment prend forme ce « droit nouveau » dont parle Foucault, comme ce droit dont ceux d’en bas imposent l’autorité contre l’inertie ou le double langage des gouvernants, droit d’intervenir activement, et en court-circuitant les institutions et les usages de la politique institutionnelle, dans les situations où éclate le scandale du présent. Un droit d’intervention qui toujours, d’une façon ou d’une autre, fera référence aux droits humains, inscrira son efficace dans leur horizon. Ce qui est vrai à ce propos des situations post-totalitaires l’est aussi des situations coloniales. Je suis tombé récemment sur une communication présentée par un juriste, à l’occasion d’un colloque organisé à l’occasion du bicentenaire de la Révolution française, texte intitulé « ’1789’ dans le discours du mouvement national algérien (1922-1962) »1. L’auteur y met en relief la constance avec laquelle, dès les origines du mouvement national en Algérie, les animateurs de celui-ci ne cessent de faire jouer la référence aux droits de l’homme et, plus précisément, à la France, terre nourricière supposée de ces droits et des principes qui les accompagnent, contre la réalité coloniale. Il cite ainsi Ferhat Abbas qui, dès 1927, écrit dans Le jeune Algérien : « L’Algérien croit en la France, du moins en une certaine France, celle des philosophes du XVIII° siècle, celle des principes de 1789, celle des Français qui ont été du côté des indigènes ». Une tournure rhétorique prend forme ici, grâce à laquelle le colonisé va, en mobilisant les droits de l’homme, la Révolution française, « 1789 » comme autant d’images dialectiques, mettre la France coloniale en contradiction avec celle des idéaux, des principes, des Lumières. C’est encore ce que fait Messali Hadj, d’une manière plus incisive que Ferat Abbas, lorsqu’il écrit, en août 1936, soit en plein Front populaire : « Ce n’est pas parce que nous étions à Paris, ville de la Révolution de 1789 et de la Commune de 1871 que nous (émigrés en France) étions à l’abri de la répression ». De même, dans le Manifeste du peuple algérien déposé auprès du gouvernement général à Alger en 1943 par F. Abbas et le Dr Bendjelloul, on peut lire cette phrase : « la colonisation de l’Algérie par la France, héritière pourtant [je souligne, A. B.] des principes de 1789, dure depuis plus d’un siècle ». On pourrait multiplier les citations dans lesquelles sont opposées les « deux France » – celle des droits humains et celle de la violence coloniale. Ce motif, on le retrouve aussi bien dans des textes du Parti communiste algérien que dans des déclarations de la Fédération de France du F.L.N…. A la fin de son exposé, le chercheur cite Kateb Yacine déclarant, en 1986, lors du Festival d’Avignon : « Je suis allé en prison pour avoir trop cru aux principes de 1789. Aucun écolier français n’a vibré autant que moi aux récits de la Révolution ». Il me semble que l’on tient là quelque chose comme une matrice politique, un pli, un geste dont les puissances sont à peu près inépuisables. Ces potentialités (qui sont peut-être plutôt des virtualités, d’ailleurs), sont indissociables de la mésentente perpétuelle qui persiste entre gouvernants et gouvernés à propos de ce groupement de mots (syntagme) : « droits humains ». Jacques Rancière explique très bien ce qu’est une situation de « mésentente » : « (…) un type déterminé de situation de parole : celle où l’un des interlocuteurs à la fois entend et n’entend pas ce que dit l’autre (…) les cas de mésentente sont ceux à la dispute sur ce que parler veut dire constitue la rationalité même de la situation de parole. Les interlocuteurs y entendent et n’y entendent pas la même chose dans les mêmes mots ». Ainsi, au XIX° siècle, au temps de la Monarchie de Juillet, dit Rancière, lorsque la bourgeoisie prononce le mot « homme », elle entend : ceux qui composent la « société » effective, les possédants, ceux qui disposent de l’intelligence des choses, paient des impôts et ont, à ce titre, voix au chapitre concernant les affaires publiques – et ceci à l’exception de tous les autres, voués à une situation de minorité durable… Les ouvriers, eux, « entendent » le mot homme en un tout autre sens : récusant la coupure qu’introduit l’acception « bourgeoise » du mot entre majeurs et mineurs, ils disent : cette coupure n’existe pas, les distinctions de classe sont artificielles, nous sommes des hommes comme vous ! Eh bien, il me semble qu’il en va exactement de même aujourd’hui à propos des « droits humains » : lorsque des ouvriers des usines Foxconn, en Chine continentale, un sous-traitant d’Apple travaillant sous licence taïwanaise, se révoltent contre leurs conditions de travail et disent : nous ne sommes pas des chiens, nous sommes des hommes et lorsqu’ils font référence aux droits humains pour dénoncer la situation qui leur est faite, ils disent leur exaspération dans les mêmes mots que tel représentant du gouvernement des États-Unis qui, en visite à Pékin, fait part rituellement aux dirigeants chinois de sa « préoccupation » à propos de la situation des droits humains au Tibet ou chez les Ouïgours. Mais ce partage des mots est trompeur : en termes de pratiques, en termes d’aspirations, en termes d’idéaux de justice, la mésentente est complète entre ces travailleurs et ce représentant de l’Empire. Si tel n’était pas le cas, le visiteur américain serait le premier à dénoncer l’implication active des firmes de son pays dans les formes de mobilisation quasi-esclavagistes de la force de travail en Chine – ce qui n’est manifestement pas le cas, sa dévotion aux droits humains étant, de notoriété publique, sélective…
C’est à ce titre même, en tant qu’ils sont une plaque sensible du différend sur le fond et insoluble qui oppose gouvernants et gouvernés, d’une dispute sans fin sur le sens des mots et leur bon usage que les droits humains sont, aujourd’hui comme hier, une question politique avant tout, et pas seulement un enjeu juridique, éthique ou humanitaire.
Alain Brossat
Les droits humains aujourd’hui,
dans le champ de forces de la géopolitique mondiale / 2014
Publié sur Ici et ailleurs
Photo : le Jeu de la guerre de Guy debord