« Il me semblait que tout agencement machinique, à la lettre, s’accrochait sur un certain type de corps sans organes. La question qu’on traite, à supposer que tout agencement machinique se passe, s’accroche, se monte sur un corps sans organes. Comment ça se fabrique un corps sans organes, qu’est-ce qui peut servir à telle ou telle personne, de corps sans organes ? C’est aussi le problème des drogués; comment font-ils, à supposer que ce soit vrai, que ce soit bien une formation de l’inconscient sur laquelle des ********* et que c’est comme une condition pour que des agencements, des connections s’établissent, qu’il y ait une telle qu’il puisse appeler corps sans organes. Les groupes ce sont des corps sans organes, les groupes politiques, les groupes communautaires, etc., impliquent des espèces de corps sans organes, parfois imperceptibles, parfois perceptibles, sur lesquels tout l’agencement de machine qui va être producteur d’énoncés va s’accrocher. L’archétype du corps sans organes, c’est le désert. Il est comme le support, ou comme le support du désir lui-même.
Qu’est-ce qui va s’accrocher ? Dans une schizo-analyse, le problème de l’inconscient, ce n’est pas un problème de générations : Green a envoyé un article sur l’anti-Œdipe et il dit : « quand même c’est des pauvres types, parce qu’ils oublient que un schizo, ça a quand même un père et une mère ». Alors là, c’est lamentable, écoutez un schizo. Un schizo n’a ni père ni mère, c’est tellement évident. Ce n’est pas en tant que schizo qu’il est né d’un père et d’une mère, un schizo, en tant que schizo, n’a pas de père ou de mère, il a un corps sans organes. Le problème de l’inconscient, ce n’est pas un problème de générations, mais de population. Qu’est-ce qui peuple le corps sans organes, qu’est-ce qui fait les agencements, les connections ? Le bonheur de quelqu’un, c’est sa manière à lui de se faire des corps sans organes. Comme différence fondamentale avec la psychanalyse, j’insiste encore une fois : on ne sait pas d’avance. Cette saleté de concept de régression, c’est une manière de dire : ce que tu es est ton affaire, au moins en droit, on la sait d’avance, puisque ce que tu es, c’est ce que tu es. Tandis que là, c’est le principe opposé, vous ne savez pas d’avance ce que vous êtes. C’est pareil pour les histoires de drogues : vous ne savez pas d’avance.
Il y a un très beau livre d’un monsieur qui s’appelle Castaneda, qui raconte son apprentissage du peyotl avec un indien, et l’indien, lui explique que de toutes manières, il faut un allié. Il faut un bienfaiteur pour te mener dans cet apprentissage, c’est l’indien lui-même, mais aussi il faut un allié, i.e. quelque chose qui a un pouvoir. Pour se faire un corps sans organes, tâche très haute, tâche très sublime, il faut un allié, pas forcément quelqu’un d’autre, mais il faut un allié qui va être le point de départ de tout un agencement capable de fonctionner sur un tel corps.
On a vu, la dernière fois, sur ce corps sans organes, une espèce de distribution de masse, les phénomènes de masse, de population. Ils s’organisent pourquoi ? Parce que l’effet immédiat du corps sans organes, ça ne fait qu’un avec l’expérience, l’expérimentation d’une dépersonnalisation. Ce qui me paraît fascinant, c’est que c’est au moment même d’une tentative de dépersonnalisation, que on acquiert le vrai sens des noms propres, c’est à dire on reçoit son vrai nom propre au moment même de la dépersonnalisation. Pourquoi ?
Supposons qu’il y ait des groupements de masse, ce n’est pas forcément des masses sociales, c’est que, par rapport au corps sans organes, dans sa différence avec l’organisme d’un sujet, le sujet lui-même voilà qu’il se met comme à ramper sur le CSO, à tracer des spirales, il mène sa recherche sur le corps sans organes, comme un type qui se balade dans le désert. C’est l’épreuve du désir. Il trace, comme l’innommable dans Beckett, il trace ses spirales. Lui-même, en tant que dépersonnalisé sur le CSO, ou bien ses propres organes, qui en tant qu’ils sont rapportés maintenant, non pas à son organisme, mais au corps sans organes, ils ont complètement changé de rapports. Encore une fois, le CSO, c’est bien la défection de l’organisme, la désorganisation de l’organisme au profit d’une autre instance; et cette autre instance, les organes du sujet, le sujet lui-même, etc., est comme projeté sur elle, et entretient avec d’autres sujets, un nouveau type de rapports. Tout ça forme comme des masses, des pullulements, ou, à la lettre, sur le corps sans organes, on sait pas très bien qui est qui : ma main, ton œil, une chaussure. Un dromadaire sur le CSO du désert, un chacal, un bonhomme sur le dromadaire, ça fait une chaîne.
A ce niveau, de toutes manières, la masse inscrite sur le corps sans organes délimite comme un territoire. Les éléments de masse, quels qu’ils soient, définissent des signes. Et qu’est-ce qui assure la cohérence, les connections entre signes ?
Ce qui définit la masse, il me semble, c’est tout un système de réseaux entre signes. Le signe renvoie au signe. Ça c’est le système de masse. Et il renvoie au signe sous la condition d’un signifiant majeur. C’est ça le système paranoïaque. Toute la force de Lacan, c’est d’avoir fait passer la psychanalyse de l’appareil œdipien à la machine paranoïaque. Il y a un signifiant majeur qui subsume les signes, qui les maintient dans le système de masse, qui organise leur réseau. Ça me paraît le critère du délire paranoïaque, c’est le phénomène du réseau de signes, où le signe renvoie au signe. »
Gilles Deleuze
Un appareil œdipien / Vincennes, 12 février 1973
l’Unebévue
École Lacanienne de Psychanalyse
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