Ils sont montés sur toutes les barricades du siècle, des avenues de Petrograd aux ruelles du ghetto de Varsovie, de la lutte antifranquiste à la Résistance antinazie : les révolutionnaires du Yiddishland. Pour la plupart enfants de la misère juive d’Europe orientale et centrale, ils ont été élevés dans la crainte de Dieu et le respect des traditions religieuses, puis emportés par le grand courant de l’Utopie révolutionnaire. Militants socialistes, communistes, bundistes, sionistes, ouvriers, trotskystes…, ils incarnaient l’activité multiple, le radicalisme d’une classe ouvrière juive qui entrevoyait le Messie dans les plis du drapeau rouge.
Aujourd’hui, l’univers dont ils sont issus a disparu, démantelé, disloqué par le génocide nazi. Là où Hitler n’était pas parvenu à conduire à son terme son œuvre de mort, Staline et ses épigones l’ont parachevée. Au-delà de l’irrémédiable coupure, il ne reste que des survivants, et le travail de la mémoire du Yiddishland rouge.
Ce livre retrace le combat de ces militants, leurs trajectoires singulières, l’oscillation entre les grandes espérances et le doute, les illusions perdues. Un regard juif et rouge porté sur l’histoire de ce siècle.
Préface à la nouvelle édition
Pour Ian
Ce livre a été écrit il y a un quart de siècle et la plupart des visages qui y apparaissent se sont maintenant effacés. L’usure du souvenir individuel vient ici relayer les défaillances de la mémoire collective – ce « trou noir » où s’engloutit le Yiddishland révolutionnaire, monde plus que perdu, dénié, devenu imprononçable, aux conditions des nouvelles polices discursives. Comme le notait sarcastiquement Kurt Tucholsky, toute énergie révolutionnaire qui ne trouve pas les moyens d’infléchir et déplacer le cours de l’Histoire est condamnée à se « réaliser » dans la culture, à y trouver, rétroactivement, une forme d’inscription domestiquée. A défaut donc d’avoir pu aller jusqu’au bout de son espérance, de ses utopies, de ses programmes et stratégies politiques, brisé sur le récif de l’Histoire européenne du XX° siècle, le Yiddishland perdure, dans le récit du passé, en tant que culture, trésor perdu confié à la garde de la mémoire antiquaire. L’Histoire des vainqueurs fait le reste en imposant ses certitudes rétrologiques : si tous ceux qui témoignent dans ce livre se rangent dans le camp des vaincus, c’est bien, selon le sens commun de cet « historicisme » (Walter Benjamin), qu’ils étaient des égarés politiques ; n’avaient-ils pas lié leur destin au grand récit de l’émancipation ouvrière, de la fraternité entre les peuples, de l’égalitarisme socialiste – plutôt qu’à celui de l’Etat juif solidement établi dans ses fondements ethniques, ses conquêtes territoriales et ses alliances réalistes ?
À plus d’un titre, donc, la réédition de cet essai, épuisé depuis longtemps déjà, survient à contretemps. Au long des vingt-cinq ans qui nous séparent de sa publication par André Balland, ses traits d’ « intempestivité » n’ont fait que s’accentuer. En 1983, il était encore concevable d’écrire un livre à propos du monde juif d’Europe orientale au XX° siècle, appréhendé dans sa condition historique, et qui s’organise autour du signifiant majeur révolution et non point Shoah – ce qui n’implique d’aucune manière, on s’en persuadera aisément à le lire, que les exterminations entreprises par les nazis y occupent une place secondaire. En 1983, il était encore possible, en l’absence notamment de règlements mémoriels disciplinaires et de police des discours installée au cœur des médias et au plus près des pouvoirs exécutif et judiciaire, d’écrire un tel essai d’un point de vue décidément étranger à la téléologie sioniste dans tous ses états. En 1983, un tel essai dont le fil conducteur était au fond (nous faisions du Kojève sans le savoir) la notion d’Histoire terroriste, dont les personnages collectifs étaient des partis révolutionnaires, des organisations de masse, des conseils ouvriers, dont les scènes saillantes étaient des insurrections ouvrières, des guerres civiles, des mouvements de lutte armée – un tel essai parlait encore à une partie du public concerné un langage intelligible et décrivait des séquences vécues susceptibles de susciter de l’empathie.
Depuis lors, une épaisse couche de cendres (idéologiques, discursives, comme on voudra) a recouvert les systèmes d’évidence ou de connivence auquel ce travail faisait, dans son régime d’écriture même, appel : toute la Raison dans l’Histoire se condense, dès lors que de tels sujets sont aujourd’hui abordés, en déclarations de principe concernant l’intangibilité de l’Etat d’Israël ; plus généralement, tout récit de ce passé de flammes et de lave qui établit en son coeur des figures comme celle du militant révolutionnaire, de l’ouvrier résistant et luttant les armes à la main se trouve révoqué par celles que sanctifie la nouvelle correction éthique – le militant des Droits de l’Homme, le pompier humanitaire, le promoteur inlassable et non violent des valeurs et formes démocratiques…
En ce sens, relire ce livre aujourd’hui s’impose, pour ses auteurs en tout premier lieu, comme une incitation à réfléchir, in vivo, sur les conditions imposées par ce que Foucault a nommé l’ordre des discours. A parcourir ces pages en notre actualité même, nous sommes saisis par une indéfinissable mais persistante impression d’étrangeté : tout nous y est familier, mais de cette familiarité même nous sépare une irrévocable sensation d’éloignement ; ici se livre à notre perception la rigoureuse condition par laquelle les discours, dans leur flux continu même, deviennent hétérogènes à eux-mêmes – étrangers à eux-mêmes et à du coup à nous-mêmes qu’ils traversent et enveloppent. Impossible, donc, de remettre nos « pas » dans ceux de ce livre, quand bien même (et c’est à peu près le cas) nous ne serions pas portés à en « renier » une seule ligne, un seul énoncé. Le facteur déterminant n’est pas tant que « le monde a changé » depuis que nous l’avons écrit, que la quasi-totalité des personnes qui y sont interrogées a disparu ; c’est, d’une manière infiniment plus troublante, que les conditions mêmes de l’énonciation à propos des « objets » qui y sont traités ont changé, se sont déplacées. Quand bien même nous n’aurions pas varié d’un iota quant aux positions qui en fondent l’agencement et l’orientation, nous ne saurions aujourd’hui retrouver la « manière » dont ce livre a été écrit, nous avons perdu le « secret » de son mode d’énonciation ; ce qui, à la relecture, a pour effet de susciter des sentiments violemment partagés (« Dieu, quel souffle, quelle énergie ! », d’une part ; et de l’autre : « que de certitudes, que d’excès lyriques ! »).
Autrement dit : ce qui est en jeu ici n’est pas tant l’éloignement, fatal, réglé, d’un « monde d’hier » que notre descellement d’avec ce qui apparaît, dans le présent, comme « monde perdu ». Et ce, une fois encore, pas seulement du fait d’Auschwitz et des fosses communes de l’été 1941, mais pour un autre motif aussi : depuis que nous avons écrit Le Yiddishland révolutionnaire, nous avons, subrepticement plutôt que manifestement, mais à coup sûr irrévocablement, changé d’époque. Ce qui laisse tout à fait ouverte, incertaine, la question des conditions de la réception de ce livre dans les conditions de ce présent.
Deux points de litige peuvent servir, ici, à éclairer cet enjeu de la différence d’une époque à l’autre et des effets de rupture d’intelligibilité que celle-ci produit : la question du communisme d’une part, celle de la mémoire collective de l’autre.
« Communisme » est un signifiant qui parcourt ce livre en son entier, en tous les « chapitres » d’histoire évoqués par les militants auxquels nous y donnons la parole. Ce terme porte, dans leurs souvenirs, bien au delà de la désignation d’une étiquette politique, d’un programme ou d’une forme de rassemblement. Il est comme l’horizon persistant dans lequel s’enracine la notion d’un autre possible, d’un champ de radicales hétérotopies face au présent voué au désastre (l’exploitation, la misère, la terreur politique…). En ce sens, « communisme » est un référent qui mobilise et anime nos témoins bien au delà des limites de l’appartenance à un milieu particulier – le mouvement communiste, les partis communistes. C’est qu’il y a un horizon, à la fois pratique et non-pratique, du communisme dans chacune des grandes « scènes » dont ils furent, les uns ou les autres, partie prenante : la guerre civile russe, la construction de l’URSS, la résistance dans les camps, la guerre d’Espagne, la lutte armée contre le nazisme, la formation des états « socialistes » en Europe de l’Est, l’émigration en Palestine… « Communisme » est, dans ce topos général, le terme qui nomme une politique qui se donne pour ambition l’instauration de la justice sociale et la mise en œuvre de principes égalitaires. Que cet horizon ait été, le plus souvent, barré par la défaite, les calculs de raison d’Etat, l’aveuglement stratégique des bureaucraties (etc.) ne change rien au fait que s’enracine, au cœur de l’espérance de ces hommes et femmes, lorsqu’ils s’activent sur tous ces fronts de lutte, cet article de foi : un autre monde est possible et le nom générique de cet autre possible est « communisme ». La philosophie de l’Histoire qui donne consistance à ce terme est distincte : différer radicalement d’avec le présent (d’oppression, de misère, d’injustice) est possible pour autant que les masses humaines habitent l’Histoire et que celle-ci se présente comme un champ d’action dans lequel la capacité leur est donnée de produire des arrachements, des déplacements, des bifurcations décisifs. L’Histoire est ouverte, l’avenir est la surface d’inscription de la possibilité humaine de s’émanciper du présent. Et de cette infinie liberté, une fois encore, « communisme » est, davantage que le simple nom, le signifiant maître.
Or, ce qui très précisément fait époque dans notre présent, est le rejet horrifié d’une telle présupposition et des sensations historiques qui l’accompagnent. Nous sommes entrés dans le temps de l’universalité, l’éternité postulées du paradigme démocratique, d’une façon telle que toute notion d’un pas de côté décidé hors des conditions de l’historicité présente apparaît désormais comme la promesse d’inéluctables désastres et de déraisonnable exposition à des risques démultipliés. Un idéal de démocratie immunitaire s’est substitué à la perspective d’une refonte/refondation sociale, laquelle impliquait, pour ceux qui s’y attelaient, une pleine exposition aux vents de l’Histoire. Ce n’est donc pas seulement parce que l’effondrement du bloc soviétique a creusé un vaste fossé entre notre présent et la séquence historique (le XX° siècle de bruit et de fureur) qui fut le milieu même où agirent nos personnages que leur « monde » est devenu énigmatique aux yeux de l’immense majorité de nos contemporains. C’est, plus radicalement, et d’une manière moins réductible à des « circonstances particulières », que la ligne d’horizon sur laquelle s’inscrivait leur rébellion contre l’ordre existant s’est brouillée et qu’ainsi, le signifiant « communisme » ayant perdu toute puissance, il s’est rabougri aux dimensions d’un désignant péjoratif, synonyme de tout ce qui, de l’époque passée, rejetée, dénie, porte la marque du déraisonnable ou de l’infâme.
Le même type de constat s’impose quand on aborde la question de la mémoire collective. Lorsque ce livre s’est écrit, le motif des « voix d’en bas » faisait fureur, la collection « Actes et mémoires du peuple » publiée par François Maspero remportait un grand succès, René Allio renchérissait sur Michel Foucault avec son film Moi, Pierre Rivière… interprété par les paysans d’un village normand… Nous n’étions donc guère originaux, à considérer que le sauvetage de la mémoire de ces militants issus, pour la plupart, des secteurs les plus pauvres de la « rue juive » d’Europe orientale relevait d’un véritable processus régénératif – cette mémoire retrouvée étant supposée enchaîner non pas principalement sur une meilleure connaissance du passé, mais bien sur une meilleure capacité à informer les luttes du présent. Telle était bien pour nous l’étonnante actualité de ces récits diffractés, leur puissance intacte de transmission d’un « héritage » révolutionnaire qui, conservé contre vents et marées par ces survivants, venait à nous échoir comme le plus précieux des dépôts… Il devait, à l’usage, s’avérer que les choses étaient un peu plus compliquées : ne vit-on pas, en effet, le motif de la mémoire collective effectuer un tour complet sur lui-même pour devenir, entre les mains d’ « élites » aptes à faire flèche de tout bois, un truchement privilégié du gouvernement des vivants (ritualisation du souvenir, obsession commémorative, « devoir de mémoire », culte victimologique des lieux « terribles » du passé, religion du « traumatisme », etc.) ? Déjà, le film Les révolutionnaires du Yiddishland, réalisé par Nat Lilenstein, en partie inspiré par notre recherche, amorçait un tel tournant : monument, somptueux cénotaphe érigé à la mémoire de ceux qu’il célèbre, il ne ranime la flamme de cela même qu’il célèbre que pour mieux en faciliter le transit vers le statut d’objet culturel ; une page se tourne, celle de l’album du souvenir, tandis que tend à s’imposer un implacable (supposé) principe de réalité : le « bundisme » qui fut bien cette immense épopée militante dont témoignent, dans notre livre, les derniers survivants échoués en Israël, est devenue, entre-temps, une sorte d’agence de tourisme mémoriel (spécialisée dans l’enseignement de la langue et de la culture yiddish) – mais solidement arrimée à l’establishment communautaire et au destin de l’Etat hébreu.
À l’heure crépusculaire où le premier personnage de l’Etat s’essaie à promouvoir l’ « adoption » d’un enfant de la Shoah par un écolier d’aujourd’hui comme un gadget plébiscitaire parmi d’autres, cette sorte d’ « utopisation » de la mémoire de vaincus qui, au fond, nous a poussés à partir à la recherche de ces survivants, animés d’un fort enthousiasme, voire du sentiment de remplir une mission, apparaîtra difficilement concevable. On pourrait aller ici jusqu’à rappeler que notre sentiment était si vif, d’avoir recueilli un faisceau de paroles pour ainsi dire sacrées, que nous avons alors livré à notre éditrice, Françoise Adelstein, une première version du livre consistant en un pur et simple montage, sans commentaire, de « paroles » recueillies – tant nous étions convaincus et de la puissance intrinsèque de ces témoignages, et de l’incongruité d’une irruption dans ce texte intangible. La mémoire collective était alors notre fétiche et l’effacement devant sa parole notre credo. Grande fut, dans un premier temps, notre incompréhension face au refus de l’éditrice d’endosser ce culte – et il nous fallut bien alors remiser nos magnétophones pour nous mettre à écrire ce livre…
À notre époque, dans « notre » partie du globe, il est presque impossible de comprendre ces révolutionnaires d’antan, prêts à mettre en péril leur vie pour une « cause » (et dont l’exemple le plus éloquent est l’engagement dans les Brigades internationales) et de pénétrer ce qui anime les hommes et les femmes qui, dans d’autres parties de ce même globe et à présent, sont disposés à mourir pour faire vivre leur « cause ». Disons, avec Zygmunt Bauman, que notre société liquide qui promeut les intérêts des consommateurs et fabrique ses célébrités, n’a que faire du héros avec son sacrifice du présent personnel au nom d’un avenir collectif.
Pour la plupart, les personnages qui animent cet essai nous étaient inconnus avant que l’enquête de terrain, réalisée en Israël au début des années 1980, nous conduise à les rencontrer et à réaliser les entretiens qui sont à la base de ce livre ; pour la plupart, nous les avons perdus de vue après avoir conduit à son terme ce travail, apprenant parfois, occasionnellement, la disparition de l’un d’entre eux. Quelques exceptions à cette règle d’ « ingratitude » bien connue des chercheurs pratiquant l’histoire orale doivent cependant être mentionnées. Yankel Taut, militant trotskiste de toujours, et ami politique de Sylvia Klingberg avec laquelle il s’activait, dans les années 1960, au sein de l’organisation israélienne « Matzpen » ; Hannah Levy-Hass qui, dans les années 1980, vint s’établir à Paris et dont Alain Brossat édita alors en français le Journal de Bergen-Belsen.
Mais c’est surtout ici sur le cas d’un témoin « caché », celui qui apparaît dans le livre sous le pseudonyme d’Isaac Safrin (le seul témoin dont le nom ait été, par nécessité, modifié) que nous aimerions, pour finir, nous arrêter.
Nous avons interviewé Marcus Klingberg à Tel Aviv, en 1981 et, à sa demande, l’avons désigné par le nom de son arrière-arrière-grand-père, Isaac Safrin. Toujours selon son vœu, nous avons troqué sa qualité d’épidémiologiste contre celle de chirurgien, pour mieux dissimuler son identité. Environ deux ans plus tard, le 24 juin, le Yiddishland révolutionnaire lui a été remis par sa fille, Sylvia, en présence de sa femme et de son petit-fils, sous l’étroite surveillance d’un colonel (devenu par la suite général, chef du département des interrogatoires) du Shabak (Service de Sécurité Général, l’agence de contre-espionnage israélienne), flanqué d’un acolyte. La scène a eu lieu à la prison d’Ashkelon, ville balnéaire située à une soixantaine de kilomètres de Tel-Aviv. Le prisonnier fut alors affublé du nom d’Abraham Grinberg et présenté comme éditeur.
À l’époque, il nous semblait qu’il y avait de la lâcheté dans cette imposture, de l’indignité chez cet homme qui se composait un masque et taisait un passé qui – nous le ressentions en écoutant sa voix qui vibrait d’émotion – lui était précieux. Regretter l’univers juif perdu de l’Europe orientale, garder la nostalgie de « l’Exil », et qui plus est, se faire une gloire d’avoir combattu dans les rangs de l’Armée Rouge, fût-ce pendant la Seconde Guerre mondiale, tout ceci était mal vu en Israël. Une fidélité envers le Yiddishland doublée d’un attachement pour l’Union soviétique étaient tenus pour des dispositions impropres, voire suspectes, d’autant plus pour un homme qui était parvenu à se faire une situation dans les hautes sphères de l’Etat.
Marcus Klingberg, alias Isaac Safrin, alias Abraham Grinberg, fut arrêté le 19 janvier 1983, et condamné à 20 ans de réclusion pour espionnage au service de l’U.R.S.S. Pendant plus d’un quart de siècle, de 1950 à 1977, il a transmis régulièrement des renseignements sur le travail très confidentiel accompli d’abord au sein de l’armée, puis dans le cadre de l’Institut de recherche biologique de Ness Ziona, où il a siégé longtemps au fauteuil de directeur scientifique adjoint. L’incarcération s’effectua sous le sceau du secret, le procès se déroula à huis-clos, et durant la première dizaine d’années de sa détention, le prisonnier était tenu à l’écart de (presque) tout contact, à l’intérieur comme à l’extérieur de la geôle. Quand l’affaire s’éventa, ce fut un choc retentissant dans le pays, où la presse, à de rares exceptions près, mobilisa toute la palette des invectives qu’elle avait à sa disposition contre le « traître à sa patrie ». La divulgation de ce cas d’espionnage jeta quelques rayons de lumière sur les travaux menés dans l’Institut de Ness Ziona. Bien que la liste des « dix plaies d’Egypte » (si ce n’est vingt, trente…) fabriquées dans ses laboratoires reste sous le boisseau, la rubrique qui le chapeaute est aujourd’hui un secret de polichinelle : armes chimiques et biologiques.
Cette histoire renferme encore des zones d’ombre – et elles sont de taille, que son héros est empêché d’éclaircir. Or, dans sa biographie (M. Klingberg et M. Sfard), publiée en 2007, Marcus Klingberg révèle qu’il ne jouait pas en solo dans cette pièce. Il recruta sa femme, biologiste, employée dans le même site, et enrôla également un ami proche qui deviendrait plus tard à la fois un célèbre scientifique dans une des meilleures universités du pays et un discret protagoniste dans la recherche stratégique au service de l’Etat hébreu. Rapports oraux, documents photographiés et même une éprouvette contenant un échantillon de culture microbienne furent transférés aux agents de l’U.R.S.S. Jusqu’à 1967, les rencontres eurent lieu à l’église russe d’Abou Kabir, un quartier de Tel Aviv ; après la rupture des relations diplomatiques par Moscou, les rendez-vous furent pris à l’étranger, généralement à Genève.
Comme beaucoup de ses semblables, Marcus Klingberg n’a jamais eu peine à larguer les amarres qui l’attachaient à un lieu et à se laisser porter par le courant, toujours prêt à gagner une nouvelle contrée (aujourd’hui, Paris). Or en Israël, il a passé 55 ans de sa vie, dont 20 derrière les barreaux. Empêtré dans ses contradictions, il s’en est tiré en transmettant à l’Union Soviétique, Etat qui lui permit d’accomplir les actes dont il est le plus fier, la panoplie des formules d’armes de destruction massive inventées (ou copiées) par Israël, Etat conçu d’entrée de jeu contre son Yiddishland englouti.
Alain Brossat, Sylvia Klingberg
Le Yiddishland révolutionnaire / Préface à la nouvelle édition / décembre 2008
Le Yiddishland révolutionnaire / 1983 / réédition Syllepse 2009
Lire également : Les libertaires du Yiddishland / Jean-Marc Izrine
(à l’occasion de sa réédition : débat à la maison des syndicats de Strasbourg jeudi 6 février / organisé par Alternative libertaire – Alsace avec le soutien de l’Union juive française pour la paix et de Sud-Éducation)