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David Lynch aux confins du sens / Ange-Henri Pieraggi / Jean-Claude Polack et Marco Candore : David Lynch, Inland Empire, un cinéma de la folie et de la déterritorialisation / Inland Empire / Rabbits / David Lynch

Pour éclairer INLAND EMPIRE, peut-être est-il nécessaire d’en passer par Lewis carrol, auquel les silhouettes des lapins rendent hommage. En effet, si les aventures d’Alice commencent dans le terrier du lapin, elles se poursuivent à travers le miroir. Et c’est dans une traversée du miroir, dans l’envers du cinéma que ce film nous emmène.
Il y a d’habitude au cinéma, d’un côté, les corps (celui des acteurs, dans leur vie quotidienne), et de l’autre côté du miroir les événements qu’on attribue à ces corps (les rôles à endosser, dans la fiction). Classiquement, le rôle fait oublier l’acteur qui lui prête corps, et on demande au spectateur de croire à la fiction.
Ici, l’écran est en permanence traversé. Autant les rôles dans le film reflètent la vie quotidienne des acteurs (ils sont amants fictifs à l’écran, et il veut la séduire vraiment dans la vie), autant la vie quotidienne perturbe la composition des rôles (le mari jaloux dans la vie se manifeste aussi dans la fiction).

Un point de vue singulier
Un meurtre est là, dès le début. Qui peut être la victime ? Voilà, résumé en une phrase, le problème posé par le film. La question n’est pas, comme dans les whodunit « qui est le coupable ? » pour remonter de l’accident à sa cause. Il s’agit ici d’une logique différente. L’événement (le meurtre) peut être attribué à plusieurs victimes. Déclinons les occurrences proposées par le film.
- Carolina (l’épouse de Devon) qui, soulevant son chemisier, montre l’arme plantée dans son flanc.
- Mais aussi le mari jaloux de Nikky, qui a renversé du ketchup, dessinant une tache sanglante sur son T-shirt.
- Ou encore la jeune femme brune qui, depuis le début, regarde l’écran de télévision, trouvée éventrée dans la rue.
- Et puis Laura Dern, qui meurt à la fin d’une même blessure au ventre : elle perd son sang sur les étoiles dédiées aux acteurs du « Hollywood Walk of Fame » (« C’est un film de stars », avait dit le réalisateur Jeremy Irons au début du film. Et de fait, de nombreuses stars ont prêté leur corps à une même blessure).
- Il y a enfin une toute dernière occurrence : la blessure qui apparaît comme un rictus sanglant, dont l’image est projetée sur le visage de l’homme que Laura Dern abat (l’incarnation au cinéma reste une image) (1).
Derrière la question de l’attribution des rôles, il y a le nonsense cher à ce dernier auteur, qui met au jour les paradoxes du sens. C’est à l’examen d’une logique du sens au cinéma que nous convie David Lynch. Ce qui nous renvoie à une même question posée par Gilles Deleuze à propos de l’écriture, dans son étude sur Lewis Carrol et sur les stoïciens. (2)

La question du sens
La question ici posée, c’est la question de l’attribution de l’événement à un corps (3).
Le film est envisagé depuis l’événement (le meurtre) qui survole les corps auxquels il n’est pas encore attribué : le meurtre cherche un corps pour s’incarner. On est dans le domaine du possible. Il n’y a donc pas d’affirmation ferme de l’identité de la victime (nous avons vu plusieurs occurrences). En conséquence, le mobile du crime s’ouvre à de multiples hypothèses, telles les cartes d’un jeu, dans une cascade de mises à jour. Nous croisons à nouveau Lewis Carroll dont les personnages dans A travers le miroir, perdent leur épaisseur pour apparaître, comme le Roi et la Reine, sous la forme de cartes présentant deux faces. C’est le phénomène du double, illustré à maintes reprises (comme lorsque la blonde Laura Dern rencontre son double, la brune qui n’avait pas cessé d’observer l’écran de télévision). Mais le dédoublement intéresse aussi des séquences entières : deux versions sont présentées pour une même scène (4.) Prenons l’exemple de la scène de séduction qu’engage Devon auprès de Kitty sur la pergola (elle est censée se dérouler dans la vie). Elle est répétée, telle l’autre face d’un même plan, au coin du feu (cette fois dans leurs rôles au cinéma). Mais, mise en abyme supplémentaire, les deux séquences apparaissent comme filmées par une caméra. Un des plans, telle la carte d’un jeu, peut être avancé pour telle hypothèse, ou bien peut s’effacer pour laisser à l’autre plan la possibilité de jouer son rôle d’atout. Cascades des plans, trouvant au fil de leur dévoilement des connexions nouvelles, perturbant l’ordre des actions et la chronologie des événements.

Le dérèglement du temps
Le temps apparaît comme l’élément le plus perturbé du film. Comme le disent plusieurs protagonistes, « on ne sait plus ce qui est avant ou après » (5.) A l’instar de Lewis Carroll dont le lapin consulte en permanence la montre à gousset qu’il extrait de sa poche, David Lynch multiplie les pendules et les horloges pour illustrer ses plans.
Le point de vue adopté étant celui de l’événement (le meurtre), le temps à l’œuvre présente un double aspect. Il est encore à venir (le crime cherche sa proie) et pourtant il a déjà passé (J. Irons précise aux acteurs dès le début du film qu’un meurtre a déjà eu lieu lors d’un tournage précédent du même script). Suspendu dans un inaccompli (impassible) et pourtant déjà prescrit (destin). A la fois passé et futur, le temps de l’événement s’étire dans un infinitif, un mourir qui survole éternellement les corps : Aiôn (6.)
Arrêtons nous sur une scène cardinale. Celle où Laura Dern fait un trou de cigarette dans la soie d’une culotte (celle-ci figurant l’écran cachant un lieu matriciel). Le point de vue, passant par ce trou débouche sur une montre saisie en gros plan, dont les aiguilles affolées tournent en tous sens. La scène condense à la fois la traversée du miroir, la perturbation du temps, la symbolisation d’une incarnation (le ventre derrière une culotte, peut donner corps à un ‘‘heureux événement’’), et enfin l’image en gros plan.

L’image en gros plan
Si David Lynch use abondamment des gros plans, c’est d’abord en raison du point de vue adopté, qui est celui de la blessure. Cherchant à s’incarner, elle frôle les étoffes et glisse sur les corps. Les gros plans étant d’ailleurs plutôt des inserts que des close-up. En effet, chaque fois que les visages sont approchés, c’est en les déformant comme pour les fragmenter.
Dans L’Image-Mouvement, Gilles Deleuze classe les visages saisis en gros plan en deux types principaux. -Le visage réflexif (Griffith) dont les traits restent groupés sous la domination d’une sorte d’unité immobile qu’imposerait la stupéfaction.
- Et le visage intensif (Eisenstein), dont les traits semblent vouloir se libérer, sous l’effet d’une tension qui monte. Il nous précise par ailleurs que les visages saisis en gros plan perdent leurs connexions à l’espace et au temps de la narration, et ne sont plus à même de s’inscrire dans le développement de l’action. Ils s’autonomisent en une sorte d’entité qui n’exprime alors plus que l’affect, qui est de l’ordre du possible et non de l’actuel. (7)
Les visages ici, n’entrent pas exactement dans cette typologie. L’affect qu’ils expriment est essentiellement la peur. « J’ai peur ! Peur de devoir tuer quelqu’un », dit la femme de Devon dès le début du film. Son visage, détaillé en gros plans, ne cherche que la fuite. Ce type de gros plan appartient à une autre catégorie que celles décrites plus haut. Il est déjà engagé dans l’amorce d’une action (la fuite), sans pouvoir encore l’organiser. Il appartient à un type d’images que Gilles Deleuze appelle «l’image pulsion » (8).

Un monde pulsionnel
En effet, tout se présente comme si une pulsion délétère (la pulsion meurtrière) venait cerner les corps et les visages, qui n’ont qu’une seule tentation, celle de fuir. Le monde ainsi caractérisé est un univers chaotique où les gros plans arrachent des fragments aux sujets, et auxquels la pulsion refuse toute composition pacifiée. Et en tous cas s’emploie à la désorganiser. C’est le monde d’Empédocle avec ses éléments irréductibles, et une tension qui anime l’ensemble. Cette tension ne serait pas chez Lynch l’opposition amour-haine, qui chez Empédocle régit un monde fait de morceaux, mais l’opposition pulsion de mort-pulsion de vie. Une vie dans sa simple expression de sauvegarde face au danger : la fuite. Cette fuite étant un mouvement non raisonné, qui ne se déploie pas dans une action concertée puisqu’on ne connaît pas les motifs du crime.
INLAND EMPIRE commence dans un monde apaisé : la demeure cossue de Laura Dern, filmée en plans larges. Elle reçoit la visite de sa voisine, et très vite s’installe une inquiétude manifestée par des gros plans sur ses mains qui saisissent la tasse de thé, et sur son visage que la focale déforme en le cadrant de très près. Au fil de la projection, nous verrons les plans d’ensemble perdre l’avantage au profit des gros plans. Au terme du film, alors que Laura Dern meurt de la blessure, le monde est désarticulé. Le salon protecteur du début a laissé place à l’insécurité du trottoir où sont échoués les miséreux. Une jeune asiatique évoque les mésaventures d’une amie dont le vagin (la matrice) est ouverte sur ses intestins (les déchets) : le chaos s’est installé, la pulsion délétère a gagné.

Une circulation centrée et un éternel retour
Le film obéit à une circulation des images apparemment chaotique. Mais la nébuleuse est néanmoins régie depuis un centre névralgique. Toutes les occurrences proposées à la narration semblent en effet opérer depuis la pièce occupée par les lapins (9). Chez Lewis Carroll, le terrier du lapin est le monde des paradoxes du sens. David Lynch lui rend hommage tout en payant sa dette au théâtre, dont le cinéma procède (« il y a une dette à payer » est-il rappelé tout au long du film). Il installe donc les lapins dans un espace cubique (la scène théâtrale vers laquelle les clameurs et les rires du public remontent). Et c’est depuis cet espace conventionnel de la représentation théâtrale que Lynch fait dériver la représentation au cinéma. L’espace qui se déploie dans le film n’est plus astreint à une unité topographique. C’est par l’esprit que la cohérence peut être recomposée. Il s’agit d’un voyage paradoxal, mais obéissant néanmoins à une logique, celle du sens, opérée depuis l’intérieur (inland) de l’esprit (Axxone lit-on au seuil de plusieurs séquences (10). Le cinéma est une circulation d’images, mais c’est aussi une cosa mentale.
Au terme du film, la frénésie des images s’est calmée. La caméra recule : la scène où Laura Dern meurt sur le trottoir n’était qu’un artifice. Elle n’est pas blessée et se relève. Mais néanmoins choquée, comme habitée encore par la peur, elle quitte le plateau et les caméras, les décors, les techniciens, les acteurs : tout le substrat (le chaos initial) sur lequel s’est construit le film et auquel on est revenu. Le voyage de l’autre côté du sens (« to the other side » comme on l’entend dans une des chansons finales) peut s’arrêter…
ou recommencer : apparaissent des acteurs dont le film n’a enregistré que la parole (Laura Harring a prêté sa voix à une des silhouettes de lapin) ; ou des personnages dont le film n’a enregistré ni l’image ni la voix, et qui ont simplement été évoqués (la blonde au vagin perforé avec son singe) ; ou des personnages qui ont été acteurs dans un film précédent du même réalisateur, comme une réminiscence (11) ; ou qui ont été acteurs dans les films d’un autre réalisateur (12) ; ou qui n’ont qu’un lien anecdotique avec un personnage du film (13)… égrenant d’autres possibilités de l’attribution des événements à des corps.
Ange-Henri Pieraggi
David Lynch aux confins du sens / 2007
Publié dans la revue Positif

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http://pieraggi.com/

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David Lynch
Inland Empire / 2006

Expo Lynch à la MEP

Rabbits sur le Silence qui parle

David Lynch, Inland Empire, un cinéma de la folie et de la déterritorialisation, dialogue entre Jean-Claude Polack et Marco Candore / Revue Chimères n°80

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1 Le rictus sanglant, plaqué mais néanmoins disjoint du visage, renvoie au sourire sans chat chez Lewis Carroll.
2 Gilles Deleuze, Logique du sens, Minuit 1969
3 « Le sens c’est l’exprimé de la proposition, événement pur qui subsiste ou insiste dans la proposition » « Le sens s’attribue, mais il n’est pas du tout attribut de la proposition, il est attribut de la chose ou de l’état de chose » « L’événement c’est le sens lui-même, en tant qu’il se dégage ou se distingue des états de chose qui le produisent et où il s’effectue » (G. Deleuze, op. cit. p30, p33, p246)
4 « La puissance du paradoxe est de montrer que le sens prend toujours deux sens à la fois » (G. Deleuze, op. cit. p94)
5 La tirade du film la plus emblématique à ce propos est tenue par la nouvelle voisine qui rend visite à l’actrice (Laura Dern) au début du film : « Si aujourd’hui était demain, vous souviendriez-vous encore que vous avez une dette à payer ? », mêlant présent, passé et futur pour une proposition hypothétique.
6 « L’Aiôn, forme vide du temps, recueille l’événement dans son impassibilité, perpétuel objet d’une double question : qu’est ce qui va se passer, qu’est ce qui vient de se passer ? » (G. Deleuze, op. cit. p79)
7 G. Deleuze, L’Image-Mouvement, Minuit 1983, p125-144 ; et L’Image-Temps, Minuit 1985, p45-50
8 « L’image-pulsion est le seul cas où le gros plan devient effectivement objet partiel. » (G. Deleuze, L’Image- Mouvement, Minuit 1983, p180)
9 Les coups de fils (wire) y convergent. La pièce porte le n°47, et 47 est le titre du script original. Enfin, 47 est un nombre dont les chiffres peuvent être dessinés en miroir.
10 L’axone est le filament qui prolonge la cellule nerveuse.
11 Laura Harring, dans Mulholland Drive.
12 Nastassja Kinski.
13 Ben Harper, mari de Laura Dern dans la vie, jouant du piano.

Splendour of the seas / Peter Pál Pelbart / Chimères n°80 Squizodrame et schizo-scènes

En 2011, le minuscule collectif guattarien Mollecular d’Helsinki, avec l’imagination fertile de Virtanen Akseli, a proposé un voyage en bateau de croisière de Lisbonne à Santos (1). Quelques années auparavant, il avait entrepris un voyage en train de Finlande jusqu’en Chine, par la ligne Transsibérienne, avec quarante personnes qui ne se connaissaient pas forcément, dans le cadre du projet Capturing the moving mind (2). L’idée était, tous ensemble – nous du Ueinzz, eux les finlandais, et le collectif français presqueruines –, de faire un film sur le bateau, de mettre sur scène une pièce de théâtre inspirée du texte Amerika ou le Disparu de Kafka. Quand Akseli m’a demandé s’il pouvait confirmer la réservation du bateau pour le 24 novembre, il a ajouté une petite note savoureuse : ce projet vous paraît-il assez impossible pour qu’il soit souhaitable, même désirable ? C’est un critère pas mal, la désirabilité… C’est presque comme la révolution… Ce que Kant admirait dans la Révolution française n’était pas le résultat concret, mais l’émotion de la savoir en cours augmentait chez ceux qui la contemplaient de loin la désirabilité de la révolution… Or, nous sommes plus modestes… Le projet de film était extrait d’un petit texte de Félix Guattari intitulé « Projet pour un film de Kafka », dans lequel il essaie d’imaginer ce que serait un film fait par Kafka. Arrivés donc en avion à Lisbonne, le 24 novembre 2011, nous sommes montés, les trois collectifs, sur The Splendour of the Seas. Voilà, très sommairement, le contexte de cette expérimentation micropolitique.
Pour la comprendre, cependant, il faut décrire rapidement en quoi consiste une croisière – ce que j’ignorais complètement, avant cette aventure. Presque deux mille personnes confinées dans le pseudo-luxe d’un hôtel flottant de dix étages, couloirs veloutés, des lustres immenses pendus partout, des mains courantes dorées, des ascenseurs panoramiques, des piscines à ciel ouvert entourées d’écrans géants, des saunas impériaux, des bars, casinos et restaurants partout, de la musique et shows, des lotos et bals, fêtes thématiques au bord de la piscine, dîner avec le capitaine, célébration de la traversée de l’équateur avec des verres brillants. L’hallucinante overdose de stimuli d’entertainement, de remplissage gastronomique incessant, l’impératif du plaisir, produisent une saturation absolue de l’espace physique, mental, psychique des passagers. Un vrai bombardement sémiotique auquel on n’échappe nulle part, même dans la cabine personnelle où le haut-parleur annonce le prochain jeu de loto, où la télévision ne transmet que les nouveautés du navire lui-même, avec des journalistes à bord. La machine flottante de divertissement n’a pourtant rien d’extraordinaire – ce n’est que le condensé de notre monde quotidien, du capitalisme contemporain dans son fonctionnement optimal. C’est l’impératif de la jouissance, du « your smile is my smile », que l’un de nos acteurs a bien traduit comme « your card is my card ». Évidemment, tout cela ne marche que grâce à une armée de sept cents employés sous-payés qui vivent au sous-sol et circulent partout souriant, à la disposition des clients vingt-quatre heures par jour, et dont le logement est interdit aux passagers.
Personnellement, j’ai vécu notre embarquement comme un naufrage, individuel et collectif. Bien sûr, nous étions étourdis par les dimensions, le gigantisme, l’abondance, et les acteurs étaient souvent émerveillés d’être accueillis avec une telle gentillesse et une telle sollicitude – si quelqu’un, au milieu du repas, demande au serveur dix desserts, on lui apporte dix desserts. Finalement, l’objectif est de satisfaire le client, aussi absurdes que paraissent ses caprices. Cette espèce d’inclusion par la consommation, avec son côté grotesque, cependant, n’a fait que mettre en évidence le contraste entre notre groupe, avec sa fragilité singulière, et le luxe ostensible partout. Deux pôles, deux mondes, dans un combat asymétrique, dans une friction inévitable, où nous étions vaincus d’avance. Nous n’avions aucune possibilité d’affronter ce combat, nous savions à peine si on en sortirait vivants. C’est la triomphante industrie fasciste de l’exposition politique, comme disait Pasolini.
Évidemment, nous avions un projet – nous n’étions pas de simples passagers ou touristes. D’un côté, le contexte défavorable pour notre projet a suscité un effort redoublé dans ces tâches d’« accomplir » la mission : l’objectif, le but étant d’extraire le maximum de ce contexte de renfermement et disponibilité (finalement, voilà pour une fois tous les membres du groupe ensemble tout le temps, pas moyen de s’échapper). Ce qui permettait de faire une œuvre. D’un autre côté, de manière plus souterraine, on a témoigné d’une espèce d’irritation à l’égard de cette compulsion à accomplir les tâches à tout prix, cette anxiété de faire, de conclure, de remplir de sens à l’avance… Pour ma part, j’ai été pris, non pas par une paresse, mais par une espèce de refus bartlebyen, du type « je préfèrerais ne pas », faire un film, mettre sur scène une pièce, réussir… Un désir anarchiste, ou plutôt, le désir de plonger dans une dynamique autre, non productive, un désir d’improduction où le désistement, la mauvaise volonté, la soustraction, le surf, la plongée, l’entrée en navigation s’entrecroisaient dans une logique intensive, de sensations interpénétrées, beaucoup plus qu’un désir d’une articulation constructive et susceptible d’être montrée. Difficile de décrire dans quelle mesure l’ensemble de petits gestes, de minuscules mouvements, de détours humoristiques ou hilarants semblaient plus efficaces dans la contraposition parodique à ce que, dès le début du voyage, quelques-uns ont vécu comme un enfermement, avec sa dose de violence et coercition, bien que volontaire…
Peu à peu, on s’est aperçu que tout ce qu’on avait prévu n’a pas réussi, ou bien a mal marché, ou simplement a révélé sa dimension risible ou absurde, en nous menant à la question troublante, inévitable et nécessaire : mais que fait-on ici au juste ? Quelle idée folle de se mettre dans un tel labyrinthe de coercition et d’étranglement, au milieu de deux mille touristes, dans ce qu’un acteur a baptisé un « monde contemplastique » ! On ne pourrait mieux définir cette impuissance, de contemplation d’un monde en plastique… Et maintenant, à partir de cette situation de saturation, comment sortir s’il n’y a pas d’issue, entourés que nous étions d’une mer qui justement n’était qu’un décor, et qui n’évoquait pas une extériorité, un dehors ? Puisqu’il faut le dire : tout dans le paquebot est fait pour qu’on tourne le dos à la mer. C’est le dedans absolu, le plaisir et la consommation imperméables à toute extériorité : l’hypnose du casino, de l’écran géant sur la piscine à ciel ouvert sur lequel on voit projeté justement ce qui est à côté, la mer… C’est incontestable qu’à un moment donné, dans une salle du quatrième étage où l’on faisait nos répétitions et où l’on se réfugiait pour résister à la normopathie athlétique ou flasque qui nous entourait, quelque chose était en train de se dissoudre en nous, entre nous. Tout déraillait, les rôles, les fonctions, les repères, les buts, les sens, les raisons. Espèce de collapsus visqueux, qui mettait en question le « quoi », le « à quoi bon », le « comment », le « où », le « quand », même si on occupait un espace délimité, selon notre routine, répétitions le matin, tournage l’après-midi, conversations la nuit. Malgré cette grille consensuelle, certains d’entre nous ont vécu une chaotisation involontaire, une catastrophe subtile, avec leurs terreurs, leurs angoisses, leurs nausées, sa claustrophobie, le « rien n’est possible » qui faisait irruption, le « on avait tout pour que cela aille mieux », comme l’a dit une actrice qui, depuis qu’elle était montée sur le navire, marchait inclinée comme une tour de pise, et qu’à chaque fois qu’elle se trouvait en face des immenses couloirs avec les centaines de chambres, en cherchant la sienne, murmurait entre ses dents : « couloir de la mort ». En tout cas, à partir de cette dé-subjectivation collective, de cette vacuité, où tout paraissait en train de s’écrouler ou se noyer, y compris les projets prévus et programmés, on était pris peut-être par ce que Guattari nommait Chaosmose..  Pendant que le navire fonctionnait à perfection, nous, on naufrageait.
Est-ce qu’il fallait opposer à un tel entourage invasif une pièce de théâtre, même inspirée de Kafka (quel auteur mieux que lui pour exprimer une telle claustrophobie, une armée de serviteurs, un tel labyrinthe de sens) ? Faire un film qui rivaliserait avec le devenir-cinéma du monde, de ce monde contemplastique ? Ou plutôt, au lieu d’ajouter quelque chose, simplement soustraire, se soustraire, appuyés sur des détours minuscules, interruptions, même à la limite le rugissement d’un acteur épuisé… Évidemment, d’innombrables situations de bonheur collectif s’alternaient à des moments comme celui-ci, dans une oscillation beaucoup plus vertigineuse que celle offerte par le bateau en pleine mer. Il fallait apprendre à naviguer, dans le sens fort du mot. Quand Deligny définit ses tentatives avec les autistes comme un radeau, il explique à quel point c’est important que dans cette structure rudimentaire, les troncs de bois soient « reliés de manière assez lâche, si bien que lorsque s’abattent les montagnes d’eau, l’eau passe à travers les troncs écartés. » Et il ajoute : « Quand les questions s’abattent, nous ne serrons pas les rangs – nous ne joignons pas les troncs – pour constituer une plate-forme concertée. Bien au contraire. Nous ne maintenons que ce qui du projet nous relie. Vous voyez par là l’importance primordiale des liens et du mode d’attache, et de la distance même que les troncs peuvent prendre entre eux. Il faut que le lien soit suffisamment lâche et qu’il ne lâche pas » (3). Je dirais qu’il faut que le lien soit suffisamment lâche pour qu’il ne lâche pas. Ainsi, pour faire une croisière post-moderne, peut-être faut-il se réinventer un radeau.
Peter Pál Pelbart
Splendour of the seas /2013
Extrait du texte publié dans Chimères n°80 Squizodrame et schizo-scènes
Voir : Kafkamachine
splendour of the seas
1 http://www.mollecular.org/art-therapy-life/todellinen-ongelma/
2 Voir le bel article de Virtanen Akseli et Jussi Vähämäki « Structure if Change », et le dialogue entre Virtanen Akseli et Bracha Ettinger, « Art, Memory, Resistance », dans la revue Framework, n° 4/décembre 2005, The Finnish Art Review, 2006.
3 F. Deligny, Œuvres, Sandra Alvarez de Toledo éd., Paris, L’Arachnéen, 2007, p. 1128.

Detroit, carnet de voyage / Elsa Bernot / Chimères n°80 Squizodrame et schizo-scènes

26.02.13
Écrire Detroit, c’est déjà mentir, trahir. C’est évident. C’est évident qu’il faut le dire.
Detroit ne ressemble pas aux portraits que l’on en dresse.
Detroit, comme Dresde en 46 ? Vraiment ? Je ne sais pas, je n’ai pas assez échangé avec les gens d’ici pour dire.
Mais il n’y a pas de cadavre.
Detroit la gueule cassée du grand capital ? Je n’y lis pas tant de souffrances. Peut-être que je ne regarde pas assez bien ? Et puis, qu’est-ce que je connais des gueules cassées après tout ? Ma propre répugnance face à ces visages démolis. Je ne suis pas dans leur tête. Je ne suis pas une detroiter.
Il y a parfois des attitudes typiquement sorties de guerre : « Pose pas de questions, tu peux pas comprendre ».
Il y en a qui m’ont l’air comme vous et moi, étudiants tirant sur le bobo, JCD tirant sur le branché, qui se sont fondus dans le décor.
Il y a les noirs qui sont pauvres. Ils marchent dans les rues. Ils s’arrêtent aux liquor stores. Ils sont parfois fous. Ils sont souvent souriants et causants.
How are you doin’ today ? Where are you goin’ today ?
Juste comme ça, un signe de la main, un sourire, passe la môme, allez avance.
J’avance d’un bloc à l’autre sur ma petite bicyclette. J’avance… Des canapés défoncés sur le bord du trottoir. Des bouteilles de verre qui scintillent dans la neige crasse à demi-fondue. Des portes condamnées, des fenêtres brisées, condamnées, des immeubles de briques noircies, des magasins aux grilles fendues, courbées, arrachées, par centaine, encore et encore, et encore, sur des centaines de mètres, sur des kilomètres. Des maisons, des centaines de maisons brisées, le toit crevé, par terre une peluche avec ses yeux de bille noire tournés vers le ciel, le corps éventré, la mousse s’est répandue autour. Le rire des enfants qui résonne… Fantômes ? Non, trois gosses passent, main dans la main, me regardent les regarder, éclatent de rire, filent en courant. Oui, il y a de la vie là-dedans, une voiture qui se gare, un couple descend, un couple noir, qui passe sous le porche et entre. La maison tient debout. Des arbustes taillés devant la petite balustrade de bois blanche. Propre.
Puritan Avenue. Peut-être, quoi, une dizaine de kilomètres de long. On m’avait dit, Detroit, c’est des ruines et des jardins. Des ruines oui, pour sûr, pas de doute possible. The wrong kind of ruins pour reprendre l’expression d’un chauffeur de taxi. Des jardins, hum, en février forcément ça crève pas les yeux. Deux trois panneaux, community garden here, brightmoor neighbors, garden… Bon. Un carré de neige que percent à peine trois tiges jaunies.
Detroit c’est facile.
D’abord c’est plat, et c’est assez carré, rectiligne, longiligne. Donc facile.
Et puis quand on a de l’argent, alors vraiment c’est un jeu d’enfants. Pas une porte fermée.
Une rue, immense, longue. Vide bien sûr, quoi, une dizaine de voiture en vue, trois piétons. Des bâtiments isolés, vides. Du vent qui passe, whhhhhhhiehhh, qui balaye la rue.
Une porte en fer, rouillée. The Hub, peint en grand sur un mur de brique défraîchi.
La porte, lourde, grince à peine. Il fait bon dedans.
Des vélos, bien alignés. Grands, petits, jaunes, verts, violets, épais, fins, guidons courbes, droits.
Essaye celui-là, vas-y sors, il n’y a personne dans la rue à côté.
Ok. On monte. Tiens, la rouge, là. Et puis la violette.
Ah, la violette. Ha ha ! Superbe, elle me plaît, très bonne compagne de vadrouille, je prends. 150 dollars.
That is so smart ! Me lance une femme assise à un arrêt de bus.
En trois heures de vélo, j’ai vu deux bus. J’ai vu des personnes réparties par lots de un, deux, parfois trois aux arrêts de bus essaimés le long des rues. Des noirs. Et j’ai vu deux cyclistes. Noirs. Dans le centre, le downtown, plus d’argent, plus de mixité, plus de bus, plus de vélos.
Elsa Bernot
Detroit, carnet de voyage /2013
Extrait des notes publiées dans Chimères n°80 / Squizodrame et schizo-scènes
Sur le Silence qui parle : V comme Voyage / Abécédaire Gilles Deleuze

detroit

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