Le Code Noir à l’ombre des Lumières : de Napoléon à Schoelcher
De belles éclaircies dans le ciel politique français. La grande nation retrouve les Antilles. Elle reprend pied à la Guadeloupe et à la Martinique et songe tout naturellement à reconquérir Saint-Domingue. Tout naturellement elle doit se donner les moyens de sa fin : dominer là-bas au Couchant, y produire, commercer. La loi du 30 floréal de l’an X (1802), en quatre articles, rétablit la traite, l’esclavage, le Code Noir et spécifie que les esclaves retrouveront, à tous points de vue, leur situation « juridique » d’avant 1789.
Deslozières, dont nous savons déjà l’inquiétude qui le tourmentait face au danger de « dégénération entière du peuple français » (1) exulte avec l’ensemble de l’opinion esclavagiste : « Et toi, féroce Africain, qui triomphes un instant sur les tombeaux de tes maîtres que tu as égorgés en lâche, (…) rentre dans le néant politique auquel la nature elle-même t’a destiné. Ton orgueil atroce n’annonce que trop que la servitude est ton lot. Rentre dans le devoir et compte sur la générosité de tes maîtres. Ils sont blancs et français. » (2)
La vision napoléonienne du problème afro-antillais est bien schématisée dans l’éructation de Deslozières. Pour que les maîtres blancs et français puissent sauvegarder leur maîtrise et en voir progresser vénalement les effets il faut réinstaurer la « loi de sang », le Code Noir, et gommer ainsi des mémoires des Noirs, et de leurs rêves si possibles, la moindre trace d’une possibilité de révolte (3). réinstaurer donc le Code Noir. Et poursuivre la traite. Il conviendra aussi, et c’est le troisième point, de dresser plus haut les barrières juridiques et raciales entre les Noirs et les métis, les métis et les Blancs, les Blancs et tous les sangs impurs (4). Napoléon ira jusqu’à ordonner à Leclerc d’expulser de Saint-Domingue toute femme blanche qui aurait eu des rapports sexuels avec des Noirs (5). Souvenons-nous des entrées que l’Ancien Régime semblait avoir ménagées, un temps, pour les Noirs et les métis sur le territoire métropolitain : on retrouve maintenant une interdiction totale de séjour, on la réitère (6). Une certitude : quoi qu’il en soit des récits colportés sur les motivations profondes du racisme maladif dont témoigne la politique antillaise de Napoléon, ses traductions juridiques n’allègent jamais les édits de 1685 et de 1724, elles les alourdissent toujours.
Culturellement, les positions des abolitionnistes de la fin du siècle, timorées pourtant, sont oubliées et bien oubliées. le thème de la stupidité naturelle du Noir, panachée désormais de férocité (Saint-Domingue oblige), jamais totalement enterré ni en métropole ni aux îles, envahit tout le terrain (7). Napoléon parti, la Restauration prend l’engagement de maintenir l’esclavage. On tue et on marque aux Antilles comme aux plus beaux jours du XVIII° siècle.
L’abolitionnisme renaît pourtant avec la Restauration. La première Société des Amis des Noirs avait francisé une initiative anglaise ; le mouvement abolitionniste du XIX°, autour des années 20, est à la traîne des initiatives prises outre-Manche par Wilberforce et Clarkson (8). Une comparaison des statuts des métis en territoire français, espagnol ou anglais de ces années-là montre qu’il vaut mieux être métis chez les Anglais, ou à la rigueur chez les espagnols que chez les Français (9). Le langage abolitionniste s’amalgame à des considérations moralisantes plutôt que revendicatrices et joue sur le registre de la charité ou de la bienfaisance, cependant que l’interdiction absolue de séjour – et de passage – en France des Noirs (10) reste en vigueur. Pas de mélange, plus du tout de risque de mélange.
Sur place, là-bas, les Blancs ne fléchissent pas et se disent fermement attachés au système discriminatoire sur lequel veille le Code Noir (11). La Couronne pousse à la christianisation effective (12) des Noirs et des métis, convaincue que c’est là le meilleur moyen de les tenir les uns et les autres courbés sous le devoir et de les éloigner de toute idée de révolte : le voisinage anglais et espagnol des Antilles françaises ne pouvait pas ne pas pousser les « esclaves » français à Dieu sait quels excès. cependant on quadrille et poursuit, on pend et on décapite. On fait aussi dans la mesure et dans la modération : à trois ans de l’abolition définitive et en référence au Code Noir et à des décrets postérieurs qui dosaient les coups et leur intensité, une loi de 1845 réduit les punitions corporelles et autorise l’esclave à monnayer sa liberté, que cela plaise au maître ou que cela lui déplaise (13).
C’est que l’Etat couronné penche, petit à petit, vers l’abolition. Par raison ? Par bonté d’âme ? Par intérêt ? Par accommodement aux pression étrangères ? Par tout cela à la fois et dans l’indifférence quasi-générale, quelque regain de l’abolitionnisme qu’on puisse noter sous Louis-Philippe (14). Les hommes d’Eglise s’inquiètent. Tout ce petit monde n’est pas prêt, disent-ils. Donnez-nous le temps de les rendre sociables et religieux, après quoi ils seront mûrs pour la liberté (15). On redécouvre, comme avant la Révolution, le charme vénéneux des « moratoires » (16), qui seront consacrés à « préparer l’esclave à son avenir d’homme libre par un dernier effort de moralisation » (17). remarquons en passant que la minorité protestante est, sans aucun doute, majoritaire sur les lignes de l’abolitionnisme ; et pas seulement parce qu’elle pousse plus loin que le commun l’analyse des réalités économiques favorables à l’émancipation et à l’accès des esclaves au droit, mais aussi pour des raisons théologiques, pastorales en tout cas, dont l’évidence saute aux yeux (18).
« Moraliser » les esclaves pour qu’ils soient dignes de la liberté, c’est une fort jolie chose : encore faut-il dédommager les maîtres. Voilà un point sur lequel planteurs et abolitionnistes semblent être d’accords (19). Planteurs et abolitionnistes que rejoignent sur ce point les penseurs les plus illustres. Ecoutons Tocqueville : « Si les Nègres ont droit à devenir libres, il est incontestable que les colons ont droit à n’être pas ruinés par la libertés des Nègres. » (20)
Victor Schoelcher lui-même songea dans sa jeunesse au dédommagement des maîtres, et à un moratoire précédant l’abolition, qu’il calibra entre quarante et soixante années, soixante lui semblant la meilleure longueur, le temps pour les maîtres de bien préparer leurs esclaves à jouir avec modération de la liberté à venir. Mais il ne tarda guère à constater que la mauvaise volonté des planteurs était, et demeurerait, incommensurable (21).
Si l’Etat sous Louis-Philippe libérait les esclaves de ses possessions dès 1845, Schoelcher avait abandonné toute idée de moratoire dès 1840. Dès cette année-là, il se battra indéfectiblement pour l’émancipation générale et immédiate. Assortie, certes, d’un dédommagement pour les maîtres. On sait avec quelle ténacité l’Alsacien, dont conservateurs, esclavagistes et bien-pensants raillaient la « négrophilie », lutta pour l’abolition sur le triple front de l’émancipation immédiate, de l’antiracisme sans nuance, de l’opposition à toute velléité de résurgence de la traite (22).
1848 : II° République. Des partisans de l’abolition sont au pouvoir. Schoelcher est nommé sous-secrétaire aux colonies. La II° République, qui ne vivra pas longtemps, a deux mois lorsque Arago – le Catalan – et Schoelcher abolissent définitivement l’esclavage. Le Code Noir passe pour toujours des prétoires aux archives.
4 mars : « Au nom du peuple français, le gouvernement provisoire de la République, considérant que nulle terre française ne peut plus porter d’esclaves, décrète : une commission est instituée auprès du ministère provisoire de la Marine et des Colonies pour préparer, sous le plus bref délai, l’acte d’émancipation immédiate de toutes les colonies de la République. Le ministre de la Marine pourvoira à l’exécution du présent décret. » Le même jour Victor Schoelcher est nommé président de cette commission.
28 avril : « Le gouvernement provisoire, considérant que l’esclavage est un attentat contre la dignité humaine ; qu’en détruisant le libre arbitre de l’homme, il supprime le principe naturel du droit et du devoir ; qu’il est une violation flagrante du dogme républicain « liberté – égalité – fraternité » ; considérant que si des mesures effectives ne suivaient pas de très près la proclamation déjà faite du principe de l’abolition, il en pourrait résulter dans les colonies les plus déplorables désordres, décrète : Article 1, l’esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises, deux mois après la promulgation du présent décret dans chacune d’elles [suivent huit autres articles]. Fait à Paris, en Conseil de gouvernement le 27 avril 1848. Les membres du gouvernement provisoire. »
Sur place en Amérique du Vent on ne glissera certes pas facilement du noir au rose, si j’ose dire. Trente ans plus tard, on parlera encore là-bas des innombrables méfaits de l’abolition ; la presse blanche n’en finira pas d’y remâcher la nécessité de rétablir l’esclavage, et de théoriser ferme sur l’infériorité et l’animalité des Noirs (23). Mais un pas définitif est donné avec l’abolition de 1848.
Certes, l’environnement international, politique et économique, exigeait l’abolition avec plus de force encore au milieu du XIX° siècle qu’il ne le faisait soixante ans plus tôt. Il convient néanmoins de souligner le courage et la ténacité d’un homme, dont les motivations ne semblent pourtant pas avoir été celles de quelqu’un qui aurait abreuvé son esprit à la source pure des Lumières. Un courage, une ténacité sans lesquels le Noir aurait eu droit aux fers et à l’inexistence juridique pendant Dieu sait combien de décennies encore. (24)
Et la traite ? Interdite dans sa forme officielle et classique dès avril 1818, elle ne s’effondre pas, loin s’en faut. Le trafic des négriers – illégal, mais réalisé au vu et au su de chacun – sera considérable jusqu’en 1833 au moins ; endémique et moribond, il n’en finit pas de ne pas désarmer. Illégal, ce trafic dont la France se débarrasse en suivant sans aucune originalité l’exemple de l’Angleterre est pratiqué encore après l’abolition. Sur d’autres itinéraires. Sans trop d’aménagements par rapport aux vieilles méthodes (25). A ce propos, « le mouvement abolitionniste français reste silencieux (…) En fait l’Abolitionniste français, son organe principal, prôna en 1849 l’adoption d’un système semblable pour l’Algérie. » (26)
Pourquoi l’Algérie ? Nous sommes à l’heure de la poussée française en Afrique continentale. La France ne veut plus chasser seulement dans le continent austral. Elle entend y rester. L’inonder, probablement, de ses Lumières ; y faire naître le soleil d’un autre matin.
A l’horizon, Ferry. Et le traité de Berlin : 1885, sinistre célébration du deuxième centenaire du Code Noir.
Au troisième centenaire, le blanco-biblisme mouille encore la lèvre de ceux qui assassinent en toute légalité des Noirs dont le seul crime consiste à exister sur leur sol et à y revendiquer l’exercice de la plénitude de leur droit. A paris, des graffiti énoncent dans les couloirs du métro, et dans ceux de la Sorbonne, cette stupéfiante équation : « Noirs = Singes verts ».
Louis Sala-Molin
le Code Noir ou le calvaire de Canaan / 1987
[les notes, étant très volumineuses, n'ont pas été reproduites]
Voir Petite histoire des colonies françaises aux éditions FLBLB
Sur le Silence qui parle : Petite histoire du grand Texas