Dans la période actuelle de repli face aux révoltes arabes, l’Europe des frontières se livre à un contrôle des corps particulièrement mortifère. Le texte qui suit naît de la rencontre, à Malte, avec des personnes originaires d’Afrique, et notamment des femmes somaliennes, pour lesquelles la venue en Europe est l’étape la plus récente d’un long périple. Il propose d’aborder la place et le rôle du corps dans les mécanismes de subjectivation et d’autonomisation des femmes migrantes, dans un contexte d’ostracisme et d’immobilisation forcenés. Le corps, qui est transfiguré par la migration, est à la fois frontière, lieu de matérialisation du rapport d’altérité de l’Europe avec le reste du monde et outil de construction d’une subjectivité en mobilité. Mais avant d’en arriver au corps des femmes, il nous faut raconter leur histoire.
Trajectoires sexuées
Les femmes somaliennes rencontrées à Malte ont une longue histoire derrière elles. Elles ont d’abord dû fuir une guerre, dans laquelle elles ont souvent laissé leurs proches : enfants égarés ou assassinés, maris perdus ou enrôlés, proches éparpillés à l’échelle des camps qui essaiment en Afrique orientale et dans le monde arabe. Elles ont subi leur lot de violences sexuées : enlèvements, viols, mariages forcés. Leur départ prend l’allure d’une fuite et se fait souvent sans même saluer leurs proches. Les plus heureuses d’entre elles sont encore en contact avec leur famille. Mieux, certaines ont pu partir avec leur mari ou leurs enfants. La traversée de l’Afrique est coûteuse, longue – de plusieurs mois à plusieurs années – et risquée. Le cauchemar du désert n’a d’égal que celui, encore à venir, de la Méditerranée : faim, soif, épuisement et emprisonnements multiples dans le centre de détention d’Al Kufrah, produit des accords bilatéraux entre la Libye et l’Italie, ponctuent la traversée. Enfin, les villes : Benghazi, Tripoli, Homs et Zaouia. Le séjour dans les villes libyennes s’échelonne parfois sur plusieurs années. Les femmes travaillent alors comme domestiques au sein des foyers. Elles évoquent les situations d’exploitation ainsi que les violences multiples auxquelles elles sont sujettes de la part de leurs employeurs et de la police libyenne.
La décision de traverser la Méditerranée n’est pas prise à la légère. Les migrants qui décident d’emprunter le chemin de l’Europe en connaissent les dangers. Ils ont aussi entendu parler des tristes conditions de détention à Malte. C’est pourquoi ils cherchent par tous les moyens à gagner l’Italie. Pour les femmes rencontrées, le vent en a décidé autrement. A leur arrivée à Malte, les passagères sont prises en charge par les garde-côtes et envoyées en détention après un premier contrôle médical. Leur emprisonnement peut durer jusqu’à 18 mois, même s’il est en général moins long. C’est pendant cette période qu’elles effectuent leurs démarches de demande d’asile, et n’obtiennent, en général, qu’un statut temporaire de protection. Une fois sorties de détention, les femmes sont installées dans des centres d’hébergement provisoire, ou bien dans des containers ou des villages de tentes en attendant l’hypothétique libération d’une place dans les centres « en dur ». Elles doivent alors montrer patte blanche – émarger trois fois par semaine, se présenter aux horaires prévus – si elles veulent pouvoir continuer à bénéficier de cette solution d’hébergement. Un hébergement provisoire qui, de fait, se prolonge sur le long terme : Malte, hormis pendant la saison touristique, offre bien peu d’opportunités d’emploi féminin. De plus, les centres d’hébergement, vétustes et surpeuplés, sont soigneusement isolés du reste de l’île. Ils ont été installés à Hal Far, sur une ancienne base militaire, ironiquement prise en étau entre le port franc et l’aéroport, bien loin des centres habités. Ainsi la vie quotidienne des femmes se limite bien souvent au périmètre de cet espace oublié des Maltais, ce qui rend encore plus difficile la recherche d’emploi. La vie quotidienne à Hal Far est alors facilitée par les relations d’entraide entretenues avec les compagnons de fortune et d’infortune, hommes et femmes rencontrés en chemin ou à leur arrivée en Europe. Les trajectoires migratoires qui viennent d’être décrites comportent une forte dimension sexuée : sur le plan symbolique, l’attention médiatique est souvent portée sur les conditions de voyage et de traitement des femmes, en particulier des femmes enceintes et les « femmes à enfants ». Sur le plan concret, les femmes sont sujettes à des violences et des brutalités spécifiques de la part des autorités et des figures masculines – passeurs et intermédiaires en tout genre – qui ponctuent leurs trajectoires. Nombre d’entre elles arrivent en Europe enceintes de ceux-là même qui les ont malmenées. La prostitution, pour certaines, a constitué l’unique possibilité pour avancer dans leurs parcours. Une fois à Malte, elles se heurtent à un marché du travail sexuellement et racialement segmenté : alors que les hommes parviennent plus facilement à trouver un emploi dans le bâtiment, les femmes sont quasiment exclues de la demande de travail. Les familles maltaises ne souhaitent pas embaucher de travailleuses domestiques noires, et préfèrent employer la main d’œuvre féminine locale, considérée comme plus fi able ou bien des domestiques philippines, réputées plus dociles et mieux formées. Les trajectoires sexuées des femmes migrantes sont ainsi travaillées par l’ambivalence : certes, les femmes font l’objet d’un traitement administratif et politique spécifique, notamment du fait de la pression exercée par certaines organisations internationales sur les autorités européennes. A Malte, des centres de détention spécifiquement réservés aux femmes ont récemment été aménagés – devant le développement des protestations concernant les violences faites aux femmes – et la durée d’emprisonnement des femmes est généralement plus courte que celle des hommes. Il n’en reste pas moins que de nombreux sites et moments de vulnérabilisation féminine apparaissent tout au long des parcours.
Transformations du corps, frontières mobiles et corps comme frontière Toutes les étapes de ces trajectoires féminines peuvent être relues à la lumière du corps, de ses sensations et transformations : corps qui souffre, corps piétiné et méprisé, corps séquestré et blessé par d’autres corps, mais pas corps perdu, corps survivant. Les expériences de la traversée, tout comme celle de la frontière, sont fortement incorporées : les migrantes racontent ainsi la sensation de soif qui les travaille au corps, mais aussi les corps des autres, jetés par-dessus bord ou laissés au désert ou à la mer. Là encore, il s’agit d’une expérience sexuée : on raconte que les corps de femmes retrouvés sur les plages sont étonnamment nombreux au regard du nombre de celles qui arrivent saines et sauves sur les côtes. Puis, ce sont les dispositifs d’enfermement européens qui font violence au corps des femmes. Ainsi, jusqu’à leur rénovation, les douches du plus grand centre de détention maltais étaient mixtes, et ne disposaient pas même d’un rideau. Une fois sorties de détention, les migrantes sont installées, autant que faire se peut, dans des centres réservés aux femmes (à l’exception des familles, qui vivent dans des centres spécifiques). Le quotidien y est rythmé par des règles strictes : interdiction de sortie nocturne, interdiction de visite masculine ou bien, pour celles qui sont mariées, visites masculines soumises à la stricte autorisation du mari. Enfin celles, nombreuses, dont le mariage n’a pas été officiellement enregistré ne peuvent vivre dans le même centre que leur maris. Ainsi, la vie intime et affective des femmes est scrutée, régulée et gouvernée par les autorités et les personnels des centres d’hébergement temporaire. La séparation imposée des hommes et des femmes peut, bien sûr, être interprétée comme une forme de protection vis-à-vis de possibles violences. Mais il s’agit également, malgré tout, d’une forme de « spatialisation du pouvoir », révélatrice du contrôle exercé sur le corps des femmes. « Le mur peut être subreptice ou officialisé, discret ou spectaculaire » écrivent Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau au sujet du mouvement d’enclosure actuel des identités. Nous ajouterons qu’il peut être mouvant : la politique migratoire européenne contribue fortement au modelage du corps, en faisant de ce corps une frontière. L’Europe des murs est en effet aujourd’hui traversée par des dynamiques multiples : d’une part, un processus de renforcement de ses frontières, à l’Est et surtout au Sud. Cette dynamique s’étend aux marges internes et externes – les fameux pays tiers – et conserve un rôle fort, notamment sur le plan symbolique. La mise en place d’un dispositif frontalier depuis Schengen n’est en effet pas uniquement destinée à surveiller mais aussi et surtout à produire des frontières, en premier lieu pour les média et l’opinion publique, en faisant ainsi le premier lieu de la construction de l’Europe. D’autre part, les politiques de captage, de détention et d’expulsion des flux irréguliers prennent un caractère de plus en plus diffus spatialement, si bien qu’on peut parler d’un mouvement de multilocalisation de la frontière, marqué notamment par la multiplication des postes de contrôle dans les territoires, et la fermeture ponctuelle des frontières nationales, comme en témoignent les fréquentes suspensions des accords de Schengen. Tout cela mène à la production d’une frontière mobile et souple : une frontière qui se déplace et se recompose constamment, menant à l’existence de zone de non droit – « non-lieux » pour les « non- personnes » – éparpillées sur le territoire. La frontière mobile se recompose également à travers les dispositifs biométriques qui investissent le corps. Le cas des demandeurs d’asile est saisissant à cet égard : la convention de Dublin (1990, suivie par Dublin II en 2003), stipule que les demandeurs d’asile entrés illégalement en Europe ne peuvent déposer une demande de protection que dans un seul pays européen. Le système Eurodac, mis en place en 2003, permet l’application concrète de cette convention en traçant les déplacements des migrants, à travers une base de données contenant les empreintes digitales des demandeurs d’asile. On s’assure ainsi, pour les migrants ayant demandé une protection à leur entrée à Malte, qu’ils ne déposent pas de demande dans un autre pays d’Europe. Nombre des femmes que nous avons rencontrées à Malte ont quitté l’île pour tenter leur chance en Suède, en Norvège, aux Pays-Bas, en Finlande ou en Allemagne. Ces pays ont été choisis parce qu’ils sont plus cléments envers les demandeurs d’asile et, surtout, parce que de nombreux Somaliens, amis et membres de leurs familles, y résident. Or, ces femmes ont toutes été renvoyées à Malte, du fait de leur inscription au registre Eurodac : le corps des femmes, corps ré-expulsé et corps fiché, est alors la dernière frontière de la politique migratoire européenne. Certaines des femmes que nous avons rencontrées disaient même « I am Dublin » pour signifier leur situation d’incarnation du cadre juridique et d’identification avec le système de Dublin.
Camille Schmoll
Le corps des autres dans l’Europe des frontières / 2011
Extrait du texte publié dans Outis n°1