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Un privé à Babylone (4) : Aimer la bière quand on peut s’offrir du champagne / Richard Brautigan

C’était très beau de voir briller les lumières de San Francisco de l’autre côté de la baie, depuis le petit bar de Sausalito où nous étions attablés.
Ma cliente savourait une bière.
La boire lui procurait un plaisir infini. Elle ne buvait pas comme on aurait pu s’y attendre. Elle n’avait rien d’une dame dans sa façon de boire sa bière. Elle buvait de la bière comme un docker le jour de paye.
Elle avait enlevé son manteau de fourrure et portait en dessous une robe mettant en valeur ses formes renversantes. Toute cette histoire ressemblait exactement à une énigme policière dans un magazine bon marché. Je n’arrivais pas à y croire.
Le Cou était resté dans la voiture, à nous attendre, de sorte que je me sentais un peu plus détendu auprès de ma cliente. Si j’en avais envie, je pouvais utiliser le mot champagne sans avoir peur de me lancer dans l’inconnu. Pas de doute, le monde est un endroit étrange. Pas étonnant que je passe tellement de temps à rêver de Babylone. C’est plus sûr.
« Où se trouve le corps que vous voulez que je vole ? dis-je, en regardant cette nana riche à l’air délicat descendre une grande lampée de bière. Puis roter. Vous aimez bien la bière, hein ? dis-je.
- J’aime la bière alors que j’ai de quoi m’offrir du champagne », dit-elle.
Lorsqu’elle a dit « champagne », j’ai involontairement cherché Le Cou du regard. Dieu merci, il était dans la voiture.
« Bon, alors, ce cadavre, dis-je.
- Où trouve-t-on des cadavres, en général ? dit-elle, comme si je n’étais pas très vif.
- Des tas d’endroits, dis-je. Mais surtout dans la terre. Il va me falloir une pelle pour ce boulot ?
- Mais non, imbécile, dit-elle. Le corps est à la morgue. C’est un endroit assez logique pour un corps, non ?
- Ouais, dis-je. Ça peut aller. »
Elle a repris une énorme lampée de bière.
J’ai fait signe à la serveuse de nous apporter une autre bière. Pendant ce temps-là, ma cliente terminait celle qu’elle avait devant elle.
Je sirotais toujours l’Old Crow avec des glaçons que j’avais commandé en arrivant. Ça allait être mon seul verre. Je ne suis pas tellement du genre buveur : un verre de temps en temps, et je ne remets jamais ça.
Elle a attaqué sa seconde bière avec autant d’enthousiasme que la première. Elle avait raison de se dire buveuse de bière.
« Vous vous sentez capable de voler un cadavre à la morgue ? dit-elle.
- Ouais, tout à fait capable », dis-je.
A ce moment-là, quelque chose a fait surface dans ma tête comme un lapin de carton dans une galerie de tir. Pilon m’avait dit qu’elle avait regardé le corps de la prostituée morte de manière à pouvoir éventuellement identifier une parente, mais qu’elle avait fini par dire que ce n’était pas la bonne personne et qu’elle avait fait tout ça d’un air très froid, comme s’il lui arrivait tous les jours de regarder des cadavres.
J’ai pensé à ses larmes quand elle avait quitté la morgue.
Ça devenait intéressant.
L’air de rien, comme ça, j’ai fait : « Qui c’est le corps que vous voulez que je vole à la morgue ?
- Qui c’est n’a pas d’importance, dit-elle. C’est mon affaire. Tout ce que je veux, c’est que vous m’apportiez ce corps. C’est le corps d’une jeune femme. Elle se trouve en haut dans la salle d’autopsie. Il y a un placard de rangement à quatre compartiments aménagé dans le mur. Elle est en haut à gauche. Elle a une étiquette « Inconnue » attachée à l’orteil. Allez me la chercher.
- OK, dis-je. Où voulez-vous que j’emporte le corps quand je l’aurai récupéré ?
- Je veux que vous l’emportiez dans un cimetière, dit-elle.
- Ça, c’est pas trop dur, dis-je. C’est là que finissent les corps de toute façon. »
Je lui ai commandé une autre bière. Elle avait déjà terminé la deuxième. Je n’avais jamais de ma vie vu un verre de bière avoir si vite l’air si vide. La bière, on aurait dit qu’elle l’inhalait.
« Merci, dit-elle.
- Quand voulez-vous le cadavre ? dis-je.
- Ce soir, dit-elle. Au cimetière du Saint-Repos.
- C’est bientôt, ça, dites donc, dis-je. Je peux vous demander ce que vous avez l’intention d’en faire ?
- Allons, petit malin, dit-elle. Qu’est-ce qu’on fait d’un corps, en général, dans un cimetière ?
- OK, dis-je. Je vois. Vous voulez que j’apporte une pelle ?
- Non, dit-elle. Contentez-vous d’apporter le corps au cimetière et nous nous occuperons du reste. Tout ce que nous vous demandons, c’est le corps. »
Quand elle a dit « nous », je me suis dit que ce qu’il fallait pour faire un « nous », c’était Le Cou.
Je lui ai commandé une autre bière.
Richard Brautigan
Un privé à Babylone / 1977
« Nous avons tous une place dans l’histoire. La mienne, c’est les nuages. »
Un privé à Babylone (4) : Aimer la bière quand on peut s'offrir du champagne / Richard Brautigan dans Brautigan marlene

Un privé à Babylone (3) : La Blonde / Richard Brautigan / Lost Highway / David Lynch

Au moment où je suis entré à la morgue, juste derrière le Palais de Justice sur Merchant Street, une jeune femme en sortait en pleurant. Elle portait un manteau de fourrure. Elle avait des cheveux blonds courts, le nez long, et sa bouche avait l’air si appétissante que j’ai commencé à en avoir mal aux lèvres.
Il y avait bien longtemps que je n’avais embrassé personne. C’est difficile de trouver quelqu’un à embrasser quand on n’a pas d’argent en poche et qu’on a une vie aussi merdique que la mienne.
Je n’avais embrassé personne depuis la vieille de Pearl Harbor. C’était Mabel. Je parlerai de ma vie sentimentale plus tard, quand il ne se passera rien d’autre. Je veux dire rien, absolument rien : que dalle.
La blonde m’a regardé en descendant les marches. Elle m’a regardé comme si elle me connaissait, mais elle n’a rien dit. Elle a continué à pleurer, c’est tout.
J’ai jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule pour voir s’il y avait quelqu’un d’autre derrière moi qu’elle aurait pu regarder : non, j’étais la seule personne à entrer dans la morgue ; ça devait donc être moi. Bizarre.
Je me suis retourné et je l’ai regardée s’éloigner.
Elle s’est arrêté au bord du trottoir, et une Limousine noire Cadillac Lassalle 16 cylindres avec chauffeur s’est garé devant elle ; elle y est montée. On aurait dit que la voiture était arrivée de nulle part. D’abord elle n’était pas là, et la seconde d’après elle y était. La fille m’a regardé à travers la vitre au moment où la voiture a démarré.
Son chauffeur était un monsieur balèze à l’air pas commode. Il avait une tête à la Jack Dempsey et un cou énorme. A le regarder, on se disait qu’il éprouverait sûrement un immense plaisir à faire dix rounds contre votre grand-mère et à veiller qu’elle tienne la distance. Après quoi, il resterait plus qu’à la ramener chez elle dans un grand bocal de quatre litres.
Quand la Limousine a démarré, il s’est retourné et m’a fait un grand sourire comme si nous étions de mèche : de vieux copains, un truc comme ça.
Je ne l’avais jamais vu de ma vie.

blondes
Album : blondes

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Richard Brautigan
Un privé à Babylone / 1977
« Nous avons tous une place dans l’histoire. La mienne, c’est les nuages. »
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David Lynch
Lost Highway / 1997
avec Patricia Arquette / musique Lou Reed « This Magic Moment »




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