Archive pour le Tag 'biopolitique'

Page 2 sur 4

Abécédaire Foucault : C, Colonie / Alain Brossat

C – Colonie
Il est bien évident que dans le travail de Foucault, envisagé dans toutes ses topiques successives, la colonie ou la colonisation ou le pouvoir colonial ne se présentent pas comme des concepts ou des objets massifs au même titre que, disons, la prison, l’enfermement ou bien le pouvoir psychiatrique. Si l’on envisage ce travail comme archéologie de la modernité, généalogie des pouvoirs modernes, ces motifs apparaissent assez distinctement, notamment dans l’explicite des « grands livres », comme autant de chaînons manquants. Le contraste est marqué ici, par exemple, pour prendre un exemple facile, avec Hannah Arendt pour qui une généalogie des pouvoirs totalitaires passe nécessairement par un volume entier consacré à l’impérialisme, à l’expansion coloniale, à l’inscription de la violence coloniale dans la généalogie des formes totalitaires (1).
Une façon commode, pour une foucaldologie de révérence, d’éluder ce que ce constat peut avoir d’un peu urticant pour nous, serait de le réduire à l’indice biographique ou aux conditions d’une histoire culturelle de la seconde moitié du XX° siècle. On remarquerait doctement, par exemple, que lorsque Foucault commence à exister comme penseur et homme public à ses propres conditions, au début/milieu des années 1960, le « créneau » anticolonial est déjà occupé par Sartre et les marxistes. Or, comme chacun sait, la grande ambition de Foucault est d’exister en marquant sa différence d’avec ces deux courants ou foyers de discours. On noterait, dans le même sens, que lorsque la parole de Foucault commence à compter, le chapitre colonial est, en France, officiellement refermé – avec les accords d’Évian et la fin  de la guerre d’Algérie, en 1962, donc. De nouveaux chapitres s’ouvrent alors, qui viennent se superposer à l’enjeu colonial à proprement parler : l’intervention impérialiste des États-Unis dans le Sud-Est asiatique, la course aux armements entre l’URSS et les États-Unis, et en France, la crise du pouvoir gaulliste qui trouve son paroxysme en mai-juin 1968.
Tout ce travail de contextualisation dont je ne fais ici qu’esquisser les contours n’est peut être pas inutile, mais il n’explique évidemment rien. Il ne peut permettre d’éluder la confrontation avec les problèmes qui trouvent leur siège dans ce que l’on pourrait appeler les logiques de l’œuvre, si le terme même d’œuvre n’était pas si litigieux à propos du travail de Foucault – un travail conduit, comme il le dit lui-même, en marchant en crabe. Selon ces logiques, en effet, ni l’esclavage, ni l’économie de plantation, ni la conquête de l’Algérie et la colonisation de peuplement au Maghreb ne sont nommés et explorés comme tels. Tout se passe comme si la généalogie de la modernité, celles de pouvoirs modernes et des formes de violence politique (la thanatopolitique) se concentrait sur des objets « métropolitains » et excluait toute prise en compte des interactions, dans  ces processus dynamiques, entre la constitution d’un champ spécifique, européen, ouest-européen ; un champ balisé par toutes sortes d’objets, de dispositifs, de techniques, de stratégies, de savoirs ; tout un champ discursif  jalonnant le biopouvoir et la biopolitique et hors duquel semble rejeté ce qui se manifeste comme projection hors de l’espace où est établi  ce « nous » français  (européen) : ces flux de conquête et de colonisation, de pillage et d’expansion et qui, pourtant, sont l’une des conditions pour que cette forme nouvelle du pouvoir, le pouvoir sur la vie, trouve son assise. On pourrait donc dire en première approche que la façon même dont Foucault spatialise et opère la découpe déterminant ses choix d’objets (Le Grand Renfermement, la scientia sexualis, le pastorat chrétien, la prison pénitentiaire…) le prive de tout accès à la singularité d’objets extérieurs à ce champ que devrait néanmoins prendre en compte une analytique des pouvoirs modernes – la médecine coloniale, le travail forcé aux colonies, l’architecture coloniale, etc.
D’une façon plus générale, on pourrait dire que c’est tout un pan de la recherche et de la puissance heuristique du travail de Foucault qui se trouve ainsi neutralisé : si l’on pense par exemple à la fortune extraordinaire qu’ont connues la notion d’hétérotopie et la problématique des espaces autres, on ne peut que regretter que la dimension de la colonie y soit si peu prise en compte – qu’est-elle en effet si ce n’est un « espace autre » par excellence, et pour le reste, tous ceux qui ont lu un peu Conrad, Orwell  ou Naipaul (etc.) savent à quel point la colonie est un monde peuplé d’hétérotopies tout à fait spécifiques…
Mais une fois opéré ce repli tactique, rien ne nous empêchera de repartir à l’offensive. On posera par exemple la question : si Foucault n’aborde pas de front les enjeux coloniaux, s’il ne se fait pas historien jusqu’à intégrer à son champ de recherche l’histoire coloniale et les espaces de colonisation, sa démarche place-t-elle pour autant ces objets dans l’angle mort de sa recherche? Ne pourrait-on pas plutôt repérer de nombreux biais par lesquels il va s’en emparer, mais selon la démarche qui lui est propre – en ne se préoccupant pas de reconstituer des scènes avec précision et exhaustivité (un programme qu’il abandonne volontiers aux historiens de profession). Il va, à l’inverse, s’essayer à problématiser, c’est-à-dire à poser un problème à propos de ces scènes ou objets – je fais ici référence à sa réponse à Jacques Léonard, un historien qui, à propos de Surveiller et punir, avait émis un certain nombre d’objections tournant notamment autour de l’insuffisance ou la partialité de ses sources, concernant l’histoire de la prison pénitentiaire (2).
Je veux dire par là que, lorsque Foucault, dans le dernier cours de « Il faut défendre la société », définit le racisme comme une technologie de pouvoir dont ne sauraient faire l’économie les pouvoirs modernes, une technologie fondée sur la fragmentation, l’introduction d’une coupure perpétuelle dans le corps de la population entre ceux dont l’existence est placée sous une signe de vie (la biopolitique dans son acception positive comme prise en charge et optimisation du vivant) et ceux  qui sont exposés à la mort, quand Foucault fait cette démonstration, n’est-ce pas en premier lieu la colonisation qu’il a dans le viseur – même si l’on peut dire que c’est un peu de biais qu’il aborde ici cette question et même si, à la fin de la leçon, sa démonstration va s’égarer dans des spéculations assez hâtives sur le socialisme ? Je cite : « Au fond, l’évolutionnisme (…) est devenu tout naturellement, en quelques années au XIX° siècle, non pas simplement une manière de transcrire en termes biologiques le discours politique, non pas simplement une manière de cacher un discours politique sous un vêtement scientifique, mais vraiment une manière de penser les rapports de la colonisation, la nécessité des guerres, la criminalité, les problèmes de la folie et de la maladie mentale, l’histoire des sociétés avec leurs différentes classes, etc. »
Et plus loin : « Le racisme va se développer primo avec la colonisation, c’est-à-dire avec le génocide colonisateur. Quand il va falloir tuer des gens, tuer des populations, tuer des civilisations, comment pourra-t-on le faire si l’on fonctionne sur le mode du bio-pouvoir ? A travers les thèmes de l’évolutionnisme, par un racisme » (3).
On voit bien, ici, comment Foucault travaille : en se décalant toujours par rapport à la façon dont un historien aborderait un objet comme la colonisation, c’est-à-dire en y revenant à propos du « problème » qu’il est en train de construire, à propos des relations entre biopouvoir et racisme, à propos de la façon dont les pouvoirs modernes, inéluctablement, gouvernent au racisme. En entreprenant de faire la démonstration, contre des évidences solidement établies, que le racisme, ce n’est pas en premier lieu un problème social et culturel lié à de mauvais héritages, à des crispations communautaires, à des différends liés à la religion ou au mode de vie – le racisme, c’est en premier lieu un mécanisme de pouvoir, un geste gouvernemental destiné à rendre les populations gouvernables – une leçon au rebours des énoncés dominants et dont l’actualité se détecte aisément dans notre présent, tout particulièrement…
On pourrait sans doute traiter sous le même angle un certain nombre de textes dans lesquels Foucault parle de la plèbe. La question coloniale ou la dimension coloniale de notre histoire n’y est pas abordée comme telle, mais elle s’identifie aisément dans le filigrane de plus d’un texte ; beaucoup plus qu’ignorée elle y est ce que l’on pourrait appeler le « supposé acquis ». Par exemple, dans l’entretien souvent cité qu’il accorde en 1972 avec Pierre Vidal-Naquet à Politique hebdo, à propos de la formation du Groupe d’information sur les prisons (4). Il est frappant que, dans ce texte, lorsqu’il entreprend de problématiser la séparation entre deux espèces populaires différentes, le peuple inscrit, légitime et légal, celui des organisations politiques et syndicales, celui qui a sa mémoire collective, ses héros, ses mythes et ses légendes, et l’autre peuple, la plèbe, définie comme ce « groupe humain, dont les limites varient, à la merci des autres », cette plèbe sans substance définie mais qui persiste à être « le foyer jamais tout à fait éteint de toutes les révoltes », il est frappant, donc, que l’exemple qui lui vient immédiatement à l’esprit, alors qu’il s’agit en principe de parler des prisons, ce soit celui de la manifestation des Algériens du 17 octobre 1961, ce massacre colonial perpétré par la police parisienne quelques mois avant la fin de la guerre d’Algérie… Les corps coloniaux, ceux des Algériens tombés sous le coup d’un État d’exception sur mesure et traités comme matériau humain exterminable (basculés du côté de la thanatopolitique) sont ici, en tant que corps plébéiens, mis en rapport avec d’autres corps ayant fait, en d’autres lieux et temps, l’objet d’une saisie violente par le pouvoir : fous ou réputés tels du Grand Renfermement, corps infâmes de l’Ancien Régime, etc. L’histoire coloniale vient ici se nouer à d’autres scènes et d’autres généalogies, fût-ce sur un mode beaucoup plus furtif, comme en passant.
Mais ce n’est pas seulement cela. Pour un pays comme la France où la formation d’un empire colonial est un élément constitutif de la construction et du développement de l’État-nation, le fait colonial, le rapport colonial, « la colonie », ce n’est pas ce qui s’oppose à la métropole, un ailleurs éloigné, ou un ensemble de dépendances extérieures séparées du pays proprement dit (de son histoire et de sa constitution sociale) par des océans et des déserts, « la colonie », c’est aussi un ensemble de rapports internes à la vie hexagonale, ce ne sont pas seulement des territoires conquis et exploités et des populations soumises et astreintes à un régime spécial de domination et de gouvernement,  « la colonie », c’est aussi toute une « endogénéisation » du rapport colonial dont l’effet est que toutes les strates de la vie sociale, publique, politique, culturelle, sont traversées elles aussi, dans la métropole, par « la colonie ». La colonie, et aujourd’hui la post-colonie (Achille Mbembe), en ce sens, elle a toujours été ici comme elle est ailleurs (5).
Alain Brossat
Abécédaire Foucault / 2014
(extrait de : C – Colonie)

Sur le Silence qui parle
Présentation de l’Abécédaire Foucault / Alain Brossat / Marco Candore / Librairie Texture 27 juin Paris
Abécédaire Foucault / Alain Brossat

visuel texture 27 juin

1 Hannah Arendt : Les origines du totalitarisme, traduit de l’anglais par Martine Leibovici, Gallimard, 2006.
2 « La poussière et le nuage » in L’impossible prison, recherches sur le système pénitentiaire au XIX° siècle, réunies par Michelle Perrot, Seuil, l’univers historique, 1980.
3 « Il faut défendre la société », cours au Collège de France, 1976, p. 229.
4 « Enquête sur les prisons : brisons les barreaux du silence », Dits et Ecrits (4 vol.) , Gallimard 1994, texte 88. vol II, p. 176 sqq.
5 Achille M’Bembe : De la post-colonie – essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Karthala, 2000.

colonie penitentiaire

Judith Butler : Qu’est-ce qu’une vie bonne ? / Jean-Philippe Cazier

Qu’est-ce qu’une vie bonne ? est le texte du discours que Judith Butler a prononcé en 2012, en Allemagne, lorsque lui a été remis le prix Adorno. Ce texte de circonstance examine pourtant une question qui concerne des problèmes et enjeux centraux dans son œuvre : « comment mener une vie bonne dans une vie mauvaise » ?

Pour Butler, qui rencontre cette question chez Adorno, il s’agit moins de répondre ou de rappeler des réponses apportées par d’autres philosophes que de faire émerger ses conditions et son sens actuels. Il n’est pas répondu ici à cette question car personne ne peut dire à la place des autres comment mener une vie pour qu’elle soit bonne : « comment pouvons-nous penser à une vie vivable sans poser un idéal unique ou uniforme » ? Comme Kant l’a montré, vouloir dire aux autres comment bien vivre, qu’un Etat veuille penser pour tous un idéal unique et uniforme de la vie bonne, est un despotisme. Pour Butler, dire aux autres ce que doit être leur vie pour qu’elle soit bonne reviendrait sans doute à nier la pluralité des vies, à dévaloriser certaines vies au profit d’autres, à faire ce que fait le type de pouvoir actuel qui repose précisément sur la hiérarchisation des vies et la négation de certaines d’entre elles. Il faudrait trouver pour cela un autre mot que celui de « despotisme » qui ne convient plus à ce que fait le pouvoir lorsqu’il gère, hiérarchise ainsi les vies et en efface certaines qui dès lors n’existent plus.
S’il ne s’agit pas pour Judith Butler de donner une réponse qui délimiterait a priori une définition universelle de la vie bonne, il n’est pas non plus question d’affirmer un individualisme qui couperait chacun de son rapport aux autres et séparerait l’éthique du politique. Réfléchir au sens actuel de la question et aux conditions actuelles d’une vie bonne implique d’admettre la nécessité de penser le rapport de chacun aux autres, d’inscrire l’individu dans des relations collectives dont il n’est pas séparable, de reconnaître l’impératif d’un cadre général des relations à l’intérieur duquel chacun pourrait être capable de mener une vie bonne. Par l’analyse du sens et des conditions actuelles de cette question, Judith Butler met en évidence la nécessité d’un cadre collectif qui, n’imposant aucun modèle de vie, n’en est pas moins normatif, réfutant un individualisme qui ne serait que l’expression du règne de l’opinion commune ou l’argument apparemment libérateur d’un système qui est en réalité de domination.
S’il n’y a pas de réponse a priori et universelle à cette question, l’existence de celle-ci conduit cependant à reconnaître la nécessité d’un cadre politique par lequel chacun pourrait être capable de se demander comment mener sa vie pour qu’elle soit bonne, pourrait se représenter lui-même comme étant capable de mener sa vie, d’avoir une vie, d’être en vie : ce qui présuppose que la vie de chacun soit reconnue comme valable, vivable, vivante. Un tel cadre politique aurait pour finalité la vie, non pour la nier, en hiérarchiser les modes, rejeter au-delà du vivant les modes de vie dévalorisés – un tel cadre politique doit donc être différent de ceux que nous subissons actuellement. Une politique qui rendrait possible que des subjectivités puissent se demander pour elles-mêmes ce que peut être leur vie doit œuvrer à l’existence de telles subjectivités, et par là est inséparable d’une dimension éthique.
Le but n’est pas de parler et penser à la place des autres, mais de faire émerger des conditions rendant chacun capable de se poser cette question et d’y répondre pour lui-même. L’enjeu est de penser la nécessité du lien entre éthique et politique, lien qui implique d’interroger et de repenser l’individu, le sujet, la norme, le pouvoir, la liberté, le politique, etc. – autant de notions qui, dans ce texte pourtant bref, entrent dans des relations complexes et qui, conformément aux partis pris récurrents de Butler, sont d’une part réélaborées à partir de ceux qui subissent négativement les effets des systèmes de domination dans lesquels nous existons et, d’autre part, ont pour finalité pratique la résistance à ces systèmes, la possibilité de mutations positives.
La question « comment mener une vie bonne dans une vie mauvaise ? » demande que soit interrogé ce qu’est une « vie bonne » et une « vie mauvaise » pour nous, ce qu’est pour nous « une vie », ce que signifie pour nous « mener sa vie », que soit demandé qui peut se reconnaître dans ce « nous » qui interroge, dans ce « moi » qui s’interroge sur les conditions et possibilités de sa propre vie. Le sens et les conditions de la question ne se rattachent pas à une éternité des problèmes et questions mais concernent nos conditions d’existence présentes (la détermination de ce présent étant en soi problématique). Habituellement, soit cette question n’est pas posée, soit elle ne peut pas l’être : parce que des réponses existent déjà, sont répétées sans interrogation préalable, et que les conditions pour que la question soit posée ne sont pas réunies, celles qui existent excluant au contraire la possibilité de cette question. Dans les deux cas, l’absence de la question est liée aux dispositifs et effets de relations de pouvoir qui conditionnent notre pensée, nos existences, le rapport de chacun aux autres et à lui-même, le rapport du collectif aux individus ou aux populations minoritaires – dispositifs et effets qui conditionnent donc notre présent, notre histoire, nos subjectivités, le présent pluriel dont nous sommes inséparables.
Si nous nous demandons, au présent, « comment mener une vie bonne dans une vie mauvaise », c’est que les réponses existantes sont perçues comme insuffisantes et qu’un diagnostic du présent rend problématique le fait de mener une vie bonne dans un monde où « la bonne vie est structurellement ou systématiquement interdite au plus grand nombre », et où « ceux qui prétendent vivre une bonne vie le font en profitant du travail des autres, ou en s’appuyant sur un système économique qui produit de l’inégalité ». Si des réponses plurielles et contradictoires existent dans l’opinion commune – sans parler de la tradition philosophique –, elles ne nous permettent pas de penser les conditions actuelles d’une vie réellement bonne et s’ancrent dans un système politique, économique et culturel « structuré tout entier par l’inégalité, l’exploitation et les diverses formes d’effacement ». Les conditions et représentations actuelles de la vie bonne, assimilée par exemple au bien-être économique, à la prospérité, à la sécurité, nécessitent un monde assujetti et douloureux – « une vie mauvaise » – dont elles sont la reproduction et la justification. Si la vie bonne ne peut exister que pour quelques-uns au détriment de la vie des autres, peut-on considérer qu’il s’agit d’une vie véritablement bonne? Si le bien qui correspond à la vie bonne n’est pas universel, valable pour tous, est-il un véritable bien ? Si ma vie nécessite la souffrance des autres, la négation de leur propre vie, cette vie peut-elle être dite bonne ? A travers ces interrogations, Butler retrouve des propositions et problématisations de l’histoire de la philosophie – Aristote, Hobbes, Rousseau, Kant –, mais pour en faire un usage critique, pragmatique et actuel : le monde qui est le nôtre est mauvais, l’idéologie présente du bien vivre est un masque pour une exploitation et une aliénation généralisées, y compris pour ceux qui, profitant du monde tel qu’il est, y trouvant l’occasion d’y satisfaire des intérêts particuliers dont ils n’ont d’ailleurs pas réellement décidé, ne voient pas que ce monde les assujettit et pourrait aussi bien les détruire ou détruire ceux qu’ils aiment. Ce monde doit donc être changé.
Les conditions et représentations actuelles de la vie bonne impliquent l’existence d’un système d’exploitation et de négation de certaines vies, et donc une séparation entre morale, éthique et politique. Si Butler évoque, pour définir cette vie mauvaise – pour les autres et pour soi – inséparable de ce que l’on croit être la vie bonne, l’exploitation capitaliste de la planète, elle se concentre sur le mode actuel d’un pouvoir irréductible à des dimensions économico-politiques. Ce mode correspond à ce que Michel Foucault a nommé la biopolitique, et que Butler redéfinit ainsi : « Par biopolitique, j’entends ces pouvoirs qui organisent notre vie, ainsi que ceux qui rendent certaines vies plus précaires que d’autres, qui relèvent plus largement d’une gestion gouvernementale ou non des populations, et qui prennent des séries de mesures pour l’évaluation différenciée de la vie elle-même ». La biopolitique désigne cette modalité du pouvoir actuel dont la finalité est la gestion de la vie soumise à des intérêts qui sont ceux non de la vie ou des vies mais, par exemple, du néolibéralisme, de l’hétérosexisme, ou encore de l’occidentalocentrisme. La biopolitique définie comme action sur la vie implique une différenciation et une hiérarchisation par lesquelles toutes les vies n’ont pas la même valeur, et si certaines – les vies blanches, hétérosexuelles, masculines, etc. – sont valorisées, d’autres au contraire sont dévalorisées, voire niées en tant que vies vivables et avec lesquelles rendre effectif un rapport juste : vies pauvres, transgenres, irakiennes, vies tiers-mondialisées, exilées, réfugiées – toutes ces vies qui existent dans « une sorte de pénombre de la vie publique », et dont la mort n’est pas collectivement reconnue comme étant digne d’être pleurée, de faire l’objet d’un deuil, c’est-à-dire dont l’existence n’est pas reconnue comme valable. La biopolitique, en différenciant et hiérarchisant les vies, se rapporte à une représentation de la vie bonne indissociable de dimensions matérielles, économiques, juridiques, politiques, etc., à l’intérieur desquelles certaines vies tirent profit de la négation d’autres vies, de leur effacement, de leur souffrance, de leur exploitation. Par la biopolitique, la vie bonne nécessite la vie mauvaise, et ce lien prend place à l’intérieur de relations générales d’exploitation, d’appauvrissement, de mise à mort impliquant, à nouveau, que l’éthique, la morale et la politique soient dissociées. On voit mal pourquoi ceux dont les vies sont ainsi niées devraient accepter un tel ordre du monde.
Les conséquences de tout cela sont multiples, mais deux d’entre elles peuvent être soulignées du fait de leur portée critique et pratique : la hiérarchisation des luttes se situe elle-même dans la logique de la biopolitique dont elle est complice ; l’invisibilisation des minorités et des groupes dont la vie est niée (prisonniers, prostitués, toxicomanes, SDF, sans-papiers, trans, etc.) est autant politique que l’exploitation capitaliste : la violence symbolique et matérielle de la condition des femmes, des homosexuels, des précaires, des populations racialisées, n’existe pas hors du réseau d’un pouvoir globalement destructeur et dominateur. Si la résistance à ce pouvoir n’est pas elle-même transversale et globale, alors elle n’est qu’un simulacre de résistance, une complicité qui perpétue la réalité et les effets sociaux, économiques, culturels, législatifs, environnementaux, psychiques, du biopouvoir : si « il ne nous est pas possible de lutter pour une vie bonne, une vie vivable, sans satisfaire les exigences qui permettent à un corps de subsister (…), cette revendication ne nous suffit pas, précisément parce que nous survivons pour vivre ».
Comment ceux dont la vie n’est pas reconnue, ceux auxquels on ne reconnait pas d’être en vie, pourraient-ils se demander comment mener une vie bonne ? Pour se poser cette question, ne faut-il pas déjà que l’on vous reconnaisse et que l’on se reconnaisse comme étant une vie et capable de mener sa vie, c’est-à-dire d’en décider soi-même ? Si la question « comment mener une vie bonne ? » a un sens aujourd’hui, l’analyse qu’en fait Butler amène à penser que ce sens n’existe immédiatement que pour ceux dont la biopolitique valorise et reconnait la vie, pas pour les autres. Ces mêmes analyses amènent à reconnaître que la position de cette question fait émerger le problème de la biopolitique, la hiérarchisation des vies qu’elle implique, la négation de certaines vies qu’elle effectue, les subjectivités niées et négatrices d’elles-mêmes qu’elle produit. Les analyses de Butler aboutissent donc à l’idée que si cette question doit être posée et avoir un sens pour nous aujourd’hui, elle appelle, d’une part, la reconnaissance de la biopolitique et de ses effets et, d’autre part, le dépassement de la biopolitique vers un autre type de politique dont la vie serait également la finalité mais une vie non différenciée selon des hiérarchisations négatrices et meurtrières, une politique qui affirmerait et rendrait possible, au contraire, la pluralité des vies également vivantes et valables. Ce qui signifie que cette politique devrait rendre possible et protéger les vies plurielles, de manière universelle, et associer, à l’inverse de la biopolitique, l’éthique, la morale et le politique : une politique inclusive, égalitaire, une politique de la reconnaissance, mais en même temps normative, excluant en elle-même le repli sur un individualisme égoïste ou le seul intérêt de groupes particuliers.
On voit ici comment ce travail de Judith Butler peut croiser et relancer les thèses classiques des théoriciens du contrat social, mais aussi les recherches de philosophes comme Arendt ou Derrida, occupés à une nouvelle pensée du commun, de la communauté et de la différence : une communauté qui ne serait pas confondue avec l’identité, qui n’inclurait pas des différences qui lui seraient extérieures, mais qui se constituerait elle-même de différences demeurant telles.
Loin d’être abstraites, ces théories se présentent comme les principes d’une pensée éthique et politique concrète. Les variations proposées par Butler autour de la question « comment mener une vie bonne ? » reprennent de manière resserrée les travaux qu’elle mène dans tous ses livres, ceux portant aussi bien sur le genre que sur la guerre en Irak, sur la violence des institutions politiques, sur le rapport à soi et aux autres, etc. – jusqu’à son précédent livre traduit en français, Vers la cohabitation, consacré aux rapports entre Israéliens et Palestiniens. Qu’est-ce qu’une vie bonne ? épure la logique d’ensemble de ces travaux et accentue leurs articulations les plus générales, ce qui appuie leur puissance critique qui s’exerce contre un pouvoir centré sur la précarisation et la négation de la vie. Cette critique de notre présent implique en elle-même l’évidence de la nécessité de changer ce présent pour un autre présent, inclusif et commun, pour une politique de la communauté, une communauté non uniforme et identitaire mais en elle-même plurielle, multiple, divergente, vivante – cette évidence s’imposant d’abord à l’intérieur du point de vue de ceux dont la vie étant niée cherchent à résister à cette négation : « je ne saurais affirmer ma propre vie sans évaluer de manière critique ces structures qui évaluent différemment la vie elle-même ».
On le voit, ce texte de Judith Butler affirme de manière centrale les finalités politiques de son travail. Si elles impliquent une nouvelle analyse des relations de pouvoir ainsi qu’une redéfinition et une nouvelle pratique des rapports entre éthique, morale et politique, ces finalités appellent tout autant une nouvelle pensée des conditions de la vie humaine – et non humaine –, une nouvelle pensée des corps, des subjectivités, du discours, de la reconnaissance, de l’interdépendance première entre chacun et chacun, ce qui conduit Butler à privilégier et à reformuler des notions telles que celles de précarité et de vulnérabilité.
Ce travail mené par Judith Butler conduit également à poser la question de la transformation des relations à l’intérieur desquelles nous existons, et donc la question de la résistance : comment produire des mutations positives de l’ordre biopolitique des corps, des subjectivités, du monde ? Cette question implique immédiatement un important travail critique comme celui que, livre après livre, construit Butler, comme elle semble appeler un nécessaire travail critique sur soi-même, sur les conditions de sa propre pensée, de son propre rapport aux autres, sur les conditions et conséquences de sa propre existence et de son propre bien.
Mais Butler souligne les limites et insuffisances de ce travail critique qui, s’il se satisfait de lui-même, contient le risque de demeurer privé, d’être exclusivement le fait de groupes privilégiés et de reconduire l’idée stérile et complice de l’intellectuel guidant le peuple. Une résistance effective au biopouvoir, une résistance réelle au monde produit par la biopolitique impliquent une lutte pour la visibilité de ceux que la gestion biopolitique des vies efface, une lutte pour l’affirmation et la mise en avant de ces vies qui sont niées – impliquent de ne pas parler à la place de mais avec ceux dont la voix n’existe pas, d’être avec et d’exister avec ceux qui n’existent pas, c’est-à-dire de construire une communauté incluant la vie, la visibilité, les corps, la parole de ceux dont l’effacement est la condition de la vie « bonne » des dominants et qui sont d’ailleurs eux-mêmes, de plus en plus, dans des pratiques de résistance.
Une résistance effective ne peut être qu’une pratique collective et inclusive, elle doit avoir pour condition que les pratiques collectives de résistance intègrent effectivement la visibilité et l’affirmation de la multiplicité des vies, qu’elles soient en acte la réalisation de rapports justes, égalitaires, qu’elles réalisent déjà une communauté différentielle et affirment dans leur mode d’être le lien entre éthique, morale et politique : « Un mouvement social est lui-même une forme sociale » ; « la résistance doit être plurielle et incarnée dans des corps », elle consiste immédiatement « à créer un nouveau mode de vie, une vie plus vivable qui s’oppose à la distribution différenciée de la précarité ». Résister n’est pas seulement refuser l’ordre biopolitique, car ce refus n’est réellement possible que par la création de communautés politiques, inclusives et transversales qui, contrairement aux formes actuelles du pouvoir, affirment en elles-mêmes la vie, c’est-à-dire les vies.
Jean-Philippe Cazier
Judith Butler : Qu’est-ce qu’une vie bonne ? / 2014
Publié sur son blog Mediapart le 29 mai 2014

Nam-June-Paik-Uncle-1986-540x843

Déclarer la grève des utérus / Beatriz Preciado

La nouvelle loi sur l’avortement sera, avec l’irlandaise, la plus restrictive d’Europe. Ne laissons pas pénétrer dans nos vagins une seule goutte de sperme national catholique.
Enfermés dans la fiction individualiste néolibérale, nous vivons avec la croyance naïve que notre corps nous appartient, qu’il est notre propriété la plus intime, alors que la gestion de la plupart de nos organes est assurée par diverses instances gouvernementales ou économiques. Parmi tous les organes du corps, l’utérus est sans doute celui qui, historiquement, a fait l’objet de l’expropriation politique et économique la plus acharnée. Cavité potentiellement gestatrice, l’utérus n’est pas un organe privé, mais un espace public que se disputent pouvoirs religieux et politiques, industries médicales, pharmaceutiques et agroalimentaires. Chaque femme porte en elle un laboratoire de l’État-nation, et c’est de sa gestion que dépend la pureté de l’ethnie nationale.
Depuis quarante ans en Occident, le féminisme a mis en marche un processus de décolonisation de l’utérus. L’actualité espagnole montre que ce processus est non seulement incomplet, mais encore fragile et révocable. Le 20 décembre, le gouvernement de Mariano Rajoy a voté l’avant-projet de la nouvelle loi sur l’avortement qui sera, avec l’irlandaise, la plus restrictive d’Europe. La loi de «protection de la vie du conçu et du droit de la femme enceinte» n’envisage que deux cas d’avortement légal : le risque pour la santé physique ou psychique de la mère (jusqu’à 22 semaines) ou le viol (jusqu’à 12 semaines). Mais encore, un médecin et un psychiatre indépendant devront certifier qu’il y a bien risque pour la mère. Le texte a suscité l’indignation de la gauche et des féministes, mais aussi l’objection du collectif des psychiatres qui refusent de participer à ce processus de pathologisation et de surveillance des femmes enceintes annihilant leur droit à décider pour elles-mêmes. Les politiques de l’utérus sont, comme la censure et la restriction de la liberté de manifester, de bons détecteurs des dérives nationalistes et totalitaires. Dans un contexte de crise économique et politique de l’État espagnol, confronté à la réorganisation du territoire et de son «anatomie» nationale (pensons au processus de sécession de la Catalogne, mais aussi au discrédit croissant de la monarchie et à la corruption des élites dirigeantes), le gouvernement cherche à récupérer l’utérus comme lieu biopolitique dans lequel fabriquer à nouveau la souveraineté nationale. Il imagine qu’en le possédant il parviendra à figer les vieilles frontières de l’État-nation en décomposition.
Cette loi est aussi une réponse à la légalisation du mariage homosexuel acquise durant le mandat du précédent gouvernement socialiste et que, malgré les tentatives récurrentes du Parti populaire (PP), le Tribunal constitutionnel a refusé d’abroger. Face à la remise en question du modèle de la famille hétérosexuelle, le gouvernement Rajoy, proche des intégristes catholiques de l’Opus Dei et du cardinal Rouco Varela, entend aujourd’hui occuper le corps féminin comme lieu ultime où se joue, non seulement la reproduction nationale, mais aussi la définition de l’hégémonie masculine.
Si l’histoire biopolitique pouvait être racontée cinématographiquement, nous dirions que le PP prépare un frénétique porno gore dans lequel Rajoy et son ministre de la Justice, Ruiz Gallardón, plantent le drapeau espagnol dans tous les utérus de l’État-nation. Voici le message envoyé par le gouvernement aux femmes du pays : ton utérus est un territoire de l’État, domaine fertile pour la souveraineté nationale catholique. Tu n’existes qu’en tant que mère. Écarte les jambes, deviens terre d’insémination, reproduis l’Espagne. Si la loi que le PP propose prend effet, les Espagnoles se réveilleront avec le Conseil des ministres et la Conférence épiscopale au fond de l’endomètre.
Corps né avec utérus, je ferme les jambes devant le national catholicisme. Je dis à Rajoy et Varela qu’ils ne mettront pas un pied dans mon utérus : je n’ai jamais enfanté, ni n’enfanterai jamais au service de la politique espagnoliste. Depuis cette modeste tribune, j’invite tous les corps à faire la grève de l’utérus. Affirmons-nous en tant que citoyens entiers et non plus comme utérus reproductifs. Par l’abstinence et par l’homosexualité, mais aussi par la masturbation, la sodomie, le fétichisme, la coprophagie, la zoophilie… et l’avortement. Ne laissons pas pénétrer dans nos vagins une seule goutte de sperme national catholique. N’enfantons pas pour le compte du PP, ni pour les paroisses de la Conférence épiscopale. Faisons cette grève comme nous ferions le plus «matriotique» des gestes : une façon de déconstruire la nation et d’agir pour la réinvention d’une communauté de vie post-État nationale où l’expropriation des utérus ne sera plus envisageable.
Beatriz Preciado
Déclarer la grève de utérus
Tribune publiée dans Libération le 17 janvier 2014

femen23dec

1234



boumboumjames |
femmeavenirhomme |
Toute une vie... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Warhol l'avait dit...un qua...
| juliette66
| les bonnes "occaz" de Murielle