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Pas si bête la marionnette ! / Flore Garcin-Marrou / Chimères n°81 / Bêt(is)es

24 septembre 2013 : le Festival des marionnettes de Charleville-Mézières bat son plein. Le soir, le JT de TF1 en fait sa pastille culturelle : trois minutes sous-titrées « La marionnette, un art à prendre au sérieux ». Le présentateur a l’air de découvrir avec une fausse candeur que « cet art n’est pas réservé aux enfants ». Pour le grand public, la marionnette est restée cette effigie sympathique destinée aux enfants. Mais Guignol est loin d’être un guignol : faut-il rappeler qu’il est un personnage créé par le canut lyonnais Laurent Mourguet, qui avait pour fonction de livrer une gazette des actualités du jour, dénonçant par la force de son comique les injustices subies par les petites gens. Son bon sens populaire est la meilleure arme pour se défendre contre les souverains (Canezou, le propriétaire, Bailli, le Juge, Flageolet, le Gendarme, Battandier, le bourgeois et le Sergent, militaire bourru). Comme ses acolytes (Gnafron, un peu trop porté sur le Beaujolais, Madelon, sa femme acariâtre, bavarde, attentive aux rentrées d’argent, Cadet, garçon naïf, voire niais), il désarme les oppresseurs par sa gentillesse et remporte la sympathie des opprimés. La modernité l’a poussé dans un devenir-idiot qui en a fait désormais une activité foraine pour les villes de bords de mer et les campings. Guignol est l’exemple d’une marionnette « intelligente » parmi d’autres. Tchantchès, la marionnette liégeoise, est vêtue comme les ouvriers frondeurs de la fin du XIXe siècle : elle apparaît lors de la Révolution liégeoise (1789-1795) qui a entraîné la chute des princes-archevêques et la disparition de la principauté de Liège. Lafleur, la marionnette picarde, apparaît à la même époque portant un bas bleu, blanc, rouge, se caractérisant par un franc parlé frondeur et par ses démêlés avec les gendarmes, qu’il boute hors du castelet avec sa jambe tendue. Souvent paresseux, avinés ou fats, ces personnages sont aussi assoiffés de liberté, jamais impressionnés par les titres et les couronnes. Pas si bête la marionnette ! Souvent elle s’avère plus perspicace que ceux qui sont aveuglés par le pouvoir. La bêtise n’est donc pas du côté que l’on croit.

Tuer sa marionnette
Monsieur Teste est le personnage de Paul Valéry connu pour avoir dit : « La bêtise n’est pas mon fort ». Pour se prémunir contre la bêtise, Teste tue la marionnette qui sommeille en lui. Voulant incarner la rigueur d’une intelligence pure, il rompt avec l’idée qu’il pourrait un jour être pris dans un devenir-guignol. Mais en tuant « sa marionnette », que/qui veut-il tuer ? Qu’est-ce qui en lui mérite d’être tué afin qu’il soit seul souverain de lui-même ? Sa marionnette le renvoie à sa propension à répéter mécaniquement les choses. Il tue « l’animal-machine qui est en [lui], l’animal qui reproduit, qui répète bêtement les programmes codés, qui se contente de réagir – « bonjour », « bonsoir » »(1). Teste n’est pas le seul à présenter tous les symptômes de la répétition. Dans la pièce de Büchner, La Mort de Danton, les condamnés à mort se comparent à des marionnettes manipulées par l’Histoire, par les puissances souveraines, déplorant de ne plus être responsables d’eux-mêmes, condamnés à n’être que des figurants mécaniques : « Des marionnettes, voilà ce que nous sommes, tirées par des fils aux mains de puissances inconnues, rien par nous-mêmes, rien » (2). Il est vrai que la marionnette n’est bonne qu’à être manipulée par plus vivant qu’elle. S’en débarrasser ressemble à un acte d’émancipation et de liberté, la manifestation de la volonté de puissance du vivant. Mais voilà l’objection que nous pouvons formuler : c’est se référer à un ancien modèle de marionnette que de la considérer comme un simple pantin aux mains d’une créature supérieure. Il est vrai que c’est l’image que nous en donne Platon : dans le premier livre des Lois (I, 644), la marionnette est une marionnette à fils manipulée par les dieux. Dans La République, le théâtre d’ombres de la Caverne n’est qu’un reflet d’une réalité supérieure. La marionnette à fils est, par essence, reliée à un marionnettiste qui, métaphoriquement, peut être pris pour un dieu, un démiurge, une instance transcendante auxquels la réalité matérielle de la marionnette est soumise. C’est ce type de marionnettes que Derrida, dans la septième séance du séminaire sur La Bête et le souverain (13/02/2002), qualifie de prothèses mécaniques qui ne disposent pas « souverainement de la source même, sponte sua, de leur animation, de leur âme même ».
Depuis le XVIIIe siècle, d’autres marionnettes ont été conçues de manière à s’émanciper de leurs fils et métaphoriquement d’une relation transcendante à un démiurge. Cette émancipation est le propre des automates (dont le propre est de fonctionner sans l’impulsion d’un marionnettiste, mais par leur seul fonctionnement interne) : dans l’Encyclopédie, l’androïde est défini comme un « automate ayant figure humaine » accomplissant des « fonctions semblables à celles de l’homme ». L’expérience est poussée plus loin quand les marionnettistes expérimentent la « mécanisation de la pensée » : le joueur d’échec turc de Kempelen est censé surpasser tout joueur humain, trouvant « à chaque coup de son adversaire la parade qui lui [assure] la victoire ». Mais la supercherie est vite démasquée : la table d’échec dissimulait un « nain bossu, maître dans l’art des échecs, qui actionnait par des fils la main de la marionnette » (3). Les marionnettes des Lumières laissent planer le doute : et si un jour leur perfection technique surpassait l’homme ?
Flore Garcin-Marrou
Pas si bête la marionnette ! / 2014
Extrait du texte publié dans Chimères n°81 / Bêt(is)es
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1 J. Derrida, Séminaire La Bête et le souverain, vol. I, 2001-2002, Paris, Galilée, 2008, p. 258. « Quand il parlait, il ne levait jamais un bras ni un doigt : il avait tué la marionnette. Il ne souriait pas, ne disait pas bonjour ni bonsoir ; il semblait ne pas entendre le « Comment allez-vous » ». P. Valéry, « La Soirée avec Monsieur Teste », dans Œuvres, II, p. 17.
2 Büchner, La Mort de Danton, II, 5, cité par J. Derrida, op. cit., p. 340.
3 W. Benjamin, Sur le Concept d’Histoire, Gallimard, Folio, Paris 2000.

Du bestiaire au surhumain / Bruno Heuzé / Chimères n°81 / Bêt(is)es

« Et qu’est-ce que les Idées, avec leur multiplicité constitutive,
sinon ces fourmis qui entrent et sortent par la fêlure du Je ? »
Gilles Deleuze / Différence et répétition

Bestiaires singuliers pluriels
On connaît le grand bestiaire déployé par Nietzsche, dont chaque animal est comme une constellation faisant écho aux différentes latitudes de la psyché humaine, dont il sonde en éclaireur les multiplicités diagrammatiques avant que Freud n’aille y planter les bases dogmatiques de la psychanalyse. S’y côtoient le chameau et l’âne, emboitant le pas l’un de l’autre en portant le fardeau de la vie dans une acceptation tantôt courageuse tantôt résignée, le lion qui entend conquérir le désert et en faire le territoire de sa volonté en affrontant le dragon du devoir, le bouc dont le chant dionysiaque célèbre la naissance de la tragédie, mais aussi les tarentules qui empoisonnent la pensée dont elles enserrent le ciel dans la toile de la raison, ou encore l’oiseau qui au contraire lui fait côtoyer les cimes et dont les pattes portent ces mots silencieux qui mènent le monde ; sans oublier le cheval, dont Nietzsche parle peu, mais au cou duquel il se suspend alors qu’il quitte définitivement la compagnie humaine, trop humaine.
On se souvient en particulier des animaux de Zarathoustra, l’aigle et le serpent, qui l’accompagnent comme les doubles différenciés de son ombre de voyageur, ombre à deux têtes dissemblables en quelque sorte, avec laquelle il ne cesse de dialoguer parmi les terres accueillantes et hostiles. C’est ainsi sous l’égide du regard aquilin cerclé d’une sagesse ophidienne, que se trouve énoncée pour la première fois la doctrine de l’Éternel Retour, que Zarathoustra fait d’abord mine d’éluder avant d’en tirer l’affirmation suprême du surhumain, affirmation qui relaie son appel initial à retrouver le sens de la terre.
Éparse est le bestiaire deleuzo-guattarien, marqué avant tout d’empreintes territoriales et de lignes de fuite, animé de glissements de milieux et de pliages improbables, peuplé de meutes et traversé de noces contre nature. Une flore s’y parsème, comme une faune s’y distribue sans compter, mais en agençant leurs puissances : le trèfle et le bourdon, et bien sûr la guêpe et l’orchidée dont le célèbre mariage frappe de son emblème inter-règne l’héraldique métamorphique de Deleuze et Guattari. Mais il faut aussi évoquer ici les loups et les rats qui s’engouffrent et filent vers un intempestif horizon ; les langoustes et les saumons qui se mettent en route, pris dans une grande transhumance traversée par les flux de la terre ; ou encore, l’oiseau Scenopoïetes qui, tel l’acteur se mettant lui-même en scène, retourne les feuilles autour de lui pour dessiner de leur envers plus clair le podium sur lequel il chantera, conjuguant alors ritournelles sonore et graphique ; et le plus insolite peut-être, la tique qui ne perçoit de la lumière que ses intensités calorifiques, et qui semble faire signe sur la voie ombragée allant d’une pensée sans image vers une nouvelle image intensive de la pensée.
Chaque animal est ici une de ces régions du plan de Nature, faisant contrepoint avec les autres, et à travers lesquelles l’homme repasse lorsqu’il pense, agit et devient, au fil de trajectoires filantes, émaillées d’alliances intempestives et de pliures imprévisibles. Ainsi se dresse et s’étend la cartographie d’un inconscient machinique, spinoziste et intensif, fait de chimères, d’agencements et de métallurgie, d’hybrides, de centaures et de cyborgs. Territoires animaux, latitudes humaines, assemblées technologiques et sphères sociales s’y mélangent et se font écho dans un grand opéra à facettes, dont la scène n’est autre qu’une terre déstratifiée, « la légère », celle de Nietzsche précisément : terre de la ductilité et des métamorphoses, dont le bestiaire fabuleux joue par épiphanie des superpositions du surhumain et du moléculaire.
Bruno Heuzé
Du bestiaire au surhumain / 2014
Extrait du texte publié dans Chimères n°81 / Bêt(is)es
Photo : Lydie Jean-Dit Pannel / http://ljdpalive.blogspot.fr/
Lydie JD-Pannel

Du droit des bêtes à la bêtise / Patrick Llored / Chimères n°81 / Bêt(is)es

L’un des problèmes que veut affronter la déconstruction quand elle cherche à s’approprier la bêtise est que le mot « bête » pose un sérieux problème parce qu’il retire la bêtise aux bêtes, à savoir leur droit à la bêtise comme liberté fondamentale d’agir et de penser. La déconstruction se conçoit à la fois comme déconstruction du propre de l’homme et comme pensée de l’animalité prenant la forme inédite d’une ouverture au tout autre qu’est la bête. Puisque cette déconstruction est fondamentalement celle d’un supposé propre de l’homme qui le distinguerait de l’animal, elle ne pouvait que s’attaquer à la bêtise lorsque celle-ci vient hanter le langage ordinaire porteur d’un violent anthropocentrisme qui ne dit pas son nom : « L’attribut « bête » ne semble convenir qu’à une personne (et non à une bête, à un animal comme bête), mais il y a des cas où l’attribut « bête » ne convient à personne et se rapporte anonymement à l’arrivée de ce qui arrive, au cas ou à l’événement. Cet attribut, l’usage de cet attribut, dans une langue paraît déjà très unheimlich, uncanny, à la fois étrange et familier, étrangement familier ou familièrement étrange. » (1)
Il est en effet étrange de constater que lorsque la langue française utilise le mot « bête » en un sens figuré, la bête vivante disparait pour laisser place à l’anonymat le plus grand, comme si tout ce qui est compris comme bête se soustrayait à toute animalité et cherchait à lui échapper à tout prix en une violente dénégation de la vie animale. C’est pourquoi Derrida pense qu’il y a une bêtise intrinsèque de l’événement, voire de tout événement, à vouloir exclure les bêtes de son arrivée ou arrivance. Dit autrement, le concept philosophique d’événement vit peut-être de cette exception selon laquelle l’événement impliquant l’animalité serait une absurdité à la fois logique et éthique. L’arrivée de l’autre qu’est l’animal ne peut donc pas relever de la catégorie de l’événement et par conséquent, un événement digne de ce nom exclut par principe toute référence à l’animalité. C’est ce que nous dit le mot « bête » lorsque Derrida le déconstruit dans l’usage qu’en fait le langage ordinaire pour nous convaincre que la déconstruction de la bêtise doit prend la forme éthique de l’événement accueillant le vivant animal. Une philosophie de l’événement qui interdirait au vivant animal de s’y manifester resterait sous l’emprise d’une vision humaniste qui ne se serait pas libérée du langage anthropocentrique et spéciste. Ce que nous apprend la déconstruction est qu’il y a du sacrifice carnivore à l’intérieur même de la parole et que le carnophallogocentrisme n’est rien qu’une manière de dévorer l’animal par les mots qui visent à l’ingérer en un cannibalisme à la fois réel et symbolique.
La bêtise n’est donc pas une question philosophique relevant de la connaissance, ni une catégorie de la pensée (ce qui la rapprocherait encore de l’erreur), mais une catégorie du réel lui-même : il faut passer par la catégorie de la bêtise pour rendre compte du réel anthropocentré, réel qui n’est plus soumis au régime de la vérité et de la fausseté, mais à un nouveau régime, celui, selon les termes de Derrida, de la liberté pensée et pensante. « La bêtise est une pensée, la bêtise est pensante, une liberté pensée et pensante » (2), Derrida tentant ici de définir le sens nouveau et subversif donné par Deleuze à la bêtise elle-même, qui relèverait de la pensée, mais d’une pensée qui prendrait forme dans la liberté humaine. Bêtise, pensée, liberté et humanité seraient ainsi inséparables : telle est la révolution deleuzienne aux yeux de Derrida, qui consiste à faire de cette bêtise l’alliée critique de la philosophie.
En conséquence de quoi, pour que la bêtise puisse exister, il faut qu’il y ait quelque chose comme de la liberté. Pas de bêtise comme question transcendantale sans liberté humaine. Cette thèse donne lieu à ce que l’on pourrait nommer un propre de l’homme, à savoir une spécificité qui distinguerait l’humanité de l’animalité : « Au fond ce que nous disent et Lacan et Deleuze sur la bestialité et sur la bêtise (transcendantale), c’est qu’elle sont réservées à l’homme, qu’elle sont le propre de l’homme et ne peuvent êtres dites des bêtes dites animales (…) des bêtes qui n’ont pas de rapport à la loi, qui ne sauraient être cruelles et responsables, à savoir libres et souveraines » (3). La bêtise transcendantale serait ainsi le véritable propre de l’homme dans la mesure où elle implique l’existence d’une humanité disposant d’un accès privilégié à sa liberté, et donc à sa souveraineté, comme conditions transcendantales de cette commune appartenance des hommes à l’humanité. Si l’on peut dire que, chez Deleuze, la bêtise transcendantale est ce qui vient véritablement révéler le « fond » à partir duquel la liberté de l’humanité se constitue en propre de l’homme, la bêtise chez Derrida relèverait plutôt d’une interrogation sur ce qui en elle et grâce à elle vient déconstruire l’opposition entre humanité et animalité. La bêtise est un supplément, mais un supplément qui permettrait d’éclairer tout concept.
La déconstruction derridienne serait donc une philosophie qui chercherait à faire droit à la « bêtise transcendantale » deleuzienne dans le but de faire de celle-ci la condition transcendantale d’une liberté également présente chez le vivant animal. Plus précisément, la bêtise derridienne, comme chez Deleuze, relève de la catégorie, mais d’une catégorie confrontée et mesurée à la question de l’animalité comme question philosophique majeure. Par cette inscription de la bêtise, comprise comme catégorie, dans la question animale, dans la vie du vivant animal, Derrida veut montrer que la bêtise n’est pas une catégorie comme les autres, qu’elle est en réalité contaminée par l’animalité qu’elle refoule : « C’est que s’il y a une catégorie de la bêtise, c’est une catégorie dont le sens ne se laisse pas déterminer. Pas en tout cas comme un sens « comme tel » dont l’idéalité conceptuelle se laisse traduire, c’est-à-dire, si peu que ce soit, distinguer du corps pragmatique et idiomatique de ses occurrences (…) Donc la bêtise, ce n’est pas une catégorie parmi d’autres, ou bien c’est une catégorie trans-catégoriale » (4). Dire de la bêtise qu’elle est une catégorie trans-catégoriale, à savoir une catégorie qui transcende toutes les autres catégories, pourrait vouloir dire des choses dont les conséquences sont loin d’avoir été pensées : la bêtise est toujours en position de « catégorie trans-catégoriale, de transcendantal ou, dirais-je, de quasi-transcendantal. Et il faudrait en tirer toutes les conséquences » (5). En quoi la thèse d’une bêtise comme « catégorie trans-catégoriale » pourrait-elle permettre de comprendre non plus seulement comment la bêtise est possible chez l’homme, mais aussi comment elle transcende les catégories d’humanité et d’animalité pour donner lieu à une pensée de la vie et du vivant transpécifique, voire antispéciste, si l’on donne au concept d’antispécisme une signification animaliste comme possibilité de penser la commune appartenance des humains et non humains à une communauté politique et morale ?
Patrick Llored
Du droit des bêtes à la bêtise / 2014
Extrait du texte publié dans Chimères n°81 / Bêt(is)es

Ancienne_boucherie_chevaline,_Paris_4

1 Jacques Derrida, La bête et le souverain I, Galilée, 2001, p. 194.
2 Ibid., p. 207.
3 Ibid., page 242.
4 Ibid., page 207.
5 Ibid., page 207.
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