Un crime sans adresse ? *
C’est depuis la Seconde guerre mondiale que l’usage d’une catégorie d’armes que l’on nomme en français « mines antipersonnelles » et en anglais couramment « landmines » – bien que le terme d’ « antipersonnel mines » existe aussi – s’est généralisé. L’appellation française désigne très clairement des charges explosives disposées sur le sol et visant non pas le matériel de guerre (camion, mais surtout char d’assaut) mais le personnel humain l’accompagnant (l’infanterie). en ce sens, elles s’opposent aux tankmines. Ces nomminations s’inscrivent dans un modèle de guerre particulier, qui est encore celui de la Seconde guerre mondiale, mais vont continué à être utilisées dans des contextes de combat de plus en plus différents, notamment celui de la guérilla, et même dans un contexte tout autre qui est celui auquel se réfère l’exposition dans laquelle nous nous trouvons. Il ne s’agit plus ici d’un combat entre deux armées, mettant aux prises du matériel avec des fantassins, mais de civils, de femmes, d’enfants, qui sont atteints n’importe où, n’importe quand, dans leur vie quotidienne, et en temps de paix. Il ne s’agit plus de tenir en échec une armée, mais de terroriser une population. Le changement est tel qu’il ne peut que rejaillir sur le sens des mots. De même qu’il faut se demander de quelle paix alors il peut bien s’agir, et quels sont les rapports réels entre la guerre et la paix, bref de ce que signifie désormais le mot paix, de même, on peut être tenté d’écrire autrement, en français du moins, le mot « mine antipersonnel » et de passer du substantif à l’adjectif. Car il ne s’agit plus d’une attaque officielle, déclarée (au sens où il y a des déclarations de guerre) contre « le » personnel militaire dans le but de remporter des batailles, mais d’une atteinte sournoise, officieuse, contre des personnes étrangères à tout conflit, et dont la signification, la portée, l’enjeu ne sont pas immédiatement lisibles. En ce sens ces mines sont « personnelles », de même que des « effets » (vêtements) ou un bagage sont personnels, m’appartiennent en propre. A chacun ses effets personnels, à chacun sa mine personnelle. Mais à la protection des uns contre les intempéries correspond la charge de mort des autres. Le mot est alors porteur d’une autre puissance encore : car ce n’est plus seulement l’individu, mais la personne qui est visée et détruite en lui ; une mine « antipersonnelle » tendrait à l’éradication de la personne, même si l’individu n’est pas mort mais seulement blessé – plus ou moins gravement. La personne n’est même plus un individu-cible, car le hasard préside à l’accident ; elle est dépersonnalisée. Que reste-t-il alors ? C’est ce qu’il faut se demander.
Avec les mines dites antipersonnel, il est clair, en apparence, que nous sommes à l’opposé des armes de destruction massive. Plus encore, là où les armes conventionnelles, et ce quel que soit leur degré d’avancée technologique, opèrent dans la temporalité et dans l’espace propre du combat et du champ de bataille (même si ces réalités dans es guerres modernes ont changé d’extension et de rythme), ces mines au contraire déploient l’essentiel de leur activité hors du temps de la guerre, longtemps après sa fin et hors de son territoire, puisque les lieux minés sont désormais des zones agricoles, des axes de circulation ou des aires de jeux pour les enfants (comme on le voit apparaître clairement et concrètement dans le travail de Lukas Einsele). Ce sont plus précisément des territoires agricoles, de circulation et de jeu rendus impossibles pour longtemps, des lieux annulés, des lieux hors lieu. Enfin, là où les armes conventionnelles s’adressent à une cible déterminée qu’elles visent pour une raison explicite, même s’il s’agit d’une population civile en otage, ces mines semblent au contraire ne s’adresser à personne et frapper au hasard des individus désormais déconnectés de tout conflit et de tout enjeu. A la limite, elles peuvent tuer ou amputer quelqu’un qui n’était pas né au moment du conflit qui a permis leur dissémination.
Ces multiples décalages posent des problèmes à la fois historiques et stratégiques, et individuels et psychologiques. Mais, dans les deux cas, ces objets semblent l’incarnation de l’arbitraire, de l’irrationnel, de l’absurde, et en fin de compte d’un « mal » qui prête le flanc à une méditation métaphysique ou à un discours moral qui se rapproche de la superstition dont Spinoza écrivait qu’elle est le refuge, ou l’asile, de l’ignorance.
Comme l’écrivent Qiao Liang et Wang Xiangsui, deux colonels de l’armée chinoise, dans l’un des livres les plus récents et les plus avancés écrits sur la question, les guerres modernes sont de plus en plus des « guerres hors limites » ou des « guerres au sens large » qui excèdent largement le domaine militaire et traitent le problème à la fois « en masse » et selon une logique « chirurgicale » (1). Comment peut-on alors comprendre cette logique étrange d’une atteint portée aux individus « un par un » et au hasard ?
Il n’est pas question, ce n’est pas le lieu et je ne suis pas historien, de retracer ici l’histoire de l’invention et de la généralisation de type d’armement jusqu’au traité d’Ottawa de 1997 qui a proposé leur interdiction. Notons simplement que celui-ci n’a pas été signé par tous les Etats et a été contourné par nombre de ceux qui l’avaient signé dans la mesure où ils ont continué à produire, à vendre et à utiliser des bombes contenant ce qu’on appelle des « sous-munitions », qui jouent exactement le même rôle. En termes journalistiques, dans cette rhétorique du choc qui fascine et ne fait rien comprendre, on dit qu’une mine antipersonnel fait une victime toutes les trente minutes dans le monde, la plupart du temps un civil, souvent un enfant. Mais cette figure abstraite du mal, du scandale moral ne s’encombre pas de géographie et d’histoire, elle ne dit rien sur la localisation et le moment : il s’agit du « monde » en général et de ce rythme linéaire en trente minutes. Il s’agit presque d’une figure du destin et l’on reviendra sur ce point. On dt aussi que quatre-vingt-deux Etats restent infestés par cette arme qui entrave durablement la reconstruction des pays au sortir d’un conflit. Il apparaît que c’est quand même en fin de compte une sorte d’arme de destruction massive, d’un type de massivité particulier, suffisamment discrète ou invisible pour que les traités sur la guerre, et notamment celui que je cirais précédemment, n’en parlent pas. C’est en quelque sorte une arme civile, une arme privée, ou même disons mieux : ce n’est plus tout à fait une arme mais c’est un événement, et un événement privé bien qu’il joue un rôle public et notamment économique massif à son rythme insidieux et régulier. C’est aussi un geste politique global qui, détruisant des êtres, détruit aussi des lignées, invalide des familles entières par contrecoup, et fait vivre des communautés entières dans l’espace restreint et balisé des zones intactes ou déminées ; ce rétrécissement interne du territoire est très précisément le symbole de la place que l’ordre mondial réserve à ces société au niveau planétaire : une assignation à résidence dans un parc humain (j’emprunte ce mot de « parc humain » à Peter Sloterdijk).
Ce qu’il s’agirait plutôt de faire, en regardant ces ensembles de photos et de documents et en tentant de se rapporter à eux sans en faire le commentaire, c’est d’essayer de situer dans l’histoire récente des dispositifs de pouvoirs les événements qu’ils évoquent et qu’ils nous montrent en évacuant très clairement toute dimension spectaculaire et voyeuriste de l’instant pur au profit d’un ensemble de rapports. Ici, je voudrais citer une formule de Robert Bresson tirée des Notes sur le cinématographe, qui exprime assez bien à mes yeux ce qui se passe aussi dans le travail de Lukas Einsele. Bresson écrit : « Créer n’est pas déformer ou inventer des personnes et des choses. C’est nouer entre des personnes et des choses qui existent, et telles qu’elles existent, ds rapports nouveaux. » Nous sommes là dans une définition de l’activité artistique qui s’ordonne à la reconnaissance (au double sens de « partir en reconnaissance » et « reconnaître la dignité d’une personne ») de ce qui existe, en se donnant pour tâche de produire un certain nombre de déplacements destinés à produire du nouveau dans les rapports, c’est-à-dire à faire apparaître de la complexité là où ne se voient d’abord que des entités simples et détachées. Or je crois que c’est tout à fait à cela que nous avons affaire ici.
Sinon partons du postulat que c’est bien à la guerre, dans l’une de ses retombées, que nous sommes confrontés dans ce travail artistique et documentaire, alors les singularités que j’ai pointées précédemment nous obligent à évoquer le renversement que Foucault fait subir à la célèbre formule de Clausewitz selon laquelle « la guerre est une poursuite et une réalisation des relations politiques par d’autres moyens ». Par là, Clausewitz s’inscrivait dans l’espace classique de la souveraineté, c’est-à-dire de la société pensée comme peuple dirigé par un souverain légitime, ou érigé lui-même en souverain. Dans cette perspective, la paix est la situation naturelle d’une société et ce n’est que dans des conjonctures particulières et exceptionnelles que la politique est obligée d’aller chercher cette paix fondamentale à la pointe du sabre ou au bout du fusil, par un détour qui doit la ramener à son point d’origine.
Or si l’on analyse cette représentation du social et du politique comme une illusion légitimante, ce que l’analyse historique et toute une tradition philosophique issue de Machiavel et de Pascal nous pousse à faire, il apparaît au contraire que tout rapport social est le produit d’un rapport de force artificiellement maintenu et que la guerre est au contraire l’état normal et natif de l’existence sociale. En ce sens, c’est la paix qui apparaît comme une forme de guerre, et l’Etat comme une manière de la conduire ; d’où le renversement. Je cite Foucault : « S’il est vrai que le pouvoir politique arrête la guerre, fait régner ou tente de faire régner une paix dans la société civile, ce n’est pas du tout pour suspendre les effets de la guerre ou pour neutraliser le déséquilibre qui s’est manifesté dans la bataille finale de la guerre. Le pouvoir politique, dans cette hypothèse, aurait pour rôle de réinscrire perpétuellement ce rapport de force par une sorte de guerre silencieuse, et de le réinscrire dans les institutions, dans les inégalités économiques, dans le langage, jusque dans les corps des uns et des autres. Ce serait donc le premier sens à donner à ce retournement de l’aphorisme de Clausewitz : la politique c’est la guerre continuée par d’autres moyens ; c’est-à-dire que la politique, c’est la sanction et la reconduction du déséquilibre des forces manifesté dans la guerre. » (2)
Cette guerre silencieuse, réinscrite dans les corps après le retour à la paix et qui reconduit l’inégalité fondamentale des sociétés, d’une certaine manière c’est bien elle que l’on voit dans le travail de Lukas Einsele. Mais à une différence près, majeure évidemment. Ce dont Foucault nous parle, c’est de la pacification apparente de la guerre civile souterraine, invisible, de l’exploitation, de ce que l’on appelle pudiquement « la vie sociale », même si la plupart du temps, pour une grande partie de la planète, ce n’est justement pas une vie, ou à peine. Or ce que nous voyons ici ce n’est pas la vie mais la mort, ou son risque, sa menace permanente, ou son entame dans le corps des individus sous la forme de la mutilation. Nous somme donc clairement au-delà de ce processus classique : la lutte des classes ne nous éclaire pas sur les mines antipersonnel.
Mais Foucault non plus n’en est pas resté là. Comme on le sait, l’un des moments forts de son analyse a consisté à montrer comment à partir de la fin du XVIII° siècle en Europe, un autre modèle, un autre ensemble de procédures de réalisations du pouvoir ou du politique est apparu en contestation et en tension avec celui de la souveraineté, sans néanmoins le remplacer purement et simplement. A l’articulation de la souveraineté et du peuple au travers de la loi s’est superposée l’articulation de la gestion administrative (ou, comme on dit alors, de la « police ») et de la population au travers de la règle ou de la norme. A ce processus fondamental qu’il a longuement analysé dans es multiples institutions, Foucault a donné un nom, la biopolitique, et il en a délivré la formule : il ne s’agit plus de faire mourir et de laisser vivre, comme dans le régime de pouvoir spectaculairement affiché et revendiqué de la souveraineté (vivez comme bon vous semble dans les limites de la loi, sinon c’est la mort), mais de faire vivre et de laisser mourir : ce qui signifie qu’il n’est plus nécessaire de brandir la menace du supplice pour faire régner l’ordre, car la réglementation de la vie s’en charge, jusque dans le détail de la surveillance de l’éducation, de l’hygiène, du travail et de la sexualité normalisés. Mais on comprend alors aussi que ce « faire vivre », pour n’être pas une exécution officielle, n’en est pas moins lui aussi une sorte de « faire mourir », c’est-à-dire un « faire vivre jusqu’à ce que mort s’ensuive », un « faire vivre à mort », comme on dit « travailler à mort ». Et il ne s’agit pas ici seulement de l’usure du travailleur comptabilisé et optimisé dans son secteur de population, mais surtout de l’ensemble des normes qui décident de la sélection des bons et des mauvais comportements et en fin de compte des individus recevables et de ceux qui ne le sont pas, non pas tant en fonction de qu’ils font que de ce qu’ils sont, de par leur pure présence suspendue au-dessus de l’abîme à la question de leur utilité.
Dans des perspectives et dans des temps différents, Arendt et Foucault se sont rejoints sur ce point : le XX° siècle a vu l’apparition généralisée des « populations surnuméraires » comme disait l’une, tandis que l’autre, d’une formule radicale, écrivait dans la Volonté de savoir : « Jamais les guerres n’ont été plus sanglantes que depuis le XIX° siècle, et même, toutes proportions gardées, jamais les régimes n’avaient jusque-là pratiqué sur leurs propres populations de pareils holocaustes. Mais ce formidable pouvoir de mort – et c’est peut-être ce qui lui donne une part de sa force et du cynisme avec lequel il a repoussé si loin ses propres limites – se donne maintenant comme le complémentaire d’un pouvoir qui s’exerce positivement sur la vie, qui entreprend de la gérer, de la majorer, de la multiplier, d’exercer sur elle des contrôles précis et des régulations d’ensemble. Les guerres ne se font plus au nom du souverain qu’il faut défendre ; elles se font au nom de l’existence de tous ; on dresse des populations entières à s’entre-tuer réciproquement au nom de la nécessité pour elles de vivre. Les massacres sont devenus vitaux (…) Le génocide est bien le rêve des pouvoirs modernes. »(3)
Toutefois, le travail de Lukas Einsele nous conduit à faire « un pas de plus » encore, que je vais d’abord exposer brièvement dans sa structure et sa légitimité théorique avant d’en venir à ce qui nécessite ce déplacement dans le détail même des oeuvres exposées.
Ce qui caractérise notre époque, ce qui caractérise la logique ultime du fonctionnement de ce que Foucault appelle biopolitique, c’est quelque chose comme la lente émergence, l’affleurement tendanciel de la visibilité et de la lisibilité immanente de la non-finalité du réel, et notamment du réel social – formule limite mais qui veut insister sur le fait que la réalité sociale qui s’apprécie encore selon des valeurs est aussi toujours en même temps un réel qui ne s’éprouve qu’à partir de sa supportabilité ou de son insupportabilité. Pour désigner l’absence de naturalité et d’harmonie préétablie entre les sexes Lacan avait proposé la formule provocatrice « il n’y a pas de rapport sexuel » (4) ; on peut littéralement s’en inspirer et avancer qu’il n’y a pas de rapport social non plus.
Pour dire les choses de manière encore plus simple, les multiples rouages qui régissent les aspects les plus infimes de vies humaines de plus en plus globalisées se passent de plus en plus de justifications, ou d’idéologie si l’on veut, tant aux yeux de ceux qui les organisent qu’aux yeux de ceux qui les subissent. En un sens, nous assistons à une sorte de re-naturalisation tendancielle des cultures (dont la montée des attachements ethniques identitaires est la face la plus spectaculaire), mais qui est à l’oeuvre jusque dans le détail de la manière dont les individus vivent leur rapport au travail, à l’éducation, à la sexualité, à la mort. On peut aller jusqu’à dire, faisant un pas de plus qu’Arendt, qu’il n’y a plus alors seulement une superfluité des individus (les « surnuméraires »), mais qu’il y a aussi une superfluité de tout discours qui prendrait la peine de rendre compte (pour la mentionner, s’en indigner ou la justifier) de leur superfluité. L’humain, alors, n’est plus seulement en trop, d’un excès sur lequel il faudrait s’expliquer et pour lequel il faudrait inventer une et des médiations (ce fut au fond le rôle de ce qu’on a appelé l’Etat Providence), mais il est tout simplement « jetable ».
Tout est bon, alors, pour organiser cette élimination, depuis l’instrumentation de la nature elle-même, le retard à secourir les victimes de catastrophes naturelles ou de pandémies gigantesques, jusqu’au déplacement brutal de populations considérables et jusqu’à l’organisation discrète et indirecte de prétendues guerres tribales génocidaires, ou de catastrophes économiques et financières à l’échelon des nations.
La pratique qui consiste à infester des pays de bombes à retardement créant une situation d’ingérabilité économique et d’insécurité, voire de sidération psychique sur des périodes de l’ordre d’une dizaine d’années ou plus, appartient de plein droit à cet horizon de la transformation de certaines populations en déchets qu’on écoule à un rythme raisonnable. En ce sens, nous somes au-delà d’une logique de guerre, dans une logique d’élimination continue et structurelle. Face à cet ordre de phénomène, des protestations ne cessent de se faire entendre partout dans le monde, mais leur caractéristique principale pour l’instant et peut-être pour longtemps est qu’il n’est pas certain qu’on puisse les dire structurelles. Leur ressort, fondamentalement moral, d’un coût très élevé pour les individus qui les animent, conduit aux contradictions bien connues des « actions humanitaires » qui amènent des individus issus des sociétés qui fabriquent les problèmes des autres à aller individuellement ou associativement les réparer, sans pouvoir trouer le moyen d’agir dans leur société d’origine, à la source, contre ces politiques mortifères. Faillite du politique au profit de la morale, situation désespérante qui use les individus à un rythme qui n’a pas de commune mesure avec la prolifération des problèmes.
Ce que nous montre le travail de Lukas Einsele, me semble-t-il, est au coeur de ces contradictions et de cet affleurement mortifère. Ces crimes sont sans adresse, mais ils adviennent à des sujets qui, comme tout sujet, ne sont tels que s’ils se construisent autour d’une adresse. Le « pas de trop » qu’ils ont fait au-dessus de l’engin meurtrier produit dans leur existence une cassure absolue, précisément parce qu’il s’agit effectivement d’un événement pur, d’un pur réel inassimilable, déconnecté de toute signification. Leur regard n’est pas celui de gens qui ont vu la mort de près, mais de gens qui ont vu par force quelle mort leur était réservée : une mort qui n’était pas leur mort, une mort non humaine, une mort technique et économique faisant d’eux des non-humains. Dans de nombreux cas d’ailleurs, comme le font entendre les récits, c’est la fuite de leur entourage et donc leur soustraction radicale, même si elle est momentanée, de la communauté humaine qui se produit immédiatement. Dans les récits recueillis, il est particulièrement frappant de constater que cet événement pur, et qui ne peut donc le rester, est aussitôt réinscrit dans une double mythologisation, toujours la même et toujours contradictoire : d’une part une culpabilité magique (je sentais que je ne devais pas ou que je n’avais pas envie d’aller là, j’aurais dû écouter cette intuition), d’autre part et unversement une fatalisation (tout ce qui arrive est inscrit dans le destin de chacun).
Ces « rationalisations » (selon le mot de Freud), qui inscrivent dans des horizons de sens croisés ce qui, sinon, resterait intolérable, Lukas Einsele, par le recueil patient des récits, leur donne le statut d’une narration, accompagnée d’une représentation d’un territoire, d’un tracé, d’un parcours. Par là, et en contrepoids par rapport à ces mythologisations en double bind qui associaient culpabilité et responsabilité et demeuraient traumatiques, il rend l’événement à l’histoire et au temps, ainsi qu’à l’espace. Il le livre à l’usure du temps, bienfaisante pour l’individu, et il le rattache à une logique historique et spatiale qui constitue la configuration politique d’un moment d’une société. En introduisant la description minutieuse de l’objet meurtrier, saisie à partir du discours de l’Autre, des fiches techniques de l’ennemi et du hideux catalogue de vente par correspondance de ses commerçants sans états d’âmes, il fait de l’instant innommable le moment d’un processus militaro-industriel, susceptible d’être nommé et jugé.
Enfin, en tirant des portraits non pas à la sauvette, dans la hâte de « l’instant décisif » et le vol dissymétrique d’un improbable secret, mais dans ce lieu de dialogue qu’est l’espace partagé du studio, fût-il de fortune, dans la grande tradition de la « chambre » (photographique), il rend à ces individus au bord de l’abîme une identité fortement assignée, tant dans sa forme (la qualité des clichés, l’importance de la matière) que dans son contenu (ils posent et se posent face à l’appareil dans une situation explicite). C’est pourquoi ces portraits, quoi qu’on ait pu dire tout à l’heure sur leur regard, ne sont pas psychologiques mais, pourrait-on dire, pleinement historiques, au double sens où ils témoignent d’une histoire et rendent à ces individus leur histoire. Ce que Lukas Einsele confirme et achève en rapatriant auprès d’eux le résultat de ce travail dont ils deviennent pleinement propriétaires. Ce geste artistique est aussi un geste philosophique, au sens où, selon le mot de Nietzsche, le philosophe peut aussi être un médecin de la civilisation.
Comme le dit je crois la langue anglaise, ce « pas de trop », « one step beyond », qui a franchi une limite catastrophique, ce peut être aussi un « pas au-delà » qui ouvre sur un autre avenir.
Bertrand Ogilvie
l’Homme jetable / 2012
* Chapitre tiré d’une conférence prononcée en 2004 à l’occasion d’une exposition de photographies de Lukas Einsele au Musée d’art contemporain de Rotterdam.
A lire également : Triage, égalisation, modernité / Alain Brossat
1 Q. Liang et W. Xiangsui, la Guerre hors limite, Paris, Payot-Rivages, 2003.
2 M. Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France (1975-1976), Paris, Gallimard/Seuil, 1997, p.16. Voir aussi Dits et Ecrits, tome III, Paris, Gallimard, 1989, p.171-172.
3 M. Foucault, Histoire de la sexualité, vol. I, la Volonté de savoir, op. cit., p.179-180.
4 J. Lacan, le Séminaire, Livre XX. Encore. 1972-1973, Paris, Seuil, 1975, p.131.
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Toujours, l’Etat s’innocente au nom du Bien public de la violence qu’il exerce. Et naturellement, il représente cette violence comme la garantie même de ce Bien, alors qu’elle n’est rien d’autre que la garantie de son pouvoir. Cette réalité demeure masquée d’ordinaire par l’obligation d’assurer la protection des personnes et des propriétés, c’est-à-dire leur sécurité. Tant que cette apparence est respectée, tout paraît à chacun normal et conforme à l’ordre social. La situation ne montre sa vraie nature qu’à partir d’un excès de protection qui révèle un excès de présence policière. Dès lors, chacun commence à percevoir une violence latente, qui ne simule d’être un service public que pour asservir les usagers. Quand les choses en sont là, l’Etat doit bien sûr inventer de nouveaux dangers pour justifier le renforcement exagéré de sa police : le danger le plus apte aujourd’hui à servir d’excuse est le terrorisme.
Le prétexte du terrorisme a été beaucoup utilisé depuis un siècle, et d’abord par les troupes d’occupation. La fin d’une guerre met fin aux occupations de territoires qu’elle a provoquées sauf si une colonisation lui succède. Quand les colonies se révoltent, les occupants les combattent au nom de la lutte contre le terrorisme. Tout résistant est donc qualifié de « terroriste » aussi illégitime que soit l’occupation. En cas de « libération », le terroriste jusque-là traité de « criminel » devient un « héros » ou bien un « martyr » s’il a été tué ou exécuté.
Les héros et les martyrs se sont multipliés depuis que les guerres ont troqué la volonté de domination contre celle d’éradiquer le « terrorisme ». Cette dernière volonté est devenue universelle depuis les attentats du 11 septembre 2001 contre les tours du World Trade Center : elle a même été sacralisée sous l’appellation de guerre du Bien contre le Mal. Tous les oppresseurs de la planète ont sauté sur l’occasion de considérer leurs opposants comme des suppôts du Mal, et il s’en est suivi des guerres salutaires, des tortures honorables, des prisons secrètes et des massacres démocratiques. Dans le même temps, la propagande médiatique a normalisé les actes arbitraires et les assassinats de résistants pourvu qu’ils soient « ciblés ».
Tandis que le Bien luttait ainsi contre le Mal, il a repris à ce dernier des méthodes qui le rendent pire que le mal. Conséquence : la plupart des Etats – en vue de ce Bien là – ont entouré leur pouvoir de précautions si outrées qu’elles sont une menace pour les citoyens et pour leurs droits. Il est par exemple outré que le Président de la République, qui passe encore pour démocratique, s’entoure de milliers de policiers quand il se produit en public. Et il est également outré que ces policiers, quand ils encombrent les rues, les gares et les lieux publics, traitent leurs concitoyens avec une arrogance et souvent une brutalité qui prouvent à quel point ils sont loin d’être au service de la sécurité.
Nous sommes dans la zone trouble où le rôle des institutions et de leur personnel devient douteux. Une menace est dans l’air, dont la violence potentielle est figurée par le comportement des forces de l’ordre, mais elle nous atteint pour le moment sous d’autres formes, qui semblent ne pas dépendre directement du pouvoir. sans doute ce pouvoir n’est-il pas à l’origine de la crise économique qui violente une bonne partie de la population, mais sa manière de la gérer est si évidemment au bénéfice exclusif de ses responsables que ce comportement fait bien davantage violence qu’une franche répression. L’injustice est tout à coup flagrante entre le sort fait aux grands patrons et le désastre social généré par la gestion due à cette caste de privilégiés, un simple clan et pas même une élite.
La violence policière courante s’exerce sur la voie publique ; la violence économique brutalise la vie privée. tant qu’on ne reçoit pas des coups de matraque, on peut croire qu’ils sont réservés à qui les mérite, alors que licenciements massifs et chômage sont ressentis comme immérités. D’autant plus immérité que l’information annonce en réalité des bénéfices exorbitants pour certaines entreprises et des gratifications démesurées pour leurs dirigeants et leurs actionnaires. Au fond, l’exercice du pouvoir étant d’abord affaire de « com » (communication) et de séduction médiatique, l’Etat et ses institutions n’ont, en temps ordinaire, qu’une existence virtuelle pour la majorité des citoyens, et l’information n’a pas davantage de consistance tant qu’elle ne se transforme pas en réalité douloureuse. Alors, quand la situation devient franchement difficile, la douleur subie est décuplée par la comparaison entre le sort des privilégiés et la pauvreté générale de telle sorte que, au lieu de faire rêver, les images « people » suscitent la rage. Le spectacle ne met plus en scène qu’une différence insupportable exhibant ce qu’elle masquait. Brusquement, les cerveaux ne sont plus du tout disponibles !
Cette prise de conscience n’apporte pas pour autant la clarté car le pouvoir dispose des moyens de semer la confusion. Qu’est-ce qui, dans la « Crise », relève du système et qu’est-ce qui relève de l’erreur de gestion ? Son désastre est imputé à la spéculation, mais qui a spéculé sinon principalement les banques en accumulant des titres aux dividendes mirifiques soudain devenus « pourris ». Cette pourriture aurait dû ne mortifier que ses acquéreurs puisqu’elle se situait hors de l’économie réelle mais les banques ayant failli, c’est tout le système monétaire qui s’effondre et avec lui l’économie.
Le pouvoir se précipite donc au secours des banques afin de sauver l’économie et, dit-il, de préserver les emplois et la subsistance des citoyens. Pourtant, il y a peu de semaines, la ministre de l’Economie assurait que la Crise épargnerait le pays ; puis, brusquement, il a fallu de toute urgence donner quelques centaines de milliards à nos banques jusque-là censées plus prudente qu’ailleurs. Et cela fait, la Crise a commencé à balayer entreprises et emplois comme si le remède précipitait le mal.
La violence ordinaire que subissait le monde du travail avec a réduction des acquis sociaux s’est trouvée décuplée en quelques semaines par la multiplication des fermetures d’entreprises et des licenciements. En résumé, l’Etat aurait sauvé les banques pour écarter l’approche d’un krach et cette intervention aurait bien eu des effets bénéfiques puisque les banques affichent de bilans positifs, cependant que les industries ferment et licencient en masse. Qu’en conclure sinon soit à un échec du pouvoir, soit à un mensonge de ce même pouvoir puisque le sauvetage des banques s’est soldé par un désastre ?
Faute d’une opposition politique crédible, ce sont les syndicats qui réagissent et qui, pour une fois, s’unissent pour déclencher grèves et manifestations. Le 29 janvier, plus de deux millions de gens défilent dans une centaine de villes. Le Président fixe un rendez-vous aux syndicats trois semaines et ceux-ci, en dépit du succès de leur action, acceptent ce délai et ne programment une nouvelle journée d’action que pour le 19 mars. Résultat de la négociation : le « social » recevra moins du centième de ce qu’on reçu les banques. Résultat de la journée du 19 mars : trois millions de manifestants dans un plus grand nombre de villes et refus de la part du pouvoir de nouvelles négociations.
La crudité des rapports de force est dans la différence entre le don fait aux banques et l’obole accordée au social. La minorité gouvernementale compte sur l’impuissance de la majorité populaire et la servilité de ses représentants pour que l’Ordre perdure tel qu’en lui-même à son service. On parle ici et là de situation « pré-révolutionnaire », mais cela n’empêche ni les provocations patronales ni les vulgarités vaniteuses du Président. Aux déploiements policiers s’ajoutent des humiliations qui ont le double effet d’exciter la colère et de la décourager. Une colère qui n’agit pas épuise très vite l’énergie qu’elle a suscitée.
La majorité populaire, qui fut séduite et dupée par le Président et son clan, a cessé d’être leur dupe mais sans aller au-delà d’une frustration douloureuse. Il ne suffit pas d’être la victime d’un système pour avoir la volonté de s’organiser afin de la renverser. Les jacqueries sont bien plus nombreuses dans l’histoire que les révolutions : tout porte à croire que le pouvoir les souhaite afin de les réprimer de façon exemplaire. Entre une force sûre d’elle-même et une masse inorganisée n’ayant pour elle que sa rage devant les injustices qu’elle subit, une violence va croissant qui n’a que de faux exutoires comme les séquestrations de patrons ou les sabotages. Ces actes, spontanés et sans lendemains, sont des actes désespérés.
Il existe désormais un désespoir programmé, qui est la forme nouvelle d’une violence oppressive ayant pour but de briser la volonté de résistance. Et de le faire en poussant les victimes à bout afin de leur démontrer que leur révolte ne peut rien, ce qui transforme l’impuissance en humiliation. Cette violence est systématiquement pratiquée par l’un des pays les plus représentatifs de la politique du bloc capitaliste : elle consiste à réduire la population d’un territoire au désespoir et à la maintenir interminablement dans cet état. Des incursions guerrières, des bombardements, des assassinats corsent régulièrement l’effet de l’encerclement et de l’embargo. Le propos est d’épuiser les victimes pour qu’elles fuient enfin le pays ou bien se laissent domestiquer.
L’expérimentation du désespoir est poussé là vers son paroxysme parce qu’elle est le substitut d’un désir de meurtre collectif qui n’ose pas se réaliser. Mais n’y a-t-il pas un désir semblable qui, bien sûr, ne s’avouera jamais dans la destruction mortifère des services publics, la mise à la rue de gens par milliers, la chasse aux immigrés ? Cette suggestion n’est exagérée que dans la mesure où les promoteurs de ces méfaits se gardent d’en publier clairement les conséquences. Toutefois à force de délocalisations, de pertes d’emplois, de suppression de lits dans les hôpitaux, de remplacement du service par la rentabilité, d’éloges du travail quand il devient introuvable, une situation générale est créée qui, peu à peu, met une part toujours plus grande de la population sous le seuil du supportable et dans l’obligation de le supporter.
Naturellement, le pouvoir accuse la Crise pour s’innocenter, mais la Crise ne fait qu’accélérer ce que le Clan appelait des réformes. Et il ose même assurer que la poursuite des réformes pourrait avoir raison de la Crise… Les victimes de cette surenchère libérale sont évidemment aussi exaspérées qu’impuissantes, donc mûres pour le désespoir car la force de leur colère va s’épuiser entre un pouvoir qui les défie du haut par sa police, une gauche inexistante et des syndicats prenant soin de ne pas utiliser l’arme pourtant imbattable de la grève générale.
Pousser à la révolte et rendre cette révolte impossible afin de mater définitivement les classes qui doivent subir l’exploitation n’est que la partie la plus violente d’un plan déjà mis en œuvre depuis longtemps. Sans doute cette accélération opportune a-t-elle déjà été provoquée par le Crise et ses conséquences économiques, lesquelles ont mis de la crudité dans les intérêts anti-populaires de la domination, mais la volonté d’établir une passivité générale au moyen des media avait déjà poussé très loin son plan. Cette passivité s’est trouvé brusquement troublée par des atteintes insupportables à la vie courante si bien – comme dit plus haut – que les cerveaux ont cessé d’être massivement disponibles. Il fallait dès lors décourager la résistance pour que son mouvement rendu en lui-même impuissant devienne le lieu d’une humiliation exemplaire ne laissant pas d’alternative à la soumission. Ainsi le pouvoir économique, qui détient la réalité du pouvoir, dévoile sa nature totalitaire et son mépris à l’égard d’une majorité qu’il s’agit de maintenir dans la servilité en attendant qu’il soit un jour nécessaire de l’exterminer.
Bernard Noël
Plutôt non que oui (Précis d’humiliation) / 2009
Publié dans Lignes n°29 « De la violence en politique »
Dernière parution « Le devenir grec de l’Europe néolibérale » / n°39 / octobre 2012
A lire également : Le pouvoir à l’attrition / Alain Brossat