Archive pour le Tag 'Beckett'

Dialogues / Gilles Deleuze et Claire Parnet

Je voudrais dire ce que c’est qu’un style. C’est la propriété de ceux dont on dit d’habitude « ils n’ont pas de style… « .
Ce n’est pas une structure signifiante, ni une organisation réfléchie, ni une inspiration spontanée ni une orchestration, ni une petite musique. C’est un agencement, un agencement d’énonciation.

Un style, c’est arriver à bégayer dans sa propre langue. C’est difficile parce qu’il faut qu’il y ait nécessité d’un tel bégaiement. Non pas être bègue dans sa parole, mais être bègue du langage lui-même. Être comme un étranger dans sa propre langue. Faire une ligne de fuite. Les exemples les plus frappants pour moi : Kafka, Beckett, Gherasim Luca, Godard.

Gherasim Luca est un grand poète parmi les plus grands : il a inventé un prodigieux bégaiement, le sien. Il lui est arrivé de faire des lectures publiques de ses poèmes ; deux cents personnes, et pourtant c’était un événement, c’est un événement qui passera par ces deux cents, n’appartenant à aucune école ou mouvement. Jamais les choses ne se passent là où on croit, ni par les chemins qu’on croit.

On peut toujours objecter que nous prenons des exemples favorables, Kafka juif tchèque écrivant en allemand, Beckett irlandais écrivant anglais et français, Luca d’origine roumaine, et même Godard Suisse. Et alors ? Ce n’est le problème pour aucun d’eux.

Nous devons être bilingue même en une seule langue, nous devons avoir une langue mineure à l’intérieur de notre langue, nous devons faire de notre propre langue un usage mineur. Le multilinguisme n’est pas seulement la possession de plusieurs systèmes dont chacun serait homogène en lui-même ; c’est d’abord la ligne de fuite ou de variation qui affecte chaque système en l’empêchant d’être homogène. Non pas parler comme un Irlandais ou un Roumain dans une autre langue que la sienne, mais au contraire parler dans sa langue à soi comme un étranger.

Proust dit: « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres tous les contresens qu’on fait sont beaux. »

C’est la bonne manière de lire : tous les contresens sont bons, à condition toutefois qu’ils ne consistent pas en interprétations, mais qu’ils concernent l’usage du livre, qu’ils en multiplient l’usage, qu’ils fassent encore une langue à l’intérieur de sa langue. « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère… »

C’est la définition du style. Là aussi c’est une question de devenir. Les gens pensent toujours à un avenir majoritaire (quand je serai grand, quand j’aurai le pouvoir…).

Alors que le problème est celui d’un devenir-minoritaire : non pas faire semblant, non pas faire ou imiter l’enfant, le fou, la femme, l’animal, le bègue ou l’étranger, mais devenir tout cela, pour inventer de nouvelles forces ou de nouvelles armes.
Gilles Deleuze
Dialogues / 1977
Entretiens avec Claire Parnet

À lire et écouter sur le Silence qui parle :
Passionnément / Gherasim Luca
Comment s’en sortir sans sortir
Catégorie : Beckett
Catégorie : Kafka

Untitled #302

V comme Voyage / Deleuze, Abécédaire

Image de prévisualisation YouTube
« On est peut-être cons mais pas au point de voyager pour le plaisir »
Samuel Beckett / Mercier et Camier

Comment c’est / Samuel Beckett

comment c’était je cite avant Pim avec Pim après Pim comment c’est trois parties je le dis comme je l’entends

voix d’abord dehors quaqua de toutes parts puis en moi quand ça cesse de haleter raconte-moi encore finis de me raconter invocation

instants passés vieux songes qui reviennent ou frais comme ceux qui passent ou chose chose toujours et souvenirs je les dis comme je les entends les murmure dans la boue

en moi qui furent dehors quand ça cesse de haleter bribes d’une voix ancienne en moi pas la mienne

ma vie dernier état mal dite mal entendue mal retrouvée mal murmurée dans la boue brefs mouvements du bas du visage pertes partout

recueillie quand même c’est mieux quelque part telle quelle au fur et à mesure mes instants pas le millionième tout perdu presque tout quelqu’un qui écoute un autre qui note ou le même

ici donc première partie comment c’était avant Pim ça suit je cite l’ordre à peu près ma vie dernier état ce qu’il en reste des bribes je l’entends ma vie dans l’ordre plus ou moins je l’apprends je cite un moment donné loin derrière un temps énorme puis à partir de là ce moment-là et suivants quelques-uns l’ordre naturel des temps énormes

première partie avant Pim comment échoué ici pas question on ne sait pas on ne dit pas et le sac d’où le sac et moi si c’est moi pas question impossible pas la force sans importance

la vie la vie l’autre dans la lumière que j’aurais eue par instants pas question d’y remonter personne pour m’en demander tant jamais été quelques images par instants dans la boue terre ciel des êtres quelques-uns dans la lumière parfois debout

le sac seul bien au toucher un petit à charbon cinquante kilos juste humide je le serre il dégoutte au présent mais loin loin un temps énorme le début cette vie-ci premier signe de vie tout à fait

puis me soulève sur le coude je cite je me vois y plonge dans le sac on parle du sac y plonge le bras compte les boîtes impossible d’une main essaie toujours un jour ce sera possible

faire tomber les boîtes dans la boue les remettre dans le sac une à une impossible pas la force peur d’en perdre

inappétence une miette de thon puis manger moisi allons j’en ai j’en aurai toujours pour un moment

la boîte entamée remise dans le sac gardée à la main j’y pense l’appétit revenu ou n’y pense plus en ouvre une autre c’est l’un ou l’autre quelque chose là qui ne va pas c’est le début de ma vie présente rédaction

autres certitudes la boue le noir récapitulons le sac les boîtes la boue le noir le silence la solitude tout pour le moment

je me vois à plat ventre ferme les yeux pas les bleus les autres derrière et me vois sur le ventre j’ouvre la bouche la langue sort va dans la boue une minute deux minutes et de soif non plus pas question de mourir pendant ce temps un temps énorme

vie dans la lumière première image un quidam quelconque je le regardais à ma manière de loin en dessous dans un miroir la nuit par la fenêtre première image

je me disais il est mieux qu’hier moins laid moins bête moins méchant moins sale moins vieux moins malheureux et moi je me disais et moi suite ininterrompue d’altérations définitives

quelque chose là qui ne va pas

je me disais ça ne va pas plus mal je me trompais

je pissais et chiais autre image dans mon moïse jamais aussi propre depuis

je découpais aux ciseaux en minces rubans les ailes des papillons l’une puis l’autre et quelquefois pour varier les deux de front je remettais en liberté le corps au milieu jamais aussi bon depuis

c’est fini pour le moment là je quitte je l’entends le murmure à la boue là je quitte pour l’instant la vie dans la lumière ça s’éteint

sur le ventre dans la boue le noir je me vois ce n’est qu’une halte je voyage qu’un repos

questions si je perdais l’ouvre-boîte voilà un autre objet ou quand le sac sera vide ce genre

abjectes abjectes époques héroïques vues des suivantes à quand la dernière quand ma belle chaque rat a sa blütezeit je le dis comme je l’entends

genoux remontés dos en cerceau je serre le sac contre mon ventre là alors je me vois sur le flanc je le tiens le sac on parle du sac d’une main derrière le dos je le glisse sous ma tête sans le lâcher je ne le lâche jamais

quelque chose là qui ne va pas

par crainte je cite de le perdre autre chose on ne sait pas on ne dit pas quand il sera vide j’y mettrai la tête puis les épaules ma tête en touchera le fond

autre image déjà une femme lève la tête et me regarde les images viennent au début première partie elles vont cesser je le dis comme je l’entends le murmure dans la boue les images première partie comment c’était avant Pim je les vois dans la boue ça s’allume elles vont cesser une femme je la vois dans la boue

elle est loin dix mètres quinze mètres elle lève la tête me regarde se dit enfin c’est bien il travaille

ma tête où est ma tête elle repose sur la table ma main tremble sur la table elle voit bien que je ne dors pas le vent souffle impétueux les petits nuages vont vite la table vogue de la clarté à l’ombre à la clarté

ce n’est pas fini elle reprend les yeux vagues son ouvrage l’aiguille s’arrête au beau milieu du point elle se redresse et me regarde de nouveau elle n’a qu’à m’appeler par mon nom se lever me palper mais non

je ne bouge pas son trouble va croissant elle quitte brusquement la maison et court chez des amis

c’est fini ce n’était pas un rêve je ne rêvais pas ça ni un souvenir on ne m’a pas donné de souvenirs cette fois c’était une image comme j’en vois quelquefois dans la boue comme j’en voyais

d’un geste de donneur de cartes et qu’on peut voir aussi chez certains semeurs de grain je jette les boîtes vides elles retombent sans bruit

elles retombent si je peux en croire celles que parfois je retrouve sur mon chemin et jette alors vivement de nouveau

tiédeur de boue originelle noir impénétrable

soudain comme tout ce qui n’était pas puis est je m’en vais pas à cause des saletés autre chose on ne sait pas on ne dit pas d’où préparatifs brusque série sujet objet sujet objet coup sur coup et en avant

je prends la corde dans le sac voilà un autre objet ferme le haut du sac me le pends au cou je sais que j’aurais besoin des deux mains ou l’instinct c’est l’un ou l’autre et en avant jambe droite bras droit pousse tire dix mètres quinze mètres halte

dans le sac donc jusqu’à présent les boîtes l’ouvre-boîte la corde mais le désir d’autre chose on ne semble pas me l’avoir donné cette fois l’image d’autres choses là avec moi dans la boue le noir dans le sac à ma portée non on ne semble pas avoir mis ça dans ma vie cette fois

choses utiles pour m’essuyer ce genre ou belles au toucher

qu’ayant cherchées en vain parmi les boîtes tantôt l’une tantôt l’autre suivant le désir l’image du moment que m’étant fatigué à chercher ainsi je pourrais me promettre de chercher de nouveau plus tard quand je serais moins fatigué un peu moins fatigué ou tâcher d’oublier en me disant c’est vrai c’est vrai n’y pense plus

non l’envie d’être un peu moins mal l’envie d’un peu de beauté quand ça cesse de haleter je n’entends rien de tel on ne me raconte pas ça comme ça cette fois

ni de visiteurs dans ma vie cette fois nulle envie de visiteurs accourus de toutes parts toutes sortes me parler d’eux de la vie de la mort comme si de rien n’était de moi peut-être à la fin m’aider à durer puis adieu à la prochaine fois chacun vers ses horizons

toutes sortes de vieux comme ils m’avaient fait sauter sur leurs genoux petit ballot de linge et de dentelles puis suivi dans ma carrière

d’autres ne sachant rien de mes débuts hormis ce qu’ils avaient pu glaner par ouï-dire et dans les archives

d’autres ne m’ayant connu que là à ma dernière place ils me parlent d’eux de moi peut-être à la fin de joies éphémères et de peines d’empires qui meurent et naissent comme si de rien n’était

d’autres enfin ne me connaissent pas encore ils passent à pas pesants en marmottant tout seuls ils se sont réfugiés dans un lieu désert pour être seuls enfin exhaler sans se trahir ce qu’ils ont sur le cœur

s’ils me voient je suis un monstre des solitudes il voit l’homme pour la première fois et ne s’enfuit pas les explorateurs ramènent la peau dans leurs bagages

soudain au loin le pas la voix rien puis soudain quelque chose quelque chose puis soudain rien soudain au loin le silence

vivre donc sans visiteurs présente rédaction sans autres histoires que les miennes autres bruits que les miens autre silence que celui que je dois rompre si je n’en veux plus c’est avec ça que je dois durer

question si d’autres habitants évidemment tout est là les trois quarts et là long débat d’un minutieux à faire craindre par moments que oui mais enfin conclusion non moi seul élu ça cesse le halètement et je n’entends que cela à peine la question la réponse tout bas si d’autres habitants que moi ici avec moi à demeure dans le noir la boue long débat perdu conclusion non moi seul élu

un rêve néanmoins on me donne un rêve comme à quelqu’un qui aurait goûté de l’amour d’une petite femme à ma portée et rêvant elle aussi c’est dans le rêve aussi d’un petit homme à la sienne j’ai ça dans ma vie cette fois quelquefois première partie pendant le voyage

ou faute d’une viande congénère un lama rêve de repli un lama alpaga l’histoire que j’avais la naturelle

il ne viendrait pas à moi j’irais à lui me blottir dans sa toison mais on ajoute qu’une bête ici non l’âme est de rigueur l’intelligence aussi un minimum de chaque sinon c »est trop d’honneur

je me tourne vers ma main libre je la porte vers mon visage c’est une ressource quand tout fait défaut images rêves sommeil matière à réflexion quelque chose là qui ne va pas

et défaut les grands besoins le besoin d’aller plus loin le besoin de manger et vomir et les autres grands besoins toutes mes grandes catégories d’existence

alors vers elle ma main la libre plutôt qu’une autre partie du corps je le dis comme je l’entends brefs mouvements du bas du visage avec murmure dans la boue

elle arrive près de mes yeux je ne la vois pas je ferme les yeux il manque quelque chose alors qu’en temps normal fermés ouverts mes yeux

si cela ne suffit pas je l’agite ma main on parle de ma main dix secondes quinze secondes je ferme les yeux un rideau tombe

si cela ne suffit pas je me la pose sur le visage elle le recouvre entièrement mais je n’aime pas me toucher on ne m’a pas laissé ça cette fois

je l’appelle elle ne vient pas il me la faut absolument je l’appelle de toutes mes forces ce n’est pas assez fort je redeviens mortel

ma mémoire évidemment ça cesse de haleter et question de ma mémoire évidemment là aussi tout est là aussi les trois quarts cette voix est vraiment changeante dont si peu en moi encore des bribes à peine audibles quand ça cesse de haleter si peu si bas pas le millionième peut-être je le dis comme je l’entends le murmure à la boue chaque mot toujours

quoi sur elle ma mémoire on parle de ma mémoire peu de chose qu’elle s’améliore elle empire qu’il me revient des choses il ne me revient rien mais de là à être sûr

à être sûr que personne ne viendra plus jamais braquer sa lampe sur moi et plus jamais rien d’autres jours d’autres nuits non

ensuite une autre image encore une déjà la troisième peut-être elles cesseront bientôt c’est moi en entier et le visage de ma mère je le vois d’en dessous il ne ressemble à rien

nous sommes sur une véranda à claire-voie aveuglée de verveine le soleil embaumé paillette le dallage rouge parfaitement

la tête géante coiffée de fleurs et d’oiseaux se penche sur mes boucles les yeux brûlent d’amour sévère je lui offre pâles les miens levés à l’angle idéal au ciel d’où nous vient le secours et qui je le sais peut-être déjà avec le temps passera

bref raide droit à genoux sur un coussin flottant dans une chemise de nuit les mains jointes à craquer je prie selon ses indications

ce n’est pas fini elle ferme les yeux et psalmodie une bribe du crédo dit apostolique je fixe furtif ses lèvres

elle achève ses yeux se rallument je relève vite les miens et répète de travers

l’air vibre du bourdonnement des insectes

c’est fini ça s’éteint comme une lampe qu’on souffle
Samuel Beckett
Comment c’est / 1960
Comment c'est / Samuel Beckett dans Beckett levequetours

12



boumboumjames |
femmeavenirhomme |
Toute une vie... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Warhol l'avait dit...un qua...
| juliette66
| les bonnes "occaz" de Murielle