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Edward Saïd, les effets des mythologies coloniales / Colloque 26-27-28 septembre 2014

Edward Saïd, les effets des mythologies coloniales
Colloque 26-27-28 septembre 2014, Sétrogran, Nièvre.

L’érudition factice d’une large part de la tradition orientaliste, telle qu’elle est dénoncée par Edward Saïd, a manifestement une intention dominatrice, en même temps qu’un effet désorientant. Le mettre en évidence, c’est ouvrir l’espace à la possibilité d’une pensée critique commune au-delà même de l’œuvre de Saïd. Développée dans la mouvance post-coloniale, elle s’applique aux champs les plus diversifiés de la réflexion politique contemporaine.

Organisé en collaboration avec Orazio Irrera

VENDREDI 26 SEPTEMBRE

12h. Accueil. Déjeuner d’ouverture

14h30. Orazio Irrera
Edward Saïd et Michel Foucault : discours et contre-discours

16h30. Christiane Vollaire
L’affectation de scientificité et la question palestinienne
Lecture d’un texte de Mahmoud Darwich par Sylvie Parquet

19h. Apéro. Dîner

21h. Philippe Bazin
Sur Opus incertum de Pierre-Yves BrestProjection et conférence

SAMEDI 27 SEPTEMBRE

10h. Mohamed Amer-Meziane
Orientalisme et sécularisation : l’actualité du débat de Saïd aux USA
Lecture d’un texte de Mahmoud Darwich par Sylvie Parquet

12h. Déjeuner

14h. Marco Candore
Harem, sérail, gynécée : les sexes de l’Orient rêvé.
Conférence – Performance

16h. Balade.

19h. Buffet au cinéma « Le Sélect » de Saint-Honoré-les-Bains.

20h30. Projection au cinéma du film hispano-franco-mexicain de Iciar Bollain
Tambien la lluvia (Même la pluie) / 2011

DIMANCHE 28 SEPTEMBRE

10h. Maria-Benedita Basto
Saïd et Vico : sur l’histoire en défense des humanités

12h. Clemens Zobel
Mythologie de l’autre : le jeu de l’altérité
Lecture d’un texte de Mahmoud Darwich par Sylvie Parquet

13h30. Déjeuner de clôture

Ce colloque est le 4ème d’une série commencée il y a trois ans à Sétrogran, en partenariat avec Ici et ailleurs, autour de non philosophes qui ont fait quelque chose à la philosophie et aux arts :
- 2011 : Le Baudelaire des philosophes
- 2012 : Pasolini, à suivre ?
– 2013 : Orwell, les dissensus du sens commun.
Il fera l’objet, comme les trois précédents,
d’une publication coordonnée par Philippe Bazin.

Rencontres de « Sétrogran » (Nièvre)
03 86 50 58 89 Les Ourgneaux 58340 Montigny-sur-Canne

Télécharger le programme : fichier pdf SAÏD-PROGRAMME

À lire sur le Silence qui parle :
Albert Camus ou l’inconscient colonial / Edward Saïd
Bichon chez les Nègres / Roland Barthes

Également sur Mécanoscope

Bussière les papillons d'or

Jeff Wall, refonder la modernité / Philippe Bazin

(à partir du texte de Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne. Présentation pour le colloque Baudelaire, un trip philosophique, organisé par Ici et ailleurs à Sétrogran, Montigny-sur-Canne, les 30 septembre, 1er et 2 octobre 2011)

introduction
En tant que photographe faisant cette présentation dans le cadre de ce colloque de philosophes, mon intention n’est pas de discuter des bien fondés et des contradictions baudelairiennes internes à ce texte fameux Le Peintre de la vie moderne. Beaucoup s’y sont employés, et je n’ajouterai pas mon commentaire à ceux-là. À la relecture, sans cesse les photographies de Jeff Wall me revenaient à l’esprit en images, semblant comme illustrer ce que Baudelaire nomme dans un autre célèbre texte, Critique du salon de 1859, « les archives de notre mémoire », à propos de la photographie. Cette expression, qui a fait couler beaucoup d’encre dans le monde de la photographie depuis un siècle et demi, Baudelaire la précise dans Le Peintre de la vie moderne comme étant l’action raisonnée de notre esprit curieux qui désire tout absorber du monde entier. Ainsi dans cette présentation, j’essaierai de mettre en dialogue les écrits de ces deux artistes, alors que Wall indique qu’il n’y a pas d’écrits critiques sur l’art produit par des peintres ou photographes au XIX° siècle : « Enfant j’avais beaucoup lu et je savais que la meilleure critique d’art était celle des poètes, comme Baudelaire. J’avais bien remarqué que les grands critiques d’art du XIXè siècle étaient généralement des artistes, mais c’étaient des poètes et non des peintres ou des photographes ».
Jeff Wall est un artiste contemporain canadien, né en 1946 à Vancouver, qui se dit photographe, et non « artiste utilisant la photographie » ainsi que les artistes conceptuels des années 70 le disaient, lui qui les a étudiés au cours de ses études d’histoire de l’art et à l’occasion de textes critiques et théoriques qu’il a produits dans cette décennie. Dans l’un de ses entretiens avec Jean-François Chevrier, il insiste sur ce qu’il doit à Baudelaire : « Mais j’ai également compris qu’il était impossible de revenir à quoi que ce soit qui équivaudrait à l’idée du « peintre de la vie moderne » selon la formule de Baudelaire. Pourtant je pense qu’à bien des égards c’est pour le modernisme une expression fondamentale… Parce qu’il n’y a pas d’occupation plus juste. C’est une occupation complète parce que cette forme d’art, la peinture, est la forme d’art la plus éminente et le sujet est le sujet le plus grand. » Il commence tardivement sa pratique artistique, en 1978 à l’âge de 32 ans, par une photographie canonique, The Destroyed Room, 1978 puis en produisant des images qui sont des citations directes de ses grandes références, dans le domaine de la peinture quand il fait un remake du tableau de Manet Un bar aux Folies Bergères, Manet, Le Bar aux Folies Bergères, 1881-1882 Picture For Women, 1979 ou en photographie de Hippolyte Bayard, Bayard et son double : Double Self-Portrait, 1979 Hippolyte Bayard, Bayard et son double, 1861. On voit que pour Jeff Wall, le remake ne consiste pas à refaire à l’identique le passé, mais à le réinterpréter dans le présent, pas les vêtements, le décors, le mobilier. Chacun de ces éléments dans sa photo devient une notation précise sur une typologie de la vie actuelle d’un jeune artiste : un mur blanc, nu sans tableau comme un espace vide qui devra se remplir, un mobilier entre le bon marché Ikéa (le divan) et une aspiration au design contemporain (le siège). Le deux scènes se fondent dans un effet technologique équivalent, si ce n’est que l’ordinateur a remplacé le laboratoire.
En 1863, Charles Baudelaire publie enfin son fameux texte, le Peintre de la vie moderne. Dans ce texte, il affirme la valeur du présent comme source de plaisir esthétique : « Le plaisir que nous retirons de la représentation du présent tient non seulement à la beauté dont il peut être revêtu, mais aussi à sa qualité essentielle de présent ».
A Sudden Gust of Wind (after Hokusai), 1993 : JW réalise plus de cent prises de vues pour cette photo très proche de l’oeuvre de Hokusai. Ce qui s’actualise ici, c’est l’évidence du procédé numérique de montage pour la réalisation de l’image, c’est en cela que celle-ci accomplit sa qualité essentielle de présent malgré la presque imitation d’Hokusai. Baudelaire prend plaisir à examiner les œuvres des temps anciens dans la mesure où elles lui révèlent « la morale et l’esthétique du temps » en question. Acceptant l’idée d’un invariant esthétique quelle que soit l’époque, et qu’il nomme le Beau : « Le beau est fait d’un élément éternel, invariable dont la quantité est excessivement difficile à déterminer… » il préfère s’intéresser à « Un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion ». Sans cela le Beau serait indigeste, non approprié à la nature humaine. C’est à l’exploration des valeurs de ce qu’il nommera plus loin la modernité que se livre Baudelaire. Pour Jeff Wall, notre époque a produit une donnée nouvelle qui rend impossible le retour au peintre de la vie moderne selon Baudelaire, la peinture n’affrontant pas assez directement la question du produit technologique ayant envahi toute la vie quotidienne : « J’ai vu un panneau lumineux quelque part et ce qui m’a réellement frappé, c’est de constater que c’était pour moi la synthèse technologique parfaite. Ce n’était pas de la photographie,, ce n’était pas du cinéma, ce n’était pas de la peinture, ce n’était pas de la publicité, mais c’était fortement associé à tout cela… Cela répondait aux attentes essentielles vis-à-vis de la technologie, c’est-à-dire qu’elle représente par les moyens du spectacle. »

le mouvement
La première valeur moderne signalée par Baudelaire, c’est la vitesse, le mouvement : « Il y a dans la vie triviale… un mouvement rapide qui commande à l’artiste une égale vélocité d’exécution… un feu, une ivresse de crayon, de pinceau ressemblant presque à une fureur… » Mouvement qui va se matérialiser plus loin dans le texte de cette façon : « La série de figures géométriques qu’un objet (ici le navire) …engendre successivement et rapidement dans l’espace ». On ne peut que souligner la prescience de l’invention de la chronophotographie par Edward Muybridge à Palo Alto en 1878, ses développements par Etienne-Jules Marey en France à partir de 1882 et son intrusion dans le champ de l’art grâce à Marcel Duchamp en 1913 avec son Nu descendant l’escalier. Ce tableau, un demi-siècle après la phrase de Baudelaire, avait le pouvoir de déclencher encore un scandale à l’Armory Show à New York . The Giant (1992) semble vouloir se référer au tableau de Duchamp, puisqu’il s’agit d’un nu dans un escalier. Mais deux éléments ont radicalement changé : le nu est immobile, et le personnage est surdimensionné par rapport à l’environnement qui est ici reconnaissable. Il s’agit plus de la mère des connaissances (Alma Mater) dans la bibliothèque de l’Université de l’Etat de Washington à Seattle que d’une femme faisant le ménage. La surdimension nous renvoie bien sûr au montage, au trucage numérique et informe sur la technologie de réalisation. Mais pour la première fois JW produit une image de petites dimensions, où le personnage n’est pas à l’échelle 1. Ainsi la surdimension du corps est-elle contrecarrée par les dimensions de la photo (39×48 cm). An Eviction (1998), détail, dont JW a fait le film préparatoire à la prise de vue, met bien en lumière la question du mouvement, bien sûr par la course de la jeune femme, mais aussi pas la scansion rythmique des corps juxtaposés et des jambes entrecroisées. Tous les gestes sont théâtralisés, surjoués, que ce soit dans la photographie ou dans le film préparatoire de JW. Ici je ne montre qu’un détail de la photo, reprenant là ce que pratique JW lui-même, notamment lors d’une exposition de cette œuvre en 2004. Milk (1984) : « Dans Milk, comme dans quelques autres de mes images, des formes naturelles complexes jouent un rôle important. En jaillissant du récipient qui le contenait, le lait prend une forme que l’on ne peut pas vraiment ni décrire ni caractériser, mais qui provoque de nombreuses associations d’idées. Toute forme naturelle, avec ses contours incertains, est l’expression de métamorphoses qualitatives infinitésimales. La photographie semble parfaitement adaptée à la représentation de ce genre de mouvement et de forme, et ceci parce que, selon moi, l’acte mécanique d’ouverture et de fermeture de l’obturateur, qui constitue le fond d’instantanéité présent dans toute image photographique, est concrètement un type de mouvement opposé à ce qu’est, par exemple, l’écoulement d’un liquide ».
Ainsi le mouvement mécanisé, celui que la mémoire de Baudelaire enregistre comme des figures géométriques successives et saccadées, ne reproduit en rien le mouvement naturel des choses comme l’écoulement d’un liquide, mais au contraire la manière dont la technologie reproduit l’action de la mémoire.

l’anonyme voyageur
Baudelaire invente un peintre auquel il se réfère sans cesse et qu’il nomme par des initiales. Il s’en explique en indiquant que ce peintre de ses amis lui a expressément enjoint de ne pas citer son nom, il le supplie « De supprimer son nom et de ne parler de ses ouvrages que comme des ouvrages d’un anonyme ». De cette qualité d’anonymat en découle une autre, celle de non-spécialiste. En effet, Baudelaire oppose l’artiste au sens d’un spécialiste à « l’homme du monde », celui qui embrasse, parcourt et observe le monde entier, un voyageur toujours en mouvement d’un pays à l’autre. Le peintre moderne est donc déspécialisé et anonymisé pour parcourir « le monde moral et politique ». Il peut être « un citoyen spirituel de l’univers » et non, comme l’artiste, « une intelligence de village », « une brute très adroite », une « cervelle de hameau », etc… Le peintre moderne est curieux de tout, et cette curiosité est devenue « une passion fatale, irrésistible ». Overpass, 2001 Dorothea Lange, Famille de sans abris Oklahoma 1938 Heinrich Zille, Retour de Grunewald, vers 1900.
The Thinker (1986) est réalisé par JW en référence à une œuvre de Dürer, La colonne du paysan. Mais cette photographie évoque aussi le Penseur de Rodin. Pourtant, ce qui nous est montré ici est aussi un marcheur, avec ses grosses chaussures, un homme qui avec son sabre semble venir à la fois d’une autre contrée que j’imagine asiatique et d’une autre époque. Presque arrivé à la ville, notre marcheur semble se poser une dernière fois pour contempler le paysage urbain de la nouvelle vie qui l’attend. Il est déjà encadré par les réseaux urbains de la lumière et du transport de l’électricité alors qu’au loin s’étalent les chemins de fer et les autoroutes qui mènent au centre d’affaires de Vancouver et ses gratte-ciels. C’est donc un homme anonyme, mais pas un paysan, plutôt quelqu’un qui pense, que nous montre JW, semblant ici faire écho à la conception de l’artiste homme du monde entier de Baudelaire. Mais, citoyen de l’univers, homme du monde entier, multiplicité des endroits du monde à parcourir, Jeff Wall analyse cela, au contraire de Baudelaire, comme une expérience aliénante du fait que l’image suggère toujours deux mondes en même temps, celui du spectateur et celui du tableau : Pour moi, cette expérience de deux endroits, de deux mondes, en un instant, est la forme essentielle de la modernité. C’est une expérience de dissociation, d’aliénation. Pour Jeff Wall, le produit technologique est responsable de cette dissociation fondamentale et renvoie, non au personnage du tableau, mais à celui qui le regarde. Baudelaire pressent tout de même cela dans le Salon de 1859 en dénonçant la ruée sur le stéréoscope. Le stéréoscope réalise déjà ce rapport au secret que supposent les moyens technologiques du spectacle, le spectateur voit celui qui regarde seul dans le binoculaire et est mis dans l’impossibilité de voir ce que voit l’autre, forme d’interdit que les moyens industriels et de contrôle ont systématisés. Pour Jeff Wall : Je pense qu’il y a une fascination fondamentale pour la technologie qui vient du fait qu’il y a toujours un espace caché, une salle de contrôle, une cabine de projection, une source de lumière quelconque, d’où provient l’image. Movie audience, 1979 Quand nous allons au cinéma, nous entrons dans un théâtre qui a été réaménagé en machine à monumentaliser. Les immenses figures fragmentées projetées sur l’écran sont les débris agrandis de tragédiens d’un autre âge. Ceci implique que le spectateur du film est historiquement aussi un fragment, qui acquiert une identité sociale par une accumulation répétitive ; dans ce processus, cela devient un « public ». Le public ne regarde pas le produit ou l’action d’une machine ; il est à l’intérieur d’une machine et fait l’expérience de la fantasmagorie de cet intérieur.

l’enfance
Le peintre moderne est un convalescent dont les facultés sont aiguisées au plus haut point par la privation momentanée engendrée par la maladie qui s’éloigne enfin. Il est alors comme un enfant qui veut tout voir et tout comprendre du monde. L’enfant n’est pas spontanément tourné vers les valeurs du passé, « il voit tout en nouveauté », il est ivre, il absorbe tout. Pour Baudelaire, « le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté », mais une enfance douée « d’organes virils et d’un esprit analytique » comme l’enfant qu’était son ami : Il « assistait à la toilette de son père, et il contemplait … les muscles des bras, les dégradations des couleurs de la peau nuancée de rose et de jaune, et le réseau bleuâtre des veines ». Et plus loin, Baudelaire insiste sur l’artificialité de l’enfance qui est hors d’un sentiment de réel face à l’existence : « Le sauvage et le baby témoignent, par leur aspiration naïve vers le brillant… vers la majesté superlative des formes artificielles, de leur dégoût pour le réel, et prouvent ainsi, à leur insu, l’immatérialité de leur âme. Malheur à celui qui… pousse la dépravation jusqu’à ne plus goûter que la simple nature ».
Backpack, 1981-1982 : Dans cette photographie, un « épisode » de l’inquiétante étrangeté se joue. Le fils de JW endosse le sac à dos de son père. Normalement les enfants essaient les vêtements de leurs parents. Devant ce fond uniforme, un léger grotesque point car il n’y a pas d’échelle. Le personnage pourrait être un enfant trop grand pour son âge mais alors le sac est surdimensionné, ou bien le sac est dimensionné pour un enfant, alors celui-ci est très (trop) petit, ou bien enfin le sac est de taille adulte et l’enfant devrait avoir dans les 8 à 10 ans.
The Smoker, 1986 : Enfin The Smoker montre l’autre fils de JW quatre ans plus tard, dans l’archétype de l’adolescent qui fume sa cigarette en dépit de l’interdiction des parents. Son air est un peu buté, il adopte déjà la position, l’attitude, du dandy stylé décrit par Baudelaire. Mais ce n’est pas « un homme riche, oisif… élevé dans le luxe et accoutumé dès sa jeunesse à l’obéissance des autres hommes » et l’étrangeté vient de ce décalage du port de la cigarette qui semble être celui d’un vieil habitué.
A Ventriloquist at a Birthday Party in October 1947, 1990 : Le thème de l’artificiel comme signe du monde de l’enfance revient ici avec plus de force, la poupée est explicitement présente comme accessoire du ventriloque. C’est aussi, comme au cinéma, une photo rétro où JW a reconstitué le décors et l’atmosphère des goûters d’anniversaire de la bourgeoisie américaine avant l’arrivée massive de la télévision dans les foyers. Là donc, ce n’est pas la situation qui est actualisée, c’est le processus très contemporain d’un cinéma qui se retourne sur les époques passées, c’est une citation de film rétro et non un remake. Les enfants sont émerveillés devant ce faux artificiel qui parle, merveilleux qui est aussi, à propos de la ville et ses fastes ce sur quoi insiste Baudelaire. Comme presque toujours chez JW, le format de la photographie est très grand (229×352 cm) et le caisson lumineux récurrent à la présentation de l’ensemble de l’œuvre ou presque produit à plein son effet cinématographique. Un effet d’étrangeté familière vient de là, de la façon dont la photographie se rapproche alors de l’expérience cinématographique.
Vampires’ Picnic, 1991 : « Je voulais que ma famille de vampires soit une parodie grotesque des photos de groupe de ces horribles et fascinantes familles des séries télévisées comme Dynastie ». Ici JW inscrit le grotesque, le gore et l’anthropophagie dans l’univers familial, la sauvagerie rejoignant de manière trop appuyée et maniériste la violence intrinsèque de cet univers. Les effets d’éclairages du cinéma d’horreur, la lumière rasante et les contrastes très forts, sont manifestes et soulignent surabondamment le grotesque et l’artifice de la scène. Il le reconnaît lui-même, JW atteint là une position extrême et difficilement tenable du développement de ses grandes machineries photographiques des années 80-90.
In the Public Garden, 1993 : C’est donc une position de retrait plus nuancée qu’il adopte ensuite. L’enfant sortant de ce buisson ressemble à une poupée de porcelaine, à un automate. Il représente une innocence mécanisée, cette mécanisation produisant ce sentiment de merveilleux et d’artificiel dont parle Baudelaire dans son texte. Ici ce qui est brillant, c’est l’enfant lui-même, son front trop bombé et la lumière qui donne à sa chair une carnation de poupée. Mais ce qui est brillant aussi, c’est le point de vue de photographe, l’appareil est très bas, à la hauteur de l’enfant, c’est une position totalement artificielle que seuls les adultes qui veulent reproduire la vision supposée d’un enfant utilisent. Dans la photo de famille, peut-être la mère peut ainsi s’accroupir pour un tel point de vue, mais alors elle ne saurait garder une telle photo à moins d’un goût un peu macabre.

la ville-lumière
Le peintre moderne, doué de cette faculté d’observation analytique peut : « Admirer l’éternelle beauté et l’étonnante harmonie de la vie dans les capitales,… les paysages de la grande ville,… les fiers chevaux,… les grooms,… les valets,… en un mot la vie universelle… La foule est son domaine, comme l’air est celui de l’oiseau, comme l’eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, c’est « d’épouser la foule ». Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant mouvement, dans le fugitif et l’infini… L’observateur est un « prince » qui jouit de son incognito ». La ville, c’est à cette époque le lieu où passe un régiment chamarré, le lieu où le guerrier déploie ses ors. « Mais la nuit arrive et tout change : Mais le soir est venu. C’est l’heure bizarre et douteuse où les rideaux du ciel se ferment, où les cités s’allument. Le gaz fait tache sur la pourpre du couchant. Le peintre restera le dernier partout où peut resplendir la lumière, retentir la poésie, fourmiller la vie, vibrer la musique… » La vision de la ville de JW est totalement transformée par l’intrusion des technologies modernes de communication, issues du théâtre, de la photographie et du cinéma : ‘Le départ des spectateurs du cinéma laisse les rues de la ville désertes. Ma ville natale, Vancouver, est une ville universelle, c’est-à-dire une ville structurée par les réseaux de la télévision cablée, de l’exportation hydroélectrique et des matières premières et, bien sûr, par le réseau de l’urbanisation…. La nuit, les rues de cette ville sont peuplées avant tout de panneaux lumineux que personne ne regarde parce que personne n’est dans les rues. Ces panneaux sont culturellement à mi-chemin entre la gigantophilie archaïque du cinéma, le post-monumentalisme implosé de la télévision et l’art monumental dont la critique interne est le modernisme. Les panneaux fonctionnent de façon alambiquée entre ces trois pôles de culture, trois expériences du monument, trois formes d’acuité et d’amnésie historiques. Les panneaux sont du cinéma sans public, de la télévision pour le flâneur et de l’art mural nomade ».
The Bridge, 1980 JW met ici l’accent sur une qualité spécifique de la photographie dans la presse, le pouvoir indicateur de la légende. Cette photo est réalisée à une époque où prend forme un courant critique des données de la photographie de presse utilisant les codes de celle-ci pour en détourner les effets et ainsi en montrer les subterfuges.
Steves Farm, Steveston, 1980 Cette photographie est directement référée à la fois à Baudelaire dans sa partie gauche (le cheval) et à Dan Graham dans sa partie droite. JW a écrit un texte critique sur le travail de Dan Graham qui a lui-même écrit sur celui de JW. Ici la référence concerne « Homes for America », où Dan Graham met en évidence dans un magazine populaire la dimension industrialisée et normalisée de l’habitat américain.
Pleading, 1984 C’est la nuit, au sortir du spectacle dans la rue éclairée, l’armée du salut plaide sa cause. Une jeune femme interpelle ici un homme appareil photo en bandoulière.
After « Invisible man » by Ralph Ellison, the prologue, 1999-2000 Cette photographie est une illustration très proche de la description d’un noir s’enfermant dans sa cave après en avoir couvert le plafond d’ampoules électriques allumées 24h sur 24. Les lumières de la ville ne sont pas les mêmes pour tous, le livre se passe par ailleurs dans les rues d’une grande ville américaine plongées dans le noir lors d’émeutes raciales. On retrouve là le goût de JW pour les références à la littérature, ainsi que son souci d’utiliser les différentes applications de la photographie, notamment l’illustration ici.

le fantastique
Le peintre moderne est donc celui qui veille après tout le monde, tirant par son « crayon », sa « plume », son « pinceau » la quintessence de ce monde : « Maintenant, à l’heure où les autres dorment, celui-ci est penché sur sa table, dardant sur une feuille de papier le même regard qu’il attachait tout à l’heure sur les choses, s’escrimant avec son crayon, sa plume, son pinceau… Et les choses renaissent sur le papier… La fantasmagorie a été extraite de la nature… Tous les matériaux dont la mémoire s’est encombrée, se classent, se rangent, s’harmonisent… » Pour Baudelaire, cette fantasmagorie, c’est « le fantastique réel extrait de la vie » qui sans cesse emplit la mémoire ordonnatrice. Le peintre, après avoir vu et parcouru le monde toute la journée, se retire en dernier la nuit venue dans sa chambre et fait agir sa mémoire pour pouvoir se mettre au travail. Le monde prend un ordre dans son esprit, les informations se classent et s’harmonisent donc, et le travail du dessin peut commencer et celui-ci proposer une figure synthétique et compréhensible du monde. Le fantastique est là, dans cette transformation.
Adrian Walker, 1992 : « Michael Fried parle des différentes relations entre les personnages des tableaux et leurs spectateurs. Il a défini un mode absorbé, le mode théâtral étant exactement le contraire. Dans les tableaux absorbés, nous regardons des personnages qui ne semblent pas interpréter leur monde, seulement être dedans. Les deux sont bien sûr des modes de performances ». Chez Jeff Wall, on voit son assistant en train de dessiner, celui-ci ne voulant pas plus poser que le peintre mystérieux de Baudelaire ne voulait révéler son identité. Dans la photo, JW oppose deux bras, celui qui dessine et celui qui fait modèle en un jeu de miroir. Alors que dans la photo de John Thomson, « l’absence » du dessinateur signale surtout son aliénation à un travail à la pièce qui lui permet à peine de survivre au jour le jour dans sa mansarde.
John Thomson, Le peintre de lettres, Londres 1878
Philippe Bazin, Centre de restauration des œuvres du Musée Harvard, Cambridge Mass., 2010

la guerre
Si, avec une incroyable prescience, Baudelaire en appelle « à la beauté sobre et élégante du navire moderne », pré-voyant en cela Gropius ou Le Corbusier à la recherche de modèles pour l’architecture moderne, il oppose à cette beauté, comme l’autre face d’une même pièce, la guerre et « Ses débris funèbres, charrois de matériaux… ambulances où l’atmosphère elle-même semble malade… blessés livides et inertes… un monde guerrier traînant des provisions ou des munitions de toutes sortes… tableaux vivants et surprenants, décalqués sur la vie elle-même… » Les soldats chamarrés qui traversent les villes, si Baudelaire est enclin à les voir dans leurs atours comme des figures de mode, pourtant il en connaît le résultat final, sombre et épouvantable. Il ne nous épargne rien, dans une description précise qui veut nous faire sentir toute l’horreur physique de la guerre pour les soldats.
Dead Trops Talk (a vision after an ambush of a Red Army Patrol, near Moqor, Afghanistan, winter 1986), 1992 : JW traite lui de la guerre par le comique noir, le grotesque, le gore. L’humour noir, l’humour diabolique, le grotesque sont proches…. Le rire prend un caractère sinistre, névrotique, acide et ironique… « L’humour noir se distingue du comique, même s’il peut l’inclure : on le trouve aussi même quand personne ne semble rire ». Les morts des deux camps, afghan et russe, se réveillent et discutent, plaisantent ensemble. Le corps sont fragmentés et désarticulés, toujours en référence à Manet commençant d’objectiver la crise de la perspective classique. Ici, la perspective photo étant respectée, c’est de l’intérieur que la désarticulation se produit, par les corps morts et démembrés qui se relèvent, la cervelle ouverte et dégoulinante. Les références cinématographiques sont évidentes et nombreuses, comme une condensation de la Nuit des morts-vivants et Full metal Jackett, et bien d’autres. Dans son film documentaire pour la série Contacts, JW insiste sur la manière dont la photo est construite, morceau par morceau, signant là un grand tableau de la dislocation. Maintenant, tout est spectacle, n’importe quelle bataille peut être reconstituée ou inventée en studio pour figurer comme reportage dans les actualités télévisées.

Jeff Wall
Album : Jeff Wall

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la prostitution
« Dans la société moderne industrielle, la prostitution est l’état normal ». (Godard dans l’Avant-scène cinéma n°70, 1967, p 9) Pour Baudelaire, le peintre moderne est sensible aussi aux effets de la politique sur les peuples, car « Sous un gouvernement despotique, ce sont les races opprimées, et parmi elles, celles surtout qui ont le plus à souffrir, qui fournissent le plus de sujets à la prostitution ». Ces races opprimées, Baudelaire les situe parmi les peuples balkaniques et caucasiens, là où Neil Painter identifie dans cette même époque la naissance de l’idée de racisme à partir de la figure de la belle orientale blanche. Baudelaire recherche chez ces femmes « Le signe principal de civilisation… dans un coin de leur ajustement … si bien qu’elles ont l’air de Parisiennes qui auraient voulu se déguiser ». L’orientalisme, l’exotisme se tiennent là, dans ce léger écart qui nous permet de voir sous le familier l’autre comme différent, inférieur. Dans la peinture de Manet Le bar au Folies bergères, la serveuse dédoublée dans le miroir est une figure de l’absence dans un lieu de divertissement, indiquant l’arrière-plan prostitutionnel de sa situation, et métonymiquement la relation identique que le peintre entretient avec son modèle. Les Folies bergères sont un des hauts lieux du demi-monde parisien de l’époque. JW interprète lui aussi ce tableau de Manet comme un classique de l’aliénation de la vie moderne : « Les figures qu’il peint et représente sont simultanément palpables, c’est-à-dire érotisées de façon traditionnelle, et cependant désintégrées, vidées et même d’ores et déjà « déconstruites » parce qu’elles s’inscrivent dans cette crise de la perspective ».
Picture for Women, 1979 : C’est ce que veut remettre en jeu JW dans cette photographie dont il dit que : « C’est un remake du tableau de Manet… J’ai conçu mon image comme le schéma théorique d’une salle de classe vide ». Dans cette photo, c’est en fait l’appareil photo qui a pris la place de la barmaid, l’œil mécanique la remplaçant et jouant le rôle de cette absence, de ce vide. Le regard de l’homme sur la femme y devient donc central par le biais de l’appareil, et l’artiste est au service de sa machine. La femme n’est plus dédoublée par son reflet, elle tourne le dos à l’homme. C’est le regard de l’artiste qui est redoublé par la machine. La femme, elle, au lieu d’être absente et vide, nous regarde avec énergie, son air assez dur nous indiquant même une confrontation qui intimide l’artiste. La femme, par son jeu d’acteur, tient la performance de la prise de vue.
No, 1983 Quatre ans plus tard, JW revient sur la question de la prostitution de façon explicite dans la photo No. Une femme s’avance dans la nuit vers un homme pour lui proposer ses services. Les deux corps sont perdus dans la composition architecturale qui semble imposer ses angulations à la relation. L’espace est limité au coin de trottoir comme le geste de l’homme se limite au refus. Mais pourquoi ce refus si ce n’est qu’un autre regard est présent, la caméra, inscrivant l’homme dans une scène potentiellement médiatisée. En refusant les attraits de la jeune femme, l’homme signe son aliénation à la sphère médiatique de son époque.
A Woman and her Doctor, 1980-1981 Cette photo aborde finalement la même problématique que celle de Picture for Women, moins la présence de l’appareil technologique. Mais la sujétion à la technologie est sous-jacente dans le personnage du docteur qui semble bien vouloir exercer son pouvoir sur la jeune femme. On assiste là presque à un rendez-vous de prostitution, un homme âgé convoite une jeune femme attractive et décolletée. Celle-ci semble vivre la situation avec ironie et patience, elle représente une autre solution au refus d’aliénation proposé par JW, elle est moins en colère, plus condescendante, plus sûre d’elle.

le fait divers
Chez Baudelaire, la nature ne saurait donc être la source du Beau : « La nature n’enseigne rien… la nature contraint l’homme à dormir, à boire, à manger et à se garantir contre les hostilités de l’atmosphère. C’est elle aussi qui pousse l’homme à tuer son semblable, à le manger, à le séquestrer, à le torturer, car sitôt que nous sortons de l’ordre des nécessités et des besoins pour entrer dans celui du luxe et des plaisirs, nous voyons que la nature ne peut conseiller que le crime. C’est cette infaillible nature qui a créé le parricide et l’anthropophagie, et autres abominations ». Au contraire de cette nature sauvage et dévastatrice de l’homme, « Tout ce qui est beau et noble est le résultat de la raison et du calcul… Le bien est toujours le produit d’un art ».
A Fight on a Sidewalk, 1994 : Dans cette photo, on peut déceler la position de JW sur la question du fait divers. En effet deux éléments se confrontent ici. D’abord les deux personnages qui se roulent par terre l’un sur l’autre. A première vue il s’agit d’une bagarre, mais les corps sont tellement emmêlés qu’on ne voit pas de signe évident du résultat d’une lutte. On peut aussi regarder cette scène comme un enlacement érotique. La condensation de l’idée de fait divers et de relation amoureuse est un premier signe du point de vue de JW. Le deuxième élément est le tag sur le mur derrière. En fait, à y regarder de près, c’est un tracé abstrait qui évoque la grande peinture de l’abstraction lyrique américaine plutôt qu’un tag. Ainsi, le fait divers, vécu au XIXè siècle comme une sauvagerie et au mieux comme un divertissement vulgaire que Baudelaire déplore, est-il montré ici par JW dans sa relation érotisée s’inscrivant maintenant dans le grand art. Le spectateur de la scène n’est autre qu’un substitut du photographe qui contemple d’un air mécontent et désabusé cette transformation opérée par la sphère des médias.
The Arrest, 1989 : Cette photographie annonce en fait A Fight on a Sidewalk, elle reprend la scène urbaine nocturne qui constitue le background généralisé de l’œuvre de JW. Deux policiers blancs arrêtent un portoricain. Le regard de celui-ci est absent, comme pourrait l’être la serveuse du Bar aux Folies bergères, signant là la situation réelle du personnage. Le racisme est très évident dans cette image, l’arrestation semblant aussi être vécue comme une fatalité prévisible par le portoricain. Dans l’arrière-plan, l’ombre sur le mur est une ébauche de ce qu’on verra ensuite dans A Fight on a Sidewalk. Le geste du policier qui introduit son doigt dans la petite poche du jean est pour le moins ambigu d’autant que finalement ce portoricain semble sorti tout droit d’une backroom homosexuelle. Ce trio devient alors aussi une image de la prostitution. JW condense dans cette image le fait divers, l’homosexualité (coupable du Sida), le racisme, la prostitution.

le geste
À propos de la mode, Baudelaire nous invite à observer du vêtement, la « coupe », le « pli », le « geste », trois termes auxquels on peut juxtaposer au XXè siècle : le montage, la mode, la performance. Pour Baudelaire, ce que l’homme cherche, c’est la « modernité », il s’agit « de comprendre le caractère de la beauté présente » : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent… (le peintre moderne) a cherché partout la beauté passagère, fugace, de la vie présente, le caractère de ce que le lecteur nous a permis d’appeler la « modernité » ». JW insiste beaucoup sur la question du geste et sa transformation au XIX siècle, dans une perspective qui met en relation comparative la gestuelle pleine du corps dans sa totalité telle qu’elle s’exprime de manière théâtrale jusqu’au Baroque, avant que l’ère industrielle ne réduise ce corps à des fonctions parcellaires, mécaniques et séparées : « Le côté cérémonieux, l’énergie et la volupté des gestes de l’art baroque sont remplacés dans la modernité, par des mouvements mécaniques, des réflexes, des réactions involontaires et compulsives. Réduites à de simples émissions d’énergie biomécanique ou bioélectronique, ces actions ne sont pas à proprement parler des « gestes » au sens que donne à ce mot l’esthétique ancienne ». Jeff Wall semble faire cette synthèse à propos de la performance quand il indique : « La seule manière d’établir une collaboration entre le photographe et le personnage dans l’image était de mettre en place un jeu d’acteur… L’esthétique photographique était au cœur de ce que j’essayais de faire, mais il fallait y introduire la performance pour la transformer ». Ainsi, cette esthétique du transitoire, du fugitif, du contingent est-elle absorbée par les photographes de la rue, comme Henri Cartier-Bresson et son célèbre Instant décisif qui en découle et qu’il définit ainsi : « Une photographie est pour moi la reconnaissance simultanée, en une fraction de seconde, d’une part de la signification d’un fait, et de l’autre d’une organisation rigoureuse des formes perçues visuellement qui expriment ce fait ». Et JW d’ajouter paraphrasant HCB : « Le photographe devait être invisible et les sujets inconscients de la situation, indifférents, trop préoccupés par leurs conditions d’existence pour remarquer la présence du photographe ». C’est que JW rejette, ce dont il se démarque radicalement, en insistant sur le jeu de l’acteur, sur la théâtralité de la photographie non contingentée à l’acte de la prise de vue Si la condition de la mode dans la rue est justement d’être remarquée, la gestuelle du vêtement et du corps qui l’anime faite pour attirer l’attention du passant, alors sont créées les conditions d’une relation de « performance » et non d’inconscience.
Mimic, 1982 : « Mimic est une des images dans lequelles j’ai investi le plus d’énergie, et dont j’ai été le plus satisfait : j’avais cherché à reprendre et à transformer la photo de rue. Je pouvais désormais me rendre compte de l’expérience qui est le propre de la Street Photography : la confrontation avec un inconnu dans la rue mais à une autre échelle, en dirigeant des acteurs et en inventant une composition… Je monumentalisais la photo de rue… Le corps humain à l’échelle où il apparaît dans la peinture d’histoire. Faire se rencontrer le genre documentaire et la peinture d’histoire ».
Bien sûr ici on peut voir que la performance ne réside pas dans la gestuelle des acteurs de la photo mais plutôt dans le travail de JW a ordonner cette reconstitution de telle sorte que la photo semble absolument prise sur le vifn ou bien encore qu’il puisse s’agir d’un arrêt sur image cinématographique. Tous les détails sont extrêmement pensés afin que rien n ‘échappe à ce sentiment d’instantanéité. En regardant la photographie célèbre de Charles Nègre, qui a sans doute inspiré celle de JW, on se rend compte de l’extraordinaire investissement nécessaire à la réalisation de cette effet de réel alors que l’image est en même temps une condensation étonnante de multiples couches de significations comme : une altercation, la complexité des expressions de chaque visage, la question du racisme, la moquerie méchante, la domination de l’homme sur la femme, la différence de classes sociales, la violence de l’homme qui tire sa femme, le barbu post hippie, la jeune femme en short rouge et maillot blanc évoquant le drapeau japonais, la rue prise dans sa profondeur, le groupe qui marche vers le photographe (voir Garry Winogrand), la lumière dont les ombres sont parfaitement dirigées dans l’axe de la prise de vue, l’effet série américaine des années 70 (Les rues de San Francisco), etc. Ce qui est fugace au cinéma est ici figé de telle sorte qu’aucun défaut de jeu, d’accessoire, de lumière, de cadrage, n’échapperait au spectateur. JW Réalise là une grande machine à voir qui constitue l’un de ses chefs d’œuvre lui permettant d’accéder à la notoriété internationale.
Charles Nègre, Les petits ramoneurs, Paris 1853
Garry Winogrand, sans titre, New York 1961

conclusion
Le peintre moderne, c’est celui qui crée les « archives précieuses de la vie civilisée », et cette notion d’archive semble finalement être au cœur du projet de Baudelaire pour un art moderne. Revenant au texte du salon de 1859, il en appelle à rien d’autre pour la photographie : « Qu’elle sauve de l’oubli… les choses précieuses dont la forme va disparaître et qui demandent une place dans les archives de notre mémoire… » Mais pour Baudelaire, l’archive, c’est la manière de prendre la distance avec le quotidien, de l’idéaliser la nuit seul dans sa chambre avec le recul. C’est l’activation de la mémoire sur les contingences de l’existence. Tout l’art moderne, si l’on suit Bernard Lamarche-Vadel, est hanté par la disparition et érige le motif de sa propre disparition comme figure centrale d’un art qui n’existera que par l’enregistrement et l’archive. C’est aussi ce qu’indique Jeff Wall, cette fois-ci à propos de la littérature moderne comme objet d’art : « Il m’a semblé qu’à l’intérieur même du mouvement de rejet de la littérature par l’art moderniste, s’était dessinée l’hypothèse d’une nouvelle relation à la littérature… une nouvelle conscience, à travers sa négation, de la relation entre art et littérature… Nadja, de Breton était pour moi le modèle d’une pratique de l’écriture qui participe de l’art ».
Cette remarque concernant la littérature pourrait s’appliquer tout aussi bien à la photographie. La question pour Jeff Wall est de savoir comment intégrer celle-ci comme pratique artistique en s’appuyant sur sa négation par les milieux artistiques. Ce rejet était très prégnant dans les années 70, à un moment où les artistes minimalistes et conceptuels se disaient utilisateurs de la photographie et non photographes, et cherchaient avant tout une photographie pauvre, sans les qualités internes au médium que la photographie traditionnelle défendait, surtout aux USA avec le mouvement F64. Ainsi ce que propose Baudelaire pour la photographie, être l’archiviste des arts est peut-être une manière de la placer hors du jeu de l’art traditionnel pour qu’elle assume un nouveau rôle de transformation de l’art tout entier dans ses finalités, ce que bien plus tard André Bazin reconnaîtra dans son texte Ontologie de l’image photographique : « La photographie apparaît donc bien comme l’événement le plus important de l’histoire des arts plastiques. À la fois délivrance et accomplissement, elle a permis à la peinture occidentale de se débarrasser définitivement de l’obsession réaliste et de retrouver son autonomie esthétique… la photographie nous permet d’une part d’admirer dans sa reproduction l’original que nos yeux n’auraient pas su aimer et dans la peinture un pur objet dont la référence à la nature a cessé d’être la raison ».
Jeff Wall nous propose ainsi, avec la photographie acceptée dans l’humilité de son médium, les « archives » de notre propre époque : le cinéma, la peinture murale, le panneau publicitaire éclairant la nuit des grandes villes, la circulation et le voyage, le racisme, l’art moderne dans la hantise de sa disparition, la prostitution de la bourgeoisie possédante, la fin de l’enfance curieuse, etc… reprenant ainsi, comme le souligne Jean-François Chevrier, le programme de Baudelaire dans le Peintre de la vie moderne. La rénovation de la photographie moderniste, et donc de ce que celle-ci a entièrement déplace dans tout l’art, passe par la performance.
The Destroyed Room apparaît alors comme la hantise de cette disparition. Le lieu d’une archive elle-même saccagée, de la mode poussée dans sa propre contradiction, le geste supposé par ce qu’on voit dans l’image découpant le réel avec toute la violence et la furie de la folie. Jeff Wall : « Je me suis inspiré du style des vitrines des magasins de vêtement et d’ameublement. À ce moment-là, elles étaient très violentes, surtout sous l’influence du phénomène punk qui avait rapidement infiltré toute l’industrie culturelle ». Ainsi cette photographie constitue-t-elle exactement ce à quoi en appelle Baudelaire, « la morale et l’esthétique de notre temps ». Jeff Wall ne dit pas autre chose en reconnaissant sa dette à Baudelaire quand il dit ceci lors d’un entretien avec Jean-François Chevrier : « Baudelaire à reconnu que, avec l’essor de la notion du quotidien, de la vie vécue dans son actualité par les individus, tout ce qui compte devait être exprimé dans les termes de cette expérience de l’actualité, à tout moment, et que cette expérience devait être capable d’absorber et de réinventer toutes les formes prédominantes dans lesquelles l’art avait été jusqu’alors imaginé, religieuses, mythiques, rationalistes, etc. Tout devait pouvoir se retrouver « dans la rue », où l’auréole du poète est à jamais tombée ».
Cette notion de performance, apparue dans l’art au début des années 60 à New York (voir le texte de Susan Sontag), a permis à l’art de se libérer du cadre du musée et de la galerie, investissant ainsi tout lieu disponible, un garage, la rue, le désert etc. Mais bien sûr cette notion n’est pas propre à l’art et s’est étendue à tout le champ des activités humaines, dans l’entreprise, la communication, la publicité, le tourisme, la guerre. JW, intégrant cette notion, montre comment celle-ci a peut-être provoqué « la chute du poète dans la rue ». La rue est le paradigme d’une société de la performance, pour qui aucun espace ne saurait échapper à son emprise, l’espace privé quel qu’il soit devenant le lieu rétréci de la ruine.
Philippe Bazin
Jeff Wall, refonder la modernité / 2011
Publié sur Ici et ailleurs
Moma-Jeff Wall
Jeff Wall, refonder la modernité / Philippe Bazin dans Flux jeff-wall-the-destroyed-romm




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