Se braquer. L’Italie des années 1970.
L’étrangeté du titre de mon intervention lui vient d’une fausse évidence. Autonomie semble vouloir dire que l’on conduit sa vie tout seul, que l’on s’en donne à soi-même les règles, que l’on fait tout seul des choix. Et j’entends ici aussi l’autonomie pas seulement au sujet d’un individu mais aussi d’un collectif, d’une communauté, d’une région, d’un pays. Au point que l’autonomie tendrait à être identifiable à l’indépendance, au sens de celui qui vivrait comme bon lui semble (dans le cas d’une région selon ses coutumes, ses valeurs, ses orientations etc.), chaque individu ou chaque région serait dans une sorte d’oasis adaptée à son indépendance. Et alors rien ne s’opposerait à y inclure l’agent rationnel individualiste, cher au libéralisme, cet individu pouvant être une entreprise, une multinationale.
Ou alors, autre interprétation : si autonomie veut dire conduire tout seul sa vie, sera autonome celui qui saura en faire quelque chose de bien, qui se conduira comme quelqu’un de responsable, maître en sa maison. Evidemment, la question se pose de savoir ce qu’est alors une vie bonne, mais ce n’est pas important pour moi ici. Peu importe à quelle idée renvoie la valeur d’une vie, il n’empêche que la responsabilité sera pour chaque conception équivalent à l’autonomie.
Etre autonome au sens de conduire sa vie tout seul serait donc équivalent d’indépendance, d’individualisme ou encore de responsabilité. Toutefois on sent bien qu’on ne peut pas strictement identifier l’autonomie à l’indépendance, ou à l’individualisme ou à la responsabilité. Car se joue aussi le rapport à la liberté, à notre choix. Est-ce vraiment notre choix si les conduites que l’on adopte sont celles qu’adoptent d’autres que nous et qui nous viennent d’eux, comment d’ailleurs cela peut-il être en grande partie autrement ? Même les fameuses pratiques de soi, ou du soi, dont parle Foucault, si elles ont lieu seul, ne se font pas sans être reproduites par plusieurs, pas un ermite qui n’en imite un autre, en ce sens on n’est pas ermite tout seul… Et être responsable de sa vie, de ses actes n’est-ce pas répondre à un « tu dois être responsable » qui vient des autres, de la loi sociale, en suivant des normes propres à chaque société ?
Posons un autre problème, si je fais ce qui me plaît, je suis bien indépendant, mais n’est-il pas alors possible d’être soumis à ses désirs ? Est-ce vraiment-moi qui conduit ma vie ? Ne suis-je pas ignorant des désirs qui me déterminent comme le dit Spinoza ? Mes désirs ne sont-ils pas encore une fois d’origine extérieure, hétéronomes, imitatifs eux aussi ? Bien plus, n’est-ce pas dans ses moments où j’arrive justement à m’opposer à mes désirs que je suis le plus libre et donc le plus autonome, comme lorsque j’accomplis un acte moral ainsi que Kant le soutient ? Le sujet autonome désignant justement chez lui l’être capable de vouloir librement un acte moral, qui s’y soumet lui-même. On retrouverait alors une version plus forte du choix, de la liberté, de la responsabilité. Pas d’autonomie sans des coupures qui viennent rompre le cours de la vie du soi-disant autonome-indépendant, coupures qui attestent que l’individu, s’il conduit sa vie, n’est pas seulement celui qui se donne des règles, mais est aussi celui qui lui donne de nouvelles directions.
Dans cette optique, l’autonome responsable serait alors celui qui prend des risques, qui prend ses responsabilités, qui n’est pas un suiveur mais plutôt celui qui sait s’écarter des chemins tracés, qui sait donner des coups de volant (et même au sens propre, et en allant dans le sens de Kant, quand la loi morale me commande. Quand par exemple je choisis de donner un coup de volant pour m’arrêter sur le bord de la route et venir en aide à quelqu’un, alors que j’ai un fort désir d’arriver au plus vite chez des amis). Etre autonome n’est donc pas seulement suivre un chemin mais braquer, et même mieux, être autonome c’est se braquer. Tant braquer veut dire à la fois s’orienter (quand on tourne ses roues ou même quand on braque son fusil en visant quelque chose) et se braquer signifie s’opposer à quelque chose. Je propose donc qu’on entende à la fois ces deux sens au sujet de « se braquer ». En me braquant je m’oppose, je refuse et je laisse place à une autre orientation, à une autre tournure, une autre manière d’être. Se braquer serait donc se tourner, avec une certaine tournure, tout en se détournant. Et l’impulsion que je reçois pour ma nouvelle tournure serait en prise directe sur celle de se détourner.
Et c’est bien ce que suppose l’acte moral kantien, je refuse de suivre mes inclinations sensibles, mes désirs personnels, je m’en détourne pour, en créant une forme d’immobilité par cette opposition, m’orienter vers et par la morale, selon une certaine manière d’agir. Je rappelle juste en passant que Kant est celui qui a créé le concept d’opposition réelle, en jeu dans tout refus, j’oppose en moi une force à une autre (comme quand je me retiens de rire), et je forme par là un centre immobile, un 0 (comme celui des nombres négatifs) (Cf Le concept de grandeur négative) Et dire que je me braque implique bien un rapport à soi, dont témoigne le pronominal « se » braquer. Donc en me braquant je braque autrement ce que je suis, m’opposant en même temps à ce que je ne veux pas être. Et je laisserais volontiers résonner dans le sens de braquer, l’acte délictueux (comme quand on braque une banque), pour sortir du registre moral dans lequel l’autonomie kantienne nous cantonne.
En effet, n’y a-t-il pas liberté de la volonté quand on fait quelque chose que personne n’ose faire parce que ce n’est pas moral ? Kant en convient partiellement quand il évoque le mal radical puisque nous faisons le choix du mal. N’est-on pas encore plus autonome tout seul ? Car à s’en tenir à la seule liberté morale au sens de Kant, ce n’est pas une autonomie tout seul puisque l’impératif catégorique, qui est comme le crible pour déterminer si une action est morale suppose que celle-ci soit universalisable, c’est-à-dire que cette action puisse être effectuée par d’autres sans contradiction.
Pourrait donc être autonome tout seul celui dont les conduites sont issues de ses propres braquages. Y aurait-il alors possibilité d’affirmer, ce que je disais être cette fausse d’évidence, que l’on peut être autonome tout seul ? Je fais de suite trois remarques, je parle de conduite depuis le début mais je précise que j’entends par là autant des conduites en tant que comportements (et qui impliquent des affects en tant qu’un comportement suppose des choses qui lui conviennent et d’autres qui ne lui conviennent pas) et aussi des conduites de pensée, des manières de penser (avec leurs affects aussi). Si bien que braquer concerne autant des nouvelles pensées que des nouveaux comportements, les changements d’orientation sont des problèmes de pensée comme de corps. Deuxième remarque, qui est un rappel, encore une fois, cela s’adresse aussi à un collectif. Troisième remarque enfin. N’assimilons pas se braquer à gouverner. Gouverner suppose quelque chose à gouverner et suppose de viser asymptotiquement un certain état de cette chose corrélatif d’un certain geste gouvernemental. Il faut donc plutôt limiter les braquages, qui seraient plutôt signe de fausse route, gouverner c’est piloter. Or, un mauvais pilote c’est celui qui braque, dont la conduite est composée de gestes brusques, qui n’a pas une conduite souple. Et parfois on braque pour éviter des obstacles que l’on rencontre. Gouverner c’est plutôt anticiper les obstacles, obstacles qui sont autant extérieurs qu’intérieurs au gouverné. Car le premier obstacle pour un gouvernement est celui qui n’est pas gouvernable. Ce pourquoi un geste gouvernemental ne pourra s’effectuer que s’il est partagé par tous, que si tout le monde se gouverne (rapport intérieur au gouverné). Pas de gouvernementalité sans colonisation des gestes de chacun. Comme le disait Foucault pour les Grecs, celui qui se gouverne soi-même gouvernera les autres, comme s’ il ne fallait pas s’arrêter à soi… L’autonomie propre à la gouvernementalité est donc celle qui réduit les modalités gestuelles en mettant en variation un seul geste gouvernemental, elle ne se fait donc pas seule car ce geste nous colonise, il demande d’avoir ses compétences. C’est à se demander si on peut encore parler d’autonomie.
A l’idée que l’autonomie peut avoir lieu seul résiste donc celle de l’autonomie du braqueur. Cependant ne dira-t-on pas de quelqu’un, d’un collectif, qui n’arrêterait pas de se braquer, dont la conduite est trop brusque, que la conduite de leur vie ne serait alors pas très assurée ?, peut-être même n’auraient-ils pas le temps de tirer profit des nouvelles voies que leur offriraient leurs braquages. Un individu, un collectif ne pourra donc être autonome que s’il ne rencontre pas trop souvent d’obstacles, or comme ces obstacles ne dépendent pas de lui, on comprend qu’il ne pourra pas vraiment être autonome tout seul. Et un geste gouvernemental est un des principaux obstacles, lui inculquant ses conduites. Il est donc préférable de s’unir entre ingouvernables pour être autonomes. Cela ne veut donc pas dire que tous les autres sont que des obstacles, ils peuvent au contraire nourrir de beaux changements, où se déploient de nouvelles puissances d’exister.
Si bien que lors de certaines rencontres soit je braque avec la complicité des autres, qui eux braquent aussi, nous trouvons de nouvelles voies positives, soit je me braque, on se braque ensemble, si c’est un obstacle. Mais cette alternative est encore une fois trop exclusive, comme je proposais de l’entendre tout à l’heure. Car même dans les rencontres positives il s’agit toujours pour faire naître de nouvelles orientations de s’opposer en partie à celles que l’on suivait avant. Se braquer peut donc vouloir dire aussi se braquer contre soi, c’était le sens que je relevais chez Kant avec l’opposition à nos inclinations sensibles. Reste à savoir toutefois si cette opposition précède la nouvelle orientation. On peut en effet soutenir que c’est en trouvant une nouvelle voie, en braquant autrement ce que nous sommes, en se conduisant autrement, qu’en même temps on s’oppose à d’autres gestes qui deviennent incompatibles avec les nouvelles conduites. Et il semblerait que cela se passe plutôt comme ça dans ces rencontres positives, c’est parce que nous découvrons de nouveaux gestes que nous nous opposons aux anciens. Mais en tous les cas, bonnes ou mauvaises rencontres, les autres peuvent favoriser que l’on se braque.
Il n’y a donc pas d’autonomie tout seul, il n’y a d’autonomie qu’à plusieurs. Et je crois que ce leurre de la pensée d’une autonomie tout seul nous vient des positions républicaines, libérales, ou de responsabilisation des gouvernés, culminant avec la gouvernementalité néo-libérale. C’est un leurre entretenu pour dépolitiser le problème de l’autonomie. Et pour discréditer tout braquage, ces pouvoirs n’aiment pas que l’on se braque, ils trouvent même cela stérile (le fameux : arrête de te braquer !) alors même que c’est le germe de nouveaux gestes. Mais dire qu’on ne peut pas être autonome tout seul ne veut pas dire qu’on ne peut pas être autonome. J’aimerais alors continuer de suivre la piste que je viens d’ouvrir en évoquant ces autonomies du se braquer, du braquage en abordant une situation concrète qui répondrait au problème sur lequel je débouche : que serait un collectif autonome qui serait aussi des autonomies des groupes ou individus qui le composent ? Comment penser le rapport, les relais, entre les braquages du collectif et les braquages au niveau des individus et groupes qui le composent ? Comment ça pourrait se passer quand ça se braque de tous les côtés et à plusieurs échelles ?
Il me semble que l’on peut en avoir une idée avec cette situation exemplaire qu’a été l’Italie des années 1970 où l’autonomie a été, vous le savez, centrale. « Central » n’est peut-être pas le mot adapté, car elle a été plutôt polycentrée (1), puisqu’il y avait plusieurs autonomies qui coexistaient et vous voyez que je me rapproche alors du problème que je posais. Pour évoquer ici ces années 1970 en Italie, je m’appuierai sur le livre de Marcello Tari Autonomie ! Italie, les années 1970 paru à La fabrique en 2011 ainsi que sur le Ceci n’est pas un programme du collectif Tiqqun. Je ne dis pas que ce sont les meilleurs livres pour en parler, je n’en sais rien, et de toute façon même si cela l’était on ne pourra jamais penser que deux livres peuvent à eux seuls parler d’une période. Ce qui m’intéresse est que certaines des perspectives qu’ils ont choisi d’adopter nous apprennent des choses pour répondre au problème que je posais tout à l’heure au sujet des autonomies multiples, où ça se braque.
Un petit rappel historique pour commencer, sur ce qu’ont été dans leurs grandes lignes ces années 1970 italiennes. Tari les fait commencer en 1973, c’est l’ouverture d’une séquence dans laquelle nous sommes encore et plus que jamais plongés. Je cite Tari « En février 1973, les Etats-Unis procèdent à une nouvelle dévaluation drastique du dollar, après l’abandon de l’étalon-or décidé par Nixon en 1971. C’est un véritable acte de guerre et le début d’une nouvelle ère du capitalisme dans laquelle, à bien des égards, nous vivons encore : la spéculation financière sur les marchés mondiaux, l’accaparement des matières premières, la fragmentation extrême du travail, la domination de et par la communication sont les leviers qui ont permis aux seigneurs du monde de faire repartir l’accumulation du profit et du pouvoir, en réinventant au passage une nouvelle forme d’individualisme et de « production et de souci de soi » qui modèlera ce que Giorgio Agamben a appelé « la petite bourgeoisie planétaire ». Dès lors, « crises » et « reprises » se succèdent régulièrement, jusqu’à aujourd’hui où la crise ne présume même plus d’une vraie reprise mais seulement de son approfondissement nihiliste (2). » Où on remarque encore ici que l’autonomie du souci de soi néolibéral, soi-disant en solitaire (la production de soi par soi) est inséparable d’une forme de pouvoir qu’est justement le néolibéralisme.
Revenons alors à l’Italie, c’est dans ce contexte qu’ « en Italie, en 1973, la lire se dévalue à toute vitesse, les importations de biens de consommation sont bloquées, les prix des produits grimpent vertigineusement. [...] d’un jour à l’autre, à cause des mesures économiques du gouvernement, les salaires réels deviennent insignifiants. Et avec la « récession » se profilent les licenciements de masse dans toutes les grandes usines et un avenir désespéré pour les jeunes générations. » (3) En mars 1973 la plus grande usine d’Italie, l’usine Fiat à Mirafiori (50000 salariés) dans la banlieue sud de Turin est bloquée trois jours par les ouvriers. Les ouvriers se braquent. Et ils se braquent aussi contre le travail, il n’est pas question d’auto-gestion, l’usine est à l’arrêt. Ou du moins certains se braquent contre le travail, pas ceux qui se disent de la classe ouvrière, chapeautés par le Parti Communiste Italien, qui veulent plutôt lutter pour l’amélioration de leur condition. Or se braquer contre le travail ne va pas être sans permettre que les ouvriers s’orientent plus franchement vers de nouvelles formes de vie que certains vivaient déjà en partie mais auquel le travail faisait obstacle. C’étaient surtout des jeunes ouvriers, immigrés et fils d’immigrés du sud de l’Italie ou piémontais, une vraie plèbe, mal vue pas les syndicats, arrivée dans les usines dès le début des années 1960 déjà très impliquée dans les grèves de 1969 (voir le livre Nous voulons tout de Nanni Balestrini), qui avant cela « ne travaillent que le temps strictement nécessaire pour acheter leur billet pour le prochain voyage, qui vivent dans des maisons collectives, qui volent de la viande dans les supermarchés [des braquages], qui ne veulent plus rien savoir du travail fastidieux, répétitif et socialement inutile de surcroît, auquel ils sont censés consacrer toute leur vie. » (4) Le geste de résistance qu’a été le blocage de l’usine n’était donc pas sans être en relation avec la résistance de gestes qu’étaient ceux de ces autres modes de vie où ça se braquait déjà.
Il ne faut pas réduire évidemment ce qui se passera alors en Italie à la seule ville de Turin, il faut rajouter Milan, Bologne, Rome, Naples et autres, de plus et surtout cela sortira très largement du cadre de l’usine occupant toutes les dimensions de la vie. Enfin, je l’ai dit et c’est cela qui nous intéresse, il n’y a pas qu’une autonomie, de multiples autonomies se sont créées, des autonomies de désubjectivation dont je vais surtout parler (désubjectivation des anciennes appartenances capitalistes des femmes, des étudiants, des prisonniers, des homosexuels) autonomies de collectifs de quartier, des comités ouvriers à quoi il faut rajouter ceux se revendiquant du courant marxiste plus connu de l’opéraïsme dont Negri et Tronti sont les figures les plus connues (Lotta Continua et Potere Operaio). Cette autonomie va trouver sa vigueur et son déploiement sous plusieurs formes entre 1975 et 1976 avant de s’intensifier, devenir plus insurrectionnelle et donner lieu au Mouvement de 1977, avec un engagement plus affirmé dans la lutte armée (certains groupes comme les Brigades rouges (BR) n’étant voués qu’à cela). On connaît la fin, l’exécution en 1978 d’Aldo Moro (président de la démocratie Chrétienne qui allait signé un compromis national avec le PCI) par les BR suivi d’une violente répression de l’Etat contre tous les autonomistes qui réagissent en se militarisant mais perdront cette guerre civile. (12000 autonomistes sont incarcérés, 600 s’exilent à l’étranger)
Cette autonomie italienne est donc une multiplicité d’autonomies. On n’a plus affaire à l’autonomie de la classe ouvrière de laquelle se revendiquent avec conflictualité certains groupes (les maoïstes, les trotskistes, les staliniens etc.) mais donc, surtout, à des autonomies de désubjectivation : « autonomie des ouvriers, autonomie des étudiants, autonomie des femmes, autonomie des homosexuels, autonomie des enfants, autonomie des prisonniers » (6). Et ces autonomies se déclarent plus par des manières d’agir, le « comment » et non le « qui », elles se déclarent par des gestes singuliers et non par une certaine orthodoxie ou des gestes normalisés. Ainsi écrit Tari « à la gestualité normative des groupes répondait une rafale de gestes irréductiblement singuliers, et même lorsqu’ils se muaient en habitude, c’était encore avec un goût de l’excès de signification qui a préservé ces expériences de toute opération de récupération. » (7) Est intéressante cette idée de Tari que les gestes sont considérés excessifs car on ne peut pas dire ce qu’ils signifiaient, ils nous font plus parler qu’on ne peut parler d’eux. Ces gestes trouent les savoirs, les discours en place. Je donne un exemple, Tari cite Félix, un jeune militant du Sud : « Je ne veux pas être récupéré par la normalité hétérosexuelle parce que je ne crois pas en elle. Mais je ne crois pas non plus en un modèle homosexuel et alors, conscient de mes limites, je veux progresser dans ma libération pour faire exploser tout ce que j’ai refoulé et me changer moi-même et n’être ni homosexuel ni hétérosexuel et, plus que bisexuel, être ce que nous ne savons pas encore, parce que c’est réprimé. » (8) C’est en se braquant en lui-même contre lui-même que naissent les gestes de Félix du rapport à sa sexualité, en libérant d’autres gestes qui sont réprimés, sans qu’il sache avant leur libération que la répression portait sur eux. Comme si on ouvrait des portes sans savoir qu’il y avait des prisonniers dans la pièce dans laquelle donnaient ses portes. En libérant un geste d’autres viennent à la suite, libérés, formant des lignées de gestes.
C’est ici l’autonomie sexuelle d’un individu mais les gestes sont aussi collectifs comme ceux qui ont été appelés des gestes d’autoréductions (visant la gratuité, on réduit soi-même les prix) qui consistaient en des braquages pour répondre aux besoins élémentaires. Deux exemples de gestes d’autoréduction : des collectifs « montent dans les bus, sabotent les oblitérateurs et distribuent des tracts, ou ils montent en groupe et attendent l’arrivée du contrôleur pour lui arracher tout son bloc de contraventions et en sortant, ils inscrivent des slogans sur les flancs du bus. Ou encore [...] ils se présentent en grand nombre dans un supermarché et ils invitent les gens à s’approprier la marchandise, ce que tout le monde s’empresse de faire : l’expropriation ne dure pas plus d’une minute. » (9)
Je reviens à la conjonction des deux sens de braquer, car il est manifeste maintenant que les gestes singuliers de chaque autonomie, qui la braque toujours dans de nouvelles voies avec de nouvelles manières d’être étaient aussi des gestes pour se braquer contre, des sépar/actions (Separ/azione) disait-on alors. Le « contre » est aussi un « pour ». « Notre non à la société des sacrifices est un droit à occuper des immeubles et des « centres sociaux » » (10) . Ceci est marqué avec insistance par Tiqqun « L’Autonomie [...] n’est qu’une succession d’actes de naissance comme autant d’actes de sécession. C’est donc l’autonomie des ouvriers, l’autonomie de la base par rapport aux syndicats, de la base qui dès 1962, à Turin, saccage le siège d’un syndicat modéré à Piazza Statuto. Mais c’est aussi l’autonomie des ouvriers par rapport à leur rôle d’ouvrier : refus du travail, sabotage, grève sauvage, absentéisme, étrangeté proclamée par rapport aux conditions de leur exploitation, par rapport à la société capitaliste. C’est l’autonomie des femmes : refus du travail domestique, refus de reproduire en silence et dans la soumission la force de travail masculine [etc.] C’est l’autonomie des jeunes, des chômeurs et des marginaux qui refusent leur rôle d’exclus, ne veulent plus se taire ». Et comme le remarque avec pertinence Tiqqun « Contrairement à ce que laissera entendre la connerie sociologisante, toujours avide de réductions rentables, le fait marquant, ici, n’est pas l’affirmation comme « nouveaux sujets », politiques, sociaux ou productifs, des jeunes, des femmes, des chômeurs ou des homosexuels, mais au contraire leur désubjectivation violente, pratique, en acte, le rejet et la trahison du rôle qui leur revient en tant que sujets. Ce que les différents devenirs de l’Autonomie ont en commun, c’est de revendiquer un mouvement de séparation par rapport à la société, par rapport à la totalité. » (11)
Ce qui est donc intéressant est qu’on ne se braque pas pour être reconnu mais pour le contraire, pour ne plus être reconnu socialement. On n’arrête pas de braquer autrement ce que nous sommes, on se braque contre soi-même pour encore plus être soi-même. Comme l’écrit Carla Lonzi en 1978 : plus je suis quelconque, plus je suis moi-même. (12) De plus on saisit que ces autonomies sont en relation, ne serait-ce déjà car elles se séparent ensemble d’une même totalité, d’une même société, d’où les grandes manifestations qui jalonneront cette période (telle celle de Bologne en 1976) et les luttes armées. Et cette totalité, cette société contre laquelle on se braque est celle de la gouvernementalité, c’est-à-dire de conduites, de gestes qu’on ne veut plus habiter. Cela s’étendant aussi et surtout, jusqu’au coeur des relations familiales, de l’administration du foyer, d’où le rôle très important des femmes dans ce mouvement d’autonomie.
Construire de nouveaux territoires consiste de prime abord à ne plus habiter certains gestes pour en habiter d’autres. La revendication d’autonomie qui est aussi celle du territoire commence par là. Ce pourquoi Tari a tout à fait raison de dire que plus que conquérir des territoires il faut déjà arracher des territoires au contrôle étatique, c’est-à-dire à des gestes gouvernementaux que l’on habitait. « A Milan et à Rome, des centaines de familles prolétaires occupaient des immeubles entiers où elles mettaient en place des crèches, des dispensaires, des centres de consultation pour les femmes. A Naples et dans le Sud, les listes de chômeurs étaient gérées directement par les assemblées autonomes et non par les bureaucrates du Bureau du travail, et tout le monde commença à réfléchir à l’organisation de la vie des quartiers, y compris en régulant par le bas le prix des marchandises et en expulsant les fascistes et les spéculateurs. » (13) Les autonomies se joignent à travers la composition de leurs gestes, c’est en habitant ensemble des gestes différents qu’on construit un territoire, la conquête du territoire en son sens propre en est alors le corrélat. Même occuper un logement est en premier lieu habiter le geste d’occuper.
Pour résumer, l’autonomie italienne des années 1970, était donc des autonomies se produisant chacune par des gestes singuliers, on peut parler ici d’une libération de gestes et non d’une liberté d’un sujet. On se braque en libérant des gestes. Ces gestes singuliers pouvant être ceux d’autoréductions qui sont aussi des braquages en son sens délictueux. Et dans cette Italie des années 1970, on se braque, Sépar/action, sécession (contre le travail, la reproduction de la domination domestique etc.), contre la gouvernementalité qui unit tout ce contre quoi on se braque. Si bien que les autonomies s’unissent. Le se braquer à l’échelle de chaque autonomie est un se braquer à l’échelle de toutes les autonomies, à l’échelle de l’Autonomie. En un premier sens l’unité de l’Autonomie vient donc en miroir du Un qu’est l’ennemi : la gouvernementalité néo-libérale. Et cette gouvernementalité est aussi ce qui conduit la transformation du territoire de la ville en métropole, ce pourquoi le numéro d’avril 1976 du journal Rosso titrera : « Ouvriers contre la métropole » (14). Cela introduit à la question du territoire et à un autre sens de l’unité des autonomies lié à celui-ci.
En effet, selon un deuxième sens l’unité est celle du territoire par cohabitation des gestes singuliers qui se composent, se coordonnent ou parfois rentrent en conflit (il importait aussi de se braquer entre autonomes). Or, comme ces gestes singuliers entraînent la libération de nouveaux gestes, on peut dire que chaque libération d’un geste par une autonomie n’est pas sans retentir en libérant un geste d’une autre autonomie puisqu’il y a cohabitation des gestes. Par exemple les gestes liés au refus du travail sont dans un rapport de retentissement avec les nouveaux gestes des femmes dans le foyer domestique.
Une conclusion s’impose donc : plus on est autonome à plusieurs plus on l’est mieux tout seul. Ou autre formulation en entendant se braquer comme je le propose depuis le début, s’opposer et se réorienter avec d’autres manières d’être : c’est parce que nous nous braquons que je me braque et c’est parce que chacun se braque que nous nous braquons, que nous devenons donc autonomes. On comprend enfin au terme de ce petit parcours toute la différence qu’il peut donc y avoir entre se braquer et résister. On devient autonome en se braquant alors que l’on essaye seulement de conserver une forme d’autonomie en résistant. Il n’y a pas de production de soi par la résistance. D’où le rapport différent au pronominal. On peut dire qu’on se braque mais non qu’on se résiste. Au point même que l’on valorise plus le fait d’être irrésistible que résistible.
Alors, même si cela ne peut se décréter : soyons irrésistibles, braquons nous.
Philippe Roy
Peut-on être autonome tout seul ? / 2014
Publié sur Ici et ailleurs
Lire également les Conditions de l’autonomie / Alain Brossat
1 Marcello Tari, Autonomie ! Italie, les années 1970, La fabrique, 2001, p. 71.
2 Autonomie ! Italie, les années 1970, p.13.
3 Autonomie ! Italie, les années 1970, p.14.
4 Citation de Bifo par Tari, ibid., p. 26.
5 Ibid., p. 129
6 Ibid., p. 53.
7 Ibid., p. 50.
8 Ibid., p. 157.
9 Ibid., pp. 184-185.
10 Ibid., p. 186
11 Tiqqun, Ceci n’est pas un programme, p. 53.
12 Autonomie ! , p. 142.
13 Ibid., p. 123.
14 Ibid., pp. 180-184.
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La question de l’autonomie soulève d’emblée un paradoxe vertigineux : pour en bien parler, pour en rigoureusement parler, il faut s’intéresser à ses conditions. Celles-ci, nous le savons bien, sont de toutes sortes : économiques, sociales, culturelles, psychiques… Dès lors, que reste-t-il de l’autonomie, fût-ce comme possible si celle-ci est soumise à tant de conditions ? C’est autour de ce paradoxe que j’aimerais organiser mon exposé, en suggérant que c’est là que se situe le vrai point de rencontre entre critique et autonomie : le travail de la critique consistant, pour l’essentiel, en la matière, à penser les conditions cachées de l’autonomie et, en conséquence, à débusquer les illusions d’autonomie, là où précisément ces conditions sont ignorées ou font l’objet d’un déni. Je vais, pour commencer, appuyer ma réflexion sur un film qui fait partie du patrimoine cinématographique mondial, La foule – The Crowd, de King Vidor (1928), un film muet, par conséquent. Cette œuvre raconte l’histoire d’un jeune provincial états-unien, John Sims, qui est né sous une bonne étoile - le 4 juillet 1900, le Jour de l’Indépendance, donc, la première année du siècle. Son père, lorsqu’il le voit à sa naissance, s’exclame que « le monde va entendre parler » de ce nouvel arrivant. Dès son premier âge, sa famille prend grand soin de lui, lui fait donner des cours de piano et acquérir toutes sortes de savoirs destinés à ce que cette prédiction se vérifie ; à faire en sorte qu’il se distingue à tout prix parmi tous les autres. A l’âge de douze ans, discutant avec ses copains de ce qu’ils feront quand ils seront grands, il reprend à son compte la prédiction paternelle : « My Dad says I’m going to be somebody really big ! ». Dès cet instant, John Sims va se conduire constamment non pas seulement comme si l’avenir lui appartenait, mais comme s’il se distinguait radicalement de l’homme ordinaire ou bien, comme le dit le titre du film, de la foule, en ceci qu’il serait, lui, maître de son destin, tandis que tous les autres seraient, eux, pour l’essentiel placés sous l’emprise de toutes sortes de déterminations – sociales, économiques, etc. A l’âge de 21 ans, il « monte » à New York, persuadé, en naïf petit Rastignac américain qu’il est, que la métropole lui appartient et qu’il va se séparer de la masse en soumettant les conditions extérieures aux conditions de son talent et de sa volonté. En d’autres termes, Sims est l’archétype de la particule élémentaire de la société des individus (Norbert Elias), celui qui ne peut appréhender sa condition (individuelle dans la masse) que pour autant qu’il se perçoit comme « plus différent » que tous les autres et même, dans le cas de Sims, le plus différent de tous – une différence en forme de distinction et d’exception positive, ici. Ou bien, dans les termes qui sont ceux de notre colloque, il oppose son (imaginaire) autonomie souveraine à l’inexorable hétéronomie de la masse qu’il a sous les yeux. Cette illusion de souveraineté ne se réduit pas à un vague sentiment de liberté : John Sims est convaincu qu’autant la masse est vouée à la tyrannie des conditions existantes, autant, lui, a la capacité de se donner à lui-même sa propre loi », non pas au sens où il s’agirait de s’affranchir des codes moraux ou juridiques, mais pour autant qu’il est convaincu de pouvoir, lui et lui seul, arracher son existence au corps de la masse et faire valoir des qualités qui lui appartiennent en propre. S’il était plus attentif à l’origine de cette certitude, il remarquerait à quel point son fondement est obscur et repose sur une aporie : c’est son père, sa famille qui l’ont destinés à se croire différent et autonome, là où tous les autres seraient voués à l’hétéronomie. C’est dans cette insurmontable dépendance filiale que s’est forgée cette illusion, un destin se substituant, tout simplement à un autre…
Ce film est une fable, donc. Celle-ci va prendre la forme de l’enchaînement inflexible des circonstances au fil desquelles se trouve défaite, détruite, démontée la présomption d’autonomie de John Sims. A peine installé à New York, le voici donc qui, en guise de trajectoire exceptionnelle, unique, se voit contraint de travailler comme gratte-papier pour une compagnie d’assurances, assigné à un numéro, le 137, dans une immense salle où des dizaines d’employés subalternes mal payés s’activent à longueur de journée à aligner des listes de chiffres et à vérifier des imprimés. De puissantes images de vie urbaine, de masses humaines s’écoulant sur les trottoirs, de circulation automobile dense, de structures géométriques (les bureaux, les gratte-ciel) rendent manifeste et tangible la littérale absorption de notre supposé sujet unique par la foule, l’opération de son amalgame à la pâte de la masse. Les scènes de sortie de bureau où les jeunes employés font la queue devant les lavabos pour se rafraîchir avant d’aller rencontrer, dans des mouvements parfaitement synchronisés, leurs équivalents féminins à la porte de l’immeuble, suggèrent avec une force incomparable cet effet de sérialisation des existences ordinaires. Sims fait un nouveau pas en direction de son enfermement dans la fausse conscience de l’autonomie lorsqu’il tombe amoureux de Jane, une employée comme lui, la séduit, puis l’épouse (anthologique séquence du voyage de noces rituel aux chutes du Niagara), ne cessant de se sentir conforté, au fil des étapes de ce parcours affectif et social, dans sa certitude d’être né sous le signe de l’unique et du différent : regardant la foule qui grouille sur les trottoirs du haut d’un autobus à impériale, il s’enivre de sa différence élective : « Regarde donc tous les pauvres types, lance-t-il à Jane, tous les mêmes ! ». La leçon, si ce n’est la « morale » critique de la fable se trouve, si l’on veut, concentrée dans cette séquence où s’enchaînent la rencontre à la sortie des bureaux, le flirt, la séduction, la nuit de noces dans le train qui conduit aux chutes du Niagara, le mariage, puis l’installation du couple. On assiste là à la succession des moments où l’individu (tout sauf un atome social ou une monade, tant il est poreux) éprouve la plus intense des jouissances liées à l’impression d’autonomie dont il s’exalte, ayant la certitude d’avoir choisi Jane entre toutes, tant elle est différente (« You’re different ! », lui lance-t-il dans un moment d’exaltation, l’unique, c’est-à-dire, bien sûr, « la plus belle fille du monde »). Or, c’est précisément dans ces moments que l’existence de Sims accuse les traits de stéréotypie et de dépendance les plus marqués face aux contraintes sociales et culturelles inflexibles. Tout, avec son parcours amoureux puis familial le situe dans les circuits du plus ordinaire de la vie des employés (S. Kracauer), de la photo de la jeune épouse devant les chutes du Niagara au rêve de l’achat de la maison familial ; tout ceci anticipant sur ce sinistre repas de Noël avec la belle-famille qui donne à celle-ci l’occasion de rappeler à Sims que, bien loin d’être l’être d’exception et le maître de son destin qu’il prétend être, il n’est non seulement qu’un être très ordinaire, mais, pire, un raté pas même fichu d’obtenir une augmentation de salaire après son mariage… Toute la suite du parcours de John Sims est marquée par l’oscillation entre son enfoncement dans le sol fangeux des sombres régularités sociales qui vont faire de lui un époux imparfait et malheureux puis résigné, un père endolori par la perte de l’un de ses enfants, un chômeur que menace la misère… et le retour périodique de ses rêveries inconsistantes de reconquête de l’autonomie grâce à ses « big ideas »… Le film s’achève sur l’image troublante et ambiguë d’une salle de cinéma où les spectateurs riant à gorge déployée pourrait bien être en train de se moquer de la présomption de celui qui, si durablement, s’est pris pour l’exception capable de défier la règle du jeu. Et c’est ici que le film construit, si l’on peut dire, son paradigme philosophique : bien parler de l’autonomie consisterait beaucoup moins, dans un premier temps du moins, en la défense et illustration de celle-ci à travers toutes sortes d’exemples positifs (condition de majorité kantienne, bien sûr, mais aussi bien, autogestion ouvrière, un grand motif des années 1970 en France ou encore communes paysannes exemplaires pendant la guerre civile espagnole…) que dans une critique radicale et systématique des fictions autonomistes et des illusions d’autonomie ; dans la mise en place d’une analytique des formes générales de l’hétéronomie, entendue comme préalable à toute spéculation sur les conditions de l’autonomie. L’apologue du film de King Vidor est donc bien clair : si vous voulez avoir une chance d’accéder un jour à la possibilité non pas tant d’être autonome que de gagner en autonomie, d’accéder à l’autonomie en tant que terrain d’expérience, alors commencez par vous assurer des prises solides sur tout ce qui vous assigne à l’hétéronomie. Si John Sims tend à la fois vers l’exemplarité et vers l’impersonnel, comme Emma Bovary, s’il tend à devenir exemplaire en tant que parangon de l’impersonnel, c’est qu’il est bien cet homme de la moyenne et de la norme par excellence, le sujet modèle du destin social et qui cependant va s’obstiner jusqu’au bout à flirter avec une autonomie fantasmagorique en demeurant convaincu qu’il finira par tordre le cou au destin et par montrer à ses contemporains de quoi est faite sa valeur unique et singulière. Et c’est bien de cette incroyable prétention que semble se moquer cruellement le public-juge impitoyable de la dernière image du film…
Je ne voudrais pas réduire cet apologue à une portée purement sociologique. La force du film tient à ce qu’il donne à penser, à la « proposition » qu’il contient : une présentation rigoureuse des conditions de l’hétéronomie dans sa relation avec les illusions de l’autonomie. Le ton légèrement sarcastique du film, notamment à la fin, n’est pas le signe du mépris qu’inspireraient à King Vidor les naïves présomptions du « petit homme » Sims. C’est plutôt un ton d’empathie avec celui-ci, le film pouvant être compris comme une sorte d’exhortation adressée au quelconque à faire de la question de son autonomie, de la relation entre systèmes de dépendance et liberté propre l’objet de sa réflexion, plutôt que se lancer à corps perdu dans tous les pièges que lui tend la société, la vie moderne. King Vidor converge avec des penseurs comme Norbert Elias, Siegfried Kraucauer, Cornelius Castoriadis, Pierre Bourdieu, qui, au delà de ce qui les sépare, ont en commun de se demander ce qui peut demeurer d’un projet d’autonomie dans des sociétés comme les nôtres, considérées comme des fabriques d’individus destinés avant tout à en assurer le « fonctionnement continué » (Castoriadis), pris dans des réseaux de normes très serrés, devant se tenir à la hauteur d’exigences très élevés en matière d’auto-contrainte (Elias). En d’autres termes, le plus ordinaire des conditions de la socialisation, dans nos mondes, ne dresse-t-il pas des obstacles à peu près insurmontables devant un projet d’autonomie ? Une réponse à la fois néo-platonicienne et néo-kantienne, celle de Castoriadis, par exemple, va consister en substance à dire qu’une société dont l’ambition serait de destiner les sujets qui la composent à l’autonomie se doit d’accorder une place centrale à l’éducation, une éducation qui serait tout le contraire d’un dressage ou d’une pure et simple domestication, une véritable paidéia (Caumières, p. 111), destinée à faire en sorte que les individus intériorisent, incorporent l’esprit de l’autonomie, les dispositions, les gestes qui s’y rattachent – l’autonomie étant alors tout à la fois un horizon axiologique, un fonds normatif, le socle des conduites, ethos et habitus. Cette approche sera portée à mettre l’accent sur la dimension collective de l’autonomie et sur le fait qu’elle trouve obligatoirement son support dans des institutions. Mais nous voici donc, du coup, au bord de l’aporie : quid d’une autonomie instituée ou institutionnelle ? Ne risque-t-on pas de retomber dans la figure de la fabrique – celle de sujets « autonomes » qui, sont, précisément, ceux que requiert les formes informatisées du capitalisme contemporains, le capitalisme des start-ups et des champions de l’innovation perpétuelle, les brillants jeunes gens qui ont tôt fait de nous soumettre à la tyrannie de leurs diaboliques inventions – Facebook, Twitter et autres tablettes digitales… ? Une autre approche, en distincte opposition avec celle-ci, mettra en relation le motif de l’autonomie avec ceux de la déprise, voire de l’arrachement, du franchissement des limites voire de la transgression – disons une approche foucaldienne, pour faire vite. La seule chose qu’elle aurait en commun avec la précédente serait qu’elle mettrait l’accent sur le fait que l’autonomie est bien un enjeu d’exercice effectif, qu’elle ne saurait donc se réduire à la conquête de la « liberté intérieure » et autres thèmes de teinture stoïcienne. Mais, dans leur acception fondamentalement nietzschéenne, ces motifs (déprise, résistance, défection, voire insurrection…) ne prennent tournure qu’aux conditions de jeux de forces ou, diraient certains de nos amis géomètres, à l’intérieur d’un certain diagramme : ce sont toujours des contre-forces qui s’opposent à des forces en prenant appui sur elles et donc en étant tributaires d’elles. Les contre-conduites foucaldiennes ne sont évidemment pas programmées, dans leurs formes et leurs effets, par ce à quoi elles s’opposent ou résistent, mais elles en sont tributaires ; ceci, dans la mesure même où il n’existe pas de dehors pur des relations de pouvoir – la rétivité à l’école, genre Zéro de conduite, débouche aujourd’hui bien davantage sur la reprise du sujet rétif par d’autres pouvoirs, d’autres disciplines, d’autres institutions que sur l’éternisation de l’instant de vive jouissance où l’enfant s’émancipe de la discipline scolaire, franchit le mur le mur et « choisit la liberté »… Dans une perspective foucaldienne, il est moins question de conquête de l’autonomie que d’expériences de la liberté dont le propre est d’être des moments d’intensité forcément discontinus, tributaires de configurations spécifiques, singulières : le soulèvement iranien, les émeutes dans les prisons, la naissance du syndicat indépendant Solidarnosc en Pologne, une cavale, une expérience communautaire, la découverte des backrooms en Californie, etc. En ce sens même, l’autonomie n’est pas un concept qui fait très bon ménage avec l’analytique des pouvoirs foucaldienne, on en trouve un indice d’ailleurs dans le fait qu’il ne figure pas dans l’index des notions établi par les éditeurs des Dits et écrits. Foucault est certainement un philosophe de la liberté, et un philosophe de la critique aussi, mais pas ou peu de l’autonomie. Dans les jeux de forces adverses ou en tension, le geste requis n’est pas celui de l’autonomisation qui suppose une forme de séparation mais bien de l’opposition ou de la contre-apposition. Ce qui est premier, c’est la relation entre des forces qui se contrarient mais tout en conservant une liaison organique, en s’enveloppant les unes les autres, le modèle demeurant la relation gouvernants-gouvernés. Le « jeu » de la résistance ne consiste donc pas à se rendre autonome de ce qui discipline, retient, programme, conduit (etc.), mais en quelque chose de plus subtil et qui se décline sous des modes variés : déprise, déplacement, défection, rétivité, obstruction, inertie, bref tout le catalogue des conduites destines à produire toutes sortes de perturbations et dérèglements dans le gouvernement des vivants. Cette approche foucaldienne des expériences de ou avec la liberté, expériences dont la contingence pure est l’élément, peut valoir comme une mise en garde contre toute tentation d’ « essentialisation » de l’autonomie : l’autonomie d’un sujet, d’aucune façon, ne saurait être un état, elle ne peut être qu’un devenir. Il est très important de distinguer le concept (philosophique) de l’autonomie de son acception politique ou plutôt étatique courante : la Catalogne est, dans le cadre de l’État espagnol, une province « autonome », ce qui veut dire qu’elle dispose de certaines prérogatives en termes de gouvernement local, nullement qu’elle se donne à elle-même sa propre loi en toutes matières – j’imagine que le Code pénal qui s’y applique est le même que dans d’autres régions de l’Espagne…
Pour boucler la boucle en me rapprochant à nouveau du film de King Vidor, je voudrais insister sur tout ce domaine invisible qu’ignorent bien à tort les approches insuffisamment « matérialistes » de l’autonomie qui font florès aujourd’hui. Ce qui caractérise le sujet ordinaire de nos sociétés, c’est en premier lieu la densité des réseaux de dépendance et d’interdépendance dans lesquels il est pris et qui constituent la base matérielle, intersubjective, culturelle et morale de ce qu’il perçoit comme ses marges d’autonomie, indissociables de sa condition de majorité. J’ai été saisi par cette évidence, il y a deux ans, lorsque j’ai pris ma retraite de l’Université : quelques semaines avant de passer de la condition de professeur des universités qui m’assurait un salaire convenable à celle de retraité de l’enseignement, j’ai commencé à me réveiller la nuit : non seulement je ne savais pas quels seraient désormais mes revenus, mais rien ne m’assurait, après tout, que ma retraite allait tomber, à la fin du mois, en lieu et place de mon salaire. Je me suis trouvé tout à coup, au terme de décennies où ma confiance dans le monde était placée sous condition de mon statut de fonctionnaire, à anticiper sur l’expérience du « petit homme », du John Sims qui se demande si, demain, le sol ferme sur lequel il a pensé marcher pendant toutes ces années ne va pas s’effondrer sous ses pas… D’une façon générale, lorsque nous réfléchissons à nos marges d’autonomie, lorsque nous désirons augmenter notre autonomie, nous avons tendance à négliger ou, ce qui est la même chose, à considérer comme acquis tous ces systèmes d’appareillage et de soutènement de nos existences par tous ces dispositifs cachés. Il est à peu près inconcevable pour nous que tout ceci puisse brusquement prendre fin un jour et qu’ainsi nous puissions être sommés de réformer et reformer entièrement notre entendement à propos de notre autonomie…
Et pourtant, nous y sommes ou presque. Une multitude de signes pronostiques tend à montrer que tout ce domaine d’ « acquis » supposés est, en vérité, révocable et conditionnel : au Portugal, les salaires des fonctionnaires ont été brutalement amputés de un cinquième à un quart sur injonction des régents « européens »de la bonne gouvernance libérale ; à Chypre, les retraits bancaires ont été suspendus pendant une semaine et les gens ordinaires se sont retrouvés sans liquidités ; aux États-Unis, des centaines de milliers de fonctionnaires se sont retrouvés à deux doigts d’être mis à pied, sans salaires ; en France même, des retards apparaissent de façon récurrente dans le versement des salaires à certaines catégories d’employés des communautés territoriales, comme c’est la règle dans nombre de pays des pays pauvres et de déplorable « gouvernance » ; en Grèce, des dizaines de milliers de fonctionnaires ont été licenciés ou sont menacés de l’être. Etc. C’est à dessein que je ne parle ici que des catégories à statut et pas de la toujours grandissante armée de réserve du capital – cela fait longtemps que toutes ces populations de plus en plus précaires qui composent cette dernière savent que leur autonomie est l’otage des « lois du marché ». Le problème de nos sociétés est que cela même qui étaie notre autonomie requise (« Sois autonome ! » est la paradoxale injonction que nous adressent constamment et l’autorité et le capital) constitue pour nous un système de dépendances multiples. Nous problématisons couramment l’exercice de notre liberté comme affranchissement de toutes sortes de tutelles qui nous sont imposées par l’État, les pouvoirs, l’autorité – tout ce qui, au sens extensif, vise à nous gouverner, en langue foucaldienne. Mais d’un autre côté, l’expérience historique tend à nous montrer que lorsque, dans des circonstances tout à fait particulières et exceptionnelles, ce système dense des tutelles/protections s’effondre, se dérobe, s’évanouit, le résultat n’est pas nécessairement la récupération de l’autonomie perdue par le sujet en société (selon la fable déployée par Rousseau dans le Discours sur l’origine…), mais souvent tout l’inverse : la panique, la tombée de la masse sous l’emprise des conduites régressives et apeurées, la pagaïe, le temps de la rumeur, du chacun pour soi, etc. Comme le rappelle Elias Canetti dans le chapitre de Masse et puissance intitulé « Masses en fuite », l’exode de juin 1940, suite à la victoire éclair des troupes allemandes, est l’un de ces moments d’effondrement vertigineux de l’autorité étatique et de l’ordre civil dont la mémoire collective des Français a conservé le souvenir traumatique– et non pas, pour l’essentiel, celui du temps de l’autonomie retrouvée mais bien de tous les abandons et de toutes les frayeurs. La foule en déroute abandonnée par l’État qui se forme alors, a perdu toute cohérence et elle régresse vers un état d’anomie traversé par toutes sortes de flux de hargne, de méfiance, de haine, vulnérable à toutes les rumeurs… Il est vrai que le moment de cette disparition des carcans dans lesquels la liberté de mouvement des individus est d’ordinaire enserrée n’était pas particulièrement heureux… Et il est vrai qu’à cette scène de retombée collective en enfance, on pourrait en opposer d’autres où une foule en expansion et « marchant d’un bon pas » (Michelet) oppose sa puissance destituante ou destitutrice à la puissance ébranlée de l’État et, en dessinant les contours d’un peuple nouveau, sans précédent, (peuple de Tahir, peuple de Taksim…), oppose le motif de l’autonomie du collectif rassemblant dans toute leur bigarrure des gens ordinaires revendiquant leur condition de majorité aux décrets de l’État autoritaire et policier prétendant les diriger en troupeau. Il me semble qu’une des tâches premières de la critique, dans le présent, serait de travailler à aiguiser l’imagination du possible, à l’encontre de l’ensemble de ces facteurs qui conspirent, dans nos sociétés, à entretenir en nous l’illusion toujours plus intenable de ce que j’appelle la condition immunitaire. Une séquence nouvelle s’est ouverte, en Europe, avec l’effondrement de l’État yougoslave, qui a été l’occasion pour des millions de gens de passer pratiquement du jour au lendemain d’une telle condition à celle d’une totale exposition aux rigueurs de la terreur et de la guerre civile. Nous savons, nous Européens communautaires, mais d’un savoir qui demeure encore abstrait et vaguement distrait, que ce qui est arrivé aux Grecs peut être notre lot demain, et vous avez, vous, l’horrible guerre d’entre-extermination syrienne à vos portes. A défaut de nous inciter à espérer pour un avenir proche de grands moments de conquête de l’autonomie partagée, ces éléments de contexte contemporain que nous avons en commun sont du moins susceptibles d’aiguiser notre capacité d’anticipation sur ce que l’on pourrait appeler l’enracinement dans le présent de l’inconcevable même : concevoir l’inconcevable comme une dimension du présent, cela me paraît, pour nous, dans l’espace d’une philosophie de l’actuel, une tâche de première importance, un exercice requis de notre vocation critique. Mais inversement, ce n’est pas à vous, amis de Galatasaray, que j’apprendrai que ce motif de l’imagination de l’inconcevable comme possible quand même ou pourquoi pas ? peut, dans ce même présent, se décliner sur un mode infiniment plus heureux . C’est vous qui avez, tout récemment, façonné à pleines mains l’événement dans sa propriété facétieuse d’exposer dans l’instant l’insignifiance de la situation antérieure, de cette durée dans laquelle les sujets étaient englués et qui se donnait comme éternelle et insurmontable. C’est vous qui avez expérimenté l’infinité des possibles qui surgissent quand se met en mouvement la dynamique d’autonomie d’un peuple en marche, un autre peuple que celui de l’État, des gouvernants, des cléricaux, du patriciat et du patriarcat, des militants de l’économie et du marché… C’est vous qui avez senti vous porter le vent de l’autonomie toutes ces semaines durant . C’est vous, donc qui en parlerez mieux que nous, pauvres pèlerins issus d’un monde exsangue et fatigué, disait Nietzsche…
Alain Brossat
les Conditions de l’autonomie / 2013
Publié sur Ici et ailleurs le 31 décembre 2013
Eléments bibliographiques et filmographiques
Norbert Elias La société des individus, traduit de l’allemand par Jeanne Etoré, Fayard, 1991.
Elias Canetti Masse et puissance, traduit de l’allemand par Robert Rovini, Gallimard « Tel », 1986.
Siegfried Kracauer Les Employés, traduit de l’allemand par Claude Orsoni, Editions Avinus, 2000.
Philippe Caumières Castoriadis, le projet d’autonomie, Michalon, le bien commun, 2007.
Michel Foucault Sécurité, territoire, population, cours au Collège de France 1977-1978, leçon du 1er mars 1978. (Gallimard/Seuil, 2004.
Jean Vigo : Zéro de conduite, 1933.