Amalgame, confusion, antisémitisme, antisionisme, fascisme, et bêtise.
On aura beau démontrer à ces « idiots » qu’ils ont tort, leur crier d’arrêter de supporter cet humoriste, il en ressort toujours plus renforcé et vindicatif ainsi que ceux qui le soutiennent.
Un français dont le père est originaire du Cameroun, ex-pays colonisé par la France, appuie ses spectacles sur la haine des « Juifs » dont les associations représentatives se liguent contre lui avec les institutions françaises pour l’interdire, et les journaux font chorus.
Mettre les Juifs, les Israéliens et les sionistes dans le même panier est une bêtise réductrice. Mais ne pourrait-il pas y avoir un amalgame encore plus grossier qui viendrait renforcer celui-ci en le rendant d’autant plus infernal par un étrange processus de superposition ?
Revenons à ce ressentiment parodique et « nauséabond » qui traverserait cette foule de fans « déraisonnables ». De quel affect s‘agirait-il ? D’une révolte qui se trompe d’adversaire ?
Et si l’amplification de l’affaire Dieudonné et la virulence du débat, derrière le nom de « Juif », visait plus largement le mètre étalon qui dicte la loi de nos démocraties libérales, un discours d’homme-blanc-occidental avec ses effets de domination ? Ne s’agit-il pas d’une condensation où le nom de Juif va servir d’amalgame à plusieurs représentations plus ou moins voilées ?
Bizarrement (ou au contraire, on pouvait s’y attendre), l’argumentation qui consiste à expliquer à l’autre ce qu’il peut dire ou ne peut pas dire ne semble pas contenir le phénomène. La bêtise résiste, comme si le discours n’avait pas d’effet sur l’affect.Posons l’équation affective à travers une autre forme de logique qui travaillerait à partir des notions de déplacement, de métonymie et de condensation qu’on retrouve en psychanalyse.
Qu’est-ce qu’une condensation ? Un ensemble d’ »associations affectives », ou amalgames d’images qui se groupent et se fusionnent uniquement parce que leurs objets sont marqués d’un « ton affectif commun » de joie, tristesse, amour, haine, etc. (Th. Ribot).
Essayons de comprendre comment les mots définissent des appartenances auxquelles on s’identifie et fonctionnent en réseau, où les ensembles parfois se chevauchent, ce qui ferait dire qu’il y a confusion chez certains qui ont la tête dure, mais cette confusion est peut-être nourrie par des télescopages qui se forment de façon mécanique, des redondances qui donnent consistance à des positions affectives de façon automatique, et le moyen de lutter contre elles ne se réduirait pas seulement à mettre en accusation ou à faire des distinctions raisonnables.
Une quadruple superposition entretiendrait peut-être les amalgames entre Juif, Israélien et sioniste : l’histoire de l’Occident et des peuples colonisés / la Shoah où la valeur des victimes serait à l’avantage des « blancs » / l’ « apartheid » en Israël qui divise les Israéliens « occidentalisés » et les Palestiniens relégués en citoyens de seconde zone / les banlieues métissées et leur exclusion de fait dans une France divisée.
D’après cette perspective, ce ne serait donc plus tant le nom de « Juif » qui serait visé, bien que, par déplacement, il concentrerait les haines de certaines voix révoltées, mais plutôt le discours de domination occidental et les conséquences qu’il continue à porter en Israël, mais aussi en France, et qui s’est compliqué depuis la période coloniale.
La partition entre colons et « métèques » était acquise de plein droit par le racisme qui imprégnait les discours. Aujourd’hui ces discours sont déconstruits en droit, mais les mêmes coordonnées tiennent toujours la place sous des rapports qui se sont compliqués du fait qu’ils reposent sur des situations qui persistent sous d’autres formes et qui sont désormais en violent décalage avec des principes conquis comme ceux d’égalité des droits, et où lorsque l’inégalité était entendue, elle se vivait avec une conscience plus tranquille, tandis que désormais elle fait gonfler la haine et le cynisme de façon inévitable.
Quel est public de D. sur lequel s’appliquerait cette équation ? Une large palette de français issus de l’immigration, ou alors, solidarité étrange, des partisans de l’extrême droite et d’extrême-gauche, liés ensemble par un antisionisme et un antisémitisme qui ne prend pas la même forme pour les uns et les autres, mais tous nourrissant une haine violente contre Israël et les juifs.
Parmi la multitude de ces groupes, en se contentant de dessiner une simple partition, on pourrait déjà distinguer les supporters issus de la France métissée qui se sentent solidaires des Palestiniens au nom d’un sentiment d’injustice et dont l’antisémitisme a pour composante essentielle l’effet de la politique israélienne, et leur sentiment d’être eux-mêmes exclus en France, disposant de peu de représentativité dans la politique ou dans les médias, sauf sous forme de prototypes assimilés. Du côté de l’extrême droite, des antisémites « vieille France » qui haïssent Israël qui pratique une politique dont ils rêveraient pour la France, et qui s’en prennent aux « Juifs français » qui saperaient les valeurs de l’ « identité française », tandis que, dans le même temps, ils soutiendraient la politique nationale en Israël pour renforcer leur identité « juive »… Egalement des défenseurs de l’ « identité noire » qui s’entendent avec les autres extrémistes au nom de l’idéal du chacun chez soi. Enfin, et le plus surprenant, les partisans d’une nouvelle forme d’identité nationale métissée, nouveau pli étonnant car il semble contradictoire, et qui fonctionne sur une revendication d’égalité qui arriverait à faire coexister extrême droite et métissage…
On pourrait ajouter un pli supplémentaire, et considérer que métissage à la française et capitalisme peuvent également faire bon ménage dans une nouvelle orientation postcoloniale, et que la couleur de la peau ne serait plus même un critère, comme dans le film Grigris de Mahamat Saleh Haroun, où on voit comment un français métropolitain d’origine tchadienne gère une affaire mafieuse en employant des tchadiens « locaux », film qui tout en soulevant cette problématique est lui-même embarrassant, la langue choisie pour faire parler les personnages étant le français.
http://www.clapnoir.org/spip.php?article998
Comme le dit Achille Mbembe à travers une autre perspective, « la condition nègre ne renvoie plus à une affaire de couleur », elle serait devenue post-raciale.
http://www.liberation.fr/livres/2013/11/01/achille-mbembe-la-condition-negre-ne-renvoie-plus-a-une-affaire-de-couleur_943932
Ensuite, si l’on s’attache à la politique étrangère suivie par la France, les gouvernements et leurs représentants, gardiens d’un héritage de valeurs généreuses conquises par les luttes pour les droits, en usent pour protéger chacune des communautés vivant en France, notamment la communauté juive, et en appeler à la coexistence, tout en étant en porte-à-faux quant à leur politique vis-à-vis d’Israël, pays d’apartheid qui n’est jamais condamné et où les relations commerciales prospèrent malgré l’inégalité qui y sévit et qui est en contradiction avec les mêmes valeurs prônées par les politiciens au nom du vivre ensemble. On ne peut pas dessiner des frontières où des discours sont valables d’un côté et non de l’autre, et c’est cette hypocrisie qui revient sous forme d’une maladie de façon de plus en plus purulente. Elle attise le cynisme et la haine, et conduit machinalement à l’amalgame entre Juif, Israélien et sioniste par cette drôle de torsion où le métissage deviendrait la revendication d’une nouvelle forme d’identité nationale homogénéisante au nom de l’égalité. « Etre français » serait devenu une façon de s’opposer à l’identité nationale israélienne qui reste une vieille forme qui essentialise la judéité en créant la discrimination par une politique coloniale classique, cette dernière renvoyant à la France dans laquelle nous serions encore et où les « blancs domineraient toujours » un pays « métissé ».
Ajouté à cela, la compétition victimaire, et si nous ne remettons pas en cause le statut exceptionnel de la Shoah (comme de tout génocide), nous pouvons nous interroger sur l’insistance de ce discours. N’entretient-il pas une autre tension ? Derrière le nom de « Juif », il y aurait la haine du « blanc colon » qui porte un discours de domination et pour lequel, quand une victime est un blanc européen, il vaut toujours plus qu’un métèque, et l’effet traumatique de la violence serait plus fort pour les héritiers « nationaux » (quand ils ne sont pas issus de « fils et filles de colonies »). Ne retrouvons-nous pas inconsciemment le même rapport dissymétrique entre la vie d’un « blanc » et celle d’un « arabe » ou d’un « noir » ? Et la vie d’un Israélien n’est-elle pas comparée à celle de plusieurs Palestiniens, alors que la colonisation des territoires continue sans que la France ne sanctionne Israël ?
La relation entre judéité et sionisme trouverait sa logique affective dans cette superposition de conflits, où la condensation consisterait à faire l’amalgame entre les Juifs israéliens en tant que colons et les Juifs en France auxquels on associerait tout un système de domination dont ils deviendraient une des figures représentatives par effet retour de la politique israélienne. Les Israéliens reproduisent la vieille domination occidentale chez les « métèques », de même que les « français métissés » se sentiraient traités en citoyens de seconde zone en France, amalgame inacceptable logiquement, mais qui prend consistance affectivement par un jeu d’identifications à ces différents rapports d’inégalités. Les discours sur la Shoah ou sur la barbarie coloniale ne sont pas de vieilles rengaines, des boursouflures de la mémoire, leurs spectres résonnent avec notre actualité.
L’avenir de l’humanité se joue sans doute en Israël et la volonté de minimiser ce conflit pour en faire un parmi tant d’autres ne fonctionnera pas, car il résonne avec les coordonnées mondiales. De la même façon que l’Afrique du sud et son système d’apartheid aurait été le centre du monde, et nous pouvons renvoyer à ce cours de Geoffroy de Lagasnerie sur l’Apartheid à partir d’un texte de Derrida, et sur la façon de penser une démocratie révolutionnaire qui utiliserait le formalisme du droit pour lutter contre un système profondément inégalitaire…
http://geoffroydelagasnerie.com/2013/12/18/sur-nelson-mandela-et-la-democratie-revolutionnaire/
Autre amalgame, la collusion entre judéité et capitalisme. Cette figure est plus connue, plus banale, antisémitisme classique qui est décuplé par la haine du capitalisme et le sentiment d’exclusion qui renvoie au partage entre ceux qui ont et ceux qui sont en dehors. Cette représentation vient renforcer la première, se superpose au discours de domination, se recombine avec elle et emporte le déferlement haineux.
Lutter contre D. ne serait pas l’interdire, mais reconnaître les actions de la France dans la colonisation en revenant sur les horreurs sarkozystes, premier pas fait par Hollande http://www.lexpress.fr/actualite/politique/hollande-en-algerie-a-setif-la-france-a-manque-a-ses-valeurs-universelles_1201455.html qu’il faudrait poursuivre, ouvrir le champ médiatique à des penseurs autres que Finkielkraut (qui est en train de faire de l’antisémitisme son fonds de commerce en le faisant fructifier). Par exemple à Schlomo Sand, à Achille Mbembe, à Butler qui analyse comment judéité et sionisme ne font pas bon ménage, ce qui pourrait aggraver une faille auto-immunitaire en Israël, où l’humour consisterait à en appeler au Juif qui sommeille en chacun des Israéliens pour libérer leur pays de l’imposture d’une identité nationale peu compatible avec certaines dimensions de la judéité.
http://lesilencequiparle.unblog.fr/2014/01/16/judith-butler-judeite-et-sionisme-jean-philippe-cazier/
Sans oublier la question d’un capitalisme ultralibéral en lien avec un modèle de domination occidentale qui trouve ses limites et où il faut d’urgence redéfinir les rapports et changer de civilisation (Nancy, Stiegler).
C’est-à-dire travailler la question du commun en dehors de la notion d’identité nationale qui, pour le moment, en proposant de résister aux flux du capital, sert de contrepoids. Les alternatives ? Une ou plusieurs internationales avec la création de partis politiques qui ne se limiteraient pas à un seul pays, ou uniquement à l’Europe, travaillant le développement nord-sud à partir de nouveaux concepts qu’on pourrait chercher chez Boaventura, Mbembé, etc., d’autres formes qui débordent les frontières et qui répondent aux coordonnées métissées dans lesquelles nous vivons désormais.
Elias Jabre
Tentative de détricotage de l’affaire Dieudonné / 2014
Remerciements à Jean-Philippe Cazier, Oumy, Sonko,
Marco Candore, Christiane Vollaire qui m’ont aidé à retravailler cet article
Sur la « bêtise » :
voir le dernier numéro de Chimères / Bêt(is)es / n°81
coordonné par Manola Antonioli et Elias Jabre : ICI et LÀ