« Le temps, qui veille à tout, a donné la solution malgré toi. » Sophocle / Œdipe Roi
Dans la pénombre de la salle de café le patron dispose les tables et les chaises, les cendriers, les siphons d’eau gazeuse ; il est six heures du matin.
Il n’a pas besoin de voir clair, il ne sait même pas ce qu’il fait. Il dort encore. De très ancienne lois règlent le détail de ses gestes, sauvés pour une fois du flottement des intentions humaines ; chaque seconde marque un pur mouvement : un pas de côté, la chaise à trente centimètres, trois coups de torchon, demi-tour à droite, deux pas en avant, chaque seconde marque, parfaite, égale, sans bavure. Trente et un. Trente-deux. Trente-trois. Trente-quatre. trente-cinq. trente-six. Trente-spet. chaque seconde à sa place exacte.
Bientôt malheureusement le temps ne sera plus le maître. Enveloppés de leur cerne d’erreur et de doute, les événements de cette journée, si minimes qu’ils puissent être, vont dans quelques instants commencer leur besogne, entamer progressivement l’ordonnance idéale, introduire ça et là, sournoisement, une inversion, un décalage, une confusion, une courbure, pour accomplir peu à peu leur œuvre : un jour, au début de l’hiver, sans plan, sans direction, incompréhensible et monstrueux.
Mais il est encore trop tôt, la porte de la rue vient à peine d’être déverrouillée, l’unique personnage présent en scène n’a pas encore recouvré son existence propre. Il est l’heure où les douze chaises descendent doucement des tables de faux marbre où elles viennent de passer la nuit. Rien de plus. Un bras machinal remet en place le décor.
Quand tout est prêt, la lumière s’allume…
Un gros homme est là debout, le patron, cherchant à se reconnaître au milieu des tables et des chaises. Au-dessus du bar, la longue glace où flotte une image malade, le patron, verdâtre et les traits brouillés, hépatique et gras dans son aquarium.
De l’autre côté, derrière la vitre, le patron encore qui se dissout lentement dans le petit jour de la rue. C’est cette silhouette sans doute qui vient de mettre la salle en ordre ; elle n’a plus qu’à disparaître. dans le miroir tremblote, déjà presque entièrement décomposé, le reflet de ce fantôme ; et au-delà, de plsu en plus hésitante, la kyrielle indéfinie des ombres : le patron, le patron, le patron… Le Patron, nébuleuse triste, noyé dans son halo.
Péniblement le patron émerge. Il repêche au hasard quelques bribes qui surnagent autour de lui. Pas besoin de se presser, il n’y a pas beaucoup de courant à cette heure-ci.
Il s’appuie des deux mains sur la table, le corps incliné en avant, pas bien réveillé, les yeux fixant on ne sait quoi : ce crétin d’Antoine avec sa gymnastique suédoise tous les matins. Et sa cravate rose l’autre jour, hier. Aujourd’hui c’est samedi ; Jeannette vient plus tard.
Drôle de petite tache ; une belle saloperie ce marbre, tout y reste marqué. Ça fait comme du sang. Daniel Dupont hier soir ; à deux pas d’ici. Histoire plutôt louche : un cambrioleur ne serait pas allé exprès dans la chambre éclairée, le type voulait le tuer, c’est sûr. Vengeance personnelle, ou quoi ? Maladroit en tout cas. C’était hier. Voir ça dans le journal tout à l’heure. Ah oui, Jeannette vient plus tard. Lui faire acheter aussi… non, demain.
Un coup de chiffon distrait, comme alibi, sur la drôle de tache. Entre deux eaux des masses incertaines passent, hors d’atteinte ; ou bien ce sont des trous tout simplement.
Il faudra que Jeannette allume le poêle tout de suite ; le froid commence tôt cette année. L’herboriste dit que c’est toujours comme ça quand il a plu le quatorze juillet; c’est peut-être vrai. Naturellement l’autre crétin d’Antoine, qui a toujours raison, voulait à toute force prouver le contraire. Et l’herboriste qui commençait à se fâcher, quatre ou cinq vins blancs ça lui suffit ; mais il ne voit rien, Antoine. Heureusement le patron était là. C’était hier. Ou dimanche ? C’était dimanche : Antoine avait son chapeau ; ça lui donne l’air malin son chapeau ! Son chapeau et sa cravate rose ! Tiens mais il l’avait hier aussi la cravate. Non. Et puis qu’est-ce que ça peut foutre ?
Un coup de chiffon hargneux enlève une fois de plus sur la table les poussières de la veille. Le patron se redresse.
Contre la vitre il aperçoit l’envers de l’inscription « Chambres meublées » où il manque deux lettres depuis dix-sept ans ; dix-sept ans qu’il va les faire remettre. C’était déjà comme ça du temps de Pauline ; ils avaient dit en arrivant…
D’ailleurs il n’y a qu’une seule chambre à louer, si bien que de toute façon c’est idiot. Un coup d’œil vers la pendule. Six heures et demie. Réveiller le type.
- Au boulot flemmard !
Cette fois il a parlé presque à haute voix, avec aux lèvres une grimace de dégoût. Le patron n’est pas de bonne humeur ; il n’a pas assez dormi.
À dire vrai il n’est pas souvent de bonne humeur.
Au premier étage, tout au bout d’un couloir, le patron frappe, attend quelques secondes et, comme aucune réponse ne lui parvient, frappe de nouveau, plusieurs coups, un peu plus fort. De l’autre côté de la porte un réveille-matin se met à sonner. Ma main droite figée dans son geste, le patron reste à l’écoute, guettant avec méchanceté les réactions du dormeur.
Mais personne n’arrête la sonnerie. Au bout d’une minute environ elle s’éteint d’elle-même avec étonnement sur quelques sons avortés.
Le patron frappe encore une fois : toujours rien. Il entrebaîlle la porte et passe la tête; dans le matin misérable on distingue le lit défait, la chambre en désordre. Il entre tout à fait et inspecte les lieux : rien de suspect, seulement le lit vide, un lit à deux personnes, sans oreiller, avec une seule place marquée au milieu du traversin, les couvertures rejetées vers le pied ; sur la table de toilette, la cuvette de tôle émaillée pleine d’eau sale. Bon, l’homme est déjà parti, ça le regarde après tout. il est sorti sans passer par la salle, il savait qu’il n’y aurait pas encore de café chaud et en somme il n’avait pas à prévenir. Le patron s’en va en haussant les épaules ; il n’aime pas les gens qui se lèvent avant l’heure.
Alain Robbe-Grillet
Les Gommes / 1953
Sur le Silence qui parle : Un roman sentimental
Anicée Alvina dans Glissements progressifs du plaisir / 1974