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Faut-il noyer le sexe dans l’eau du genre ? / Alain Naze

Si bien des discours conservateurs, aujourd’hui, s’opposent à l’introduction, dans les programmes scolaires, d’une supposée « théorie du genre », c’est qu’ils y voient une remise en question de ce qu’ils considèrent comme une évidence – à savoir qu’il existe bel et bien une « différence des sexes », irréductible, inscrite dans les corps de la manière la plus irréfutable qui soit, c’est-à-dire « naturelle », anatomique et biologique à la fois. Les différences de « genre », dans cette optique, ne constitueraient que les conséquences, sur le plan des rôles sociaux, de différences sexuées. Ces discours considéreront qu’adopter le prisme du genre entendu comme construction sociale pour analyser des phénomènes qu’il conviendrait selon eux d’aborder à partir de la différence des sexes, c’est faire preuve d’idéologie, en ce qu’en remettant en question l’alignement biologique entre le sexe et le genre, ce serait une vérité d’évidence qu’on remettrait en cause, celle de la différence des sexes, vérité qui crèverait les yeux de tout être ayant conservé son bon sens. Si l’on suit la logique de cette position conservatrice, c’est la catégorie du genre qui, en tant que telle, serait subversive à l’égard des partages anatomo-biologiques censés fonder la dualité hommes/femmes au sein du genre humain. Le genre aurait donc pour effet de dissoudre la différence des sexes, autrement dit de faire apparaître la catégorie du sexe elle-même comme construite.

Si la catégorie du genre, dans l’usage qu’en font notamment les sciences sociales, avait effectivement, pour effet de dissoudre la dualité des sexes, par le simple fait d’en montrer la dimension strictement construite, contingente et ouvrait ainsi sur une multiplicité réelle des sexes (« n sexes » disait Deleuze), une visée émancipatrice du point de vue des mœurs ne pourrait sans doute qu’y trouver son compte. Or, si la catégorie du genre contient bien en elle-même cette puissance d’inquiéter l’idée d’une dualité des genres en en montrant le caractère construit (pourquoi seulement deux genres ?), il resterait à établir qu’elle contient aussi en elle-même une capacité à inquiéter la dualité des sexes. Car si la catégorie du genre est susceptible d’enrayer l’alignement d’un genre sur un sexe (homme et masculin d’une part, femme et féminin d’autre part), le fait de ne pas limiter le nombre des modalités du genre à deux contient peut-être aussi en lui-même, en droit, une capacité à remettre en cause la dualité des sexes – mais l’usage courant de la catégorie du genre, et cela devrait rassurer les conservateurs, ne nous entraîne guère, de fait, dans ces parages. En effet, le risque n’est-il pas souvent, lorsqu’on substitue le terme (peut-être plus que la catégorie théorique) de « genre » à celui de « sexe », de laisser intacte cette dernière catégorie, comme si elle constituait le socle naturel, sur lequel se construisent, ensuite, des différences de genre ? Si les discours conservateurs s’épouvantent de l’introduction de la catégorie du genre dans les manuels scolaires, n’est-ce pas qu’ils lui confèrent une puissance émancipatrice qu’elle n’a peut-être pas en elle-même, ou du moins qu’elle n’a pas dans l’usage qui en est fait couramment ? Le genre déconstruit-il bien le sexe en droit ? S’il était en capacité de le faire, cela demanderait en tout cas une conception du genre telle qu’elle soit capable d’englober la catégorie du sexe comme une de ses modalités. Ce n’est qu’à ce prix que la catégorie du genre pourra peut-être s’articuler, sans contradiction théorique, avec les luttes des femmes, des minorités sexuelles, etc.

Il est bien certain que les luttes féministes à travers l’histoire se sont appuyées sur la catégorie du sexe, ne serait-ce que pour énoncer l’oppression millénaire dont les femmes sont l’objet. Comment, d’autre part, les mouvements homosexuels de libération auraient-ils pu revêtir la moindre consistance, si les membres de ces mouvements n’avaient caractérisé leur orientation sexuelle comme les conduisant à juger désirables sexuellement des individus de même sexe ? Les revendications transsexuelles elles-mêmes ne peuvent pas se dire hors de toute référence à la catégorie du sexe, même si c’est pour en critiquer la conception naturaliste. Les luttes des individus intersexués ne peuvent elles-mêmes se comprendre qu’à travers la critique de la contrainte (chirurgicale !) qui leur est adressée de se déterminer pour l’un ou l’autre sexe, autrement dit, qu’à travers la critique de l’alternative propre à la différence-des-sexes (garçon ou fille). Bref, remplacer la catégorie du sexe par celle du genre risque bien de rendre incompréhensibles de tels combats – ou pire, de faire parfois considérer certains d’entre eux comme rétrogrades, puisque ouvrant la voie à tous les essentialismes -, en même temps que cela peut priver ces luttes des modes de subjectivation produisant ces combattant(e)s. Et il ne s’agit pas seulement ici d’identités stratégiques. Le fait que des luttes soient menées par des femmes, par des transsexuels, etc., implique des modalités de subjectivation plus profondes que celles qu’on lierait seulement à une démarche stratégique. C’est aussi cela qui est à comprendre, concernant des mouvements de libération, sans pour autant sombrer dans la moindre apologie de l’identité. Il faut d’abord se construire, pour pouvoir se déconstruire.

Que les femmes aient pu être considérées comme relevant du « sexe faible », ou du « beau sexe », cela réclamait de leur part un combat pour s’affirmer dans un rapport égalitaire, vis-à-vis des hommes. Or, cette lutte à visée universaliste (être reconnu l’égal de l’autre) demandait bien d’en passer par l’affirmation d’une capacité des femmes à faire aussi bien que les hommes, par l’affirmation d’une absence d’incompétence constitutive – l’incompétence qu’on pouvait leur reprocher n’étant que le fruit de discriminations dans l’éducation, dans le domaine du travail, dans l’accès à la parole, etc., toutes discriminations socialement construites. Il a donc bien fallu que les femmes se constituent d’abord comme supports d’une parole susceptible de bénéficier d’une audience publique, autrement dit qu’elles en passent par cet acte performatif par lequel la prise de parole en public témoignait, en elle-même, pour la lutte émancipatrice que le contenu de cette parole articulait. Ainsi, pour seulement réclamer un régime d’égalité, donc sur le fondement d’une revendication strictement universaliste, il n’est pas possible de ne pas adopter, au moins pendant un temps, un point de vue particulariste (en l’occurrence sexué), pour simplement articuler cette parole. On pourrait dire en même temps que de cette façon, on s’enferme moins dans une identité (si c’est le risque de tout combat, ça n’en est pourtant pas le destin inéluctable) qu’on ne révèle la nature de l’universalisme républicain : n’être que le particularisme de la majorité. Le parallèle pourrait être fait avec bien d’autres luttes, qui n’ont pu prendre forme qu’au moyen d’une affirmation de soi – face à un monde qui vous nie. Dans ces conditions, même des revendications s’adossant à l’universalisme républicain ne peuvent rester en-dehors de la partition de la société entre individus présentant certaines particularités empiriques, au nombre desquelles, la différence hommes/femmes. C’est en ce sens que la loi française sur la parité en politique, datant de 2000, a évoqué explicitement le sort qui devait être réservé, par les partis politiques, aux hommes et aux femmes – et c’est même depuis 1946 que le préambule de la Constitution française proclame, dans son article 3 : « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme ». On peut bien sûr regretter (et c’est en effet très regrettable) que de cette manière ce soit la différence des sexes elle-même qui s’inscrive dans la loi ; mais ce qu’on peut aussi souligner, c’est que toute lutte contre les discriminations peut difficilement se mener sans que le groupe discriminé ne se constitue politiquement – sécrétant donc une identité, qui, certes, peut se figer, comme ce fut le cas à travers son inscription dans la loi, mais une identité qui peut aussi dessiner les contours de formes de socialité et de subjectivation inédites (groupes de paroles entre femmes, expériences gays communautaires, etc.). Quand la communauté de lutte se constitue sur la base de discriminations sexuelles (de sexuation ou d’orientation sexuelle), la référence au sexe en tant que catégorie s’avère donc inévitable. Cela ne signifie pas pour autant que ces groupes de lutte laissent nécessairement cette catégorie inchangée. Il ne faut pas confondre en effet l’identité stratégique qu’un groupe doit revêtir pour obtenir des avancées notamment dans le domaine du droit, avec les modalités effectives de subjectivation que sécrète l’appartenance à certains groupes minoritaires – même si le risque que l’identité stratégique finisse par recouvrir les modalités de subjectivation développées au sein du groupe existe bien.

Il ne s’agit certes pas de laisser entendre que la catégorie du genre pourrait être superposable à celle de l’universalisme – ce qui serait absurde -, mais seulement de souligner que dans le cadre de luttes propres à des groupes discriminés du point de vue de la sexuation et/ou de l’orientation sexuelle, déplacer sans nuances l’ensemble du débat du terrain théorique du sexe vers celui du genre, c’est courir le risque de faire jouer à la catégorie du genre le rôle de l’universel. A l’inverse, recourir à la catégorie du sexe pour articuler des luttes politique, c’est courir le risque que le sexe soit tenu lui-même comme le fondement d’une identité substantielle – risque dans lequel sombre le féminisme essentialiste, et qui serait alors l’équivalent du risque de l’accroc fait au principe universaliste en inscrivant la différence des sexes dans la loi. C’est donc entre ces deux écueils qu’il faudrait chercher à passer : ne pas nier le sexe en lui substituant la catégorie du genre, et ne pas substantialiser non plus le sexe, catégorie sur laquelle, de fait, prennent appui bien des luttes. Si l’on veut, une manière assez générale de considérer le genre – sans entrer pour l’instant dans le détail d’analyses beaucoup plus fines de cette notion – revient à en faire une catégorie construite, qui opposerait le masculin et le féminin, dans des rapports de pouvoir. Il n’y aurait donc pas d’autres différences entre le masculin et le féminin, que construites. Par conséquent, si les femmes subissent l’oppression des hommes, ce serait moins parce que ce sont des femmes (sexe) que parce qu’elles sont situées du côté du féminin. D’ailleurs, dans cette optique, si les gays sont discriminés, ce serait parce qu’un doute existerait quant à leur masculinité ; et plus généralement, la norme en la matière serait qu’un groupe discriminé, à un niveau ou un autre, subit une féminisation. On voit comment une telle conception du genre est susceptible de jouer le rôle de l’universel : il n’y a plus ni hommes, ni femmes (référence au sexe), il y a des êtres humains, hiérarchiquement distribués entre les pôles du masculin et du féminin (référence au genre), avec toutes les différences de degré envisageables. Que l’on touche ainsi quelque chose, c’est évident, comme nous le montreraient, par exemple, les figures de féminisation de l’autre développées par les pensées racistes, ou encore l’assimilation de l’ennemi à un être efféminé. Mais le problème est qu’ainsi on tend à faire disparaître, par exemple, les violences spécifiques faites aux femmes. Comment faire pour tenir compte de cette spécificité, sans réactiver pour autant la catégorie « femmes » comme ontologiquement fondée ? Mais par ailleurs, cette pensée du genre qui substitue le genre au sexe, ne tend elle pas, de son côté, à faire du sexe le socle originaire, initialement donné – et donc naturel – à partir duquel se développerait la construction du genre ?

La position de Françoise Collin, sur cette question, est intéressante, puisque si elle s’avèrait méfiante à l’égard de ce qu’elle considèrait être une hégémonie du genre dans le domaine des sciences sociales, elle tenait cependant à se maintenir à l’écart des tendances essentialistes du féminisme. Pour ce faire, elle a fréquemment utilisé l’expression « les dites femmes », ce qui constitue une manière de ne pas réduire la catégorie « femmes » à celles que l’on définirait ainsi sur des bases naturalistes, et à l’étendre à toutes celles qu’on identifie ainsi, quel que soit leur sexe biologique. Revenant sur les notions de « genre » et de « rapports sociaux de sexes », elle écrivait : « Ces notions ont été élaborées par réaction critique à la notion de “différence des sexes” qui dissimulait, ou ne faisait pas apparaître le caractère “construit”, social, de cette différence. Mais la notion de “genre” – apparue dans les années 80-90 pour traduire le gender américain – comme d’ailleurs la notion française de “construction sociale de sexes” ou de “rapports sociaux de sexes”, dissimule la dissymétrie et plus encore la hiérarchie des sexes qui est en jeu. Elles ont l’avantage de porter sur l’un et l’autre sexes, de problématiser l’un par rapport à l’autre, mais en dissimulant ou en tout cas en ne faisant pas apparaître la structure de domination qui les lie et qui a été le motif déterminant du mouvement féministe, dans sa pratique et sa réflexion » (1).

Autrement dit, que le genre ne soit pas naturel, mais construit, cela ne le rend critiquable qu’à la condition d’insister sur les rapports de hiérarchisation que cette division en genres entraîne. Sans cela, c’est le caractère construit du genre qu’on serait conduit à critiquer, avec le soupçon inévitable de chercher ainsi à épouser une position naturaliste. Ce que Françoise Collin veut dire, c’est qu’un raisonnement sur le genre est certes utile en ce qu’il arrache les femmes à leur « nature » supposée, évitant ainsi de faire de leur subordination un état de fait qui découlerait de leur essence, mais qu’un tel raisonnement présente néanmoins le risque, en oubliant tout rapport à la notion de « sexe », de rendre incompréhensible le mouvement féministe – pire, d’en faire le reliquat d’une pensée essentialiste du féminin. Alors que si la notion de genre touche bien quelque chose, qui concerne tous les sexes, elle ne doit pas être l’occasion de perdre de vue la hiérarchisation sociale spécifique qui découle du simple fait d’être socialement étiqueté comme « femme » – non pas seulement comme « féminin », mais bien comme « femme », et ce, encore une fois, quel que soit son sexe biologique.

Si, donc, les mouvements féministes ont pu, parfois, refuser la mixité, et donc exclure les hommes, notamment de leurs groupes de paroles, il ne faudrait pas nécessairement y voir une forme de repli identitaire. Si l’on raisonne en termes de « genre », la mixité sexuelle ne peut que s’imposer, pas si l’on raisonne en termes de « sexe ». Françoise Collin écrit ceci, à propos de Mai 68, quant à cette question de la mixité : « […] dans une révolution qui se voulait générale et libertaire, les femmes étaient réduites au silence ou ne pouvaient se manifester que sous caution. Un mouvement qui revendiquait la liberté généralisée reconduisait la domination masculine, en contradiction flagrante avec son principe. C’est alors que les femmes ont fait sécession. Ceci éclaire le paradoxe qui fait que, pour réaliser une société véritablement mixte, les femmes commencent par se réunir entre elles, en tant que femmes. Mais cet “en tant que femmes” est précisément une riposte active à l’ “en tant que femmes” qui leur était séculairement assigné » (2). Comme toute pratique de réappropriation qui est aussi une pratique de re-signification, cet apparent repli sur la catégorie du sexe ne vaut pas comme apologie de l’acception naturaliste qui était initialement la sienne. Il n’y a donc pas que les féministes essentialistes qui recourent à cette catégorie de sexe, voire qui en fassent l’instrument de cohésion d’un groupe en lutte, de même qu’il n’y avait pas que les partisans du séparatisme racial qui, au sein des Black Panthers, faisaient de leur couleur de peau le fer de lance des luttes d’émancipation, visant en fait, d’abord, à sortir de l’invisibilité sociale.

Si l’on se place à présent sur un terrain plus directement théorique, on peut rencontrer des conceptions du « genre » nettement plus intéressantes que la vulgate en la matière sur laquelle on s’est appuyé pour établir l’intérêt politique d’un recours maintenu à la notion de « sexe ». Cette fois, en effet, l’impensé selon lequel le sexe resterait ce fondement sur lequel prolifèrerait la notion de genre est affronté. Or, si l’on refuse de le considérer comme un substrat naturel, le sexe ne devient-il pas dès lors lui-même une construction sociale et/ou politique ? Dans ces conditions, comment pourrait-on encore distinguer sexe et genre ? Ne pourrait-on pas alors, tout aussi logiquement, se demander cette fois si ce n’est pas le sexe qui déconstruirait le genre ? A moins qu’on envisage la dispersion en une multiplicité de genres comme ouvrant sur une multiplicité de sexes ?

Dans cette discussion, on peut s’arrêter sur la position de Christine Delphy, qui correspond résolument à celle selon laquelle c’est le genre qui déconstruit le sexe. En effet, au lieu d’opposer un genre (construit) à un sexe (donné), elle va défendre l’idée selon laquelle le sexe serait une création propre au genre lui-même. Revenant sur son itinéraire théorique, Delphy indique que cette réflexion s’enracine dans une remarque initiale, à travers laquelle elle soutenait que « [s]i le genre n’existait pas, ce qu’on appelle le sexe serait dénué de signification, et ne serait pas perçu comme important : ce ne serait qu’une différence physique parmi d’autres » (3). L’idée de départ est donc que c’est le genre qui donne au sexe sa signification, à savoir cette capacité à diviser en deux le genre humain ; sans le genre, le sexe ne constituerait qu’une différence anatomique parmi d’autres, et n’aurait pas ce pouvoir structurant. De cette remarque initiale, Christine Delphy en arriva à la conclusion « que le genre n’[a] pas de substrat physique – plus exactement que ce qui est physique (et dont l’existence n’est pas en cause) n’est pas le substrat du genre. Qu’au contraire c’[est] le genre qui cr[ée] le sexe : autrement dit, qui donn[e] un sens à des traits physiques qui, pas plus que le reste de l’univers physique, ne possèdent de sens intrinsèque » (4). Dans ces conditions, comment ne pas penser une interchangeabilité parfaite entre les termes de genre et de sexe ? En tout cas, une avancée semble ici se dessiner, en ce que cette négation de la naturalité du sexe permet d’échapper à toute inscription de la différence des sexes à un niveau ontologique. En même temps, d’ailleurs, cette attribution sociale d’une signification renvoyant à la différence des sexes, à certains traits physiques en eux-mêmes a-signifiants, ouvre la voie à une suppression de la référence au sexe et/ou à une possible multiplication des sexes : la déconnexion du sexe par rapport au moindre substrat physique ouvre en effet la voie à une dispersion des sexes, à hauteur d’une diversification des genres. On pourrait ainsi en venir à considérer de simples différences de degré entre les sexes, dessinant un continuum déconnecté de droit de tout trait anatomique et/ou biologique à même de lui fournir un fondement ontologique. Cela permettrait aux individus intersexués de ne plus avoir à subir l’injonction chirurgicale de se déterminer pour l’un ou l’autre sexe, ni même pour quelque sexe que ce soit ; cela permettrait aussi aux transsexuel(le)s de modifier leur corps, non comme on change de sexe strictement parlant, mais comme on adapte son corps au sexe dans lequel on se reconnaît. En suivant Christine Delphy sur cette question, on pourrait soutenir par conséquent que le genre, en construisant le sexe, le déconstruit. L’idée selon laquelle référer certains traits physiques à une appartenance de sexe ne relèverait pas nécessairement d’une dérivation du sexe à partir de la nature est une position que partage Marie-Blanche Tahon, qui objecte à ce possible raisonnement que rien n’impose de considérer le sexe physique comme relevant de la nature. En effet, fait-elle remarquer, dans nos sociétés, « ce n’est pas un bulletin médical qui assigne l’une des deux appartenances de sexe à un enfant qui vient de naître, mais l’inscription à l’état civil » (5). C’est tout à fait exact, et l’on pourrait en effet en conclure que le sexe n’est pas intrinsèquement lié à la nature dans le cadre de cette construction sociale. Il y aurait même en cela construction sociale par excellence pour l’auteure, à travers la déliaison ainsi opérée entre sexe et naturalité : « L’établissement de deux sexes et de seulement deux indique une “vérité légalisée”, une légalisation qui fait apparaître une vérité (et non l’inverse) » (6). Autrement dit, il n’y aurait pas de vérité de la sexuation antérieure à l’établissement juridique des deux sexes, établissement arbitraire si l’on veut, contingent en tout cas, dans le sens d’une déconnexion vis-à-vis de quelque donné objectif. C’est sur cette dualité des sexes qu’a été établi le droit à la filiation, mais là non plus, selon l’auteure, il ne faudrait pas y voir une réduction du père ou de la mère à « leur bagage de gamètes », sous le prétexte que jusqu’ici, un « père » est un « homme », et une « mère », une « femme » : « Le droit de la filiation ignore les “mâles” et les “femelles”, pour ne reconnaître que des “pères” qui sont des “hommes” et des “mères” qui sont des “femmes” (tandis que tout “homme” n’est pas condamné à être “père”, pas plus que toute “femme” n’est destinée à être “mère”) » (7). Si, par conséquent, pour Marie-Blanche Tahon, le sexe est susceptible de déconstruire le genre (position au moins nominalement opposée à celle de Christine Delphy), c’est que la considération de l’institution de l’état civil permet de délier sexe et nature : « La référence au “sexe” institué par l’état civil est suffisante pour se positionner sur le terrain de la “construction sociale”. Et suffisante pour s’y positionner afin de revendiquer la construction de l’égalité entre “homme” et “femme” » (8). C’est la catégorie du genre qui, cette fois, est jugée superflue, Marie-Blanche Tahon considérant que l’établissement du caractère institué du sexe suffit pour établir la dimension de construction sociale du sexe. Pourtant, la notion de genre paraissait utile pour contrecarrer la dérivation effective du sexe à partir de certains traits physiques, qui est opérée, de fait, par l’état civil. Que le simple fait que le sexe constitue une fiction sociale suffise pour établir son caractère construit, et donc contingent, c’est ce dont on peut douter si l’on envisage nombre de discours relatifs à la notion d’ordre symbolique, dont la loi instituée serait le garant. La question se trouve en fait ici seulement déplacée : que le sexe ne soit pas dérivé de la nature, mais fondé sur l’état civil, cela laisse entière la question de savoir si la loi elle-même, c’est-à-dire l’institution opérant les partages sexués, ne repose pas, en tant que telle, sur un fondement jugé non négociable, indéconstructible. Lorsque Marie-Blanche Tahon écrit que la référence au sexe institué est suffisante pour revendiquer l’égalité entre les hommes et les femmes, et donc, qu’il n’est nul besoin d’en passer par la catégorie du genre, elle laisse complètement de côté le fait que si cette revendication d’une égalité entre les hommes et les femmes est recevable à partir de la seule considération du sexe comme institué, c’est parce que cette revendication d’égalité n’est pas porteuse, en elle-même, d’une remise en cause de la différence des sexes, ou de la limitation du nombre des sexes à deux. Le simple fait de reconnaître que la loi opère des partages, notamment celui qui concerne la différence des sexes, cela n’introduit pas pour autant, ipso facto, du jeu dans ces catégories instituées. Il suffit d’écouter Pierre Legendre, qui lui non plus ne nie pas l’institutionnalisation de la différence des sexes, mais qui juge que les partages ainsi effectués sont garants de la cohérence du monde, ce en quoi ils constitueraient des partages propres à la raison elle-même, nous préservant ainsi de la folie : « Ravalée au niveau d’une idéologie de masse, l’homosexualité – position subjective – est censée apurer les comptes historiques de la répression du sexe en Occident et démontrer, par la pensée-acte et par des thèses d’un simplisme accessible à tous, l’inanité des questionnements classiques autour de l’Interdit. Cependant, en dépit de la majesté universitaire dont s’entoure la dogmatique homosexualiste en formation, avec à l’appui la revendication juridique d’un statut classant les couples dits homosexuels sous un comme si annulatoire de la différence des sexes, émerge tout bonnement l’immémoriale question de l’enfant : pourquoi y a-t-il des papas et des mamans, pourquoi les hommes et les femmes ? Mais à manier démagogiquement le tourment humain par la manœuvre du faussaire – j’entends par là : fausser le jeu des images -, on ignore ou on veut ignorer que, de la place fondatrice (le lieu de Tiers étatique, garant des catégories normatives) subvertie, s’ouvrent pour ceux qui nous suivent les portes d’un monde incohérent. Ils paieront la note, eux, non pas ceux qui aujourd’hui tiennent la main au discours ultralibéral et libertaire. Faire comprendre que les fragiles constructions de la Raison sont institutionnelles et que ruiner le cadre normatif, au nom du principe de plaisir – et, prétend-on aussi, de la démocratie planétaire -, constitue une méprise, faire comprendre cela relève de la quadrature du cercle » (9).

Sans soupçonner Marie-Blanche Tahon de vouloir emprunter un chemin comparable à celui, strictement réactionnaire, de Pierre Legendre, on peut au moins souligner l’insuffisance de l’évocation de la dimension construite de façon institutionnelle de la différence des sexes, s’il s’agit de fournir un point d’ancrage aux luttes de remise en question de ce type de construction sociale. C’est que lorsqu’on se réfère à l’institutionnalisation elle-même, on ne peut négliger le socle, lui-même hors institution, qui vaut comme origine instituante – et, dès lors, tout discours de démontage des constructions institutionnelles risque de se heurter à ce socle, qu’on l’appelle ordre symbolique, ou comme on voudra, et qui défie le raisonnement. En effet, ce que l’institution de l’état civil ne permet notamment pas de comprendre, c’est l’injonction adressée aux individus intersexués d’avoir à opter pour un sexe ou l’autre – ou, plus précisément, si l’on peut comprendre comment cette demande leur est adressée, dans le cadre de la partition binaire des sexes instituée par cet état civil, en revanche, il est plus difficile de comprendre comment cette injonction prend la forme d’une injonction à transformer son corps physique. Il y a là une incohérence qui ne se comprend qu’à partir d’un lieu pré-institué, et qui donne son sens à l’institution. Il n’est pas plus évident, du point de vue d’une institution fonctionnant sur une base déclarative, de comprendre pourquoi l’état civil n’enregistrerait pas les déclarations de changement de sexe de transgenres, le faisant cependant à présent, au moins dans certains pays, pour les transsexuels ayant subi une opération de « réassignation sexuelle », selon le vocabulaire consacré. Serait également incompréhensible le fait que le Procureur de Nanterre ait pu, en 2005, s’opposer au mariage entre Camille Barré (devenue femme depuis 1999, selon l’état civil) et l’Argentin Benito Martin Leon (transgenre), puisque du simple point de vue de l’état civil lui-même, il s’agit là d’un mariage hétérosexuel. La déliaison supposée entre nature et institution, mais aussi entre constat et déclaration devrait empêcher qu’une vérité légalisée (la déclaration d’appartenance à un sexe auprès de l’état civil) demande à être redoublée, confirmée, à travers une inscription corporelle – ou alors il faut bien admettre que la vérité légalisée ne dispose d’aucune autonomie par rapport à un constat relatif à l’anatomie et/ou à l’apparence d’un corps, que cette vérité légalisée ne vaut qu’aussi longtemps qu’aucun constat n’est venu apporter un démenti à la déclaration faite auprès de l’état civil. Et dans ces conditions, il faudrait donc bien conclure que c’est le corps lui-même qui subit l’institution de la dualité des sexes, elle-même dérivée de la représentation qu’on se fait du lien entre sexe et nature. Il resterait donc à comprendre comment s’institue la catégorie du sexe, dans ce rapport complexe entre corps, nature et institution. La force de l’argumentation de Judith Butler, à cet égard, est de ne pas éviter cette question, et de tenter une réponse qui, en complexifiant la notion de « genre », renforce la difficulté, déjà soulignée par Christine Delphy, de maintenir l’opposition genre/sexe, telle qu’on a pu l’évoquer dans la première partie de cette intervention.

C’est qu’en effet Judith Butler unit en profondeur sexe et genre, faisant l’hypothèse de ce dernier comme vecteur d’institution des sexes : « Si le sexe devenait une catégorie dépendante du genre, la définition même du genre comme interprétation culturelle du sexe perdrait tout son sens. On ne pourrait alors plus concevoir le genre comme un processus culturel qui ne fait que donner un sens à un sexe donné (c’est la conception juridique) ; désormais, il faut aussi que le genre désigne précisément l’appareil de production et d’institution des sexes eux-mêmes. En conséquence, le genre n’est pas à la culture ce que le sexe est à la nature ; le genre, c’est aussi l’ensemble des moyens discursifs/naturels par quoi la “nature sexuée” ou un “sexe naturel” est produit et établi dans un domaine “prédiscursif”, qui précède la culture, telle une surface politiquement neutre sur laquelle intervient la culture après coup » (10). La déconstruction du sexe par le genre empêche par conséquent de considérer le genre comme simple interprétation culturelle du sexe, et donc ruine l’idée selon laquelle le sexe constituerait bien un donné, à partir duquel la culture opérerait ses partages, au moyen du genre. Il faudrait au contraire envisager le genre comme « l’appareil de production et d’institution des sexes eux-mêmes », c’est-à-dire un appareil qui produit réellement le sexe, au lieu d’avoir seulement à le réinterpréter culturellement. Si, donc, Butler indique que le genre n’est pas, vis-à-vis de la culture, ce qu’est la nature, vis-à-vis du sexe, c’est qu’elle veut dire que là où la nature se contente de produire naturellement ses objets, comme naturels, le genre, lui, ne produirait pas que des objets culturels, identifiés comme culturels, mais userait aussi d’un entremêlement de moyens naturels et discursifs, pour produire des objets antérieurs à toute culture, et sur lesquels, ensuite, la culture opèrerait ses partages. C’est là que résiderait la puissance d’institution propre au genre, tout comme l’institution du politique requiert une source instituante, elle-même pré-politique – la « volonté générale » comme source mythique de l’autorité démocratique, par exemple. Face à une puissance instituante, la faiblesse des individus est évidente, du moins en ce qui concerne une éventuelle capacité à produire de nouvelles normes ; en revanche, peut-être nous serait-il possible de défaire certaines de ces normes, de nous défaire en tant qu’individu genré, comme on se défait d’une identité subie. C’est là que le propos de Judith Butler n’est pas sans portée politique, contrairement à ce qu’on aurait pu en penser, en envisageant trop rapidement sa lutte contre la reformation des identités : si la théorie queer semble s’opposer à toute « revendication identitaire », il serait sans doute plus exact, juge-t-elle, de soutenir que « l’opposition de la théorie queer à la législation imposée de l’identité est […] plus importante que toute présupposition quant à la plasticité de l’identité ou quant à son caractère rétrograde » (11). Ainsi, la théorie queer serait sensible, d’abord, à la question de l’injonction à l’identité, et cet angle de vue aurait minimisé la place prise par un questionnement en profondeur sur l’identité vécue. Or, il n’y aurait pas incompatibilité a priori entre cette théorie et une certaine pratique de l’identité : « […] le désir transsexuel d’être un homme ou une femme ne doit pas être confondu avec un simple désir de se conformer à des catégories identitaires établies. Comme l’indique Kate Bornstein, il peut s’agir d’un désir qui porte sur la transformation elle-même, d’une poursuite de l’identité en tant qu’exercice transformateur, d’un exemple où le désir lui-même est une activité transformatrice ; mais même si, dans chacun de ces cas, le désir d’une identité stable est à l’œuvre, il est important de voir qu’une vie vivable nécessite un certain degré de stabilité. De la même façon qu’une vie pour laquelle il n’existe aucune catégorie de reconnaissance n’est pas une vie vivable, une vie pour laquelle ces catégories constituent une contrainte invivable n’est pas une option acceptable » (12). Ainsi, avant même de penser l’identité qu’un groupe doit revendiquer pour lutter contre les discriminations dont il est l’objet, il y aurait à considérer l’existence proprement dite que les individus de ces futurs groupes ont d’abord à gagner, pour sortir de l’irréalité. Qu’on pense aux femmes, minorisées dans un monde construit pour les hommes, aux homosexuels stigmatisés dans un monde hétérocentré, aux individus intersexués, impensables dans un monde structuré par la binaire différence des sexes, etc. Ce que Judith Butler nomme ici une « vie vivable », c’est d’abord une existence devenue au moins en partie intelligible, c’est-à-dire étant parvenue à sortir de l’irréalité ; or, une telle vie n’est vivable qu’à la condition d’avoir réussi à se construire soi-même, c’est-à-dire, qu’à la condition d’être parvenu à émerger en tant que sujet – même si c’est ensuite pour déconstruire ce sujet. C’est à partir de là, seulement, c’est-à-dire de cette construction initiale, que l’affirmation de revendications pour son groupe d’appartenance (femmes, gays, trans, etc.) devient possible, mais c’est aussi à partir de là que sont rendues possibles des pratiques de subversion des identités. Comment, en effet, serait-il possible de parler de subversion des identités, lorsque celles et/ou ceux qui en constitueraient le supposé fer de lance subiraient simplement l’effet des normes sociales, les condamnant à une forme d’inexistence, d’irréalité. Les individus intersexués ne peuvent contester l’ordre binaire de la différence des sexes qu’à la condition de s’être constitués à travers une certaine identité, et il se peut que cette construction en soit passée par le choix effectif d’un sexe plutôt qu’un autre – on doit soutenir alors que, même en ayant subi cette intervention, en ayant donc objectivement obtempéré face à la norme, qui demande qu’on se définisse par un sexe ou l’autre, malgré cela, donc, cet individu sera plus apte, s’il en fait ensuite le choix, à subvertir les normes que s’il n’avait pas réussi à rendre son existence réelle et/ou possible. Sans compter que cette opération de transformation corporelle peut constituer en elle-même une modalité spécifique de subjectivation, bien davantage liée peut-être alors à un désir qu’à la moindre obéissance à une norme. C’est donc dans le cas où la réalité qu’il/elle s’est construite serait dévastée par cette opération, ou tout simplement parce que la question d’une telle intervention chirurgicale ne se pose pas pour lui/elle, que le maintien d’un corps intersexué constitue l’horizon possible d’une remise en question – qui soit donc ici également incorporée – des normes relatives à la différence des sexes.

Retenons donc, dans ce qu’on vient d’établir, que si le sexe n’est pas en capacité de déconstruire le genre, c’est que l’institution de l’état civil ne constitue qu’une source seconde d’institution du sexe, dérivant d’une source pré-culturelle (et par là même instituante), ordonnant le partage entre les sexes (au nombre de deux seulement), que l’état civil se contente de reproduire. Dans ces conditions, en effet, le fondement déclaratif de l’appartenance de sexe n’opère de déliaison qu’apparente entre sexe et corps, puisque cette fiction selon laquelle l’état civil n’a pas à connaître la réalité effective des corps qu’il classifie ne demeure valide qu’aussi longtemps que cet état civil n’est pas placé en contradiction avec la puissance instituante dont il dérive, et qui décide par avance de ce qu’est une « nature sexuée », ou un « sexe naturel ». Cette puissance d’institution, dont dérive, seulement, l’état civil, Judith Butler l’appelle donc « genre », désignant alors cette puissance de production du sexe, dans le cadre d’un domaine pré-discursif, c’est-à-dire, antérieurement même à toute institutionnalisation de la différence des sexes. Cette conception de la production du sexe confirme bien alors le genre dans sa capacité à déconstruire le sexe : c’est parce qu’on réussira à bouleverser certaines normes de l’organisation genrée de nos existences que l’on parviendra à remettre en question la différence des sexes, et/ou la partition binaire des sexes, et/ou l’impossibilité d’un cumul des sexes, etc., c’est-à-dire, la définition même du sexe. Dans ces conditions, l’épouvante des conservateurs en matière de mœurs à l’égard de la catégorie du genre prend consistance : à cet ordre issu des partages de la raison, et qui serait garant d’une existence préservée de l’incohérence, dont nous parle Pierre Legendre, Judith Butler oppose en effet la notion de « vie vivable », autrement dit, d’une existence qui, précisément, ne sort de l’irréalité, de l’incohérence, qu’à la condition d’écarter le joug socialement construit des identités contraignantes au sein desquelles on est sommé de se déterminer.

Pour conclure, on peut souligner que si la catégorie du « genre » représente un danger possible pour des actions militantes relatives à des revendications concernant l’orientation sexuelle et/ou la sexuation, c’est à la condition que s’opère une substitution pure et simple de cette catégorie à celle de « sexe ». Dans ce cas, en effet, c’est le point d’ancrage rendant possible la lutte qui se dérobe. Cependant, lorsqu’on cherche à articuler politique et théorie, on comprend que l’idée même de devoir choisir entre la catégorie du sexe et celle du genre n’a guère de sens, du moins dès qu’on écarte la possible définition du sexe sur des bases biologiques. Qu’il ait pu arriver que le mouvement queer juge sévèrement les transsexuel(le)s pour la confirmation des identités sexuées que leur opération aurait emporté, c’est là une conséquence d’une vision à l’emporte-pièce, que la théorie queer permet de contester, notamment à travers la voix de Judith Butler. C’est qu’il faut distinguer entre les pratiques de transformation du corps, qui ne sont pas sans rapport avec des désirs, multiples, inanticipables, et les discours que les transsexuel(le)s doivent tenir dans le cadre du protocole visant à obtenir l’autorisation de changer de sexe, et par lesquels ils/elles doivent faire référence au vrai sexe que l’intervention chirurgicale serait censée leur donner. Opter pour les transgenres plutôt que pour les transsexuel(le)s parce que les premiers seraient en conformité avec la théorie qui déconnecte l’appartenance de sexe à l’apparence corporelle, c’est considérer les choses à l’envers. Karl Popper eut un jour cette formule : « Laissez mourir les théories, pas les hommes ! ». C’est bien le message qu’on pourrait adresser à certains activistes queer à cette occasion : c’est la théorie sur laquelle ils s’appuient qui est à reprendre, si, au nom de la déconnexion entre sexe et corps, cette théorie aboutit à condamner celui/celle qui transforme son corps du point de vue du sexe anatomique. En effet, au nom de quoi pourrait-on préjuger du sens de cette intervention chirurgicale, sauf à attribuer soi-même à cette opération le sens d’une simple « réassignation de sexe », autrement dit en épousant soi-même le discours propre au protocole juridico-psychiatro-juridique de changement de sexe – et donc en niant tout simplement l’expérience vécue par un/une transsexuel(le) ?
Alain Naze
Faut-il noyer le sexe dans l’eau du genre ? / 2013
Intervention faite à la huitième rencontre
de l’association Voyons où la philo mène « Malaise dans le genre »

Publié sur Ici et ailleurs

Faut-il noyer le sexe dans l’eau du genre ? / Alain Naze dans Agora tango
1 Françoise Collin, Irène Kaufer, Parcours féministe, Bruxelles, Labor, 2005, p.102.
2 Id., p. 23.
3 Christine Delphy, l’Ennemi principal. 2. Penser le genre, Paris, Syllepse, 2001, p.26.
4 Id, p.27.
5 Marie-Blanche Tahon, « Et si le sexe déconstruisait le genre ? », in Collectif (Christiane Veauvy dir.), Les femmes dans l’espace public. Itinéraires français et italiens, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme / Le Fil d’Ariane, Université Paris 8, 2002, p.152.
6 Id.
7 Id., p.152-153.
8 Id., p.153.
9 Pierre Legendre, La 901e conclusion. Etude sur le théâtre de la raison, Paris, Fayard, 1998, p.413.
10 Judith Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2005, p.69.
11 Judith Butler, Défaire le genre, Paris, Editions Amsterdam, 2006, p.20. 12 Id.

Discussion autour du livre d’Alain Brossat Les serviteurs sont fatigués (les maîtres aussi) / Alain Naze

Le nouveau livre d’Alain Brossat peut être envisagé comme la reprise et le prolongement d’une réflexion entamée naguère, quant à la relation maître/serviteur, dans le cadre d’un précédent ouvrage, Le serviteur et son maître. Essai sur le sentiment plébéien . Nous aurons l’occasion d’évoquer les modifications d’inflexion entre ces deux moments, dont on pourrait dire qu’ils mettent en scène deux époques bien différentes de ce rapport. C’est qu’Alain Brossat envisage en effet le rapport maître/serviteur, comme un « invariant », en tant que « principe d’intelligibilité » , qui, traversant des types de rapports diversement identifiés, constituerait leur commun, malgré tout, c’est-à-dire lors même qu’on n’identifierait pas, a priori, ce commun. Autrement dit, si le rapport maître/serviteur est bien de l’ordre de l’immémorial, il ne manque de s’insinuer, également, dans les rapports entre capitalistes et prolétaires, quand bien même la pensée marxiste considérerait le rapport maître/serviteur comme dépassé pour l’essentiel dans le cadre de la modernité. A négliger cette dimension d’immémorial, rétif à toute substantialisation dans un type de rapports sociaux déterminés, le risque alors serait évident d’ouvrir la voie à une sorte de Grand Récit de l’émancipation des opprimés à partir de la figure du prolétaire, en faisant passer par pertes et profits les luttes plébéiennes du serviteur ingouvernable. Qu’on songe seulement à la violence de Marx à l’égard du Lumpenproletariat. Or, à insister sur le caractère immémorial du rapport maître/serviteur, le nouveau livre d’Alain Brossat laisse entendre qu’un petit récit, têtu, ne cesse pourtant de s’inscrire dans les marges de l’Histoire – petite musique plébéienne que l’orchestration dialectique de l’histoire tend à étouffer, mais qui parvient pourtant à percer, par intermittences, dans notre modernité, et selon des modalités différenciées. Et c’est bien là l’objectif affirmé de ce livre : « Tenter de discerner la façon dont l’immense continent perdu de la lutte qui oppose le maître au serviteur affleure constamment, dans le moderne et le contemporain sous le vocabulaire fossilisé de la lutte des classes, dans les failles du discours hégémonique de la cohésion sociale [...] » . Or, une telle attention est celle que requièrent les surgissements inopinés, intempestifs de la plèbe elle-même – dont on pourrait alors dire que, pour surgir éventuellement dans le cadre d’un rapport de classes de type capitaliste, elle le déborde cependant, dans la mesure même où dans cet affrontement il en va d’une actualisation du rapport maître/serviteur. Cette nécessité de discerner ce qui fait signe, dans notre présent, vers ce rapport immémorial, c’est ce qui conduira l’auteur à rapprocher, dans une certaine mesure (c’est-à-dire aussi à opérer les différenciations nécessaires) la figure de l’émeute de celle de l’argumentation, cette dernière dont les personnages de Figaro et de Jacques (le fataliste) avaient alors permis de cerner les contours.

Que l’émeute soit aujourd’hui devenue le théâtre de l’irruption, sur la scène publique, d’une voix discordante, brisant le consensus, échappant aux conditions du « dialogue social », c’est pourtant ce qui doit se penser dans un rapport de continuité – certes paradoxal, contrarié – avec l’ancienne capacité du plébéien à faire triompher sa cause au moyen de l’argumentation. C’est que le fond de la cause défendue reste le même, celui de l’affirmation d’une « appartenance au commun », celui qu’Alain Brossat énonçait ainsi dans Le serviteur et son maître, c’est-à-dire lorsqu’il envisageait l’inscription du plébéien sur le terrain, non de la bataille, mais de la parole : « Le jeu du plébéien est très précisément celui qui consiste à mettre en place un dispositif stratégique dans lequel l’égalité, le principe d’équivalence universelle de tout humain avec tout autre sera présenté comme cela même qui est l’objet du litige, cela même qui fait l’objet d’un déni et d’un refoulement obstiné de la part des maîtres » . Se situant alors sur le terrain de la parole, le plébéien (Figaro chez Beaumarchais, Jacques, chez Diderot) participe bien alors des formes de pacification propres au processus de démocratisation moderne, mais comme un pôle de résistance, dans le cadre d’une relation maître/serviteur sans cesse en cours de recomposition, à la manière d’une « réserve de légitimité inépuisable » . Sur cette base de la maîtrise de la langue, il suffira alors à un serviteur de parler et raisonner (comme tout être humain en a la capacité) « pour brouiller la relation immémoriale – en apparaissant comme maître de la langue face à un maître emprunté » . Or, cette rétivité, cette ingouvernabilité vont devoir se redéfinir, lorsqu’aux « échanges verbaux » du Mariage de Figaro et de Jacques le fataliste vont se substituer, comme c’est le cas aujourd’hui, « le dispositif général de la communication » . Dès lors, en effet, les enjeux de cette lutte immémoriale entre le maître et le serviteur vont devenir confus, rendant ainsi impossible une maîtrise plébéienne sur le terrain du langage. Comme l’indique Alain Brossat, « la “communication” est ce qui permet à la langue des maîtres de reprendre barre continuellement sur les dispositions, les pensées, les paroles et les gestes des serviteurs en les enveloppant dans des façons de dire, des syntagmes brevetés, des régimes de répartition du vrai et du faux, des formules “correctes”, des “éléments de langage” – bref tout un régime d’infiltration et d’emmaillotage de leurs modes de pensée et d’agir destinés à produire une sorte de maximum de conformité discursive et donc de docilité » . La pacification démocratique prend alors la forme du « consensus anomique » , ce qui signifie alors que l’entente entre serviteurs et maîtres se déplace sur le terrain de l’impensé – cet accord est au fond extorqué à travers les syntagmes faussement descriptifs par lesquels règnent les maîtres, en ce qu’à les employer, fût-ce dans une intention critique, on en reproduit nécessairement la logique aliénante : « la crise », « le terrorisme », « le dialogue social », « les flux migratoires », « la sécurité », etc . On comprend que la parole ne peut plus dès lors constituer, pour les plébéiens, le moyen d’une affirmation du principe d’égalité selon lequel un homme vaut un homme : « Les plébéiens d’aujourd’hui sont écartelés entre les idiomes qui les enferment, les épinglent, les dévalorisent, les ethnicisent ou les folklorisent (le langue des cités) et la parole standard de la “communication” – le sabir du pouvoir et des élites mis en partage par les médias” . Dans ces conditions, on comprend bien que ce sont dès lors les corps qui, dans leur surgissement, viennent exhiber l’insupportable, et non plus le langage qui vient le présenter – à ce moment, “l’émeute se substitue à l’altercation” . Que toutefois, à travers le langage et l’argumentation, jadis, et au moyen de l’émeute, aujourd’hui, on ait bien à faire au plébéien, aux prises avec son ou ses maître(s), c’est notamment ce qu’indique le fait que, dans les deux cas, il ne s’agit pas pour le serviteur de se transformer en maître – il ne veut pas le pouvoir, mais il cherche seulement à faire entendre son appartenance au commun. On se trouve bien ici, par conséquent, face au plébéien, qui ne s’identifie nullement au prolétariat, qui ne se sent investit d’aucune tâche historique – ce qu’Alain Brossat indique de cette manière : « [Le plébéien] énonce avec netteté, parfois véhémence, ce qui ne peut plus durer, mais son énergie ne s’investit pas dans un de ces ambitieux programmes de destruction/réédification que l’on a vu prospérer aux XIXe et XXe siècles. Il aspire à l’autonomie, à la reconnaissance de son intégrité (comme personne humaine), il n’est pas en marche vers la conquête du pouvoir » . En ce qui concerne notre temps présent, on dira que l’émeute n’est pas davantage la recherche d’une prise de pouvoir, et qu’ainsi elle maintient la violence plébéienne à l’écart de toute tentative qui chercherait à opérer une captation allant dans ce sens – mais il est vrai que les choses ont bien changé et qu’en passant du langage à l’émeute, la « condition ensoleillée du serviteur » a laissé place à un « corps souffrant » C’est qu’entretemps, la distance entre le serviteur et son maître s’est accrue comme jamais, ne serait-ce qu’à travers le fait de ne plus partager une langue commune. Des corps souffrants se substituent par conséquent à cette forme d’allégresse du serviteur, qui, sans même recourir à la violence vive, défaisait les prétentions immémoriales du maître, ou, comme l’écrit l’auteur, « évid[ait] la maîtrise en mettant les rieurs de son côté » . La figure du plébéien est par conséquent toujours présente dans celle de l’émeutier, mais c’est son inefficacité à enrayer le pouvoir de maîtrise qui nous frappe. La révolte de la servante, humiliée dans la suite 2806 du Sofitel de New York, ne trouve pas même à se dire sur le terrain de la justice institutionnelle – le mépris infini avec lequel DSK traite cette femme de ménage, noire, migrante d’un pays africain, se trouve redoublée par l’impossibilité de porter le litige sur la place publique. Comme le souligne Alain Brossat : « A ce mépris ne peut répondre qu’une fureur et une rage dont les moyens d’expression non violents dans les espaces publics sont à peu près nuls » . S’il est une tâche urgente pour notre présent, par conséquent, ce serait bien celle qui consisterait à trouver les moyens de faire déjouer les effets de pouvoir qui réduisent la plèbe à l’impuissance. Non pas pour que cette plèbe endosse un projet de domination (car alors elle se nierait comme plèbe, en se substantialisant), mais pour qu’elle développe de nouveaux moyens d’enrayer les processus de pouvoir produisant de l’humiliation.

Prolongeant cette référence à « l’affaire DSK », et pour ouvrir la discussion, on peut se pencher un instant sur la question du rapport maître/serviteur susceptible de traverser, de manière spécifique, la relation hommes/femmes. Il ne peut s’agir en cela, bien évidemment, de réduire le rapport hommes/femmes à une question de « rapports de sexes » calqués sur le modèle des rapports de classes dans le cadre de la théorie marxienne. Autrement dit, si les relations entre les hommes et les femmes sont susceptibles, partiellement, et selon des occurrences toujours singulières, d’être considérées à partir de cet immémorial qu’est le rapport maître/serviteur, c’est précisément parce que « la » femme, dans ce rapport, ne saurait être assimilée, sans autre forme de procès à « la prolétaire du prolétaire ». Disant cela, je pense en particulier aux situations dans lesquelles règne une forme d’égalité sociale à l’intérieur d’un couple homme/femme, sans cependant empêcher l’émergence d’une figure de la conjugalité comme domesticité, irréductible cependant au rapport bourgeois/prolétaire – la répartition des tâches domestiques au sein de ce couple, par exemple, pourra fort bien reproduire les modalités immémoriales de la division sexuelle du travail. Dans ces conditions, et en en restant à l’exemple de DSK, l’attitude de l’agresseur se trouverait surdéterminée en ceci que son mépris social à l’égard de la femme de chambre Nafissatou Diallo se trouverait redoublé par le fait qu’il s’agit d’une femme – en cela, il y aurait une modalité spécifique du rapport maître/serviteur qui trouverait l’occasion de s’actualiser, dans le cadre de certaines formes de rapports hommes/femmes. C’est en ce sens, me semble-t-il, qu’on peut saisir la remarque d’Alain Brossat, selon laquelle les figures féminines prises par le personnage du serviteur (« la bonne, la servante, la domestique ») nous enseignent que « les enjeux du genre sont ici […] cruciaux » . Plus précisément, lorsqu’il est question de « l’enjeu [de] la prédation sexuelle », la question du genre est évoquée dans ce livre en lien avec celle de la sexuation, et non pas en lieu et place de cette dernière : « Ce n’est pas seulement ici [la question de] la sexuation de la relation qui est en jeu, mais aussi celle du genre – le masculin comme composante de la maîtrise et le féminin comme accompagnement de la subalternité [...] » . Cet écart entre sexe et genre est donc bien ouvert par cette remarque, mais il me semblerait intéressant d’envisager un renversement d’accent dans la relation, en soulignant alors plutôt que dans « l’affaire du Sofitel », ce n’est pas seulement une question de genre qui est en jeu, mais aussi une question de sexuation (et pour éviter tout risque d’essentialisation à cet égard, précisons : les dites femmes et les dits hommes). Autrement dit, que le rapport homme/femme, sur le mode du rapport immémorial maître/serviteur ait suffisamment été pensé sous l’angle de la sexuation, pour devoir laisser à présent la première place à un questionnement sur le genre (entendu à partir de l’opposition masculin/féminin renvoyant à l’opposition maîtrise/subalternité), cela ne me semble pas aller de soi. En effet, le rapport de sexuation a bien souvent été plutôt considéré selon l’axe des « rapports de sexes », eux-mêmes envisagés sur le modèle des « rapports de classes », et par ailleurs, le modèle d’émancipation, pour les femmes, a surtout été celui d’une égalisation des conditions selon un principe universaliste, où l’universel, de fait, s’identifiait, pour l’essentiel du moins, au masculin. C’est par exemple le fait, pour les femmes, de travailler en dehors de l’espace domestique (à l’image de ce que faisaient généralement les hommes) qui fut valorisé, et si, en effet, c’était bien là pour elles le moyen d’acquérir, notamment, une forme d’autonomie financière, ce fut aussi souvent ce qui entraîna pour les femmes la nécessité de fournir une double journée de travail. Par ailleurs, cette valorisation du travail des femmes hors du milieu domestique n’a pas manqué d’entraîner un jugement négatif à l’égard des « femmes au foyer », au bénéfice d’une nouvelle normativité, comme si elles étaient nécessairement les tenantes d’un modèle archaïque, heureusement dépassé par les progrès de l’émancipation féminine. C’est le Grand Récit, là encore, qui menace d’étouffer les petits récits où peut-être, pourtant, se dirait quelque chose d’essentiel des modalités par lesquelles les femmes, dans le rapport maître/serviteur qui affleure au sein des relations hommes/femmes, inventent des moyens pour enrayer le pouvoir du maître. Les stratégies que les femmes, dans leurs rapports aux hommes, peuvent être amenées à utiliser pour subvertir le rapport maître/serviteur ne sont pas sans rapport avec les jeux d’argumentation que Figaro pouvait utiliser, si elles ne se confondent pas avec eux cependant – et, en cela, la figure de la plèbe qui se dégage ici revêt des traits incontestablement sexués, vers lesquels feraient signe ces mots de Pasolini, malgré leur dimension provocatrice : « Il est vrai que pendant des siècles, la femme a été exclue de la vie civile, des professions, de la politique. Mais en même temps elle a joui de tous les privilèges que l’amour de l’homme lui donnait : elle a vécu l’expérience extraordinaire d’être servante et reine, esclave et ange. L’esclavage n’est pas une situation pire que la liberté, elle peut au contraire être merveilleuse » . Bien sûr, l’esclavage est à entendre ici dans un sens métaphorique, la figure désignée à travers ces mots étant bien plutôt celle des femmes comme servantes des hommes. Dans ces conditions, les mots de Pasolini indiqueraient les possibilités de gestes discrètement subversifs dont cette figure de la servante serait riche – elle qui, à aucun moment n’envisage l’acquisition d’une position de maîtrise.

Si la relation entre Julien Sorel et Madame de Rênal, est placée par Alain Brossat dans un rapport d’opposition avec celle que Marx entretenait avec sa bonne, et qui le conduisit à lui faire un enfant, c’est que cette opposition met bien en évidence une spécificité sexuelle, une dissymétrie, à travers laquelle un amour égalisateur des conditions s’avère possible entre Madame de Rênal et Julien, qui occupe pourtant à ce moment-là une position équivalente à celle du serviteur, alors que la seconde forme de relation, entre Marx et sa domestique, ne peut être que de prédateur à proie. Certes, mais en revanche, l’inscription de cette dissymétrie sexuée au sein d’une inégalité des conditions sociales, dans les deux cas, me semble empêcher de penser la relation immémoriale maître/serviteur (au-delà de la relation empirique maître/servante, donc) comme susceptible de s’incarner, sous certaines conditions, dans le cadre des relations hommes/femmes en tant que tel, indépendamment de la question du statut social. La tâche qui me semble encore à effectuer, de ce point de vue, serait celle consistant à isoler la relation sexuée pour en étudier les formes spécifiques que la relation maître/serviteur peut y prendre, en venant s’y incarner, avec les gestes de contre-conduites, eux-mêmes spécifiques, qui en découleraient.

Pour finir, j’aimerais évoquer un extrait d’un récit tiré du livre d’Afdhere Jama, intitulé Citoyens interdits. Les minorités sexuelles dans les pays musulmans, pour ce qu’il indique des stratégies que certaines femmes sont conduites à déployer, dans le cadre d’un rapport maître/serviteur, s’inscrivant ici dans le cadre des valeurs propres au patriarcat – gestes de contre-conduites qui, toutes spécifiques qu’elles soient, me semblent faire écho aux stratégies langagières de Figaro ou de Jacques, le personnage du roman de Diderot, mais aussi aux émeutes contemporaines, pour les corps souffrants que, parfois, ces stratégies conduisent à jeter dans la lutte. Il s’agit en l’occurrence de l’histoire de Fatma, femme libanaise attirée sexuellement par les femmes : « Quand elle eut dix-sept ans, son père la maria à un homme qui avait plus de deux fois son âge. Elle ne fut pas forcée mais elle se sentit contrainte par sa culture. “Ce fut une situation très difficile à accepter au début parce que je savais que j’étais lesbienne, dit-elle avec des larmes dans les yeux. Je ne pensais pas que cela poserait problème. Je pensais “Je peux toujours faire semblant”. Après tout, je connaissais toutes ces femmes dans ma famille qui n’étaient pas satisfaites sexuellement”. Pour Fatma, le mariage pouvait s’avérer être une chance en soi. “Pour la première fois, j’allais obtenir une forme de liberté dans ma vie, dit-elle. J’avais imaginé pendant si longtemps une vie loin de mon père. Et même si j’étais lesbienne, je savais que la seule porte de sortie serait le mariage. Je sais que cela semble contradictoire mais en réalité, c’est la vérité. J’ai donc accepté le mariage dans l’intention d’avoir enfin une vie loin de ma famille” » .

L’idée d’introduire le principe explicatif constitué par le rapport maître/serviteur dans l’analyse des rapports hommes/femmes ne doit pas nous conduire à identifier les hommes, en tant que tels, à des oppresseurs visant à soumettre les femmes, bien évidemment. Il s’agit seulement d’indiquer un immémorial propre au rapport hommes/femmes qui n’est pas sans consoner avec l’immémorial rapport maître/serviteur. Ce qui n’exclut pas, de manière tout aussi évidente, qu’il y ait des hommes n’ayant aucune intention d’entretenir un rapport de domination à l’égard des femmes. Malgré tout, cela n’empêche pas, structurellement, que chacun de ces rapports immémoriaux parvienne à se frayer un passage, nolens volens. Il me semble que privilégier en cela une analyse en termes de genre, de préférence à une analyse en termes de sexuation, ce serait prendre le risque de dissoudre les modalités sexuées de l’immémorial rapport maître/serviteur dans les modalités socio-économiques de cet immémorial, et ainsi courir le risque de manquer le renforcement de la dissymétrie entre le maître et le serviteur, lorsque ce dernier est identifié comme une femme.

Alain Naze
Discussion autour du livre d’Alain Brossat
« Les serviteurs sont fatigués (les maîtres aussi) »
/ 2013
Publié sur Ici et ailleurs
Sur le Silence qui parle :
Maîtres et serviteurs – nouvelle donne ? 1 et 2 / Alain Brossat

Discussion autour du livre d’Alain Brossat Les serviteurs sont fatigués (les maîtres aussi) / Alain Naze dans Agora the-servant21

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