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Notre libération n’est précédée d’aucun testament / Alain Naze

La référence liminaire aux célèbres mots de René Char, tirés des Feuillets d’Hypnos, écrits entre 1943 et 1944, et commentés par Hannah Arendt, dans le cadre de sa non moins célèbre préface au recueil d’articles constituant l’ouvrage La crise de la culture : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » (1), vise à inscrire le propos qui va suivre dans cette « brèche » qu’Arendt situe entre le passé et le futur, pour autant que cette brisure interroge quelque chose d’essentiel quant à la possibilité même de l’action politique, en son articulation complexe avec la pensée. Arendt nous invite en effet, dans ce livre, à des exercices de pensée, comme une manière de pratiquer l’expérience inconfortable d’une endurance de la pensée, au sein de la brèche, c’est-à-dire hors de toute prescription : « Ce n’est que dans la mesure où il pense […] que l’homme dans la pleine réalité de son être concret vit dans cette brèche du temps entre le passé et le futur. […] Il se peut bien qu’elle soit la région de l’esprit ou, plutôt, le chemin frayé par la pensée, ce petit tracé de non-temps que l’activité de la pensée inscrit à l’intérieur de l’espace-temps des mortels et dans lequel le cours des pensées, du souvenir et de l’attente sauve tout ce qu’il touche de la ruine du temps historique et biographique. Ce petit non-espace-temps au cœur même du temps, contrairement au monde et à la culture où nous naissons, peut seulement être indiqué, mais ne peut être transmis ou hérité du passé ; chaque génération nouvelle et même tout être humain nouveau en tant qu’il s’insère lui-même entre un passé infini et un futur infini, doit le découvrir et le frayer laborieusement à nouveau » (2).
Il va s’agir, ici, et dans le sillage ouvert par ces mots d’Hannah Arendt, d’essayer de penser quelque chose comme une possibilité de libération, pour notre temps – ce qui ne signifie évidemment pas reproduire et épouser les prescriptions propres à notre époque, non plus que chercher à réactiver quelque noyau objectivable de passé. Il s’agirait plutôt de s’emparer d’une question contemporaine, en l’occurrence celle qu’on peut dégager des débats récents en France autour de ce qu’on a appelé le « mariage pour tous », afin de chercher à dégager une voie de libération qui, susceptible de valoir dans le cas présent pour les dits  gays et lesbiennes, pourrait être élargie à quiconque, pour autant que s’y trouveraient déployées certaines des conditions de possibilité pour une émancipation politique, c’est-à-dire pour une pratique permettant de déjouer certains des mécanismes propres aux innombrables dispositifs bio-politiques structurant les formes contemporaines du pouvoir pastoral. La brèche dans laquelle nous aurions alors à nous tenir serait celle au sein de laquelle deux forces contradictoires s’exerceraient sur nous : l’une, venue du passé, et nous incitant, en nous poussant vers l’avant, à poursuivre le mouvement, jugé intrinsèquement progressiste, des luttes de libération contre des pouvoirs essentiellement répressifs, et l’autre, venant du futur, et nous repoussant vers l’arrière, qui tendrait à nous désigner comme libératrices, en tant que telles, les évolutions politiques et sociétales par lesquelles les interdits et autres censures sont allées s’atténuant.
1 theoreme
Pourtant, il nous semble bien qu’un trésor – à l’image de celui qui faisait écrire à René Char, pris dans l’action de la Résistance : « Si j’en réchappe, je sais que je devrai rompre avec l’arôme de ces années essentielles, rejeter (non refouler) silencieusement loin de moi mon trésor »(3) – fut un jour entre nos mains, fuyant, mais bien réel, à l’image de celui que purent connaître ces Résistants, au nombre desquels René Char, dans les moments de lutte : « Dans cette nudité, dépouillés de tous les masques […] ils avaient été visités pour la première fois dans leurs vies par une apparition de la liberté, non, certes, parce qu’ils agissaient contre la tyrannie et contre des choses pires que la tyrannie – cela était vrai pour chaque soldat des armées alliées – mais parce qu’ils étaient devenus des “challengers”, qu’ils avaient pris l’initiative en main, et par conséquent, sans le savoir ni même le remarquer, avaient commencé à créer cet espace public entre eux où la liberté pouvait apparaître »(4). Hors d’une résistance à la tyrannie, ou aux formes totalitaires de pouvoir, il existe donc bien aussi des manifestations, évidentes et pourtant informulables, de la liberté – elles n’apparaissent cependant qu’à partir d’une dimension d’autonomie, d’initiative, à la différence des formes de liberté octroyées. Sans nom, ce « trésor » échappe à toute convocation ; n’ayant pas de forme déterminée, il n’est pas susceptible d’être anticipé par la pensée ; et pourtant, l’on ne doute pas de l’avoir perdu, lorsque cela se produit, tout comme son arôme est évident au sein de l’espace partagé dans lequel il lui arrive de se manifester. Critique, le questionnement consistera donc ici à tenter de déterminer certaines des conditions de possibilité d’une pensée de la libération homosexuelle, non plus aux conditions du dispositif moderne de sexualité, mais au regard de ce qui pourrait se présenter comme son dehors. Inventer des formes de vie, expérimenter des modes de subjectivation et de désubjectivation, c’est en effet bien là des pratiques que ne précède aucun testament, et qui pourtant peuvent ouvrir sur des formes de libération réelles, et pas seulement formelles.
2 accatone-1961
En simplifiant un peu les enjeux de la discussion, on pourrait dire que l’erreur dans laquelle on est susceptible de tomber – à propos de ce qu’il faut bien appeler un « trésor » (que le commentaire du film Race d’Ep ! de Lionel Soukaz et Guy Hocquenghem tend même à rapprocher d’un âge d’or), et qui fut, pour les homosexuels occidentaux, les mouvements de libération des mœurs des années 60 et 70 -, ce serait de considérer ce moment comme susceptible d’être objectivé en sa dimension proprement libératrice. S’il y a eu de la libération pour les gays, les lesbiennes, les femmes dans ces deux décennies, l’erreur serait de considérer que le secret même de cette libération se situait dans leurs formes objectives, et non pas d’abord dans les pratiques elles-mêmes, avec les modalités subjectives d’engagement qu’elles supposent : la transgression d’un tabou n’est pas nécessairement libératrice, et si la liberté sexuelle des années 60 et 70 en est passée par de telles transgressions, on n’allait pas tarder à déboucher sur une forme de conformisme de la transgression comme nous l’indiquait déjà Pasolini. Si, dans cette optique, le cinéaste italien avouait éprouver plus de sympathie pour le personnage incarné par Jean-Pierre Léaud, dans Porcile (1969), que pour celui du grand transgresseur (parricide et cannibale) incarné par Pierre Clémenti, c’est que l’incertitude, bourgeoise, écartait le premier d’un « nouveau conformisme »(5) de la transgression, visant le « mal radical ». Ce n’est donc pas que la transgression des tabous soit, en elle-même, libératrice, mais c’est que des pratiques qui, pouvant en elles-mêmes être libératrices, sont aussi susceptibles par ailleurs de conduire parfois à transgresser des tabous – mais alors leurs qualités éventuellement émancipatrices débordent le simple fait de transgresser, se contentant d’en passer par la transgression, comme par surcroît (à l’image de ce surcroît de puissance, dont parle Nietzsche, susceptible de conduire à des formes innocentes de destruction). Plus généralement, ce n’est pas la suppression d’un interdit qui fait la liberté en tant que telle – ce qui pose déjà la question de la traduction de la logique d’une émancipation sexuelle en termes juridiques : l’interdit de se marier entre personnes dites de même sexe constitue-t-il une barrière à abattre de façon à gagner nécessairement en liberté ? On comprend bien qu’il ne s’agit pas non plus de soutenir ici que l’interdit lui-même constituerait un ingrédient nécessaire au désir, et que la suppression de l’interdit tuerait le désir – non, si l’on place sur deux plans distincts la logique des désirs et celle des interdits juridiques, on peut penser que la première se déploie indépendamment de la seconde (et toutes les lois sur l’égalité entre les citoyens qu’on pourra décréter ne changeront rien au fait que le désir se situe sur un plan tout autre que juridique et contractuel – sur un plan toujours susceptible de réintroduire des éléments essentiellement a-démocratiques).
3 leaud
On doit donc reconnaître que la question dite du « mariage pour tous », placée du côté d’une demande émancipatrice en matière de mœurs, aboutit à identifier liberté (de se marier) et égalité (le mariage possible aussi entre personnes dites de même sexe) juridiques avec une forme de liberté effective. Or, s’il est évident que la suppression d’interdits juridiques majeurs (comme l’abrogation du paragraphe 175 du code pénal allemand en 1994) participe bien d’une libération effective pour les gays et lesbiennes, c’est qu’il s’agit ici de supprimer une loi qui, en droit au moins (avec le risque, toujours présent, d’une réactivation du paragraphe), interdisait tout simplement les relations sexuelles entre personnes dites de même sexe. C’est donc négativement que le droit peut participer à une émancipation sexuelle, notamment en cessant d’interdire, ou de limiter de façon discriminatoire certaines pratiques – mais la liberté ne deviendra effective que dans les formes autonomes de ces pratiques que la loi, par définition, ne peut pas anticiper. L’autorisation du mariage entre personnes dites de même sexe en France, mais aussi dans un certain nombre d’autres pays, participe-t-elle à une libération effective des gays et lesbiennes ? L’interdit de se marier entre personnes dites de même sexe n’a, en tant que tel, aucune incidence sur les pratiques sexuelles elles-mêmes, mais seulement sur la reconnaissance sociale et symbolique des couples de personnes dites de même sexe, et donc sur les droits (dont celui d’adopter) auxquels avaient accès jusqu’ici les seuls couples hétérosexuels – mais aussi tout célibataire. Ici, on pourrait dire que l’intervention du droit n’est, en l’occurrence, négative qu’au regard de la liberté individuelle : la liberté de quiconque de se marier, quand bien même il serait homosexuel – ce qui signifie alors, avec une personne dite de même sexe, sans quoi, le maintien de l’obligation de se marier (pour qui veut se marier) avec une personne dite de sexe opposé reconduit à une discrimination évidente au regard de l’orientation sexuelle. Mais c’est bien à cela qu’il faudrait limiter l’effet libérateur de l’obtention de ce droit à se marier entre personnes dites de même sexe – une question de liberté et d’égalité juridiques, une question de principe si l’on veut, mais pas du tout une question affectant en profondeur les pratiques. Ou plutôt, si l’on voit en cette loi un élément d’émancipation – et nombre de gays et non gays ayant milité pour le « mariage pour tous » partageaient cette conception – c’est qu’on l’envisage alors comme un élément susceptible d’influer réellement sur nos pratiques. En ce cas, on tend à conduire la loi à jouer un rôle normatif, ce qui signifie donc que la revendication du droit de tous à se marier cesse alors d’être libératrice (elle l’était au moins d’un point de vue strictement juridique, et elle le reste à ce niveau). Reconnaître cette loi dite du « mariage pour tous » comme émancipatrice pour les vies gays, c’est reconnaître, de fait, son influence sur les formes d’existence elles-mêmes – en jugeant alors positivement cette influence.
Qu’il faille avoir prise sur les modes d’existence pour avoir quelque chance d’entrer dans des formes de pratiques de la liberté, c’est une évidence, mais que cette reprise en main de nos existences en passe inévitablement par la loi, c’est ce dont on est en droit de douter – la prolifération même des types de relations possibles et autonomes entre les individus indique que demander à la loi quoi que ce soit en la matière, c’est prendre le risque de devoir renoncer à ce fourmillement. Dans ces conditions, on pourrait même dire que faire appel à la loi en cette matière, c’est prendre le risque d’ouvrir la voie à un développement des formes susceptibles d’entrer dans le cadre de la loi, et participer ainsi aux progrès d’une norme dominante pour nos comportements en termes de sexualité, comme de socialité – c’est, de fait, militer pour une réduction des formes possibles d’existence, ou plus exactement pour le triomphe des formes les plus pauvres. Au mieux cette autorisation du mariage entre personnes de même sexe ne changera rien (des modes d’existence alternatifs continuant à se développer pareillement), au pire, elle constituera en norme (et donc en formes jugées désirables) les modes de vie les plus appauvris. Ce que Michel Foucault écrit, à sa manière, dans une interview de 1982 : « Qu’au nom du respect des droits de l’individu, on le laisse faire ce qu’il veut, très bien ! Mais si ce qu’on veut faire est de créer un nouveau mode de vie, alors la question des droits de l’individu n’est pas pertinente. En effet, nous vivons dans un monde légal, social, institutionnel où les seules relations possibles sont extrêmement peu nombreuses, extrêmement schématisées, extrêmement pauvres. Il y a évidemment la relation de mariage et les relations de famille, mais combien d’autres relations devraient pouvoir exister, pouvoir trouver leur code et non pas dans des institutions, mais dans d’éventuels supports ; ce qui n’est pas du tout le cas »(6). L’erreur, ici, serait certes de considérer le refus de l’existence en couple comme constituant, en tant que tel, le secret même du trésor de la libération sexuelle, mais l’erreur serait tout aussi patente de considérer cette existence en couple, maritale de surcroît, comme la forme achevée de la libération des gays et des lesbiennes. C’est dans cette dernière forme d’illusion que tombe Frédéric Martel, dans son récent ouvrage Global gay, comme on va le voir rapidement.
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Faire de la revendication du droit des personnes dites de même sexe à se marier entre elles un élément indispensable au mouvement d’émancipation des gays et lesbiennes, cela revient d’abord à s’inscrire dans une logique progressiste et unificatrice de l’histoire, mais cela signifie aussi le fait d’identifier le terme de cette histoire à un accès des gays à des formes de vie qu’on pourrait dire sécularisées, c’est-à-dire devenues indiscernables des modes d’existence majoritaires, dont le type-idéal serait le couple hétérosexuel marié avec ou sans enfant(s) – on aurait là l’aboutissement de la logique propre au « droit à l’indifférence », qui n’est en fait que l’envers d’un rejet de la différence, comme en témoigne notamment le souci de respectabilité qui a conduit certains gays à reprocher aux « folles » de donner une mauvaise image des homosexuels lors des gay pride. Dans ces conditions, comment interpréter toutes ces expériences autonomes de vie, de modalités d’existence qui ont émaillé l’histoire effective des gays, des cabarets homosexuels de l’entre-deux guerres aux pratiques de travestissement, en passant par les amours collectives, buissonnières et aérées des années 60 et 70, sinon comme autant d’étapes contenant en elles-mêmes les contradictions qui les conduiraient nécessairement aux poubelles de l’histoire – ou les réduirait aux marges, tout juste tolérées, de la société. Souvenons-nous pourtant de ces mots, extraits de La dérive homosexuelle, par lesquels Guy Hocquenghem en appelait à notre vigilance : « Je pense […] que la chance de l’homosexualité réside encore, même pour un combat de libération, dans le fait qu’elle est perçue comme délinquante. Ne confondons pas l’auto-défense avec la respectabilité » (7).
Si la brèche dans laquelle on s’est proposé de s’installer pour la présente réflexion est bien, selon les termes d’Hannah Arendt  « […] ce petit tracé de non-temps que l’activité de la pensée inscrit à l’intérieur de l’espace-temps des mortels et dans lequel le cours des pensées, du souvenir et de l’attente sauve tout ce qu’il touche de la ruine du temps historique et biographique », alors il nous faut convenir de la nécessité d’adosser notre réflexion à une pensée discontinue du temps. Le temps continu (les ruptures éventuelles n’étant plus alors que des effets de retard, ou des témoignages du mouvement dialectique à l’œuvre) de l’histoire considéré comme le mouvement même du progrès conduit en effet inévitablement à faire des éléments du passé des choses dépassées ou devant être dépassées dans le présent, des choses révolues, au moins en droit, et qui n’auraient finalement constitué que des brouillons préparant l’avenir – cet avenir, qui les réaliserait en les dépassant. Dans ces conditions, l’histoire homosexuelle dessinerait un continuum qui, dans l’esprit de Frédéric Martel (et malheureusement pas seulement dans le sien, mais aussi dans l’impensé de bien des discours), nous conduirait au mariage, institution dès lors invitée à signer la fin de cette histoire (raison pour laquelle il parlera d’un âge « post-gay »). Ecoutons quelques extraits tirés de Global gay, certes un peu longs, mais tout à fait significatifs pour la démarche dont ils témoignent, et par laquelle on en vient à unifier dans un même mouvement progrès, démocratie, modernité, capitalisme, droits de l’homme, libération gay et mariage gay : « En quittant Madian [il s'agit du patron palestinien d'un bar gay jordanien], le jour de Prophete Day, je me rends compte que le Books@Café est à la fois “pré-gay” et “post-gay”. Cette atmosphère hors temps le rend fascinant. Pré-gay, car on est ici, à l’évidence, avant la “libération gay” du monde arabe – si l’expression a un sens. Post-gay, car on est aussi au-delà, dans une modernité que j’ai vue naître à East Village à New York, à West Hollywood à Los Angeles ou dans les villes d’Europe du Nord : celle d’une vie homosexuelle moins cloisonnée et plus fluide […]. Mais un bar peut-il changer une ville ? un pays ? Peut-il changer le monde arabe ? Non, bien sûr. Le Books@Café est un lieu trop simple pour le but trop complexe auquel il participe et qui le dépasse : la modernisation arabe. […] Madian-al-Jazerh est peut-être un ouvreur de route, mais en terre d’Islam le chemin de la libération gay est encore long. […] Par le prisme de la question gay, il est possible de voir surgir l’esprit du temps […] Fil rouge de l’évolution des mentalités, la question gay devient ainsi un bon critère pour juger de l’état d’une démocratie et de la modernité d’un pays. […] Dans les restaurants de Chelsea [un quartier de Manhattan], […] on croise des couples gays épanouis, la quarantaine, barbe-de-trois-jours-poivre-et-sel-façon-George-Clooney, cravate avec col dégrafé “casual Friday”, déjà fiers d’avoir réussi leur vie dans la banque, la finance ou l’immobilier “affinitaire”. Hier, dans le Greenwich Village des années 1970, le mouvement gay se voulait radical et anticapitaliste. On provoquait. On faisait de la guérilla. A Chelsea aujourd’hui, on ne conteste plus le pouvoir : on consomme, on veut être gay dans l’armée, se marier et même être élu au Congrès. On veut le pouvoir. […] On se moque parfois de cette libération homosexuelle qui a pris du muscle, en troquant les corps efféminés pour la gonflette et la caricature. Mais le quartier mérite mieux que ces préjugés. C’est aujourd’hui une communauté gay assagie certes, mais qui sait encore faire la fête. […] A Chelsea, les gays vivent de plus en plus souvent en couple et, depuis 2011, ils peuvent se marier légalement. Du coup, ils font aussi du fundraising afin de collecter de l’argent pour les campagnes électorales ; les gays américains ont compris que c’est seulement en montrant leurs muscles qu’ils feront avancer leur cause et leurs droits. Alors, ils financent sans sourciller les combats des grands lobbys gays américains pour défendre le “same-sex marriage”, lutter contre la droite évangéliste homophobe et, en 2012, faire réélire Barack Obama »(8).
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Et voilà les luttes radicales des années 70 – après Stonewall – rapportées à des enfantillages et à des formes de provocation correspondant à une sorte de révolte adolescente, que les gays américains auraient heureusement su dépasser, mais tout en conservant (l’Aufhebung hégélienne !) le sens de la fête. Ce mouvement de globalisation et de modernisation devient dès lors le critère du degré de développement démocratique d’un pays et donc de l’avancement du processus de libération homosexuelle – libération homosexuelle et démocratie deviennent dès lors synonymes sous la plume de Martel, de même que le néo-capitalisme lui-même apparaît comme facteur de démocratisation. L’homosexualité dont nous parle ici Martel n’a bien évidemment plus rien à voir avec ce que Guy Hocquenghem pouvait désigner à travers ce terme : là où ce dernier la définissait comme non substantielle, et par là même susceptible de concerner toutes les formes de sexualité, le premier la réduit à une substance développant toutes les caractéristiques des corporatismes identitaires, quand bien même cela devrait conduire à se fondre dans les formes ordinaires de la vie sociale. Cette homosexualité « à la Martel », qui ne semble pouvoir connaître de véritable « libération » dans le « monde arabe » (autre version du jugement islamophobe d’incompatibilité entre démocratie et Islam), est bien cette homosexualité blanche, honnie par Hocquenghem, dès 1977 : « La pression normalisante va vite, même si Paris et les boîtes de la rue Ste Anne ne sont pas toute la France. Il reste encore des folles à Arabes en banlieue ou à Pigalle. N’empêche que le mouvement est lancé d’une homosexualité enfin blanche, dans tous les sens du terme. Et il est assez curieux de constater, à regarder les publicités ou les films, puis la sortie des boîtes de tantes, l’apparition d’un modèle unisexuel – c’est-à-dire commun aux homosexuels et aux hétérosexuels – proposé aux désirs et à l’identification de chacun. Les homosexuels deviennent indiscernables, non parce qu’ils cachent mieux leur secret, mais parce qu’ils sont de cœur et de corps uniformisés, débarrassés de la saga du ghetto, réinsérés à part pleine et entière non dans leur différence, mais au contraire dans leur ressemblance » (9). Cette « globalisation » vantée par l’auteur de Global gay et débouchant sur des supposés mouvements de « libération gay », s’effectue donc aux conditions mêmes de cette « homosexualité blanche ». Ce qui est alors rejeté hors de toute possibilité de salut, c’est notamment ce qui s’inscrit dans les pratiques marginales des homosexuels vivant sous des régimes réprimant l’homosexualité, du moins lorsque ces pratiques ne peuvent pas être récupérées par Martel comme des formes embryonnaires de comportements qui ne trouveront leur forme achevée qu’en régime de modernité – car l’auteur cherche bien à faire une place à des singularités irréductibles au mouvement de globalisation qu’il décrit, mais alors, soit il explique cet écart par une différence culturelle (secondaire, donc, et ne remettant pas en cause le mouvement d’ensemble), soit il rend compte de cette distance à travers la survivance d’un archaïsme, évidemment amené à disparaître. Frédéric Martel supprime ainsi la question qu’on se posait : le syntagme « libération gay » n’est aucunement pour lui le nom d’un problème, d’un questionnement théorique, mais un donné effectif, qu’il n’y a plus qu’à décrire.
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Ce que Frédéric Martel appelle ainsi « libération gay », c’est un mouvement de domination progressive, et tendant à l’hégémonie, d’une norme démocratique générale, et s’il accepte de ne pas uniformiser tout à fait ce mouvement de globalisation, c’est qu’il reconnaît qu’il peut y avoir des versions culturellement variables de cet idéal démocratique. Le devenir démocratique du monde annoncerait par conséquent la libération gay universelle… Ainsi entendue, la « libération gay » se situe donc dans un parfait rapport d’homogénéité avec la question de l’obtention de droits supplémentaires – on pourrait même dire que ces formes de revendications épousent les formes consuméristes d’un certain démocratisme contemporain. La différence n’est donc ici aucunement établie entre une forme de liberté octroyée (à travers des droits accordés), que Pasolini nommait « fausse tolérance », et une forme de liberté réelle, pour laquelle il s’agit d’inventer soi-même des espaces et des pratiques de libération. Et cette dernière forme, effective, de liberté, elle ne saurait se gagner qu’en marge des institutions, là où une politique autonome est possible, c’est-à-dire là où des gestes, en s’inventant, ouvrent un espace d’immanence pour des relations inédites et imprévues – ce qui est une manière de se déprendre d’une logique subie des positions susceptibles d’être occupées, en inventant dès lors sa propre place, non encore cartographiée. Si les années 70 pouvaient en effet relever de la guérilla, en ce qui concerne les mouvements de libération gay, ce n’est pas là un indice d’immaturité, contrairement à ce qu’en juge Martel, c’est au contraire le signe de la nécessité même d’un combat clandestin – et la libération gay aurait sans doute à renouer avec une certaine clandestinité (post coming out si l’on veut), du moins si elle ne veut pas s’effectuer dans le cadre asséchant des formes institutionnelles de la politique.
Si, par définition, les formes d’existence, de relations s’inventant hors institutions ne peuvent être anticipées en pensée – on a vu qu’elles n’étaient précédées d’aucun testament -, on peut au moins tenter de les cerner un tant soit peu en creux, comme formes toujours à venir. C’est d’ailleurs un peu ce que fait Michel Foucault, dans l’interview qu’on a évoquée tout à l’heure. En effet, au lieu d’inscrire sa démarche dans le cadre d’une revendication d’accès à des droits existants, il prône plutôt l’invention d’un nouveau type de droit, essentiellement négatif, sans prescription particulière, donc, et laissant par conséquent le champ à l’invention autonome de formes d’existence et de relations : « Plutôt que de faire valoir que les individus ont des droits fondamentaux et naturels, nous devrions essayer d’imaginer et de créer un nouveau droit relationnel qui permettrait que tous les types possibles de relations puissent exister et ne soient pas empêchés, bloqués ou annulés par des institutions relationnellement appauvrissantes » (10). Ce n’est donc pas que Foucault nie l’importance d’une reconnaissance légale et sociale des relations diverses, notamment homosexuelles, c’est seulement qu’il considère que « si l’on demande aux gens de reproduire le lien de mariage pour que leur relation personnelle soit reconnue, le progrès réalisé est léger » (11). Au fond Foucault propose d’inverser le raisonnement classique, qui triomphe d’ailleurs encore, bien que de façon inaperçue le plus souvent, dans la revendication d’un droit à se marier entre personnes dites de même sexe : « Il faut renverser un peu les choses, et, plutôt que de dire ce qu’on a dit à un certain moment : “Essayons de réintroduire l’homosexualité dans la normalité générale des relations sociales”, disons le contraire : “Mais non ! Laissons-la échapper dans toute la mesure du possible au type de relations qui nous est proposé dans notre société, et essayons de créer dans l’espace vide où nous sommes de nouvelles possibilités relationnelles”. En proposant un droit relationnel nouveau, nous verrons que des gens non homosexuels pourront enrichir leur vie en modifiant leur propre schéma de relations » (12). Si Foucault semble revenir à l’idée d’une institutionnalisation des relations entre individus, quand la citation de tout à l’heure laissait entendre qu’il préférait penser ce type de relations en marge des institutions, ce n’est pas sans effectuer de cette façon une sorte de subversion de la notion même d’institution. En effet, on retrouve dans l’idée foucaldienne d’un « droit relationnel nouveau » et l’idée d’une homosexualité qui, non substantielle, concerne tout le monde, et l’idée d’un espace inter-individuel où la liberté puisse se manifester. Aux antipodes d’une homosexualité homogénéisante « à la Martel », les réflexions de Foucault pourraient notamment nous conduire, tout au contraire, à remettre en mouvement notre rapport à l’étranger, étiqueté comme « clandestin » ou non : là où l’accès des gays au mariage ne change rien en la matière, un « droit relationnel » tel que l’envisage Foucault pourrait permettre de renverser la perspective, car alors, c’est la relation elle-même, en l’occurrence avec un étranger, qui ouvrirait sur un droit nouveau. En cela, l’établissement de la relation ne serait pas précédé par un cadre juridique, c’est ce dernier qui aurait à épouser les contours, souples et largement indéterminés, de la relation effective. Dans cet ordre d’idée, et s’intéressant aux relations d’amitié dans le monde hellénistique et romain d’avant le Christianisme, Foucault est parvenu à mettre en évidence la prise en compte institutionnelle (parfois alors fort rigide et contraignante, certes) de types de relations complexes, dont on n’aurait pas pu dire, de l’extérieur, en quoi exactement elles consistaient : « Quand vous lisez un témoignage de deux amis de cette époque, vous vous demandez toujours ce que c’est réellement. Faisaient-ils l’amour ensemble ? Avaient-ils une communauté d’intérêts ? Vraisemblablement, aucune de ces choses-là – ou les deux » (13). A travers un cadre institutionnel souple, il y aurait possibilité de prise en compte légale et sociale de relations entre amis sans que ce cadre ne soit contraignant, appauvrissant, c’est-à-dire sans que la nature des relations ne soit impliquée par le type du lien institutionnel – subvertissant l’idée d’institutions essentiellement normatives, un tel cadre se révèle alors susceptible de fournir un espace où peut prendre place une grande invention relationnelle. On pourrait penser à des formes d’adoption entre adultes par exemple, ouvrant à tous types effectifs de relations, entre un nombre en droit non limité d’individus, où l’adoptant n’aurait pas nécessairement à être l’aîné, etc.
7 uccellacci e uccellini
Cette référence à un cadre institutionnel, fût-il souple, ne doit donc pas laisser penser que pour Foucault la question des droits des gays est première dans la stratégie de bataille pour ce qu’on pourrait appeler la libération homosexuelle : à travers ce cadre institutionnel, il s’agit bien davantage, pour lui, de ménager ainsi une place sociale, une inscription sociale aux relations entre individus de même sexe, comme un préalable à des pratiques effectives de libération. Il s’en explique d’ailleurs : « Il peut y avoir une discrimination envers les homosexuels, même si la loi interdit de telles discriminations. Il est donc nécessaire de se battre pour faire place à des styles de vie homosexuelle, à des choix d’existence dans lesquels les relations sexuelles avec les personnes de même sexe seront importantes. Il n’est pas suffisant de tolérer à l’intérieur d’un mode de vie plus général la possibilité de faire l’amour avec quelqu’un du même sexe, à titre de composante ou de supplément. […] Il ne s’agit pas seulement d’intégrer cette petite pratique bizarroïde qui consiste à faire l’amour avec quelqu’un du même sexe dans des champs culturels préexistants ; il s’agit de créer des formes culturelles » (14). On trouve chez Foucault, ainsi, le refus d’une homosexualité pensée dans sa relation à l’hétérosexualité à travers une simple différence dans le choix de l’objet du désir, ce qui suffirait déjà pour ne pas faire du mariage entre individus dits de même sexe une revendication intéressante pour les gays, mais on retrouve aussi cette méfiance qui était la sienne à l’égard des étiquetages de tous types, ce qui le conduit aux antipodes de l’injonction contemporaine au coming out : de la même manière que des formes institutionnelles de relations entre individus peuvent conduire à appauvrir leurs relations effectives, tout en en garantissant une forme de publicité, de même, la pratique du coming out, si elle présente bien un intérêt comparable d’affirmation sociale, n’est pas exempte d’un revers appauvrissant, lui-même tout à fait semblable, cette fois dans la relation de soi à soi – qu’on pense seulement aux jeunes gens, incités à faire leur coming out (et donc à s’attribuer une identité et /ou une orientation sexuelle, quand ils sont probablement davantage dans un temps de découverte et d’expérimentation). Dans des formes de socialité plus souples, mais institutionnellement reconnues, il y aurait possibilité de maintenir du jeu dans les relations entre individus, mais aussi quant à sa propre identité, du point de vue de l’appartenance de sexe, de l’orientation sexuelle, des pratiques sexuelles, etc, tout en introduisant du jeu dans l’ensemble de la société, en ce qui concerne les relations aux autres et à soi-même. A travers ces formes institutionnelles souples, il y a déjà une forme d’injonction contemporaine, et fondamentalement policière, à laquelle on peut ainsi échapper : l’injonction à la transparence. En réintroduisant du flou dans l’identification des relations entre individus, on rouvre du même coup des possibilités inédites de relations, on gagne en liberté, en se déprenant, de fait, d’une injonction à tout dire, à tout avouer pourrait-on dire – avec cette contrainte supplémentaire qu’en devant tout dire, on a aussi à tout se dire à soi-même, et donc à assurer pour soi-même une relative cohérence entre ses diverses relations et ce que l’on considère comme son identité. Car c’est cette identité même qui peut être remise en mouvement, le jeu introduit dans les catégories et les pratiques réintroduisant, de fait, du jeu dans notre définition identitaire. Plutôt que de restreindre le champ de l’homosexualité aux formes compatibles avec les formes de relations sociales existantes, il s’agirait d’élargir les formes sociales de relations pour faire une place aux relations entre personnes dites de même sexe – du coup, c’est l’ensemble de la société qui pourrait profiter de cet enrichissement, quand la reprise de la forme sociale du mariage hétérosexuel par les gays constitue une forme d’appauvrissement des possibilités de relations homosexuelles, et donc, plus généralement, de toutes les formes de relations sexuelles.
Peut-être la conservation d’un trésor a-t-elle toujours partie liée avec un certain secret – tout comme ce trésor que René Char partageait avec ses compagnons de combat se serait révélé inséparable de l’arôme conservé de ces années-là. Le trésor de la lutte pour une libération homosexuelle, toute spécifique que puisse être cette dernière, serait, dès lors, peut-être lui-même inséparable d’un arôme lié à une certaine clandestinité – non pas parce qu’il s’agirait de regretter un interdit supposé fonder le désir, mais parce que la pleine lumière faite sur les relations homosexuelles (et le mariage gay constitue l’occasion d’une pleine publicité accordée à celles-ci) est de nature à faire fuir cette vibrante liberté, éprouvée au sein de rencontres, furtives, et d’abord gagnées face à l’interdit. Foucault écrit : « Le clin d’œil dans la rue, la décision, en une fraction de seconde, de saisir l’aventure, la rapidité avec laquelle les rapports homosexuels sont consommés, tout cela est le produit d’une interdiction » (15). Et ce sont bien ces formes de rencontres, aventureuses, fugaces qui conservent cet arôme si reconnaissable de la liberté, qui nous font éprouver une manifestation sensible de la liberté, parfum que les formes normalisantes de la « libération gay » ont laissé s’évaporer. Bien loin des mairies, dans des espaces hétérotopiques, la liberté continue d’être cette création sans terme ni testament – toujours à réinventer.
Alain Naze
Notre libération n’est précédée d’aucun testament / 2013
Communication au Colloque d’Istambul / voir : Ici et ailleurs
Site de Zilda
8 Zilda pier-paolo-pasolini roma
1 René Char, cité in Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p.11.
2 Hannah Arendt, op. cit., p.24.
3 René Char, cité in H. Arendt, op. cit., p.12.
4 H. Arendt, op.cit., p.12-13.
5 Pier Paolo Pasolini, source Internet : http://www.ina.fr/video/104154763
6 Michel Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel : une conversation avec Michel Foucault », in Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Quarto Gallimard, 2001, p.1128).
7 Guy Hocquenghem, La dérive homosexuelle, Paris, Jean-Pierre Delage, 1977, p.130 – je souligne.
8 Frédéric Martel, Global gay. Comment la révolution gay change le monde, Paris, Flammarion, 2013, p.18-30.
9 G. Hocquenghem, op. cit., p.132.
10 M. Foucault, art. cit., op. cit., p.1129.
11 Id., p.1128.
12 Id., p.1130 – je souligne.
13 Id., p.1129.
14 Id., p.1127-1128.
15 M. Foucault, « Choix sexuel, acte sexuel », 1982, op. cit., p.1148.

Vers une nouvelle théorie du partisan / Alain Naze / Outis ! n°2

La difficulté générale de cantonner une analyse du pouvoir politique dans le seul registre de la souveraineté se retrouve lorsqu’il est question d’envisager le problème de l’ennemi : la prolifération des formes possibles de ce dernier tend en effet paradoxalement à indiquer que ce qui est ainsi désigné, c’est avant tout une figure témoignant de l’actuelle domination du paradigme pastoral lui-même. C’est donc ce déplacement de la souveraineté politique vers le règne de la biopolitique qui nous conduirait à envisager de nouveau le propos de Carl Schmitt regrettant la disparition de l’ennemi, dans le cas de guerres « justes », c’est-à-dire conduites au nom de l’humanité elle-même. Dès lors, on peut constater que les formes contemporaines revêtues par ce que l’on continue pourtant à nommer « l’ennemi » apparaissent comme disparates (citons pour mémoire « l’axe du mal » de George W. Bush, Oussama Ben Laden comme figure de l’ennemi dans une « guerre contre le terrorisme », « l’ultragauche » dans « l’affaire de Tarnac », les « anarchistes » grecs enflammant les rues d’Athènes, ou encore les « casseurs » et autres « émeutiers » et « incendiaires » de 2005 en France), et il s’agirait de se demander quels sont les éventuels points communs entretenus entre ces diverses formes prises par la figure de l’ennemi, ou plutôt quelle configuration esthético-narrative de l’ennemi s’agirait-il ainsi de tracer. On a certes toujours construit la figure de l’ennemi, en l’animalisant notamment, mais il s’agirait cette fois de chercher quels peuvent être les paradigmes qui guident la construction contemporaine de la (des) figure archétypique du représentant de l’hostilité en tant que telle, pour ce qu’ils témoignent d’un déplacement du concept d’ennemi vers celui de criminel.
Le « terroriste » contemporain, cependant, semblant ne pas convenir véritablement à la figure du « partisan » tracée par Schmitt, il va nous falloir essayer de désigner au plus juste cet ennemi théorique stratégiquement construit que, sous des accoutrements divers, nos démocraties actuellement élaborent, de façon à endosser éventuellement cet habit, non plus sous le coup d’une identité subie, mais bien en se la réappropriant. L’état d’exception se trouve donc aujourd’hui explicitement remis à l’ordre du jour par le pouvoir politique, précisément en vue de lutter contre « l’hydre terroriste » (on comprend déjà, à travers cette expression, que la lutte sera interminable), constituant une menace constante contre la population – ce n’est donc plus seulement, ni surtout essentiellement, au regard des exigences, notamment territoriales, de la souveraineté que l’état d’exception est décrété, comme c’était le cas pour les guerres interétatiques, mais au nom de la sécurité de la population civile. La restriction des libertés contre laquelle un citoyen aurait eu naguère tendance à s’élever, devient dès lors un mouvement qu’il tendra davantage à accompagner, voire à solliciter, puisque le bien-être de la population (le sien aussi par conséquent) en dépend – alors que si des guerres entre Etats ennemis entretenaient aussi des restrictions de liberté, celles-ci devaient être acceptées dans un état d’esprit qui était celui du sacrifice (pour le bien général, éventuellement contre l’intérêt privé). Dans cette configuration, le Patriot Act ne sera généralement pas vécu comme un moindre mal, mais bien plutôt comme une décision de salut public, par conséquent pour le bien de tous – qu’il ait été décidé, après la mort de Ben Laden, de reconduire ce dispositif jusqu’en 2015, met en évidence la fonction épiphanique (manifestant le diabolique, si l’on veut) du personnage désigné comme l’ennemi ; que le Fichier National des Empreintes Génétiques, en France, puisse présenter des dangers pour nos libertés, cela apparaît désormais comme une objection bien légère, au regard de l’armée supposée de pédophiles et autres délinquants sexuels que ce système serait censé mettre hors d’état de nuire. Si l’état d’exception (pourtant juridiquement exorbitant, par définition) semble de moins en moins vécu comme un état de fait inacceptable, sous des régimes de type démocratique, c’est que d’une certaine façon, il va au-devant des demandes de protection de la part de la population – il y a en cela une forme d’assentiment fondé sur l’idée de réconciliation entre le bien commun et l’intérêt particulier (qu’on retrouve jusque dans la figure criminalisée du « chauffard », commandant qu’on mette tout en œuvre pour éradiquer la « violence routière »). L’ennemi sera alors celui qui, en s’opposant au bien commun, s’oppose aussi à mes propres intérêts ; plus besoin en ce cas d’en passer par un appel au patriotisme (nécessaire aussi longtemps que les restrictions de liberté se vivent sur le mode du sacrifice), sans lequel, auparavant, une défense de la souveraineté d’un État aurait eu bien du mal à s’installer efficacement.
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Le pays sera moins sûr aussi longtemps que Ben Laden sera en vie, décrétait en substance l’administration Bush ; à suivre cette déclaration, la mise à mort de l’ennemi (mais Al Qaida envisagée comme « nébuleuse » permet que perdure l’ennemi, par-delà l’un de ses avatars), sous l’administration d’Obama, aurait donc été la condition sine qua non d’un surcroît de sécurité pour les États-Unis, et le « monde libre », selon l’expression consacrée – raison pour laquelle la chasse contre Ben Laden, et plus largement les opérations militaires en Afghanistan, méritent plus le nom d’opérations de maintien de l’ordre (au nom de la sécurité de la population américaine et plus largement occidentale) que de guerre. La criminalisation du « terroriste » en fait effectivement autre chose qu’un ennemi, et l’assassinat de Ben Laden est là pour nous le rappeler. Or, n’est-ce pas toujours ce reste, inassimilé/inassimilable par les institutions démocratiques, et qu’on peut appeler barbares, plèbe, sous-prolétariat, casseurs, voyous (avec la variante des fameux « États voyous ») qui se trouve stigmatisé sous la figure du criminel, jugé indigne d’une dénomination (et donc d’un traitement) relevant de la terminologie (et de la pratique) politique ? Et encore devrait-on dire qu’un criminel de droit commun peut bénéficier d’un jugement, sinon nécessairement équitable, du moins dans les formes, quand le terroriste criminalisé peut être, sans autre forme de procès, exécuté. La satisfaction unanime des démocraties face au meurtre perpétré contre Ben Laden tendrait à confirmer qu’en effet, selon le mot de Benjamin, désormais, c’est l’exception qui est devenue la règle.
Qu’il n’y ait aujourd’hui, du point de vue des États, plus d’ennemi possible, au sens classique du terme, c’est bien ce que les analyses de Carl Schmitt tendent à démontrer. En cela, c’est la distinction fondatrice du politique qui disparaîtrait, raison pour laquelle si des affrontements armés se poursuivent néanmoins, ils ne le devraient cependant pas à une réactivation du clivage ami/ennemi, mais à la mise en œuvre du concept de « guerre juste », c’est-à-dire d’opérations militaires conduites au nom de l’humanité. Dans ces conditions, l’usage du terme même de « guerre » (comme dans l’expression de George W. Bush de « guerre contre le terrorisme ») ne va pas de soi, en ce que c’est le clivage guerre/paix qui devient beaucoup plus difficile à penser : si c’est la guerre elle-même, en tant qu’agression, et/ou en tant que violation des frontières d’un territoire souverain qui est considérée comme criminelle, alors, l’ennemi se transforme, de fait, en criminel. L’hostilité doit donc être première, et rendre possible le déclenchement d’opérations militaires, ce qui revient à dire que ces dernières ne sont justifiables, du point de vue du droit international, qu’à la condition d’avoir au préalable constitué l’adversaire en criminel : « dans le système du pacte de Genève qui gouverne la politique d’après-guerre [ce texte date de 1938 – AN], c’est l’agresseur qui est désigné comme ennemi. […] L’agresseur y devient, au plan du droit international, ce qu’est le délinquant dans le droit pénal actuel, l’auteur de l’acte délictueux, du crime, c’est-à-dire un criminel. […] l’intention profonde de tous ces efforts qui tendent à définir l’agresseur et à préciser le constat du délit d’agression est de construire un ennemi dans le but de donner un sens à une guerre qui sans lui n’en aurait aucun » (1). Entendons bien ce que nous dit ici Carl Schmitt : si cette guerre a besoin d’un ennemi pour prendre un sens, ce n’est pas qu’elle n’obéirait, en elle-même, à aucun intérêt, mais seulement qu’une guerre n’aurait de sens qu’à travers le clivage ami/ennemi, autrement dit, qu’en procédant de l’hostilité. Dans le cas de la seconde guerre du Golfe, c’est parce que des armes de destruction massive auraient été fabriquées et stockées par l’Irak (selon le mensonge d’État qu’on sait) que le déclenchement des hostilités devenait possible : les États-Unis disposaient alors d’un ennemi, défini comme criminel (puisque supposé avoir enfreint les traités internationaux) ; tout comme la première guerre avait été déclenchée après la violation de la frontière koweitienne par l’armée irakienne – action réputée criminelle en tant qu’agression contre un État disposant d’un territoire souverain. En cette affaire, les intérêts, notamment financiers, des États-Unis, sautent effectivement aux yeux, mais pour Carl Schmitt, une guerre serait absurde, dépourvue de sens, si elle ne reposait ultimement sur le clivage ami/ennemi : « Il n’est pas possible d’aboutir à la polarité ami-ennemi, et donc à une guerre en partant des oppositions spécifiques de ces domaines de l’activité humaine [l’auteur les évoque dans la phrase précédente : religion, morale, droit, économie – AN]. […] La seule question qui se pose […] est de savoir si la polarité ami-ennemi existe ou non dans la réalité ou comme virtualité du réel, sans que l’on ait à se demander quels sont les mobiles humains assez puissants pour la faire apparaître » (2). Par conséquent, l’intervention militaire des États-Unis en Irak semble bien difficile à classer du côté de la « guerre » si l’on veut respecter la définition schmittienne, et il est encore plus évident que le « maintien de l’ordre » par les soldats américains, en collaboration avec l’armée irakienne, après la phase des bombardements, ou encore les opérations militaires en Afghanistan, suite au 11 septembre, relèvent d’une forme d’opérations de police, et non pas d’une guerre, dans le sens classique du terme – ce qui pose, d’ailleurs, toute la question du caractère de plus en plus indiscernable entre état de guerre et état de paix (avec l’idée que la paix pourrait bien être la poursuite de la guerre, à travers d’autres moyens). Dire qu’il s’agit au fond d’ininterrompues actions policières, cela n’est pas sans cohérence, du moins s’il est vrai que l’ennemi prend aujourd’hui systématiquement la figure du criminel – et plus précisément de celui qui commet des crimes contre l’humanité. Et comment pourrait-il en aller autrement, puisque la guerre, entendue comme déclenchement des hostilités, est désormais considérée comme criminelle en elle-même, ce qui implique que la combattre ne peut plus alors s’effectuer qu’au nom de la paix – et l’on pourra penser aux opérations de « pacification » de la France en Algérie pour prendre la mesure de l’ambiguïté des termes. On aboutit ainsi à une forme de dépolitisation de la guerre, celle-ci étant réduite, de fait, à des opérations de maintien de l’ordre, autrement dit, officiellement, à la recherche d’une situation de tranquillité sociale, de paix civile – toutes choses qu’un pouvoir pastoral se doit de garantir à la population, contre ce qui en constitue la menace permanente, sous les formes changeantes du fauteur de trouble, du terroriste.
Alain Naze
Vers une nouvelle théorie du partisan / 2012
Extrait du texte publié dans Outis ! n°2
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1 Carl Schmitt, La notion de politique (« Corollaire II », de 1938), in La notion du politique. Théorie du partisan, trad. Marie-Louise Steinhauser, Paris, Flammarion, 1992, p.162-163.
2 Carl Schmitt, La notion de politique, op. cit., p.74.

La philosophie dans tous ses éclats, usages et pratiques de la philosophie plébéienne / Colloque 21-22 septembre 2013 Ferme Courbet de Flagey / Ateliers de philosophie plébéienne, programme 2013-2014

Ce colloque se déroule dans le cadre du Centre de réflexion et de documentation sur les philosophies plébéiennes qui est un programme de l’ethnopole Pays de Courbet, Pays d’artiste.

Il doit être considéré comme ouvrant une  série d’ateliers philosophiquesvoir plus bas le programme à télécharger – dans le cadre du centre (dont l’ambition est de développer aussi un fonds documentaire). La première, courant de novembre  2013 à juin 2014, tentera de repérer les pratiques plébéiennes d’analyse du présent, d’en définir les méthodes et les enjeux conceptuels, et d’en produire des outils. Atelier…cela veut dire un essai d’abandon de l’autorité  du maître et de la posture d’élève au profit d’une tentative de production en commun. Tous peuvent participer à ces analyses et  repérages. Une revue sera publiée à la fin de la série qui intégrera les textes des intervenants et ceux qui seront écrits par des participants aux ateliers.

Nous nous interrogerons, à l’occasion de ce colloque, sur les possibilités de pratiques de la philosophie qui ne soient soumises ni aux conditions de la distinction académique, ni à celles des industries du loisir.
Nous nous y demanderons dans quelle mesure la philosophie a la capacité d’opérer ces déplacements destinés à ce qu’elle change de position dans le monde, de locuteur, à ce qu’elle adopte des gestes inédits.
Nous expérimentons, dans cet esprit, un autre point de vue de la philosophie : celui du plébéien qui, tirant argument de l’égalité des intelligences, vient faire entendre une voix discordante dans les espaces immunisés de la philosophie.

Programme
samedi 21 septembre
10h Présentation du projet du centre de réflexion et de documentation sur les philosophies plébéiennes
10h15 « Une émancipation plébéienne » Alain Naze (Enseignant en philosophie, ayant publié Temps, récit et transmission chez W.Benjamin et P.P. Pasolini)
11h « Les dehors de l’Université. De quelques gestes de provocation aux savoirs » Orgest Azizaj (Traducteur et doctorant en philosophie)
11h45 « Rendre visible, faire du bruit » Noël Barbe (Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain)
12h30 Repas
14h15 « Avant l’excommunication. Petite histoire immédiate de la constitution d’un centre de philosophie plébéienne » Cédric Cagnat (Philosophe, et plus, dernier ouvrage paru, Politiques de la violence, l’Harmattan, 2012)
15h « La force de l’aporie » Olivier Razac (Philosophe, site internet : www.philoplebe.lautre.net)
15h45 Pause
16h15 « Quels modèles pour analyser l’assujettissement contemporain ? » Philippe Coutant (Technicien informatique, étudiant en philosophie sans titre ayant publié Le sujet et le capitalisme contemporain (http://1libertaire.free.fr)
17h00 « Des gestes, pas des idées » Philippe Roy (Enseignant en philosophie, dernier ouvrage paru, Tombeau pour Pierre Rivière, l’Harmattan, 2013 )

dimanche 22 septembre
10h « Commentaire d’une phrase de Diderot dans Le rêve de d’Alembert » Alain Brossat (Enseignant en philosophie, dernier ouvrage paru, Les serviteurs sont fatigués, l’Harmattan, 2013)
10h45 « Les gestes dans le cinéma » Joachim Dupuis (Enseignant en philosophie et en Lettres, dernier ouvrage paru, Gilles Deleuze, Félix Guattari et Gilles Châtelet, De L’expérience diagrammatique, l’Harmattan, 2012)
11h30 « La part de la plèbe » Alexandre Costanzo (Professeur de philosophie)
12h15 Repas

http://centre.philoplebe.lautre.net/

Lieu des événements (colloque et ateliers : Ferme Courbet de Flagey
28, Grande Rue / 25330 Flagey
Depuis Besançon, suivre Ornans puis Chantrans
Possibilités de transport en gares de Besançon
Renseignements : crdpp25@gmail.com ou
Philippe Roy 06 51 38 43 45
philoplebe.lautre.net/

Evénements gratuits (buffet du midi compris avec inscription obligatoire)

« Moi, qui crois que tout artiste doit être son propre maître, je ne puis pas songer à me constituer professeur »
« Vous serez forcé d’avouer que mes trois lettres sont d’une politesse méritoire, eu égard à la circonstance et à mon origine plébéienne. »

Gustave Courbet

Programme du colloque à télécharger fichier pdf Programme colloque

Programme des ateliers sur 2013-2014 à télécharger fichier pdf Programme ateliers

La philosophie dans tous ses éclats, usages et pratiques de la philosophie plébéienne / Colloque 21-22 septembre 2013 Ferme Courbet de Flagey / Ateliers de philosophie plébéienne, programme 2013-2014 dans Brossat courbet-autoportrait

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