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Tu n’as rien vu au Chemin des Dames, rien… / Alain Brossat

La première guerre mondiale est par excellence l’événement sur lequel les dirigeants des démocraties occidentales ont perdu toute prise, intellectuelle, politique, culturelle. Disons qu’ils n’ont plus aucune intuition de ce qu’elle fut comme séisme et commotion historique ou, dit plus trivialement, qu’ils s’en foutent éperdument, si ce n’est comme matière à commémoration obligatoire dans le présent. Elle ne leur « dit » plus rien, au sens où Karl Kraus affirmait que Hitler ne lui « disait » rien, c’est-à-dire n’inspirait en rien sa veine satirique – il y a belle lurette qu’ils sont passés « à l’ordre du jour ».
Cette indifférence attire notre attention sur une différence essentielle entre l’Etat comme sujet (la subjectivité étatique) et l’individu humain comme sujet (la subjectivité individuelle). Ou peut-être, plus près de Foucault, entre le mode de subjectivation étatique du passé et celui des individus. Ce qui appartient en propre à une subjectivité individuelle humaine, c’est non seulement l’aptitude mais la propension à se retourner vers son passé. Le regard en arrière sur soi est autoconstituant, dans la subjectivité individuelle. Ce n’est pas seulement celui, classique dans la culture chrétienne, qui rend possible la confession, c’est aussi bien celui qui nourrit constamment le souci de soi du philosophe stoïcien. Un vaste champ affectif s’ouvre sous ce regard, du « Mon Dieu qu’ai-je fait là ? », voire « Est-ce bien moi qui ai pu faire une chose pareille ?! » à l’euphorique satisfaction du devoir accompli… Ce regard est autoconstituant, car il est l’un des gestes qui permettent au sujet individuel de s’opposer aux forces centrifuges qui tendent à sa dispersion ou son éclatement. Il est l’une des dimensions premières de l’intériorité du sujet.
Ce qui caractérise l’État moderne comme sujet (et il est indubitablement une sorte de sujet collectif), c’est l’absence de cette « fonction » de l’auto-examen rétrospectif. L’État a bien une subjectivité (un rapport subjectif de soi à soi, une mémoire…), mais celle-ci est « limite », car elle est celle d’un mixte d’organisme vivant fait de chair humaine, si l’on peut dire, d’intelligence humaine, de passions humaines, et d’automate, de machine (l’État comme appareil bureaucratique, avec ses fonctionnalités – Max Weber, etc.). En tant qu’il est machine et que la dimension machinique tend constamment à prendre l’ascendant sur la dimension « humaine », l’État est une machine (un automate) à aller de l’avant et qui, à ce titre, n’est pas équipé d’une fonction lui permettant de se retourner sur lui-même, sur ses propres actions, pensées, dispositions passés. Il suit son chemin, il trace sa route, il avance parce son programme, c’est d’avancer sans se prendre la tête sur ses « bilans » – s’il y a une chose qu’ignore bien l’État, c’est l’examen de conscience, premièrement parce que l’État est dépourvu de conscience morale, et deuxièmement parce que l’examen de conscience, comme retour sur soi, suppose une forme de stase, d’arrêt. Or, le propre de l’État, c’est qu’il n’a pas de touche « arrêt ».
On objectera que notre époque étant celle de la patrimonisation accélérée du passé et de la mémoire antiquaire, l’État contemporain, notamment dans nos démocraties, n’en finit pas de commémorer toutes sortes d’événements du passé et de vouer un culte à la mémoire collective au point que ces pratiques tendraient à instaurer une sorte de religion civile ou civique (Pierre Nora) du passé (1).
Je répondrai à cette objection que cette mobilisation et réintensification (le plus souvent en  trompe-l’œil, comme l’a montré Nora) du passé est une pratique ou un geste qui se déploie en l’absence de tout intériorité et tout entier dans le présent, les scènes du passé n’étant qu’un matériau au moyen duquel s’exerce l’une des nombreuses modalités du gouvernement des vivants, dans le présent – en l’occurrence, le gouvernement des populations « à la mémoire », à la valorisation du passé. Le paradoxe vertigineux de l’ère de la commémoration est là : plus les gouvernants multiplient les rites commémoratifs, et plus les scènes du passé qui en sont l’objet leur sont indifférents – comme objets de pensée, comme enjeux politiques, voire moraux. La commémoration est à ce titre un art purement taxidermiste et les « commémorateurs » étatiques des croque-morts.
Lorsque, tardivement, très tardivement, l’État français rend hommage, à l’occasion des cérémonies du centenaire du début de la première guerre mondiale, aux 140 000 travailleurs chinois qui furent recrutés ou plutôt importés de Chine pour creuser les tranchées et travailler dans les usines en manque de main d’oeuvre, lorsque le ministre de la Défense Le Drian inaugure à cette occasion une stèle commémorative dans un parc parisien, dans un arrondissement où la communauté chinoise est bien représentée, il est bien clair que la supposée réparation de cet oubli ne relève que d’un petit mouvement tactique dans le présent – un petit geste utile face à la communauté chinoise de France en plein essor, un autre en direction de Pékin… (2) Pour le reste, il y a bien longtemps que les épreuves de ceux qui, travaillant souvent en première ligne, « partagèrent l’horreur de la vie dans la boue et le sang de la guerre » (Le Drian) sont, pour la République (qui ne revient jamais sur ses pas et a d’autres chats à fouetter que jeter un regard critique sur ses actions anciennes), passés par pertes et profits. 20 000 d’entre ces Chinois transportés en France dans les circonstances de la première guerre mondiale ont péri, dans des conditions diverses. Les 3000 d’entre eux qui sont restés en France après la guerre y ont formé le premier noyau de l’immigration chinoise.
Ce type de « réparation » fallacieuse est devenu, pour l’État contemporain, dans nos démocraties (en Occident – en Extrême-Orient, par exemple, il en va tout autrement) (3), un geste routinier qui ne s’accompagne d’aucune espèce d’intériorisation, de quelque espèce qu’elle soit, de ce qui dont la mémoire est, en principe, sauvé de l’oubli. Il n’est, dans le cas présent, l’objet d’aucune espèce de retour critique de la part de l’État sur son passé impérial, sur la part prise par les soldats et auxiliaires issus des pays colonisés ou violentés par les expéditions coloniales à l’effort de guerre. On restaure à l’occasion du centenaire les cimetières où sont enterrés les morts des troupes coloniales, souvent victimes d’un apartheid post-mortem destiné à éterniser celui qui était de règle sur le terrain, mais ce geste d’automate commémoratif est sans incidence politique aucune, un geste de pure surface : il est celui d’un gouvernement qui n’en finit pas de faire la vie dure aux populations d’origine coloniale, aujourd’hui plus que jamais.
La commémoration, en ce sens, est davantage qu’un rite funèbre – elle est une sorte de geste d’abréaction de cela même qui fait l’objet de la cérémonie, une manière de se délester du fardeau de l’objet qui en est l’enjeu, un objet pas tout à fait « refroidi » voire encore brûlant (les fusillades et décimations qui suivent les mutineries et autres refus d’obéissance dans l’armée française en 1917), en l’inscrivant dans la pierre du monument ou en l’enveloppant dans le linceul de quelque discours officiel. Ce geste de l’État donne clairement à entendre : nous voici quittes avec cet objet encombrant du passé, la République a payé son tribut (purement symbolique dans la plupart des cas), la voici donc allégée de ce fardeau. Que désormais d’autres s’en chargent, s’ils le souhaitent – qu’en premier lieu les historiens « fassent leur travail » - selon la formule consacrée des hommes politiques.
Ce mantra des gouvernants mérite qu’on s’y arrête un instant. Il établit une division du travail réglementaire entre les professionnels de la politique, les personnels étatiques dont c’est désormais la charge de présider à la religion civique du passé (« entretenir la flamme … » – drôle de flamme : elle est glacée) et les historiens détenant, eux, sinon le Ministère de la Vérité ( le fameux « Miniver » orwellien) sur le passé, du moins celui de l’établissement des récits légitimés et autorisés à son propos. La fonction première de cette répartition des tâches est de décharger les gouvernants de la charge d’avoir à prendre quelque responsabilité que ce soit à propos des épisodes et chapitres antérieurs de la vie de la nation et des peuples, dans lesquels est en question, notamment, la criminalité d’État, et donc celle de leurs prédécesseurs aux « affaires ». Ainsi, cette antienne (« laissons les historiens faire leur travail en paix, sans jamais empiéter sur leurs prérogatives ») est ce qui permet, aujourd’hui, aux gouvernants français de toutes couleurs politiques de se laver les mains de la question de la torture en Algérie, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis au nom de l’État français, par des militaires français placés sous l’autorité d’institutions et de personnels politiques français, tout au long de la guerre d’indépendance des Algériens. Elle est, lors des commémorations du centenaire du début de la première guerre mondiale, ce qui les autorise à n’aborder que du bout des lèvres et dans des formules feutrées et enrobées d’euphémismes la question de la répression des dites mutineries de 1917.
Réciproquement, ce partage convient tout à fait aux historiens, en les prémunissant contre les empiétements sur leur domaine et leur sphère de pouvoir de la caste politicienne. D’ailleurs, dès cette répartition se trouve un tant soit peu brouillée ou remise en cause, c’est la levée des boucliers chez les historiens – on l’a vu en France dès lors qu’une application un peu pointilleuse de la loi Gayssot leur est apparue constituer une rupture de la règle établie.
Il faut tenter de comprendre où trouve sa source l’horreur croissante qu’inspire aux responsables politiques et aux gouvernants la perspective d’avoir à se prononcer, tout particulièrement  se prononcer sur le fond à propos d’événements, scènes et chapitres du passé dont les veines, à l’évidence, demeurent ouvertes. Ce qui, traditionnellement, permet aux hommes politiques et dirigeants des États de le faire, voire ce qui les y incite, c’est le fait que leur politique est articulée sur un certain rapport à l’histoire – des doctrines, des récits, des mythes, des fantasmagories, des sensations, voire une (des) philosophie(s) de l’histoire. Pour les plus éminents d’entre eux, ceux qu’il est convenu d’appeler les « grands » hommes d’État (un Mazzini, un Bismark, un de Gaulle – peu de femmes, hélas…), le passé informe constamment le présent, leur politique au présent est entée sur leur rapport au passé, notamment au passé national. Les écrits politiques d’un de Gaulle en forme de mémoires baignent littéralement dans l’histoire, ils trouvent leur inspiration dans une philosophie de l’histoire d’inspiration maurrassienne, une mystique de la nation dont le propre est sa capacité à faire se conjoindre le passé le plus ancien et le présent le plus immédiat – le Général se prend pour Jeanne d’Arc, se moquent ses adversaires.
Cette articulation entre histoire et politique est ce qui permet à ces figures de l’État de facture traditionnelle d’avoir prise sur les événements du passé, ceux du passé national notamment, les glorieux et les calamiteux, et d’énoncer des jugements à leur propos : Jaurès écrit une volumineuse histoire de la Révolution française, dans laquelle se lit en filigrane, aussi bien, sa philosophie politique. Léon Blum, Pilsudski, Churchill sont, dans la première moitié du XX° siècle, de ces hommes de l’État dont la politique interagit constamment avec leur philosophie de l’histoire.
Or, c’est au cours de la seconde moitié du XX° siècle que ce lien, lentement mais sûrement, se distend et se brise. Comme modalité du temps politique, le présentisme (François Hartog) impose ses conditions draconiennes et coupe les hommes politiques de la perspective historique (4). Le passé change radicalement de statut dans leur politique, cessant d’être le terreau du présent et une source d’inspiration, pour prendre une consistance muséale et acquérir le statut d’un magasin d’antiquités dont ils sont les gardiens. La radicale disjonction qui s’opère ici entre domaine, pratiques politiques déployées dans l’horizon du présent immédiat et dimension historique de la vie des peuples, continuité historique des nations enracinée dans le passé proche et lointain est enveloppée dans l’effondrement, en Occident, depuis les années 1980 ou, plus précisément depuis la chute de l’Union soviétique, du grand paradigme de l’Histoire qui a animé tout le « court XX° siècle », pour le meilleur et surtout le pire. Dans cette condition post-historique, voire cette sorte de fin de l’Histoire,  dont Fukuyama pense détecter l’avènement avec l’entrée dans l’ère de l’Un-seul démocratique (sous la forme pratique de la démocratie de marché), les gouvernants se trouvent allégés, déliés de l’obligation de faire du passé l’objet de leur préoccupation, de le méditer, de l’interpréter à la lumière d’une quelconque philosophie de l’histoire. Les formes rituelles et les déclarations sacramentelles se substituent à ce souci, le texte de leurs pensées sur le passé étant gravé d’avance dans le marbre de la nouvelle téléologie démocratique  – le passé ne prenant désormais son sens que comme prémisse ou étape en vue de cet horizon du présent politique proclamé indépassable.
On voit bien alors ce qui, en relation avec un événement de la dimension de la première guerre mondiale, un événement à tous égards insoluble dans quelque « dialectique historique » que ce soit, disparaît totalement de l’écran radar des hommes d’État : la faculté de se poser la toute simple question, elle aussi inépuisable, cent ans après la catastrophe : comment une chose pareille a-t-elle bien pu se produire ? Ou bien encore : dans quelle mesure en sommes-nous (gouvernants) comptables aujourd’hui encore?  Comment la faillite de nos prédécesseurs, ceux qui étaient aux affaires à l’époque, est-elle susceptible d’affecter notre propre politique ? Ou bien, plus généralement : quelle est,  dans et pour  notre époque, l’actualité  de ce désastre ?
Tout au contraire, c’est tout ce champ de questionnement des gouvernants sur les conditions historiques de leur action qu’a pour effet de balayer la déliaison contemporaine entre une politique au présent, entre le gouvernement contemporain des vivants, et  leurs conditions d’historicité. La question qui sera donc inscrite dans l’angle mort des commémorations du début de la première guerre mondiale sera au fond la seule qui importe : comment, à l’échelle d’un continent, celui qui se perçoit alors comme le centre du monde et le cœur de la civilisation humaine, peut-on passer, pratiquement du jour au lendemain, d’un monde en paix à un état de guerre totale ? Ou bien encore, en termes foucaldiens : comment donc se produit ce renversement instantané des conditions d’un gouvernement des vivants dont l’horizon général est le « faire vivre », la prise en charge biopolitique de la vie des populations, à d’autres dans lesquelles prévalent les impératifs thanatopolitiques de l’extermination de la masse (5) ? Quelles sont donc les conditions de possibilité d’un tel renversement ?
On voit bien se dessiner ici les limites de la mission aujourd’hui confiée par les gouvernants aux historiens : l’horizon ou la dimension dans lesquels travaillent ceux-ci sont avant tout ceux d’une investigation sur les enchaînements de circonstances, de petites causes sur de grands effets, qui débouchent sur la conflagration d’août 1914. Dans le contexte du centenaire, le débat des historiens se concentre sur la question des responsabilités de tel ou tel pays ou gouvernement, en comparaison de tel autre. Le livre de Christopher Clark Les somnambules attire alors l’attention dans la mesure où il propose une lecture nouvelle des responsabilités particulières de la Serbie, un « État voyou » avant la lettre, dans le déclenchement de la guerre, une lecture qui révise la version courante, portée, elle, à mettre l’accent sur les erreurs de jugement et les décisions funestes des dirigeants allemands et austro-hongrois (6). Une historienne canadienne, Margaret MacMillan, pense, elle, que c’est « une série d’erreurs et de malentendus » qui a conduit au déclenchement de la guerre, plutôt que des calculs, des décisions ou des projets délibérés (7). Tous, en tout cas, semblent s’accorder sur le fait que, autant les origines et les causes de la seconde guerre mondiale semblent avérées, même si les historiens peuvent s’opposer sur tel ou tel aspect du tableau d’ensemble, autant la « boîte noire » du crash d’août 1914 demeure rétive à en livrer le secret : non pas seulement celui de l’enchaînement circonstanciel des causes et des effets (de la réaction en chaîne) qui conduit à la déflagration, mais surtout de la possibilité même de l’effondrement subit de l’ordre global européen tel qu’il s’est édifié depuis le XVIII° siècle (le système fondé sur l’équilibre conflictuel entre les nations présenté par Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme).
Tout ceci pour dire que le champ de l’intelligibilité sur l’événement global que constitue la première guerre mondiale que s’activent à produire les historiens est limité, ceci de par les règles et les objectifs que s’assigne elle-même cette corporation dans le champ général de la production des savoirs. En bref, ce n’est pas le boulot des historiens de produire le concept ou les concepts du renversement « impensable » qui semble avoir lieu pour ainsi dire « d’un jour sur l’autre» (Foucault, dans L’histoire de la folie à l’âge classique) avec la déclaration de la guerre en août 14. Et c’est encore moins leur boulot d’inscrire un tel concept dans l’horizon d’une critique du présent – une critique visant, donc, à se demander ce que pourrait être l’actualité d’un tel concept, ou, si l’on préfère, sa pertinence dans le champ même de notre actualité propre.
En d’autres termes, la question, non plus « historienne » mais bel et bien « philosophique », serait non pas : les conditions d’une répétition du cauchemar d’août 14 s’identifient-elles dans notre présent (l ’histoire ne se répète pas), mais plutôt : qu’est-ce qui dans notre propre régime d’historicité demeure homogène aux conditions qui ont rendu possible ce cataclysme ?
On voit bien  que le genre d’explication « marxiste », consistant à faire ressortir ici le diable nomme capital, capitalisme, de sa boîte, est un peu court. Ce qui nous intéresse, ce sont des éléments plus spécifiques que ceux que désignent des formules générales et canoniques du genre « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ». Ceci dans deux domaines notamment, là où la première guerre mondiale fut, pour nous Européens, inaugurale : l’administration de la mort en masse (l’invention de la figure (moderne) de la massa perdita) d’une part ; et, de l’autre, la mise en place de la chaîne état d’exception-état d’urgence absolue dans le contexte d’un gouvernement des vivants qui, dans ses grands traits, demeure inchangé (le système républicain en France, parlementaire en Angleterre, impérial en Allemagne et Autriche-Hongrie…).
Si notre intuition générale est que, à plus d’un titre, nous avons changé d’époque, nous ne sommes plus dans l’époque de la première guerre mondiale, sur ces deux points du moins, nous ne dévions pas d’une généalogie qui nous inscrit dans la « tradition » de la catastrophe qu’inaugure cette guerre. Développer une analytique de ces lignes de forces du versant catastrophique de cette histoire, cela pourrait être la tâche d’une philosophie du présent se définissant comme critique de l’actualité et se réclamant de la double inspiration de Benjamin et Foucault.
Premier point : ce qu’inaugure la première guerre mondiale, c’est une figure de la violence étatique qui est ou n’est pas explicitement guerrière et dont l’objet est l’exposition de la masse à la mort. Entre 1914 et 1918, le topos de cette exposition est la guerre des tranchées. Entre 1940 et 1945 (plus tôt en Extrême-Orient, avec l’intervention  japonaise en Chine), c’est la guerre aérienne, les bombardement massifs dont fait les frais, en premier lieu, la population civile (8). Dans l’après-guerre, c’est la terreur nucléaire, qui virtualise cette exposition comme entre-exposition, au temps de la course aux armements nucléaires entre les USA et l’URSS. À l’époque de la contre-terreur (« lutte contre le terrorisme », après le 11/09), cette exposition de la masse à la mort tend à devenir unilatérale : il s’agit, avec la seconde guerre en Irak, de s’assurer sur l’adversaire une suprématie si écrasante que la masse perdue (les centaines de milliers de morts irakiens de cette guerre) ne soient compensée qu’au prix de quelques centaines ou au plus milliers de morts dans les rangs de la coalition occidentale. Dans les conflits majeurs qui s’annoncent en Extrême-Orient et dont l’enjeu est la suprématie dans cette région et dans le Pacifique (comme au temps de Pearl Harbor, mais dans un contexte d’alliances inversées), la figure éphémère inaugurée en Irak ne tient plus : les États-Unis, même activement appuyés par la puissance militaire remise en selle du Japon, ne peuvent guère espérer renouveler dans un affrontement avec la Chine le scénario de rêve (dans sa première phase du moins, on a vu la suite…) de la seconde guerre en Irak – le spectre de l’entre-exposition refait surface dans un tel contexte, avec le risque d’une nucléarisation de l’affrontement.
Voici le visage de Méduse que doit affronter une philosophie du présent : il s’agit bien pour les gouvernants des puissances occidentales, encore et toujours et ce depuis la première guerre mondiale (ce en quoi elle est inaugurale et non pas confinée dans le statut d’un accident unique ou d’une aberration inexplicable), de travailler sur les conditions d’acceptabilité par la population de cette condition suspendue au dessus de sa vie : la possibilité que survienne, plus ou moins inopinément, une « crise » à l’occasion de laquelle une partie de la masse sera sacrifiée sur l’autel de… la sécurité, la lutte contre le terrorisme, le totalitarisme renaissant, la défense des fondements de la vie civilisée ou de Démocratie – bref, le maintien de l’hégémonie occidentale sous tous les atours…
Ce « jeu » devient très clair dès lors qu’est en question la capacité nucléaire : celle-ci doit être acceptée par les populations des pays qui en disposent comme une condition fondamentale de leur « sécurité », la clause perpétuellement cachée du contrat étant que cette supposée garantie a pour condition leur pleine exposition à la puissance nucléaire des « autres », sans parler, bien sûr, de la prise en otage de toutes les populations « autres » contre lesquelles ces armes seraient susceptibles d’être utilisées. De cette façon, et comme Foucault l’a montré de façon prémonitoire, l’abandon de la masse à la mort, chassée par la porte de la « grande » biopolitique qui fait ses premiers pas dans la seconde moitié du XIX° siècle, y compris dans les colonies (9), revient par la fenêtre de cette condition thanatopolitique inscrite au cœur du gouvernements des vivants dans les démocraties contemporaines – l’exposition perpétuelle de la masse, dans des proportions variables selon les conjonctures, à la mort.
Aujourd’hui, cette clause s’exerce à l’endroit des réfugiés abandonnés à leur sort en Méditerranée, dans un autre contexte, ce sont les populations aujourd’hui (relativement) immunisées qui se trouveront, à leur tour, pleinement exposées – et pour cela, il n’est même pas besoin d’un contexte de guerre ouverte, la « guerre économique » peut y suffire, comme a commencé à le montrer le scénario grec…
Dans cette condition permanente de la réversibilité biopolitique, c’est-à-dire du double jeu de celle-ci entre son horizon de vie et son horizon de mort, nous sommes bel et bien encore dans le champ de l’époque ouverte par la première guerre mondiale. Et pour penser cette condition, il nous faut des concepts qui soient propres à subsumer, précisément, ce qu’elle a d’impensable et d’inimaginable – ce qui, comme dirait Günther Anders, tend à dépasser constamment des facultés imaginatives – il nous faut travailler perpétuellement à produire le concept de cet « inimaginable » qu’est la figure d’une condition « démocratique » incluant la possibilité incessante de l’exposition de la masse à la mort violente.
Second point : quatre années durant, entre 1914 et 1918, la France est exposée aux conditions d’une guerre industrielle qui supposent la mise en œuvre de la mobilisation totale de la population et donc de toutes sortes de dispositifs d’exception, ceci sans qu’à aucun moment les institutions démocratiques ne soient démantelées. Le long épisode de la conquête du pouvoir par les pouvoirs fascistes en Europe, après la première guerre mondiale a eu pour effet de donner une valeur d’évidence à l’équation : dictature fasciste = État d’exception. Dans le domaine de la philosophie et du droit, le fait que cela soit un nationaliste conservateur allemand rallié au nazisme, Carl Schmitt, qui ait été le théoricien par excellence de l’État d’exception n’a pas peu contribué à renforcer cette évidence.
Du coup, dans la doxa qui s’installe après la seconde guerre mondiale et trouve sa pleine expansion après la chute de l’URSS, la définition du régime démocratique comme État de droit, id est ce qui se situe aux antipodes de l’État d’exception, prend force de loi. Les évolutions récentes, disons depuis le 11/09 et le Patriot Act (mais ce ne seraient pas les exemples antérieurs qui manqueraient, en cherchant un peu – la France pendant la guerre d’Algérie, la RFA pendant l’épisode de la RAF, etc.) montrent exactement le contraire, c’est-à-dire la parfaite compatibilité de l’institution démocratique et de formes infiniment variables et modulées de l’État d’exception. Elles montrent même un peu plus que cela : la possibilité de la combinaison permanente entre des formes démocratiques (pluralisme, parlementarisme, élections « libres », liberté de la presse.. ; et des dispositifs d’exception caractérisés, notamment destinés à des fractions particulières de la population ; la possibilité d’une sorte de fascisme démocratique d’État dont les actuels dirigeants de l’État d’Israël (Netanyahou en tête) sont la parfaite incarnation.
Il nous faut donc, sur ce point, réformer notre entendement historique du XX° siècle et , en cessant de nous obséder avec le spectre d’un « retour » des formes fascistes « classiques » et apocalyptique, remonter un peu plus haut, en direction de la première guerre mondiale, avec laquelle s’inaugure la figure qui prospère aujourd’hui : celle de la prolifération d’un régime euphémisé de l’exception (urgence absolue, nécessité impérieuse…) dans le giron de l’institution démocratique (10). Il y a un siècle, c’étaient les impératifs absolus découlant de la mobilisation contre l’ennemi national, l’envahisseur, qui dictaient la nécessité de greffer des dispositifs d’exception sur le corps de la démocratie, aujourd’hui, c’est la nécessité de lutter toutes affaires cessantes contre l’hydre du terrorisme : la matrice demeure la même, celle d’une guerre elle-même placée sous le signe de l’exception absolue.
Ces éléments de généalogie nous aident à statuer sur la validité du discours moral qui accompagne aujourd’hui le « devoir de mémoire » et la montée de la pulsion (compulsion?) commémorative : connaître le passé, apprendre du passé afin que les horreurs qui s’y sont produites ne se reproduisent plus jamais. Des images fortes sont mobilisées en renfort de cette ritournelle : celle d’un chancelier (d’une chancelière) allemand(e) célébrant la main dans la main avec un Président français (le mot n’existe pas au féminin jusqu’à présent…) et à Verdun, de préférence, l’anniversaire de l’armistice du 11 novembre 1918. La « réconciliation franco-allemande », l’existence d’un axe Paris-Berlin au cœur de l’Europe communautaire, c’est cela qui, adossé à une pédagogie du passé tragique, serait l’antidote contre le risque d’une rechute dans ce passé apocalyptique.
La relation pédagogique et incantatoire au passé sinistré qui tente ici de faire valoir ses droits (apprendre du passé en apprenant le passé, enraciner la vigilance face au passé dans la commémoration) est fondée sur l’élision d’un facteur essentiel : c’est dans l’expérimentation du présent, politique notamment, et non pas dans les livres scolaires et les rites commémoratifs que l’on « apprend du passé ». C’est dans une pratique critique du présent que l’on devient, comme dit Foucault, sensible à l’intolérable et que l’on se dote de la capacité de reconstituer les lignes généalogiques qui rattachent le présent comme catastrophe continuée (Benjamin) aux désastres (et aux crimes d’État) du passé.
L’une des choses les plus difficiles à imaginer (plutôt que comprendre), concernant le déclenchement de la première guerre mondiale, est le brutal basculement (du jour au lendemain ou presque, une fois encore) d’opinions nationales dans leur ensemble hostiles à la guerre, sinon pacifistes, dans l’hystérie nationaliste et guerrière (« À Berlin ! » « Nach Paris ! », etc.), cette sorte de folie collective qui semble donner raison au pire de la théorie des foules de Gustave Le Bon et qui entraîne dans son sillage les directions des partis socialistes de la Seconde Internationale.
Mais cette énigme est-elle si difficile à déchiffrer pour l’observateur (le témoin) critique de notre actualité ? La formation du consensus anomique qui annule toute possibilité de différence ou de contrechamp n’est-elle pas ce phénomène récurrent que nous avons à constater dans nos démocraties, chaque fois que se présente un événement désastreux, une crise à l’occasion desquels les gouvernants vont s’entendre à créer les conditions de l’homogénéisation d’une opinion chauffée à blanc et à suspendre par la même occasion toute condition de débat ou de dissidence aux conditions du tant vanté « pluralisme démocratique » ? La formation de cette masse en fusion de l’opinion mobilisée par la peur et manipulée par les élites gouvernantes, n’est-ce ce à quoi nous avons assisté, en France, après le 11/09 (« Tous Américains ! »), lors de l’intervention franco-britannique (soutenue par les États-Unis) en Libye, lors du déclenchement de l’intervention militaire au Mali et, bien entendu, après les attentats parisiens du 7 janvier 2015 ? La proclamation par l’autorité relayée par les médias et les intellectuels en uniforme d’un état de nécessité absolu ne débouche pas seulement sur la suspension d’un certain nombre de libertés, mais, aussi bien, sur la mobilisation totale du public qui, de ce fait même, cesse d’être une « opinion » pour n’être plus qu’une masse de manœuvre (une foule, au sens de Le Bon) aux mains de gouvernants généralement discrédités et qui, à l’occasion de cette diversion, tentent (bien illusoirement) de se refaire une vertu.
Ici encore, le « moment » août 1914 est, en termes généalogiques, en position inaugurale ; vu sous cet angle, celui du présent (de l’expérience que nous en avons) et non pas du passé aux mains des taxidermistes, il devient parfaitement « imaginable ».
J’appartiens sans doute à la dernière génération européenne qui a pu avoir encore une « intuition », fût-elle très affaiblie, fugitive, de ce qu’a été la première guerre mondiale pour ceux qui se sont trouvés plongés dans ce chaudron de sorcière ; ceci moins peut-être parce que je suis un lecteur inlassable de Benjamin dont les textes « Le Narrateur » et « Expérience et pauvreté » vont au cœur de la question de l’expérience impossible de cette guerre, moins peut-être parce que j’ai lu des dizaines de romans, autobiographies, témoignages et récits historiques qui y sont consacrés, que parce que mes deux grands-pères qui l’ont « faite » (subie) de bout en bout m’en ont parlé.
Mais ce que je dis là n’est pas exact : ils n’en « parlaient » pas, ils ne « racontaient » pas, confirmant exactement ce qu’en dit Benjamin : les témoins sont restés muets, car ce qu’ils ont « vécu » dans les tranchées se situe au-delà de toute expérience dans le sens courant du terme.  C’était plutôt leur corps, leur attitude face à la vie et, parfois, un éclat de souvenir qui venaient témoigner pour eux et comme à leur insu de ce que cette épreuve avait été. Ou bien encore, des reliques, des fétiches, enfouis dans des tiroirs : un pistolet Luger, une citation (au sens militaire du terme) calligraphiée à la plume sergent major par un supérieur, quelques photos de tout jeunes gens en uniforme de chasseurs alpins… C’est tout à la fin, alors qu’il ne reconnaissait plus tout à fait ses petits-enfants, que mon grand-père paternel s’est mis à se rappeler les tranchées françaises et allemandes si proches sur le Vieil Armand (Hartmannvillerskopf), dans les Vosges, les lumières de Mulhouse au loin, etc. De cette impossibilité de « témoigner » de ce que fut cette guerre pour les combattants de première ligne (le  peuple sous les armes), c’est-à-dire de l’inscrire dans un récit autobiographique, c’est de cela que j’ai été le témoin et qui nourrit l’intuition que j’ai pu entretenir, ma vie durant, comme une toute petite flamme vacillante, de ce que fut « la vie minuscule de l’homme »  sur la ligne de front, quatre années durant. Mais même cette flamme infime, je ne saurais la transmettre à mes enfants qui n’ont pas connu mes grands-pères et pour qui, la « guerre de 14 », se perd dans la mer du temps, au côté des guerres napoléoniennes et autres souvenirs scolaires.
In ultimis verbis venenum : le manque d’intérêt retentissant marqué par les philosophes européens pour l’événement première guerre mondiale à l’occasion de ce centenaire et la rupture de tradition qui se manifeste à cette occasion (mânes de Husserl, Arendt et Nizan, entre autres…) « fait signe » en direction de la trahison des grands anciens qui, en 1914, rendirent les armes aux gouvernants et embrigadèrent la philosophie au service de l’Union sacrée – les Bergson, Brunschwicg et autres représentants du néo-kantisme de Sorbonne qu’apostrophe Nizan dans Les chiens de garde. Là encore, les généalogies sont précieuses :  c’est dans une continuité rigoureuse que la philosophie d’État (académique) échoue à se tenir à la hauteur de son présent – à relever le défi de l’actualité.
Alain Brossat
Tu n’as rien vu au Chemin des Dames, rien… / 2015

Publié sur Ici et ailleurs

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1 Pierre Nora: Les lieux de mémoire (collectif), Gallimard, Quarto, 1997.
2 “France pays tribute to ‘forgotten’ Chinese”, Taipei Times, 28/11/2014.
3 Où, au contraire, prévaut une condition générale de politisation à outrance de l’histoire du XX° siècle, dans les rapports et conflits présents entre Etats.
4 François Hartog: Régimes d’historicité – présentisme et expérience du temps, Seuil, 2012.
5 Dans Le siècle des chefs, une histoire transnationale du commandement et de l’autorité, 1890-1940 (Amsterdam, 2013), Yves Cohen rappelle que c’est dès 1894 qu’est adoptée en France une loi sur les Habitations à bon marché destinée à permettre aux ouvriers d’accéder à la propriété de leur logement.
6 Christopher Clark: The Sleepwalkers: How Europe Went to War in 1914,  Allen Lane, London, 2012 (français: Les somnambules, Flammarion, 2014)
7 Steven Erlanger:”A war is long over, but many still seek to learn its lessons”, Taipei Times, 11/09/2014.
8 Voir sur ce point: Thomas Hippler: Le gouvernement du ciel, histoire globale des bombardements aériens, Les Prairies ordinaires, 2014.
9 Sur ce point, voir: Olivier Le Cour Grandmaison: L’Empire des hygiénistes, faire vivre aux colonies, Fayard, 2014.
10 Nous avons sous les yeux l’obsolescence du fascisme classique (celui des années 1920-40) comme référence et modèle théorique: un indice en est l’effacement du culte du Chef. En France, le Front national, comme parti post-fasciste en cours de “régularisation” démocratique, tend à devenir le “premier parti (électoral) de France dans un contexte où la fille succédant au père est un personnage infiniment moins charismatique que lui.

Les aventures de la liberté d’expression / Alain Brossat

Voici ce dont ne se sont pas avisé ceux qui, d’instinct, après les attentats du 7 janvier 2015, ont adopté le slogan « Je suis Charlie » :  la liberté d’expression, la liberté de parole, la liberté de la presse dont se réclame ce journal est, sous couvert d’une  pratique débridée de « la satire », rigoureusement homogène à celle que promeuvent les activistes du Front national lorsqu’ils s’en vont organiser un « apéro gros rouge et saucisson » à Barbès ou dans tout autre espace urbain densément peuplé de « travailleurs immigrés ». Il s’agit de la liberté de provoquer, outrager, humilier avec le consentement actif de l’Etat – c’est-à-dire sous protection policière – une fraction de la population à laquelle il est ainsi question de faire savoir (au cas où elle l’aurait oublié, ce qui est improbable…) qu’elle n’est pas d’ici mais bien d’ailleurs ; qu’à ce titre sa présence parmi ou au côté de ceux qui sont ici vraiment chez eux n’est que conditionnelle, litigieuse et, au fond, constamment revocable (1). Bien regrettable est alors la distraction de ceux/celles qui, animé(e)s des plus vertueuses dispositions et intentions du monde, ne s’avisent pas que leur ralliement à une prétendue normativité démocratique et républicaine, laquelle s’opposerait à d’autres coutumes et sensibilités d’inspiration religieuse et venues d’ailleurs, a pour effet de reproduire la même fracture exactement dans le corps du peuple que celle sur laquelle prospèrent les discours ouvertement xénophobes – la fracture entre ceux qui sont ici chez eux, de plein droit,  dans la mesure où ils s’identifient aux institutions et à l’histoire de l’Etat, et les autres qui ne le sont pas pleinement ou pas vraiment, dans la mesure où ils n’admettent pas que l’on insulte leurs croyances, leur foi et leurs coutumes. Le « c’est ainsi qu’on fait ici, telles sont nos coutumes et nos lois » qu’opposent les intégristes d’un républicanisme et expéditif et d’un démocratisme biaisé à tous ceux qu’offense leur zèle provocateur se poursuit logiquement en « et si vous n’êtes pas contents de ces règlements et de l’usage libéral que nous en faisons, allez voir ailleurs ! » ; il converge ici très ostensiblement avec le discours identitaire et autochtoniste qui spécule sans relâche sur la fracture entre vrais Français et supefétatoires ou indésirables. On s’en tait déjà avisé en plus d’une occasion lors du « débat sur le foulard » de triste mémoire – quand des enseignants d’extrême gauche étaient aux avant-postes de la traque aux adolescentes « voilées » dans les collèges et lycées.

Ces « libertés » sont donc distinctement entendues comme destinées à mettre en scène et rendre visible (donc accentuer, de ce fait même) l’opposition entre ceux qui sont bien fondés à se moquer, à ridiculiser et outrager du fait même qu’ils occupent la place de l’autochtone (une place toute imaginaire, est-il besoin de le préciser) et ces autres dont la vocation est d’encaisser ces sarcasmes et ces moqueries, du fait de leur origine déficitaire, de leurs mœurs et leurs croyances – du fait même qu’ils sont, fondamentalement, des en-trop, des intrus, des parasites, des outsiders quintessentiels ; ceci, quels que soient leurs efforts pour se fondre dans le paysage ou s’assurer des positions dans ce pays auquel ils demeurent fondamentalement étrangers (comme leurs mœurs et leurs croyances l’attestent, une fois encore). Ce sont des « libertés » qui entendent s’exercer dans le but de reproduire la division entre « ceux d’ici » et les autres – l’opération de base du racisme moderne, comme l’ont montré, entre autres, Michel Foucault et Etienne Balibar (2). Que ces « libertés » ne puissent s’exercer que sur un mode agressif  et ressentimental, en associant le rire à la méchanceté, comme liberté de nuire – ceci est la signature et la marque de fabrique de cet autochtonisme qui, refoulant dans les milieux populaires toute espèce de conscience de classe, établit aujourd’hui ce continuum anomique qui s ’étend de la gauche, voire l’extrême gauche « républicaine » en grand deuil, après les attentats du 7 janvier 2015, jusqu’au Front National inclus. Voici donc comment il faut entendre la « liberté » dont se réclament ceux/celles qui font de Charlie leur maître à penser : liberté que s’arrogent certains, qui en ont les moyens, d’en offenser d’autres, qui n’ont pas les moyens de leur rendre la pareille, ni même de faire entendre leur voix à propos de l’outrage qui leur est fait. Pour cette raison, tous ceux-celles qui se sont fondus dans la masse du « Je suis Charlie », au lendemain des attentats, auraient été bien inspirés de se demander, avant d’aller défiler derrière Hollande, Merkel, Netanyahou ou toute la bande de patibulaires qui les accompagnaient, à quoi les engageaient cette identification et ce ralliement. Et quel regret qu’ils n’aient pas en si grand nombre été « Snowden » quand « la France » refusa d’accueillir ce lanceur d’alerte exemplaire réclamé par les autorités états-uniennes…

Qu’un vaste accord se soit réalisé dans le pays autour de l’idée que cet exercice-là de « la liberté », et dont les gros rigolos sous protection policière de Charlie Hebdo donnaient l’exemple, constitue la manifestation la plus élevée, jusqu’au sublime, des libertés démocratiques – voilà qui en dit long sur l’état des subjectivités politiques, sur l’état moral de la population dans le pays qui se dit des Droits de l’Homme. C’est habités par une haute conscience de leur devoir civique d’éducateurs et de citoyens que des milliers d’enseignants du primaire et du secondaire se sont appliqués à l’occasion de la journée dite de deuil national, à vanter cet exercice de la liberté et ce bel usage de la démocratie (3) : le droit, bien près parfois de se transformer en devoir, de tourner en dérision sans restriction les ridicules superstitions de ceux qui, en général, occupent dans notre société, les positions les plus fragiles ; de ceux qui, on se demande pourquoi, s’obstinent à être hantés par les spectres de l’histoire coloniale et trouver à redire aux interventions occidentales au Moyen-Orient et ailleurs. Dans ce bel exercice, leur conviction est entière que c’est là une législation universelle qui est à l’oeuvre, celle de la Démocratie substantielle - ils leur suffit d’oublier au passage qu’un journal qui, comme Charlie Hebdo, s’acharne à attiser l’animosité entre les « communautés » est inconcevable dans un pays comme les Etats-Unis et que la grande presse de ce pays s’est  montrée très réservée quant à la publication des caricatures qui avaient mis le feu au poudre, fût-ce à titre d’hommage aux caricaturistes morts, après l’attentat… (4)

La conception formaliste et biaisée du droit qui exerce ici ses ravages (« on a bien le droit », c’est dans l’excès de sa mise en œuvre que se prouve et s’éprouve la grandeur de la « liberté d’expression ») est fondée sur le déni de l’asymétrie et de l’inégalité des positions de ceux qui s’arrogent la jouissance illimitée de ce droit et de ceux aux dépens desquels cette liberté de provocation s’exerce. La « liberté de la presse » à laquelle il est ici fait référence est avant tout celle de ceux qui ont les moyens (économiques et politiques) de se payer des titres et de les faire vivre, tout déficitaires qu’ils sont, avec les aides à la presse libéralement accordées par l’Etat. C’est une liberté entée sur le pacte hégmonique entre les partis d’Etat (les gouvernants), des puissances économiques et le mainstream (meanstream?) intellectuel/médiatique/culturel. Ce qui caractérise ce bloc hégémonique, en l’occurrence, c’est sa capacité à diffuser ses messages et faire entendre ses énoncés sur les questions qui fâchent dans une situation de quasi-monopole : la vache sacrée de la « liberté d’expression » réduite à la dimension du bon droit des Zemmour, Fourest, Bruckner et Houellebecq à camper sur les plateaux de télé pour y dégueuler sur l’Islam et les musulmans (5). Pour le reste, on serait bien fondé à se demander à quoi tient cette fixation sur l’Islam, en l’occurrence – vous imaginez des caricatures du Pape en train d’enculer des bonnes sœurs dans un journal philippin ou brésilien, à l’occasion d’un voyage de Sa Sainteté dans l’un de ces deux pays ? Ou tout simplement : quid de cette très volatile liberté d’expression si un modeste journal lycéen d’un département breton s’avisait de publier une caricature représentant l’évêque local paré d’une tête de cochon et cuisant à la broche sur lit de braises faites de bibles jetées au feu ? (6)

Ce qui, par contraste, caractérise la position des « autres », ceux aux dépens desquels s’exerce cette liberté illimitée (et c’est dans cette illimitation que l’exercice de la liberté tend à devenir jouissance, surtout quand elle est orientée vers le pire, comme liberté de nuire), c’est l’impossibilité pour eux de faire contrechamp : ce n’est pas qu’ils n’aient rien à dire, mais il se trouve qu’étant dans la position de l’ « incompté » du dispositif général de « la démocratie » (Rancière), ils sont structurellement hors champ et inaudibles – la raison pour laquelle il leur faudra revenir dans le champ par d’autres moyens, plus violents (Clausewitz) – ceux de la guerre (7). Ce qui caractérise la situation qu’ont exposée en pleine lumière les attentats du 7 janvier, c’est cette asymétrie structurelle – la même que celle que l’on retrouve en Palestine et dont pratiquent le déni acharné ceux qui, chaque fois que la violence y éclate,  exhortent les parties en présence à faire preuve de retenue et de bonne volonté, comme si les parts de responsabilité dans le conflit et les forces en présence y étaient à égalité… (8)

La musique lancinante du « droit à.. », un droit inconditionnel qui n’aurait à s’embarrasser d’aucune réserve ni circonstance particulière, telle qu’elle se fait entendre une nouvel fois à l’occasion de cet événement a une destination bien définie ; elle vise à alimenter le déni perpétuel de ce qui constitue le nœud et le cœur de la situation en question: non pas celle, classique, dans laquelle des parties sont en conflit sur un enjeu politique, une question de société, dans un débat idéologique - on échange des arguments, on s’engueule, on se coupe la parole, le ton monte – , mais on s’écoute quand même et l’échange de paroles, même vif, est ce qui suspend indéfiniment l’irruption de la violence – bref, le champ-contrechamp comme creuset ou concentré de la vie démocratique (9).

Ce qui, par contraste, caractérise cette situation, c’est que la liberté des uns s’exerce à sens unique au détriment des autres qui ne disposent d’aucun moyen ni espace de répartie inscrits dans la dimension du discours, ceci du fait de la place particulière qui est la leur dans la société : ils sont, comme disaient Badiou et Lazarus, ici, mais sans que cette situation fasse l’objet d’une condition de pleine appartenance reconnue – tout au contraire (10). C’est la situation de « l’immigré », un sujet colonial/post-colonial et un subalterne par position. Ce qui caractérise ce sujet, structurellement, c’est l’impossibilité pour lui non pas seulement d’accéder à la parole publique, mais de faire entendre le tort qu’il subit (Rancière) ou prendre en compte toute espèce de « plainte » (Lyotard) qu’il serait susceptible de déposer (et ce ne sont en règle générale par les motifs de le faire qui lui manquent) (11). C’est ce déficit perpétuel qui alimente, parmi ces inclus en tant qu’exclus (ou litigieux) la fibre plébéienne : celle d’une colère, d’un ressentiment à jamais irréductibles aux conditions de la démocratie procédurale. Ou bien encore, si l’on veut faire référence aux théories de la reconnaissance (Axel Honneth), c’est le parti de ceux qui réclament le « respect » et n’enregistrent, en retour, que le mépris de ceux qui ont les moyens de les humilier, parce qu’ils sont du côté de la police et des moyens de l’Etat (les caricatures de Mahomet et les bonnes blagues sur le foulard islamique) (12).

Ceux qui font référence à l’universalité du droit, dans cette configuration, qui mettent en avant le caractère inconditionnel de l’exercice de ces libertés qui constituerait l’alpha et l’oméga de la vie démocratique, ceux qui pensent que la liberté d’expression ne trouve sa pleine effectivité que lorsqu’elle suscite le conflit et fait scandale, ceux qui pensent que la mise en œuvre de ces principes ne doit s’embarrasser d’aucune exception liée à des conditions particulières, notamment des conditions d’histoire – ceux-là devraient nous dire pourquoi Charlie Hebdo s’abstient des bonnes grosses blagues sur les chambres à gaz qui faisaient encore florès dans les années 1960, et dont on trouverait sans doute la trace en feuilletant une collection d’Hara Kiri , ou, tout aussi bien, de ces caricatures de Juifs aux gros pifs et aux lèvres pendantes qui amusaient tant les lecteurs de Je suis partout dans l’entre-deux-guerres (13). Nous aimerions qu’ils nous disent ce qu’ils pensent de la loi Gayssot, qui fixe des limites distinctes à la liberté d’expression, de parole et de presse en criminalisant le négationnisme…. Ce qu’ils vont nous dire, je le sais déjà. C’est : « Ça n’a rien à voir ! On ne peut pas comparer ! ». Mais cette réponse, précisément, est nulle, puisqu’elle ne fait pas référence aux principes intangibles dont il est ici question (et que les Je suis Charlie ne cessent de mettre en avant, mais à des circonstances historiques, à la singularité, là même où, l’instant d’avant, ils en avaient plein la bouche de l’« Universel »…. S’ils étaient conséquents avec eux-mêmes, ils adopteraient la position que défendit Noam Chomsky au fort de la querelle du négationnisme en France et qui consistait à dire, contre Vidal-Naquet, que Faurisson et consorts avaient parfaitement le droit d’exprimer et publier leurs positions sur le « bobard » des chambres à gaz.

Mais ils ne le sont pas et considèrent que, dans un cas, il convient de se réclamer des principes (universels, intangibles) et dans l’autre à l’exception que constitue un événement historique, une crime d’histoire. Leur position revient à dire que ce qui fonde l’exception à la règle sur laquelle repose la criminalisation du négationnisme (l’extermination des Juifs d’Europe comme fait unique et incomparable) ne saurait en aucun cas s’appliquer à quelque autre objet que ce soit, et notamment en aucun cas à ce qui se rattache à l’histoire coloniale et aux crimes du colonialisme. C’est une proposition dogmatique qui ne s’embarrasse pas d’argumentation et qui est indémontrable, c’est une décision, un fait accompli, un coup de force qui rompt la règle de l’argumentation en  se soustrayant à toute obligation d’argumentation ou de démonstration et qui, à ce titre, se donne congé brutalement à  l’éthique de la discussion et de la communication démocratiques dont se réclament au reste bruyamment ces gens-là.

C’est, dans son fond, une position qui relève d’une croyance de type religieux. Après tout, il ne fait guère de doute, si l’on se réfère à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, que les crimes majeurs du colonialisme  (exterminations ethniques, réduction en esclavage, travail forcé…) sont bien des crimes contre l’humanité et sont, à ce titre, imprescriptibles. On sera donc bien fondé à dire que tout ce qui en prolonge volontairement le tracé dans le présent en est partie intégrante, au même titre exactement que le négationnisme est partie intégrante, encore et toujours, de l’entreprise de destruction des Juifs (et des Roms) d’Europe par les nazis. En d’autres termes, les obscénités de Charlie Hebdo sur la religion musulmane et les femmes arabes ont le même statut exactement que les blagues sur les chambres à gaz et les caricatures antisémites : ce sont des délits qui, néanmoins, prospérant à l’ombre du pouvoir d’Etat et de la police, se transforment miraculeusement en joyaux de la liberté d’expression. L’hégémonie sur les discours est une magnifique machine à géométrie variable, un moyen de jouer sur tous les tableaux, à mobiliser tantôt la règle, et tantôt  ce qui y fait exception. L’usage flexible qui est fait de la loi Gayssot par les pouvoirs publics en est un parfait exemple : un couperet prêt à s’abattre sur tout contrevenant au règlement des discours à propos de la Shoah ou du génocide arménien, une chimères aux abonnés absents quand ce sont des gens du sérail qui s’attachent (et pour cause) à dissoudre dans les eaux troubles d’un négationnisme décomplexé la réalité du génocide rwandais. On est ici dans le même cas de figure exemplaire de ce « deux poids deux mesures », un dispositif dont la vocation est distincte : entretenir le déni du fait que notre société est, encore et toujours une société coloniale, imprégnée des crimes du colonialisme et saturée par un racisme d’origine coloniale. Ceci étant la raison pour laquelle cette loi Gayssot, en tant que fleuron du double jeu perpétuel de l’Etat et des faiseurs d’opinion entre l’universalité des principes et la singularité des circonstances exceptionnelles, n’est qu’un chiffon de papier destiné au broyeur, comme c’est le destin de tant de lois de convenance et d’opportunité (14).

La question du déni (mais on pourrait dire aussi bien, en reprenant un vocabulaire ancien, celle de la fausse conscience), est ici centrale : se mirant dans le vilain petit miroir de Charlie Hebdo, la société française aime à se voir enjouée, blagueuse, un peu taquine, tout en demeurant d’une intransigeance absolue sur « les principes ». Cette flatteuse image de soi a vocation à en effacer une autre : celle d’une société persistant à être structurellement et intrinsèquement raciste pour autant qu’elle n’a jamais su trancher le lien qui la maintient captive de son histoire coloniale ; qu’elle a, avec l’Etat, les gouvernants successifs et les « élites », obstinément escamoté, notamment, la question des crimes massifs commis par l’arme française pendant la guerre d’indépendance des Algériens, paroxysme de cent trente ans de violences, de spoliations et d’humiliations. En France, le racisme nourri par la colonisation a été la source jamais tarie de cette opération de fragmentation de la population que décrit Foucault dans le cours ci-dessus mentionné, une opération qui, structurellement, entre dans les comptes, les calculs et les stratégies du gouvernement des populations. Ce dont il s’agit, en produisant la fantasmagorie d’un journal héros des libertés démocratiques et martyr de la République (l’immense majorité de ceux qui affichent « Je suis Charlie » aujourd’hui n’ont jamais lu ce journal, à peine aperçu en passant à la devanture d’une maison de la presse), c’est bien d’organiser l’oubli de ce que ce torchon incarne aujourd’hui, parmi tant d’autres objets et actions : la réintensification virale de ce racisme colonial, le retour dans le présent du refoulé de l’histoire coloniale sous la forme de l’obsession de l’étranger (l’immigré) en trop autour de laquelle tourne aujourd’hui tout ce qui tient lieu de vie politique de l’Etat et des partis de l’Etat. Le consensus ou le continuum anti-islamiste, l’ « islamiste » étant le nom du jour de cet « étranger » dont il faut se séparer coûte que coûte pour continuer à « vivre » (Foucault), c’est cela qui constitue aujourd’hui la colonne vertébrale de ce qui s’est substitué à la vie politique en France, de cette lutte des espèces substituée à la lutte des classes, de ce qui s’engouffre dans l’espace béant laissé par le peuple (politique) aux abonnés absents. Quand le racisme devient l’opérateur majeur de la division politique, dans une société, l’horizon qui se dessine est celui du fascisme, d’un fascisme, plutôt. Un fascisme qui, comme tous les fascismes, a besoin d’énergumènes, de bouches à feu, de provocateurs et d’incendiaires (15).

Certains pensent, de bonne foi sans doute, que nous ne sommes plus dans la séquence coloniale, que la page est tournée, que tous les post-colonisés ne sont pas musulmans et que ce qui en question, désormais, ce n’est plus tant la violence coloniale et ses séquelles que le rôle des religions dans nos sociétés et singulièrement, la question de l’Islam dans ses relations à la culture démocratique. Cette façon de tourner (ou plutôt d’arracher) la page du colonialisme pour passer à l’ordre du jour de ce qui ne serait jamais qu’une version édulcorée du clash of civilizations repose sur le refus désinvolte de prendre en considération l’enchaînement des circonstances historiques qui nous conduisent des dernières séquences de l’histoire coloniale (la fin de la guerre d’Algérie, pour ce qui nous concerne) à l’après 11 Septembre. Le recours à ce raisonnement discontinuiste de convenance élude deux facteurs massifs. Premièrement, l’histoire coloniale est une page qui ne se referme pas dans les métropoles des anciens empires (la France, la Grande-Bretagne, le Portugal notamment) dans la mesure où l’intégration et l’égalisation  par la citoyenneté des anciens colonisés y échoue ou y est repoussée et où ceux-ci, tout naturellement, perçoivent de ce fait même que le stigmate colonial continue d’affecter, sous des formes nouvelles, leur condition et leur existence. La réislamisation massive de ces populations quand elles sont de culture musulmane est un phénomène qui, massivement, se rattache à cette généalogie – ce n’est que pour les imbéciles que les « femmes arabes » se mettent à porter le foulard parce qu’elles y sont contraintes par des pères ou des grands frères eux-même tombés sous la coupe d’imams militants.

Deuxièmement, la disparition de toute perspective d’émancipation collective dans les pays anciennement colonisés, notamment ceux du monde arabo-musulman pousse ces populations, par défaut, dans les bras de l’Islam en tant que fabrique d’identités de consolation. Là aussi, les enchaînements sont visibles à l’oeil nu : c’est avec constance que les dites démocraties occidentales ont soutenu les dictatures autoritaires du monde arabe, au Proche-Orient et ailleurs. Ceux qui sont si pointilleux sur les droits de l’homme en Chine soutiennent le dictateur égyptien Al Sissi dont les flics et les militaires tient à balles réelles sur les manifestants de toutes convictions, et ils lui fournissent des armes  – au nom, bien sûr, de la croisade contre le terrorisme.

Ceux qui, dans nos pays comme dans ceux du monde arabo-musulman, se ré-islamisent aujourd’hui à grande vitesse s’établissent ainsi dans une subjectivité politico-religieuse qui, sans être tout uniment « anti-occidentale », n’en conserve pas moins la mémoire vive des centaines de milliers de morts ayant résulté des interventions occidentales dans le monde arabo-musulman depuis le 11 Septembre. Or, le caractère néo-colonial, néo-impérial de ces interventions, notamment en Irak, en Libye et en Syrie, est difficilement contestable.(16)

Il ne s’agit pas de dire ici que tous ceux/celles qui, sous le coup de l’émotion produite par l’attentat, se son coagulés autour du slogan « Je suis Charlie » ont en partage tous les travers de ce journal aux relents racistes, et pas seulement islamophobes avérés (17). Il s’agirait plutôt de réfléchir à propos du type de communauté ou de peuple que dessinaient ce cri unanime et les mouvements qui s’y rattachaient : non seulement un peuple de l’Etat, rangé sous la bannière de l’Etat, défilant, littéralement (la chose est suffisamment rare et singulière pour être soulignée) derrière l’Etat (comme substance incarnée par cinquante chefs d’Etat, séparés par ce très symbolique  « vide sanitaire », de la manif à laquelle Valls avait convoqué le tout-venant ), un peuple attendant son salut de l’Etat et soumis d’avance aux conditions de l’Etat (carte blanche accordée à l’Etat en lutte contre le terrorisme) (18). Non seulement un peuple de l’Etat, mais, à l’occasion de la manifestation du dimanche 11 janvier, un peuple de la police ;  un peuple qui fraternise non pas avec des grévistes, des étudiants en lutte, des occupants d’une friche menacée par quelque grand projet inutile, des sans papiers guettés par l’expulsion – non : avec les CRS et les garde-mobiles placés sur le long du parcours de la manif. L’image qui se dessine ici, celle d’une communauté sans brèches ni failles placée sous l’autorité de l’Etat et dans laquelle le lien organique qui rattache le citoyen ordinaire manifestant pour « les libertés » au policier qui maintient l’ordre devient fusionnel – cette image est riche de toutes les promesses – pas celles qu’imaginent ceux qui ont vu dans ces scènes une nouvelle figure du sublime démocratique, malheureusement : celle d’un monde à venir dans lequel, « en raison des circonstances atmosphériques défavorables », la lutte des classes sera remplacée par la chasse au terroriste – lequel n’est jamais, dans les conditions françaises, qu’une énième variété d’Arabe, de musulman ou de sujet post-colonial (19).

Dans toutes ses multiples variantes, des éructations ouvertement islamophobes des uns aux « tout de même… » embarrassés et rougissants des autres (« Je suis l’homme de toutes les tolérances, je n’ai vraiment rien contre les musulmans, mais quand même, il faut bien reconnaître que dans l’Islam, il y a des choses qui… et que…, etc. »), le discours qui tend à faire de l’Islam un (mauvais) objet de la politique, aujourd’hui, trouve son assise dans une opération très distincte : la substitution d’une approche culturaliste et différentialiste du conflit à une approche historique ou archéologique/généalogique. Sa propriété est d’éluder la question (la dimension) de l’histoire comme milieu des torts infligés et subis.  Une approche historique (généalogique) du présent sous l’angle des torts contraint ceux qui s’y essaient à s’établir dans des dispositions qui se situent aux antipodes de celles dans lesquelles se fige et se durcit la société française aujourd’hui ; non pas suivre la pente du fantasme identitaire et immunitaire mais produire l’effort d’imagination ou entrer dans le geste ascétique consistant à tenter de voir les choses en s’établissant dans la position de l’autre – celui qui se situe sur l’autre bord du tort.

Ce qui caractérise les sociétés démocratiques aujourd’hui (et ce en quoi elles sont toujours davantage désignées comme telles par antiphrase), c’est leur difficulté croissante à faire droit à l’engagement à respecter les règles du champ-contrechamp. Le déni même de l’existence ou de la légitimité d’un contrechamp, quel qu’il soit, est ce qui les caractérise en propre.

Dans le cas présent, le discours culturaliste sur l’Islam (quand même, quand même…) est ce qui a, par exemple, vocation à se substituer à l’effort que supposerait le fait de se demander « ce que ça fait » à une société traditionnelle, pauvre, de subir pendant cent trente ans l’épreuve d’une colonisation fondée sur une conquête massacrante, le vol massif de la terre, la ségrégation et l’irruption d’une masse de colons (entre autres, l’énumération est bien incomplète); ce que ça fait à ceux qui, du côté du tort subi, continuent de porter cette colonisation dans leurs gènes, pour des raisons généalogiques – sans jeu de mots, mais aussi bien, en raison même de leur condition de subalternité dans les sociétés dites post-coloniales. A l’évidence, il est infiniment plus simple de se demander, l’air grave et profond, « ce qui ne va pas » avec l’Islam substantiel et générique (une fantasmagorie caractérisée du présent) que de se poser ce genre de question. Ce n’est pourtant pas bien compliqué, au fond : il nous suffit d’imaginer que nous en sommes en l’an 65 de l’occupation allemande de la France ; plus que 65 autres années,  avant que nous songions à entreprendre une guerre de libération à l’occasion de laquelle nous perdrons dans les deux millions des nôtres – dans quel état imaginez-vous que nous sortirons de cette épreuve ???

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Ce qui se lit dans le filigrane du  mouvement généreux et empathique « Je suis Charlie » censé adopter la cause de l’autre meurtri ne saurait échapper à qui a des yeux pour lire et des oreilles pour entendre : dans son sens le plus littéral, cet acte d’auto-nomination sentimental doit être compris ainsi : je suis tout ce que voulez, Français, Américain, athée, chrétien ou Juif (toutes sortes d’identités pouvant se subsumer sous le prénom ou le surnom « Charlie »), mais ce qui est assuré, c’ est que je ne suis pas Mohammed ou Djamila , je ne suis pas de cette tribu-là, je ne suis ni Arabe ni musulman (20). « Charlie », devient ici la marque d’appartenance à une espèce, contre une autre. Dire « Je suis Charlie », c’est avaliser et réitérer le geste de séparation qui remet l’ancien colonisé à sa place et l’autochtone imaginaire à la sienne, ceci dans l’agitation toujours plus spasmodique de l’ «ethnicité fictive » (Balibar). La captation de l’horreur partagée de « la violence » par ce type de disposition a pour effet de conduire, qu’ils le veuillent ou non, ceux qui sont sous l’emprise de cet affect que la séparation (le rejet) est le remède à la violence, c’est-à-dire de les inciter à valider la reconduction et le durcissement de cela même qui constitue le terreau de ces spasmes d’hyperviolence – la circulation à haute dose, dans le présent, du poison distillé par l’histoire coloniale. Les chemins qui conduisent au pire étant pavés des meilleures intentions et dispositions du monde, il nous faudra bien admettre un jour, que le grand rassemblement humanitariste, républicain et démocratique  convoqué par Manuel Valls et François Hollande au lendemain des attentats aura été cela même qui aura achevé de donner droit de cité, dans ce pays, au racisme institutionnel, soutenu par cet état d’exception à géométrie variable qu’une fraction croissante de la population voit, depuis les attentats, comme le meilleur rempart contre le terrorisme. La normalisation accélérée du Front national et le renforcement tous azimuts des dispositifs sécuritaires sont, dans l’immédiat et pour les temps à venir, les deux effets les plus visibles du « sursaut démocratique » consécutif aux attentats.

En experts de la communication non discursive qu’ils étaient, les trois djihadistes exterminateurs ont conçu leur action comme une campagne-éclair destinée à produire un effroi et un effet de sidération d’intensité maximale. Ils y ont parfaitement réussi, anesthésiant durablement toute capacité critique, toute distance à la stridence de l’événement de la psyché (plutôt que la conscience)  du public. Cet état d’hypnose est ce sur quoi s’est immédiatement greffé le dispositif gouvernemental de mobilisation générale. De ce point de vue, il s’est vérifié à l’occasion que le ballet du terroriste et de l’antiterroriste est  désormais parfaitement bien réglé. Le moment hyperviolent est cela même qui abolit le jugement du public, le plonge dans cet état d’anxiété et de transe dans lequel il devient capable de tout – y compris de se jeter dans les bras du premier policier venu en criant « Maman ! » (21).

Le horror picture show qui s’affiche sous ses yeux devient un absolu, il l’enveloppe totalement et le transit. Du coup, il en vient à oublier complètement que ces violences insupportables sont relatives à d’autres qui, elles, le sont beaucoup moins dans la seule mesure où elle se produisent hors champ : la guerre sans images et sans prisonniers que le corps expéditionnaire français poursuit dans le nord du Mali, la guerre des drones conduite par les Américains dans le cadre de la lutte contre le terrorisme islamiste avec son cortège de bavures, les effets sur le terrain des bombardements visant l’EI en Irak ou en Syrie… Il en vient à oublier complètement que ce qui suscite après le 7 janvier l’impression d’horreur sans précédent ni équivalent est, avant tout, l’effet de proximité : le côté « j’ai tout vu de mon balcon, Mon Dieu, quelle horreur ! ». Mais ces effets et les « impressions » qui vont avec sont bien mauvais conseillers : vues de Gaza ou du Nigéria, ces violences superlatives retrouvent des proportions non pas plus raisonnables, (elles ne le sont d’aucune manière), mais, tout simplement et malheureusement, plus comparables. On se prend du coup à regretter que ce potentiel de mobilisation face à l’intolérable que l’on croyait un peu perdu en France n’ait pas su prendre tournure lors de quelques récents épisodes antérieurs et trouver alors leur formule de ralliement – « Je suis Mohammed de Gaza, écrasé sous les bombes ! », « Je suis Rémi Fraisse, assassiné à Sivens ! »…

Comme toujours en pareil cas, il s’avère ici que la pure et simple allergie nourrie par les sujets de la démocratie immunitaire à certaines formes de violence surexposées, plutôt qu’à d’autres, moins irrégulières et exhibées, n’est vraiment pas la meilleure des boussoles politiques. Comme toujours en pareil cas, il s’avère que le cri d’indignation qui s’élève alors pour dénoncer un « acte de barbarie sans précédent » et débouche inévitablement sur les « plus jamais ça ! » de rigueur, doit s’entendre un peu différemment : « ah non, pas de ça chez nous ! » – et qu’il se fonde sur l’oubli de tout un cortège d’ « horreurs » malheureusement des plus comparables, voire infiniment plus massives…

N’oublions pas que ceux qui, en l’occurrence, conduisent le choeur, s’apprêtaient, il y a quelques mois, à bombarder Damas, en toute simplicité, et qu’il a fallu pas moins qu’un veto américain pour qu’ils y renoncent. Rappelons au passage que bombarder Damas est un geste, une action qui se charge, dans l’histoire coloniale française, d’une forte signification symbolique ; une idée fixe de l’Etat colonial français ; en tant que message adressé aux peuples du Proche-Orient, un tel dessein signifie distinctement : nous revoilà, puissance impériale inflexible ! Ce que nous avons fait sous le Mandat, nous voici prêts à le refaire ! Et tout ceci, les « monstres assoiffés de sang » qui sont passés à l’action le 7 janvier avaient des yeux pour le voir et des yeux pour l’entendre. En cela, ils sont bien, ni plus ni moins, le retour du bâton (22).

On ne s’est pas suffisamment intéressé jusqu’ici à ce que l’on pourrait appeler la rhétorique des images de Charlie Hebdo, pour tout ce qui concerne le traitement de l’Islam, des corps musulmans, des femmes musulmanes. Le registre de « la blague » reprend ici un procédé classique, celui dont parle Walter Benjamin à propos de Baudelaire et Céline lorsque ceux-ci entreprennent d’entraîner leur public à leur suite, en faisant dans le registre de « l’énorme », c’est-à-dire en proférant littéralement des « énormités » telle que « Belle conspiration à entreprendre pour exterminer la race juive » ou, dans le même esprit, tous ces bons mots sur les Juifs et la nécessité de s’en débarrasser que l’on trouve dans les deux pamphlets antisémites de Céline (23).

L’énormité est le procédé destiné à saturer et effacer toutes les distinctions traditionnelles entre bon et mauvais goût, le comique et l’odieux, le sérieux et le dérisoire, en entraînant le public vers des images ou des énoncés si absurdes ou régressifs que celui-ci se trouve piégé : s’il s’indigne, il s’expose à être traité de pisse-froid (« T’as rien compris, c’est juste de la blague, du secondé degré, t’as pas d’humour… ! »), s’il rit, le voilà embarqué, inclus dans le dispositif mis en place par la blague, complice. Pour cette raison, ce dispositif de « la blague » entendue dans son sens premier, qui est celui que le XIX° siècle donne à ce procédé, est intrinsèquement pervers, car destiné par celui qui l’emploie à gagner sur tous les tableaux : c’est une machine à nuire (le but étant bien, dans le cas de Céline, de chauffer à blanc ses lecteurs contre les Juifs), mais sans s’exposer (« C’est juste pour rire…!). C’est un procédé retors, sournois, un procédé de lâche.

Et c’est exactement ce geste qu’a, de longue date, repris Charlie Hebdo dans son agitation antiarabe, antimusulmane et, ne l’oublions pas, férocement machiste. L’innovation consiste ici simplement à rendre indissociable obscénité, pornographie et énormité. Le défaut du procédé étant ici que, du coup, le « blagueur » étant conduit à donner libre cours à son imagination libidinale, il est conduit à lever un coin du voile sur un monde d’images et de fantasmes qui, de loin, « dépassent sa pensée » et fait frémir. Ce qui nous manque, à vrai dire (fatale distraction  de la tribu analytique, une de plus…) , c’est, sur ce matériau, une recherche équivalente à celle qu’entreprit en Allemagne, dès les années 1970, Klaus Theweleit, à propos de l’univers fantasmatique du soldat allemand et des groupes paramilitaires sous le régime nazi – ce qu’il appelle Männerphantasien – les fantasmes masculins pris dans une configuration historique particulière, cette sorte de subconscient collectif qui va se projeter dans la vie sociale, politique et l’activité guerrière sous la forme d’images, d’énoncés, d’obsessions récurrents (24).

Pour aller à l’essentiel, les pages de Charlie sont hantées par un motif obsessionnel, celui de la sodomie ou, plus exactement, de l’enculage, conçu non pas comme une activité ou une pratique sexuelle parmi d’autres, mais bien comme une métaphore générale et polyvalente. Associée à l’Arabe et au musulman (une des associations privilégiées   pratiquée par les caricaturistes du journal), cette image fantasmatique en forme d’idée fixe se décline à plusieurs niveaux : en premier lieu, remobilisation d’une image raciste coloniale classique, celle de l’Arabe enculeur de chèvre (signe de son appartenance à une civilisation rudimentaire), et, plus généralement, sodomite acharné (signe d’une sexualité déréglée, d’une perversion innée). Sous prétexte de blâmer et ridiculiser la pruderie des bigots en associant leur religion aux conduites sexuelles les plus débridées, c’est bien de cela qu’il s’agit : faire revivre dans le présent tout un monde d’images et de fantasmes qui a accompagné la colonisation de l’Algérie et d’autres pays musulmans.

A un second niveau, ce qui se donne libre cours, dans une sorte de passage à l’acte tout involontaire, c’est le mouvement infra- ou proto-fasciste par excellence, mouvement dont on pourrait presque dire qu’il est « universel » au sens où l’est la prohibition de l’inceste – le doigt (le bras) d’honneur adressé sur un mode lancinant et répétitif à l’Islam, c’est-à-dire aux Arabes et aux musulmans. Le doigt (bras) d’honneur est, est-il nécessaire de le rappeler, une forme euphémisée de l’exclamation agressive et injurieuse : « Je t’encule ! ». Ce cri ou ce geste n’est pas la promesse d’un plaisir (comme il peut l’être en d’autres circonstances), mais bien une menace, celle d’un viol. Il signifie en clair : mon désir et ma disposition les plus immédiats sont de faire subir une violence sexuelle d’une portée symbolique si forte (dans l’inversion des prérogatives sexuelles courantes, du pôle actif et du passif…) qu’elle est destinée à t’anéantir. On peut rappeler à ce propos que, dans certains contextes, le viol anal ou ce qui s’y associe est utilisé comme une arme de guerre (Tchétchénie, Guantanamo). Cette « promesse » inversée est d’une violence terrible, et c’est la raison pour laquelle il suffit d’un doigt d’honneur trop hâtivement dégainé pour déclencher une bagarre sanglante.

Pour les raisons dites plus haut, ce motif  est particulièrement sensible en contexte colonial (ou post-colonial), la colonisation pouvant être éprouvée fantasmatiquement (et tant souvent vécue) par les uns et les autres  comme un interminable « enculage » du colonisé par son maître – une domination et une humiliation « pénétrant » jusqu’au plus intime de son existence. Les caricatures de femmes en djihab, d’imams et de barbus attendant, le cul tendu, l’organe « blagueur » destiné à les dérider et à les faire jouir envers et contre leur puritanisme de mauvais aloi, ces caricatures surfent en permanence sur cet imaginaire qui réactive le geste premier de la violence coloniale – le geste de « prendre », de s’assurer la maîtrise de corps nouvellement soumis et réduits à composition. Le message adressé par ces dessins est distinct, c’est un message autochtoniste néo-colonial, un geste de restauration  : quoi que vous fassiez et disiez, quelles que soient vos dispositions et aspirations à l’égalité ou à ce que vous appeler « le respect » , nous demeurons les maîtres et  nous vous le prouvons : nous vous enculons, chaque semaine, en images et en textes, en caricatures et en slogans moqueurs. Ceux qui adressent ce type de message n’ignorent rien de la sensibilité particulière de ceux à qui il est destiné à la violence provocatrice qu’il recèle. Ils n’ont ni l’excuse de la colère, du geste spontané et malencontreux, ni celle de l’ignorance. Ils savent et ils persévèrent. Ce sont les chrétiens, pas les musulmans, qui disent que ce type de persévérance dans l’erreur et le mal est diabolique. Il n’y a donc guère lieu de s’étonner que ces « persévérants » puissent être perçus, littéralement, par ceux dont les têtes ont été colonisées par les visions néo-théologiques de la politique, comme des diables – un mal à exorciser, donc... Quoi qu’il en soit,  en tout cas, ces « blagueurs » invétérés, sont de l’espèce du Céline de Les beaux draps et de Bagatelles pour un massacre. Leur indifférence aux effets produits par leurs actions, leur incapacité à se détourner de la ligne que leur assigne le programme dans lequel ils sont inscrits, leur propension d’automates à s’enfoncer dans les impasses où ils se sont jetés – tout ceci les définit comme étant en délicatesse avec le réel lui-même. Le caractère obsessionnel de leurs motifs est l’expression d’une fuite dans l’imaginaire – celui d’un pays dans lequel « la blague » est le révélateur qui permet de faire le partage entre ceux du cru et les autres. Un pays qui n’a jamais existé que dans la tête de ces « petits Blancs », mais un imaginaire qu’ils ont en partage avec tous ceux qui, sans avoir jamais lu Charlie Hebdo, ont immédiatement senti qu’il y avait là matière à cause commune.

Ce n’est au fond un secret pour personne, sauf ceux qui n’en veulent décidément rien savoir, que le récit du présent qui constitue le socle de l’action des exterminateurs du 7 janvier est la chose la mieux partagée qui soit parmi cette fraction de la population, notamment jeune, dont le trait commun est d’occuper dans nos sociétés la place du colonisé (du post/néo-colonisé) et de s’éprouver comme excentré et constamment tiré vers le bas. Plus d’un reportage réalisé après les attentats dans « les quartiers » périphériques de grandes villes, après les attentats, témoigne de l’enracinement de ce récit qui entre violemment en conflit avec celui que tentent de faire prévaloir les institutions, à commencer par l’école. C’est un « récit d’en-bas », mais dont le propre, contrairement à d’autres, n’est pas de promouvoir les richesses, les puissances des cultures populaires et des valeurs qui s’y rattacheraient, mais d’être tout entier habité par une plainte : celle qui prend pour cible le mensonge perpétuel du pouvoir et des élites (de « ceux d’en-haut ») dans leurs rapports avec la violence cachée qu’ils exercent sur ces nouveaux damnés de la terre – les post/néo colonisés d’aujourd’hui, singulièrement les musulmans du monde entier. Dans ce récit, les motifs classiques de l’exploitation ouvrière (le musulman des discours xénophobes d’aujourd’hui étant souvent un « ouvrier qui  a perdu nom » - dixit Rancière, si je ne m’abuse) et de l’oppression coloniale se déplacent ou se redéploient en direction d’une posture soupçonneuse : toute parole d’Etat, toute production discursive des élites sont suspectées d’avoir avant tout pour vocation de voiler cet inavouable secret qui préside à l’ordre du monde – la guerre sournoise et inexpiable que les puissances occidentales, le monde des « Blancs » conduisent contre cette nouvelle figure du plaignant sans recours qu’est le néo-colonisé, singulièrement, le musulman.

Ce récit du monde produit par ceux qui, pour ainsi dire, naissent offensés et se voient en victimes d’un tri social implacable n’est pas une fantasmagorie symétrique à celle dont se nourrit le discours de vomissement de l’étranger qui prospère sur des « impressions » d’envahissement, de menace, de violence que démentent toutes les approches rationnelles de la vie commune (25). C’est la mise en imaginaire collectif d’une situation partagée bien réelle, un « bricolage » à partir de positions, d’expériences, d’épreuves qui, elles, n’ont rien d’imaginaire.

La place prépondérante qu’occupe dans ce récit du présent le motif  du mensonge cynique et manipulateur des maîtres du monde découle du sentiment d’impuissance politique de relégation sociale et de rejet culturel qu’éprouvent ces populations. Tous ceux qui s’étonnent, pour la blâmer, de la propension de ces groupes sociaux à penser l’actualité en termes de manipulation et à prêter foi à des fantaisies conspirationnistes feraient mieux de s’interroger sur le lien qui s’établit distinctement, ici, entre impossibilité structurelle de se faire entendre, introjection blessée du discours accusateur de l’ « en-trop » et recours à des explications faisant appel à une « logique cachée » qu’il s’agirait d’extraire du mensonge institué et légitimé. Après tout, ils/elles ne délirent pas, ceux/celles qui voient s’établir une relation solide et chronique entre la façon dont les médias leur racontent le présent et la reproduction du partage violent entre le « haut » et le « bas », ici et ailleurs, le reproduction d’un ordre mondial qui fait violence aux sans voix. Le recours aux raccourcis logiques, aux raisonnements par induction approximatifs, aux « est-ce un hasard si… ? », aux « tout se tient… » est ce qui vient occuper la place d’une philosophie de l’histoire présente pour ceux dont le tort subi est inarticulable. Il faut bien admettre que le discours du pouvoir sur les événements en cours n’est jamais le dernier à leur tendre des perches – après tout, une nouvelle fois, l’intervention américano-britannique en Irak ne fut-elle pas fondée sur un mensonge de pure facture totalitaire ? Après tout, n’est-ce pas dans la très sérieuse et estimable London Review of Books et non pas sur un site islamiste délirant que j’ai lu un article parfaitement documenté révoquant en doute la thèse occidentale officielle à propos de l’utilisation de gaz toxiques contre la population civile dans un quartier de la banlieue de Damas, en août 2013 ? Après tout, est-ce vraiment avoir l’esprit embué par les théories conspirationnistes que de nourrir quelques doutes quant à la version policière de la carte d’identité « oubliée » par l’un des deux tueurs de Charlie Hebdo  dans l’un des véhicules utilisés pour l’attentat ?

Qu’est-ce qui, donc, fait la différence entre les trois exterminateurs du 7 janvier 2015 et la multitude de ceux qui, ici, parmi nous non moins qu’ailleurs, se sont fait une religion de ne plus prêter foi d’aucune manière au récit du présent propagé par les gouvernants, les médias, l’école, les élites  et qui, pour autant, ne prennent pas les armes pour en finir avec les insulteurs de l’Islam et autres provocateurs salariés ? C’est, tout simplement que les premiers ont été saisis par l’un des appareils de la guerre civile mondiale (Carl Schmitt) qui étend son emprise sur le monde actuel. Multipolaire, mobile, en pleine expansion, cet appareil, quelles qu’en soient les dénominations et les emplacements, fait désormais partie de « la situation  générale» et ce sont les actions et les discours qui en émanent qui présentent le contrechamp de la « lutte contre le terrorisme » conduite par les puissances hégémoniques. Que cet appareil aspire à l’Etat, à se fait Etat (le Califat comme Etat islamique) suggère qu’il a plus de traits communs avec ce qu’il combat qu’il ne l’imagine (et que ne l’imaginent ses ennemis). Les forces en présence sont sans proportion, mais, désormais, une terreur fait face à une autre. Le régime d’histoire qui monte, aujourd’hui, c’est celui de la terreur et les djihadistes n’en présentent que le visage le plus exposé, dans l’actualité immédiate que l’on sait. Pour le reste, ceux qui leur font face ont pris plusieurs siècles d’avance sur les égorgeurs assoiffés de publicité, en matière de terreur massacrante – à Hiroshima, Nagasaki, Dresde, Sétif et ailleurs.

Nous sommes entrés désormais dans une phase où, comme l’a proclamé Valls, l’Etat est « en guerre » contre le terrorisme. Ce qui va donc s’expérimenter sous nos yeux, à notre corps défendant et peut-être sur notre corps même, c’est la notion d’une « démocratie de guerre » qui est tout autre chose qu’une démocratie entraînée dans une guerre conventionnelle. C’est qu’en effet la « guerre contre le terrorisme », ennemi absolu et sans statut juridique (un « partisan, au sens de Carl Schmitt), se traduit en premier lieu non pas par des opérations militaires, mais par la mise en place d’un état d’exception à géométrie variable. Le trait constitutif de cet état d’exception est de s’exercer en premier lieu au détriment de tous ceux qui sont, dans cette situation, à la place du suspect – les populations d’origine étrangère, singulièrement coloniale ; il est donc d’intensifier, de dramatiser et d’aggraver l’opération de fragmentation qui est à l’origine du tort dont les événements du 7 janvier sont le débouché strident. La boucle se boucle là où le dispositif destiné à « empêcher qu’une telle tragédie se reproduise » est celui-là même qui en créé les conditions. La guerre déclarée par Valls en est moins une d’ailleurs qu’une chasse dont le terroriste islamiste est le gibier. Une guerre sans prisonniers et sans témoins, donc, mais avec trophées de chasse. Le modèle en est l’exécution de Ben Laden par le commando télécommandé par le marshall  global Obama.

La prochaine fois qu’un immigré restera sur le carreau, suite à l’une de ces bavures policières qui ont, chez nous, un statut de quasi-institution, ce sera la faute aux terroristes qui, en accroissant le surmenage policier, rendent ce genre d’ « accident » inévitable et, du coup, bien excusable.

On ne peut, pour finir, s’empêcher de faire le rapprochement entre l’affaire de l‘Interviewer  et celle de Charlie Hebdo : qu’elle soit bouffonne ou tragique (une cyber-attaque attibuée à la Core du Nord ou un attentat sanglant), la crise finit toujours par s’imposer comme ce qui relance les affaires : elle transfigure un navet pathétique et incendiaire en poule aux œufs d’or, elle fait bondir un canard sous perfusion de 50 000 à plus de deux millions de vente. Ce n’est pas seulement la merde que le capital transforme en or (Marx), c’est le sang des hommes.
Alain Brossat
 Les aventures de la liberté d’expression / 2015

Publié le 31 janvier 2015 sur le Silence qui parle

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1 Ce que vise à rappeler le chiffon rouge de la « déchéance de nationalité » agité par l’UMP et, bien sûr, le Front national.
2 Michel Foucault : Il faut défendre la société, cours au Collège de France du 17 mars 1976, Gallimard Seuil, 1997 ; Etienne Balibar : Les frontières de la démocratie, La Découverte, 1992 . Ou bien encore son livre écrit avec Immanuel Wallerstein : Race, nation, classe : les identités ambiguës, La Découverte, 1997.  
3 A Nice, un enfant de huit ans qui avait refusé de prononcer la formule sacrée du catéchisme républicain du moment – « Je suis Charlie » est déféré par son instituteur auprès du directeur de l’établissement, lequel le dénonce à la police, laquelle convoque le gamin et lui fait subir un interrogatoire. La ministre de l’Education nationale approuve. Les syndicats enseignants demeurent discrets…
4 Le New York Times, le réseau ABC se sont notamment refusés à le faire. On pourrait, dans le même sens, faire remarquer que non seulement un journal comparable à Charlie Hebdo dans sa ligne éditoriale et ses procédés n’existe pas, dans aucun des pays voisins de la France, mais qu’il y est inconcevable, ces pays n’étant pas moins des démocraties fondes sur les mêmes principes généraux que la nôtre… Mais on peut supposer qu’aussitôt, les mêmes qui étaient arc-boutés sur les principes  la seconde précédente, rétorqueraient que c’est bien là une preuve supplémentaire du génie particulier de notre peuple, passant sans transition et sans souci de cohérence du régime de l’universel intransigeant à celui de l’unique et du singulier.
5 Un abus dont nul ne semble s’offusquer parmi les élites politiques et culturelles de notre pays, mais qui saute aux yeux des observateurs étrangers. Voir par exemple à ce propos l’article de Seumas Milne « Paris is a warning : there is no insulation from our wars », paru dans The Guardian du 15/01/2015. On ne soulignera jamais trop les responsabilités des médias, télévision en tête, qui ont été au premier rang dans la mise en place de ce dispositif dans lequel disparaît toute possibilité pour les offensés de rétorquer publiquement à leurs insulteurs professionnels. Les trois exterminateurs du 7 janvier sont les enfants du muslim bashing  orchestré par les médias. A ce stade de l’outrance et de la mauvaise foi, le motif détourné de la « liberté d’expression » devient indistinct du pur et simple exercice du « droit du plus fort ». Nulle surprise alors qu’une cohorte de dictateurs et de représentants de gouvernements autoritaires, de partisans de l’apartheid à la Netanyahou se reconnaissent immédiatement dans la cause de Charlie
6 Je démarque ici le motif d’une caricature publiée dans un journal australien, en « hommage » à Charlie – l’évêque étant bien sûr, dans cette version démocratiquement correcte remplacé par le Prophète et les bibles par des corans…
7 Jacques Rancière : La Mésentente, Galilée, 1995.
8 Voir sur ce point  Edward Saïd : Israël, Palestine, l’égalité ou rien, trad. De l’anglais par Dominique Eddé et  Eric Hazan, La fabrique, 1999.
9 Et dont le film de tribunal hollywoodien est l’une des « vitrines ».
10 Voir à ce propos  Alain Badiou, Sylvain Lazarus, Natacha Michel : Une France pour tous…
11 Jean-François Lyotard : Le Différend, Ed de Minuit, 1983.
12 Axel Honneth : La lutte pour la reconnaissance, Folio.
13 Nathalie Nougayrède, éphémère directrice du Monde dont elle fut débarquée sans ménagements en mai 2014, publie dans The Guardian, au lendemain des événements un long article intitulé « Defending the right to offend ». Que ne prêche-t-il donc par l’exemple en  joignant à son papier quelques extraits des Protocoles des Sages de Sion et quelques caricatures extraites du Stürmer du nazi Julius Streicher ? A cette condition, nous commencerions à croire à l’universalité du « droit » qu’elle prétend promouvoir ici… A défaut d’une telle démonstration, ce dont nous la voyons l’avocate, c’est la liberté de certains d’en offenser d’autres, sans aucune clause de réciprocité. Or, en la matière, la réciprocité est le fondement de l’égalité.
14 Telle était notamment la position du regretté Pierre Vidal-Naquet.
15 Je me permets de renvoyer sur ce point à mon texte « Lettre de loin », disponible sur le site « Ici et ailleurs – pour une philosophie nomade » et sur le blog le Silence qui parle.
16 Voir sur ce point l’article de Jeffrey Sachs « The War with Radical Islam », Taipei Times, 19/01/2015.
17 Voir sur ce point l’article très convaincant d’Olivier Cyran, ancien collaborateur de Charlie Hebdo, publié dans Article 11, 5/12/013.
18 Le rapprochement est éloquent, entre la photo de la manif vue de haut qui souligne cet écart entre les grands de ce monde agglomérés en tête de manif et celle qui fut publiée dans la presse et qui, prise à hauteur d’homme, entretient l’illusion d’une continuité entre les deux manifs – celle des dignitaires et celle du quelconque.
19 On ne saurait trop insister ici sur le douloureux contraste entre le caractère résiduel des manifestations qui  ont eu lieu après l’assassinat de Rémi Fraisse à Sivens et le volume de l’agrégat suscité par les attentats du 7 janvier. Quelques jours après ceux-ci, on apprenait la fin de la garde à vue du gendarme auteur du tir de grenade qui a tué le jeune manifestant.
20 Ce qu’ont parfaitement compris ces manifestants qui défilaient à Alger, le 17 janvier, en criant : « Je suis Mohammed », ceci en réaction au nouveau numéro de Charlie Hebdo dans lequel la relève, après le massacre, persistait et signait dans le registre des blagues incendiaires.
21 C’est là un des aspects saillants de la « guerre totale » contre le terrorisme, par lequel celle-ci s’apparente à la « guerre totale » tout court : au lendemain d’événements comme les attentats, le public est « bombardé» de messages propagandistes (sur le modèle de la guerre aérienne) et les espaces publics sont détruits, comme espaces pluralistes d’échanges, par ces tapis d’énoncés « corrects », comme le sont, pendant la seconde guerre mondiale, Dresde, Hambourg, Tokyo, etc. Ces opérations de saturation font disparaître toute distinction entre propagande totalitaire et propagande démocratique, à ceci près qu’à la terreur ouverte se substitue la saturation. Dans un tel contexte, toute opinion non alignée exprimée à haute et intelligible voix devient criminelle. Que les énoncés de base sur lesquels reposent ces dispositifs d’anesthésie et de mobilisation totale de l’opinion soient manifestement boiteux et aisément réfutables est sans importance : ce qui compte n’est pas que les énoncés soient bien formés, c’est la seule puissance de feu des gouvernants et des appareils de pouvoir. Ce point est essentiel : lorsque surviennent de telles situations d’exception, il apparaît en pleine lumière que les gouvernants pensent comme des porcs (Gilles Châtelet). Le paradoxe étant que ce travers (de porc) n’amoindrit en rien, dans ces moments, la force d’aimantation de leurs énoncés.
22 Dans un entretien avec Bertrand Poirot-Delpech, Jean Genet se rappelle : « Quand j’étais à Mettray, j’ai été envoyé en Syrie, et le grand homme, en Syrie, c’était le Général Gouraud, celui qui n’avait qu’un bras. Il avait fait bombarder Damas (…) Les petits gars de Damas prenaient un grand plaisir à me promener dans les ruines qu’avait faites les canons du Général Gouraud. J’avais une double vision du héros et de la saloperie, du type dégueulasse qu’était finalement Gouraud. Je me sentis tout à coup tout à fait du côté ds Syriens ». En mai 1945, de Gaulle envoie des troupes en Syrie et donne à l’aviation française l’ordre de bombarder Damas, ceci dans le but de caser les reins au mouvement pour l’indépendance dans le pays. Mais les Britanniques s’opposent à ce retour en force de la puissance mandataire… C’est donc bien simple : quand la France impériale est de retour sur le théâtre moyen-oriental, son premier mouvement, c’est de bombarder Damas…
23 Walter Benjamin : Baudelaire, édition établie par Giorgio Agamben, Barbara Chitussi et Clemens-Carl Härle, trad. De l’allemand par Patrick Charbonneau, La fabrique, 2013.
24 Klaus Theweleit : Männerphantasien,  vol., Verlag Roter Stern, 1977 (disponible en anglais).
25 C’est le « paradigme » de ces vallées vosgiennes (côté Alsace) qui se remplissent chaque week-end de touristes allemands mais se voient envahies par des migrants imaginaires et, pour cette raison, plébiscitent le Front national…

De Columbia à Gaza – Edward Saïd et la Palestine / Alain Brossat

Si l’on s’en remet au témoignage de son fils, Edward Saïd fut, sur son lit de mort, « submergé par l’émotion » à l’idée qu’il n’avait pas « fait assez pour les Palestiniens » (1). Dans son caractère un peu convenu, cette formule exprime bien l’ambiguïté de la position de Saïd face à la Palestine, à l’enjeu palestinien : ceux-ci furent bien sa cause, la cause politique de sa vie, mais sur un mode quelque peu latéral, si l’on peut dire : il est, avant toute chose, un intellectuel « profondément américain », « internationalement reconnu, (…) titulaire d’un poste de professeur à Columbia, gage de sécurité institutionnelle », ce qui lui permet de « convertir ce capital symbolique sur la scène publique en prenant position pour des causes impopulaires aux États-Unis » (2).
La cause palestinienne, donc. Mais comme cause adoptée par un intellectuel situé par excellence « entre » les mondes et les cultures, dans une position qui n’est ni tout à fait celle de l’outsider – Saïd est bien issu d’une famille palestinienne -, ni celle de l’insider– il n’a plus vécu en Palestine depuis qu’il l’a quittée enfant, il est plus à l’aise en anglais qu’en arabe et, de surcroît, issu d’un milieu favorisé et non musulman il a suivi un parcours d’exil et d’éducation on ne peut plus atypique pour un Palestinien, fût-il issu de la diaspora aisée. Son attachement à la Palestine comme cause ne s’est donc pas imposée à lui comme un destin, elle résulte d’un choix politique et moral avant tout – il aurait parfaitement pu se dévouer tout entier à son parcours d’excellence universitaire, aux États-Unis, y compris en qualité de père spirituel des études post-coloniales et subalternes et pas seulement en tant que rénovateur de sa discipline de prédilection, la littérature comparée – ceci  en mettant dans sa poche la particularité de sa provenance palestinienne, avec son mouchoir par dessus… (3)
Cet engagement, même s’il prend essentiellement la forme d’une activité de publiciste (de journaliste dans le bon sens du terme) et non de militant, avec les articles qu’ils publie essentiellement dans des journaux arabes, Al-Haram et Al-Hayat, relayés parfois en Europe par des publications comme la London Review of Books et Le Monde diplomatique, est ce qui donne sa dimension explicitement politique à son travail critique engagé avec sa thèse sur Conrad et le livre L’Orientalisme. Cette dimension est d’autant plus remarquable et elle tend à le distinguer d’autant plus nettement dans le milieu académique que la politique dont il est ici question est d’emblée placée sous le signe du litige et du conflit : en s’astreignant à publier régulièrement ces articles dans lesquels il restitue un point de vue palestinien indépendant sur le conflit en cours au Proche-Orient, dans un milieu où les positions pro-israéliennes sont hégémoniques de façon écrasante, Saïd s’expose constamment, comme figure intellectuelle et politique ; il met dans la balance non seulement son statut de chercheur, de théoricien et de penseur, d’enseignant, mais son honorabilité même et sa condition sociale – voire à ce propos la virulence des campagnes de diffamation conduites aux États-Unis et ailleurs par le lobby sioniste et destinées,  pour commencer, à obtenir qu’il soit viré de la prestigieuse université de Columbia (4).
Il y a non seulement un courage et une persévérance qu’il faut saluer dans la façon dont Saïd prend en charge, en son nom propre, la cause palestinienne ; mais il y a aussi quelque chose de kantien dans la manière dont il s’établit aux Etats-Unis et, plus généralement, face au public occidental, dans la position non pas de représentant mais de défenseur de la cause palestinienne entendue comme cause minoritaire voire honnie – ceci au nom de principes plutôt que selon des conditions d’appartenance personnelle à une communauté en particulier.
C’est certes en homme en colère, indigné par la sottise, la mauvaise foi et la bassesse des arguments employés par la coalition hégémonique à laquelle il s’affronte en un combat épuisant qu’il présente la position palestinienne et s’efforce de redresser les faits distordus par la propagande israélo-américaine ; mais c’est surtout en homme de devoir qu’on le voit constamment sur la brèche, en sujet autonome et rationnel de sa propre actualité historique  – là où s’impose à lui (de son propre fait) le devoir inconditionnel de faire valoir le vrai et quoi qu’il puisse ou doive lui en coûter ; ceci à propos non pas, en général, du « conflit au Proche-Orient » (selon la formule consacrée par les chancelleries et les journaux), mais bien du tort subi par les Palestiniens, ce peuple-plèbe maltraité et décrié, depuis 1948 (5).
Et c’est ici que l’on rencontre le premier axe ou, si l’on veut, la première dimension stratégique de l’engagement de Saïd dans le conflit qui oppose les Palestiniens à leurs ennemis : dans ses articles, revient comme un motif lancinant la question suivante : comment se peut-il donc qu’alors que la supériorité morale de notre cause (son bien fondé) est évidente pour tout sujet rationnel, que ce soyons nous (Palestiniens) qui subissions un tort majeur et constant dans ce conflit depuis des décennies ? Que nous y soyons perpétuellement en position d’accusés, traités en coupables et en terroristes, contraints à nous justifier, à tenter vainement de faire entendre notre voix ? (6)
C’est, insiste Saïd, que, dans une dimension essentielle, si ce n’est première, ce conflit est discursif, enjeu de récits, de construction de fictions, de production d’un imaginaire mobilisateur. Le drame des Palestiniens se formule donc pour lui en ces termes : alors même que l’on ne saurait imaginer plus juste cause que la leur, ils échouent constamment à faire entendre au monde, et plus particulièrement à l’Occident, un récit du litige les opposant à leurs ennemis (le colonisateur israélien et ses soutiens indéfectibles en premier lieu, mais aussi bien la plupart des gouvernements arabes) qui soit susceptible d’emporter l’adhésion et de leur valoir une reconnaissance partagée du tort subi.
Ce que décrit ici Saïd est selon moi un cas exemplaire de situation dans laquelle un sujet plébéien échoue régulièrement à faire entendre ou enregistrer sa plainte contre ses oppresseurs et reconnaître les crimes commis à ses dépens. Difficile de dire si cet échec sans cesse répété tient en premier lieu au fait que la plainte serait mal formulée par ceux qui s’arrogent la responsabilité de l’articuler, confuse, inaudible, ou bien si c’est la mauvaise volonté ou la mauvaise foi de ceux auxquels elle est adressée qui est en cause. Toujours est-il que s’est durcie, au fil des décennies, depuis 1948, une relation entre les Palestiniens et le monde qui peut se subsumer indifféremment sous deux concepts ayant leurs titres de noblesse dans la philosophie française contemporaine (Saïd voyait la philosophie française de trop loin pour les mobiliser, mais il me semble que c’est bien de cela qu’il parle constamment, néanmoins) : la mésentente et le différend (7).

Chronique d'une disparition

La mésentente : on emploie les mêmes mots, mais on ne s’entend pas du tout sur leur sens : quand les Palestiniens parlent de la violence de l’exil, de la spoliation des terres, de l’occupation, des assassinats ciblés, de la colonisation de peuplement en Cisjordanie, des opérations punitives à répétition comme celle à laquelle nous avons assisté à Gaza au cours de l’été 2014, des crimes de guerre caractérisés qui les accompagnent, le parti hégémonique, en Israël, d’abord,  et plus généralement en Occident et ailleurs, entend : riposte obligée aux attentats suicides, au terrorisme, au fanatisme religieux – bref, vous autres Palestiniens, vous êtes un peuple intrinsèquement violent et dont la violence, constamment, menace la sécurité d’Israël. Il est donc bien nécessaire que nous qui sommes les gardiens de la mémoire de l’extermination des Juifs fassions dans ces conditions de la sécurité d’Israël le premier de nos impératifs.
Ainsi, ce n’est pas que le sujet palestinien ne saurait pas parler ni formuler le tort subi, c’est plutôt que le litige qui l’oppose à ses ennemis et, par contamination, le sépare du « public » mondial placé sous hégémonie occidentale, s’étend aux mots et tend  à rendre sa voix perpétuellement inaudible, à lui interdire de tenir une position reconnue comme légitime (8).
Le différend : les choses peuvent se formuler simplement, en référence  au livre de Lyotard : toutes les instances arbitrales devant lesquelles les Palestiniens tentent de faire valoir leurs droits et auxquelles reviendrait la tâche de reconnaître les crimes dont ils sont victimes se dérobent – ONU, nations puissantes et respectées, cours de Justice internationales, opinion publique internationale, grandes figures intellectuelles, etc. Au contraire, ce sont eux qui, aux yeux de ces instances, vont régulièrement faire figure d’accusés – vous vous plaignez, leur rétorque-t-on, de subir toutes sortes de violences et de dénis de Justice, mais sauriez-vous faire la preuve que ce n’est pas plutôt vous qui, constamment, êtes animés de l’intention criminelle d’anéantir cet État et cette communauté qui se définissent comme établis, selon la formule consacrée, dans les « frontières d’Auschwitz » ? Que vous n’êtes pas, avant tout, animés par un fanatisme antijuif?  Or, une telle « preuve », à l’évidence, les Palestiniens sont, par définition, bien incapables de l’apporter – exactement de la même façon que n’importe lequel d’entre nous, sommé d’apporter la preuve formelle, s’il se prononce sur les bombardements criminels de Gaza ou le droit de Dieudonné à proférer ses âneries en public, qu’il  nopine pas en ce sens sous l’effet d’un inavouable antisémitisme , échouera infailliblement à « passer le test »…

Le Temps qu'il reste 1

Même s’il met en premier lieu l’accent sur les rapports de force discursifs, c’est-à-dire, trivialement, sur la façon dont la propagande israélienne exerce son emprise  au-delà  de toute mesure sur les opinions occidentales, notamment en Amérique,
Saïd n’est pas étranger à une approche de type juridique comme l’est, pour une part au moins, celle de Lyotard (9): la question telle qu’elle est posée dans ses articles, à propos des crises et affrontements périodiques qui surviennent au Proche-Orient est bien celle de savoir comment la vérité peut imposer ses droits, sa législation, à l’encontre du mensonge institutionnalisé et légitimé par la propagande des puissances hégémoniques. Le scandale, pour lui, est bien que la vérité à propos des efforts inlassables des gouvernants israéliens et de leurs soutiens pour rendre invivable l’existence des Palestiniens, pour faire d’eux un peuple de vaincus résignés à leur sort et soumis à leur maîtres, que cette vérité ne parvienne jamais à trouver force de loi ; et qu’inversement le mensonge dans sa forme la plus destructrice, (celui qui transforme les faits les mieux établis en opinions – Arendt -, ou bien celui qui rend inconsistante l’opposition entre  la vérité et le mensonge – Orwell), impose ses conditions aux récits faisant autorité dans le discours gouvernemental et médiatique en Occident, tout particulièrement aux États-Unis (qui apparaissent à Saïd, non sans motif, comme le centre vital de la fabrique de l’opinion, en la matière).

Le Temps qu'il reste 2

Cet état des choses, moralement insupportable pour une conscience éthique (protestante) aussi rigoureuse que celle de Saïd, mais aussi bien source de perplexité pour le rationaliste inflexible et très classique, oserai-je dire très occidental, qu’il est, va le conduire à mettre l’accent constamment, comme Chomsky, sur les appareils et les techniques de manipulation de l’opinion, de désinformation, sur l’activisme des lobbies, sur la mise en condition du public en Occident ; bref, sur l’idéologisation perpétuelle du conflit dont l’effet, à rigoureusement parler dans les termes de Marx, est bien de produire une image inversée  de la réalité sur le terrain : il ne s’agit pas seulement de « dissimuler l’incroyable disproportion » des forces des uns et des autres, mais toujours, au bout du compte, de faire non pas de la colonisation de la Palestine et des crimes commis par l’État d’Israël mais bien de la défense de l’État d’Israël, sanctuaire de la  Shoah de l’immunité du peuple juif, l’enjeu central et au fond unique du conflit.
Il s’agit de métamorphoser les Palestiniens de colonisés (spoliés, occupés et violentés) en agresseurs, voire en envahisseurs.  Il s’agit d’imposer l’autorité d’éléments de langage destinés à transfigurer un mur de séparation de six mètres de haut notoirement conçu pour pourrir la vie des habitants des territoires occupés en « barrière de sécurité » conçue pour empêcher les intrusions des terroristes sur le territoire d’Israël. La sensibilité de Saïd à cet enjeu du pouvoir sur les mots, de la lutte acharnée que le parti hégémonique conduit pour faire valoir son propre règlement sur le partage du vrai et du faux dans les discours le rapproche ici distinctement de Foucault . Le drame des Palestiniens n’est pas tant pour lui qu’ils ne parviendraient pas à faire entendre leur voix que, plus précisément, à peser d’un poids décisif dans l’affrontement autour de la question de savoir comment les choses doivent être dites pour  être conformes à la vérité, à propos du conflit israélo-palestinien (10).
Mais pour lui, le terme « drame » est ici un faux-nez : le déficit qui s’accuse constamment du côté palestinien ne repose pas sur une fatalité, il renvoie à des facteurs subjectifs, à des responsabilités distinctes – celles d’une direction – Arafat encore dans l’exercice solitaire de son pouvoir fantoche, dans le temps où Saïd écrit ses chroniques -, l’OLP, le Fatah mais aussi bien le Hamas et autres groupes composant la nébuleuse de la dite « Résistance » palestinienne, « incapable, dit-il, de parler à la fois du présent et de l’avenir avec une certaine hauteur de vue, en formulant un objectif cohérent et rassembleur » – velléitaire, corrompue, ignare,  retorse, cultivant sans relâche ses divisions, etc (11).
En insistant ici sur le facteur subjectif, sur la responsabilité qui incombe aux Palestiniens eux-mêmes (à leurs dirigeants en premier lieu) lorsque se manifeste leur incapacité à se tenir à la hauteur de leur propre cause, quand il s’agit de la présenter devant le tribunal de l’opinion mondialisée, Saïd se détourne des séductions du victimisme et de son sous-produit, le conspirationnisme ; la malignité de l’ennemi, sa puissance, ses appuis innombrables, les dérobades des gouvernements et du public démocratiques n’expliquent pas tout ; nous, Palestiniens, avons, solidairement, comme peuple et comme « parti » notre propre responsabilité dans notre échec répété à faire prévaloir la vérité et la justice dans le conflit qui nous oppose à nos ennemis (12). C’est par ce biais du rappel constant du sujet historique palestinien aux conditions de l’autonomie dans l’état même d’un rapport des forces infiniment défavorable que Saïd va se situer en tant que narrateur du conflit non pas dans la position de l’expert savant et nécessairement distant, mais bien comme « part volontaire » de ce peuple même, partie prenante du nous palestinien.
On pourrait identifier ici comme un tour rhétorique, dans la mesure où, de fait, le statut social, la condition universitaire, les formes de vie de Saïd le situent à une distance infinie du réfugié du camp de Jénine ou de l’habitant de Hebron soumis à la violence fasciste quotidienne des colons, on pourrait voir, dans cet engagement, l’intellectuel classique dans ses « bonnes œuvres ». Mais, le geste que produit Saïd, en plaçant ses textes sur la Palestine sous condition de ce « nous », je le nommerais plutôt du côté de la fraternité : en s’incluant dans le « nous » qui le rapproche de tous ses (dis)semblables palestiniens, en se subjectivant comme ce Palestinien qu’il est à peine, qu’en tout cas il aurait pu, s’il l’avait voulu, ne pas être du tout (comme le font tant de migrants portés à « effacer les traces » au profit de leur parcours d’intégration et de réussite sociale), Saïd effectue un choix souverain placé sous le signe de la fraternité : celui qui consiste à épouser la cause la plus difficile, la plus minoritaire, la plus impopulaire dans le pays dont il est le citoyen effectif  – les États-Unis; ceci dans un horizon éthique où le sujet place ses options sous le signe de la raison, de la justice et de la vérité.

Le Temps qu'il reste 3

On répétera à ce propos que Saïd, qui se dit partisan d’un « humanisme élargi », est un philosophe de la vieille école. Son rationalisme est comme porté en sautoir lorsqu’il oppose constamment, dans ses analyses des différentes étapes du conflit entre 2000 et 2004 (la période couverte par le recueil de textes publiés sous le titre D’Oslo à l’Irak et auquel je fais notamment référence ici), la raison à l’émotion : aussi susceptibles de nous porter à l’indignation et à la fureur les initiatives de l’État sioniste et de leurs alliés soient-elles, aussi biaisée et vicieuse la couverture  médiatique du conflit apparaisse-t-elle aussi bien – nous devons néanmoins, en toutes ces circonstances, raison garder – c’est-à-dire suspendre les gestes et les mots portés par l’affect. Cette exhortation, Saïd se l’adresse visiblement tout autant à lui-même qu’il la destine à ses lecteurs palestiniens, arabes ou sympathisants de la cause palestinienne.
Voici par exemple un passage qui rassemble bien l’esprit de cette autodiscipline rationaliste : « Aujourd’hui, au regard de tous les critères concevables, nous sommes victimes de la violence ; ils [les sionistes] pensent que c’est eux. Il n’y a pas de terrain d’entente, pas de récit commun, aucun espace possible pour une vraie réconciliation. Nos revendications s’excluent l’une l’autre. L’idée de partager (involontairement, c’est vrai) une vie commune sur le même petit bout de terre est impensable. Les deux peuples ne pensent qu’à se séparer, voire à s’isoler et à oublier l’autre.
Et pourtant  [je souligne – tout le volontariste rationaliste de Saïd tient dans ce « et pourtant »] (…) le seul espoir, c’est de continuer à essayer de s’appuyer sur la raison, et l’idée de coexistence entre les deux peuples sur une seule terre (…) Il faut ici parler et penser rationnellement sans trop se laisser détourner par l’émotion et par les passions du moment » (13).
On voit bien ici que le rationalisme de Saïd, étant synonyme de retenue, n’est pas seulement une philosophie, il est aussi une éthique et une politique, intégralement. Il n’appelle pas seulement ses lecteurs, Palestiniens en premier lieu, à ne pas se laisser aller à des mouvements automatiques et mimétiques en réponse à la violence et l’oppression qu’ils subissent ; il trouve sa traduction directe en matière stratégique, tactique, doctrinale : contre les actions terroristes, contre la lutte armée contre l’occupant et les fauteurs d’apartheid, pour une résistance non-violente et civique inventive, obstinée, fondée sur une conscience aiguë de la « supériorité  morale » de la cause palestinienne, une « grande lutte morale » ou bien encore « un combat moral de dimension épique », comme alternative, notamment, aux « actions terroristes inutiles » (14).
Nous touchons ici un point clé, discernant sans trop de difficulté que, comme l’a montré Foucault à propos de l’ humanisme, les grandes machines philosophiques molles, les concepts « montgolfière » de belle prestance et portées par le vent paient un lourd tribut lorsqu’on en vient aux conséquences politiques. En effet, une décennie plus tard et à la lumière des derniers affrontements, le conflit apparaît de moins en moins comme pouvant être subsumé sous les conditions de la bonne volonté, la patience et le sang-froid en dépit de tout – et de plus en plus comme placé sous le signe celui de la guerre à outrance, de l’hostilité déclarée et sans fin, de la violence massive et extrême incluant le crime contre l’humanité. Les préceptes pour l’action proposés par Saïd apparaissent très distinctement révoqués par le régime d’Histoire même sous lequel est placé le conflit – celui de la terreur, de l’État d’exception perpétuel et de la guerre inexpiable livrée par les Israéliens à un ennemi constamment destitué de son humanité.
Mais il se pourrait aussi bien que les choses ne soient pas aussi tranchées… Saïd est tout sauf l’un de ces peaceniks qui pullulent dans les parages du sionisme dit modéré et dans les rangs de ces pseudo-réalistes jamais lassés de nous répéter que les protagonistes du conflit étant « condamnés à s’entendre », il leur faut entrer dans la voie du compromis et des concessions réciproques – une objurgation fondée sur un double truquage : celui, d’une part, qui consiste à construire la fiction d’un conflit où les deux parties joueraient à parts égales, et celui, de l’autre, consistant à présenter comme une solution acceptable l’annexion d’une partie variable des territoires occupés par Israël depuis 1971, en contravention de la loi internationale.

Le Temps qu'il reste 4

Sur ce point, Saïd est intraitable, dénonçant sans relâche le jeu pipé d’Oslo dès ses commencements et répétant sans relâche que le seul objet tangible des « négociations » israélo-palestiniennes est et demeure l’évacuation des territoires occupés et le démantèlement des colonies juives, toutes les colonies – bref, la fin de l’occupation coloniale en Cisjordanie (et, à l’époque, à Gaza – depuis lors, c’est le blocus qui a remplacé les colonies et l’occupation). Il appelle, ici encore, un chat un chat, Sharon un tueur et un criminel de guerre, il ne confond pas « un ennemi cruel et implacable » (les gouvernants successifs de l’État d’Israël) avec un imaginaire partenaire d’un imaginaire « processus de paix » – ceci à la différence notoire d’Arafat et sa clique qu’il appelle, sans détour à se démettre, au vu de leur bilan de faillite.
Il définit sans ambages le conflit qui oppose les Palestiniens à l’État d’Israël et, pour une part, à la société israélienne comme relevant de la catégorie du colonial avant tout, il parle d’un apartheid pire que celui qu’a connu l’Afrique du sud – au moins, remarque-t-il, les populations noires n’y subissaient-elles pas, dans les Bantoustans, les bombardements dévastateurs des chasseurs F16… (15)
La politique de Saïd va donc consister  en premier lieu à redresser les énoncés non seulement de la propagande directe en faveur de la politique d’expansion et de conquête violente de la terre pratiquée par l’État d’Israël, mais aussi bien, du discours moyen et « correct », à propos du conflit en Palestine – ceci en dénonçant sans relâche la farce du « processus de paix » prétendument en cours , en dépit de tous les obstacles, sous la houlette des puissances occidentales modératrices, notamment les États-Unis…
Il n’y a pas de processus de paix, répète-t-il sans se lasser, il y a un conflit ouvert entre deux peuples, un conflit dont la terre, le territoire, est l’enjeu, un conflit autour de l’asservissement et de la dépossession des uns par les autres, un conflit violemment asymétrique, du fait de la disproportion des forces ; il y a aussi un conflit appelé à s’éterniser du fait non seulement de la compulsion de conquête qui est inscrite au cœur de l’État et qui formate tous ses dirigeants, mais tout autant de l’incapacité des Israéliens, dans leur immense majorité, à percevoir le tort qu’ils produisent.
De ce point de vue, le tableau que dresse Saïd est parfaitement réaliste et le moins que l’on puisse dire est que rien n’est venu le démentir au cours de dix ans révolus qui nous séparent de sa disparition prématurée : le conflit n’est pas fait de « malentendus » qu’il s’agit de lever, de gestes de bonne volonté et de petits pas qu’il s’agirait, symétriquement, que chaque partie accomplisse – il est fait du nœud gordien de l’occupation coloniale qu’il s’agit de trancher – de la même façon exactement qu’il n’y avait pas d’autre perspective à la résolution du conflit sud-africain que l’abolition de l’apartheid ou bien encore que l’indépendance des Algériens à la guerre opposant l’État colonial français au peuple algérien.

Le Temps qu'il reste 5

D’autre part, Saïd a parfaitement compris au fil du temps, et il le dit dès 2000, que la solution des deux États a fait long feu, le « logiciel » de la puissance expansionniste , clérical et ethniciste  qu’est l’État d’Israël excluant absolument toute véritable souveraineté palestinienne et ne pouvant être compatible qu’avec un État-croupion, un bantoustan palestinien supposant l’établissement définitif de sa population  dans la condition d’un peuple fantôme et fantoche, d’une plèbe dispersée et vaincue. La seule solution, tranche-t-il donc, avec tous ceux qui ont rompu avec une approche opportuniste ou sentimentale du conflit, c’est un État des citoyens rassemblant juifs et arabes, fondé sur l’égalité politique et la justice (ayant donc pris en compte les litiges originaires, y compris la question des réfugiés).
Un telle solution supposerait pour le moins un bouleversement des fondements du seul État existant – Israël, celui-ci se définissant comme État national juif, État ouvert aux Juifs du monde entier, État confessionnel plutôt que laïc, et considérant ses ressortissants arabes comme des ilotes. Mais quant à la question de savoir jusqu’à quel point cette mutation des structures de l’État et de la société d’Israël doit aller pour que cette solution soit viable, Saïd n’est pas tout à fait explicite sur ce point  – quid du droit au retour des réfugiés,  quid de ceux des Israéliens qui, imbus de préjugés ethniques, religieux et politiques,  refuseraient d’accepter la règle de l’égalité de droits et de prérogatives de chacun avec chacun dans le cadre d’un État binational et, de plus en plus, multiethnique ? Quid face à un tel phénomène qui pour nous, Français, a un air de déjà-vu– les pieds noirs en Algérie et leur refus obstiné d’envisager une cohabitation avec les Algériens non issus de la colonisation sur un pied d’égalité? (16)
En tout cas, la qualification du conflit par Saïd, la manière dont il identifie ses fondements le séparent radicalement tout autant de la caste parasitaire qui prétend représenter le peuple palestinien, notamment de la dite Autorité palestinienne que des gouvernants des pays arabes qui, à défaut d’autre chose, se trouvent rassemblés autour de la constance avec laquelle elles abandonnent et trahissent la cause palestinienne.  Mais sa fermeté et sa lucidité sur ces deux points (vérifiées par les dernières évolutions, Mahmoud Abbas se conduisant de plus en plus ouvertement en supplétif de l’État d’Israël à l’occasion notamment des « crises sécuritaires » qui mettent à l’épreuve sa « loyauté » à ses maîtres, aussi bien par la tournure prise par la politique intérieure égyptienne, l’un des motifs du renversement du gouvernement des Frères musulmans étant assurément leur trop bonnes dispositions à l’endroit du Hamas et de la population de Gaza…) dessinent-elles pour autant les linéaments d’une politique alternative à ces deux forfaitures ? Rien n’est moins sûr.
Dans sa préface au recueil D’Oslo à l’Irak, Tony Judt insiste sur le fait que Saïd était d’une part, « un adversaire constant de la violence politique sous toutes ses formes » et, d’autre part, sur l’idée qu’il s’activa constamment à conduire les Palestiniens et les autres Arabes à « reconnaître et accepter la réalité d’Israël et à entrer en relation avec les Israéliens, notamment l’opposition israélienne » (17). Mais ces deux préceptes ou principes n’apparaissent-ils pas, à l’épreuve des dix ans consécutifs à la préparation de ce recueil, passablement en porte-à-faux sur la situation, sans prise sur l’état présent du conflit et notamment sur ce qui en constitue le facteur d’envenimement constant – le blocus de Gaza et la poursuite de la colonisation militaire et de peuplement en Cisjordanie ? Et de quelle « opposition israélienne » peut-on parler au juste aujourd’hui, dont la voix serait audible dans le présent politique de ce pays ?
Une chose est assurément de lever l’hypothèque pesant sur une stratégie fondée essentiellement sur la lutte armée et entretenant l’illusion d’une solution militaire au conflit, incluant des actions d’éclat comme des attentats visant la population civile israélienne, des assassinats de personnalités politiques (à l’image de tous ceux qui, dans le passé et le présent portent la marque de fabrique des services spécialisés israéliens), des détournements d’avions , des prises d’otages sanglantes, etc. Une tout autre chose est de renoncer à toute espèce d’action armée, en toutes circonstances, face aux actions répressives et conquérantes de l’armée israélienne, de la police et des colons.
Comme l’ont montré les deux Intifadas, arrive un moment où les conditions imposées par le harcèlement militaire et policier, les arrestations, les couvre-feu, l’impossibilité de circuler, les pénuries, le vol des terres, les exactions des colons (etc.) deviennent à ce point insupportables que la résistance franchit un cran, les armes sortent des caches, et, sans que les pierres cessent de voler, les fusils-mitrailleurs entrent dans la danse. Il serait puéril d’imaginer que, dans ces conditions, ce soient les dirigeants discrédités de l’Autorité palestinienne qui  lancent leurs divisions dans la bataille comme le ferait un état-major militaire. C’est, en premier lieu, une population qui, toute éprouvée qu’elle est par des décennies de luttes conduites dans les conditions les plus défavorables, par l’accumulation des défaites et des pertes, manifeste, par ces prises d’armes avec les moyens du bord, que son ressort résistant n’est pas brisé, que son endurance persiste et, surtout, qu’elle n’est pas entrée dans la peau du peuple vaincu (18).
On peut arguer du fait que les deux Intifadas n’ont pas débouché, pour les Palestiniens, sur les avancées tangibles, qu’au contraire, leur coût humain a été accablant – mais ce n’est là qu’une partie de l’histoire : en termes de subjectivité historique, ces deux prises d’armes dessinent envers et contre tout une ligne de force : elles inscrivent la trace d’une abnégation collective, d’un ressort inépuisable, de l’aptitude d’un peuple à dire non à sa transformation en population subalterne administrée par ses maîtres. Ce tracé est exemplaire, et c’est la raison pour laquelle, comme le souligne Saïd, la lutte des Palestiniens suscite tant d’animosité parmi ceux qui aspirent à gouverner les peuples comme on conduit les troupeaux – ainsi que les Américains s’y sont essayés avec le succès que l’on sait en Irak et en Afghanistan. Ce qui fait cruellement défaut cependant  dans les réflexions de Saïd sur les conditions politiques dans lesquelles les Palestiniens affrontent un ennemi surpuissant, c’est la problématisation du passage du syntagme de « révolution palestinienne », tel qu’il faisait autorité pour la gauche radicale du monde entier dans les années 1970 (et dont des œuvres comme celles de Genet, Godard et Deleuze enregistrent la trace) à celui d’une notion comme celle d’un peuple en état de résistance infinie qui me semble caractériser sa condition dans notre époque, différente à tous égards de celle où les fedayin harcelaient jour après jour la force armée d’Israël.
Saïd n’en saisit pas moins le caractère crucial de l’enjeu « peuple » concernant les Palestiniens :  tant qu’ils persistent à être un peuple, à s’éprouver comme tel, à s’exposer à la violence extrême de l’ennemi plutôt qu’accepter la condition d’indigènes en abandonnant toute dignité, leur intégrité peut être mise à mal, ils se situent aux antipodes de cette condition immunitaire relative et variable qui est devenue, dans les démocraties tempérées, notre bien le plus précieux ; mais, paradoxalement, une telle mise en danger perpétuelle de leur existence même, du fondement biologique de cette existence commune, est ce qui leur permet de maintenir ce que nous pourrions appeler le principe politique d’une existence propre – comme peuple, précisément. Mais alors, il faut bien admettre que, face aux conditions qui s’imposent à ce peuple, et qui sont, répétons-le, littéralement et de façon froidement concertée, destinées à l’épuiser et le réduire aux conditions d’une existence végétative, en deçà de toute capacité de résistance, à lui faire éprouver à chaque instant la précarité de son existence et le mépris que l’occupant éprouve pour lui – un tel peuple ne peut mener la lutte pour se maintenir comme tel sans affronter, périodiquement ou ponctuellement le risque d’une pleine exposition à la violence de l’ennemi – c’est ce que l’on pourrait appeler le « paradigme de Gaza ». Cette dimension du problème palestinien fait cruellement défaut dans l’approche tant soit peu candide qu’en propose Said.

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La question de « la violence », critère infiniment vague et dont on sait l’usage stratégique qu’en font les violents institutionnels et légitimés, ne saurait donc être posée comme discriminante ; l’exclusion de « la violence », mot-valise par excellence, ne peut être établie comme un principe sacré destiné à fonder une politique palestinienne dont le débouché ne serait pas l’un de ces compromis corrompus destinés à profiter à la seule bureaucratie fantoche et parasitaire de l’Autorité palestinienne, mais bien la destruction du ressort de l’occupation et de l’exploitation coloniale.
Saïd a parfaitement raison d’insister sur le fait que l’une des tâches premières que devrait prendre en charge une direction palestinienne digne de ce nom serait de conduire auprès des opinions du monde entier et tout particulièrement dans les métropoles occidentales la bataille pour briser l’ascendant que ne cesse d’exercer sur le public la vision sioniste du monde destinée à légitimer cette exception permanente que constitue la suite des faits accomplis imposés par l’État d’Israël au mépris de la loi internationale et des droits humains – cet innommable « droit d’exception » accordé sans limite à cette puissance cumulant toutes les exemptions par ce qui, pour rire sans doute, se dénomme « communauté internationale »…
Mais poser cette « bataille morale » pour la vérité, cette prise en charge des enjeux discursifs du conflit comme alternative à « la violence », c’est-à-dire à la pure et simple logique selon laquelle, dans certaines circonstances, le recours aux armes s’impose, est absurde et davantage encore ; cela cela contribue en effet à construire une fiction du conflit propre à désarmer la partie la plus faible. Or, comme le remarque Saïd, un problème majeur de la société palestinienne est qu’elle est « atteinte d’une maladie si grave que la plupart d’entre nous ont perdu la capacité de distinguer la réalité de la fiction » (19). C’est pour cette raison, précisément que les choses doivent être énoncées, à propos de l’état du conflit, dans leur brutalité crue et les fleurs de rhétorique (« processus de paix »…) bannies. C’est la raison pour laquelle la violence du conflit et ce qui en découle en termes de stratégie politique ne doit jamais être masqué au profit de la petite musique optimiste, volontariste et moralisante de rigueur et des rituelles exhortations adressées aux protagonistes de l’affrontement à « se montrer enfin raisonnables » (20).
À Gaza, l’armement des groupes islamiques et les tirs de roquettes à valeur symbolique avant tout sont le pendant du blocus dont la vocation est de figer ce territoire dans la condition d’un camp à ciel ouvert, la condition de ceux qui y sont confinés oscillant selon les circonstances entre mort lente et mort violente . Lors de la dernière crise, l’enchaînement des facteurs ayant conduit à l’affrontement armé qui a coûté la vie à plus de deux mille Palestiniens (à l’heure où j’écris) et quelques dizaines d’Israéliens (militaires pour la plupart) est tout à fait distinct – quand bien même il a été occulté avec constance par les médias des pays occidentaux : l’Autorité palestinienne, en butte au mépris souverain dans laquelle la tient le gouvernement Netanyahou, relance timidement sa seule carte – les démarches en vue d’accroître sa reconnaissance internationale ; le gouvernement israélien annonce aussitôt en représailles la construction d’un plan de plus de 600 logements destinés au colons en Cisjordanie occupée, une provocation délibérée indiquant une nouvelle fois clairement qu’il n’acceptera jamais l’existence au côté de l’État d’Israël  de quelque entité palestinienne souveraine que ce soit ; fureur de la population palestinienne dans les territoires occupés, enlèvement  des trois jeunes colons sur une de ces routes stratégiques réservées aux Israéliens et qui lacèrent la Cisjordanie ; raids et arrestations massives pratiqués par les commandos de l’armée israélienne dans les villes, villages et camps de la Palestine occupée, premiers morts. Assassinat d’un jeune Palestinien, brûlé vif par de jeunes colons, campagne des tirs de roquettes en direction du territoire israélien  depuis la bande de Gaza… etc.
Cet enchaînement implacable montre bien que quand les armes commencent à « parler », comme on dit, dans cette configuration, c’est avant tout l’état des choses qui remonte à la surface, la  logique et le niveau d’intensité du conflit qui se rendent visibles, bien davantage que des clans ou des partis bellicistes qui prennent provisoirement le dessus dans les camps en presence (21).
On peut être parfaitement convaincu que la solution au conflit ne saurait être que politique, qu’elle implique un grand nombre de facteurs incluant des évolutions dans les rapports de forces internationaux, des mutations dans la société israélienne, non moins que dans les pays arabes de la région et, sans pour autant reculer d’un pouce sur ce point : quand des Palestiniens prennent les armes, c’est qu’ils se défendent et nul, ici ou ailleurs, n’est fondé à leur en faire grief. Quand des groupes dont les références idéologiques nous sont tout à fait étrangères comme le Hamas ou le Hezbollah libanais tiennent la dragée haute à l’armée israélienne (et que les  puissances occidentales labellisent, pour cette raison même, comme «groupes terroristes »), c’est, dans une perspective historique dynamique, une bonne plutôt qu’une mauvaise chose (pour le dire en idiome maoïste), car cela brise le mythe d’invincibilité de cette armée portée à bout de bras par les États-Unis ; cela montre qu’en dépit de la disproportion des forces le champ de l’affrontement demeure ouvert et qu’ainsi, en dépit de tout, la transformation des Palestiniens en animaux domestiques du maître sioniste n’a pas eu lieu ; cela établit que  la vocation de l’État d’Israël à être le gendarme du Proche-Orient n’est pas fixée pour l’éternité et comme par décret divin.
Sur ce point, il faut le dire, le rationalisme pacifiste et humaniste  ainsi que l’axiologie démocratique qui inspirent, en partie au moins, les positions de Saïd sur le conflit entre les Palestiniens et l’État sioniste sont distinctement en porte-à-faux sur la situation présente.
Les activistes du Hamas et du Djihad islamique ne sont assurément pas des héritiers des Lumières européennes, mais ce sont eux qui combattent en première ligne et avec bravoure, en l’absence désormais criante de ces groupes marxistes révolutionnaires palestiniens avec lesquels nous pouvions avoir, dans les années 1970 ou 1980, un langage commun.

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Trois brèves remarques en conclusion.
On a assisté, à l’occasion de l’affrontement des derniers mois autour de Gaza à l’érosion marquée et salutaire de ce récit insupportable qui vise à annexer les formes présentes du conflit (et donc le tort perpétuellement réactivé subi par les Palestiniens) à la mémoire de la Shoah et au souvenir tétanisant des effets de l’antisémitisme au XX° siècle. La ficelle consistant à agiter le spectre de l’antisémitisme renaissant, à faire monter en première ligne le soldat Dieudonné pour renvoyer dans l’ombre les méfaits de Netanyahou et de sa clique apparaît de plus en plus usée – je pense ici, entre autres à une tribune pathétique et comme sortie de la naphtaline publiée par Robert Badinter dans Le Monde, papier dans lequel cet  homme épris de justice, comme chacun sait (mais auquel s’applique, mot pour mot le jugement porté par Saïd sur Isaiah Berlin) (22), mobilisait, comme en pilotage automatique, les souvenirs de sa jeunesse marquée par les persécutions antisémites… (23) Nous sommes entrés dans ce temps où ce type de court-circuit idéologique et d’écran de fumée ne font plus guère illusion, où le signifiant juif en tant que nom de la victime, ne parvient plus à masquer les exactions d’un État surmarmé et promoteur de son propre droit égal, purement et simplement, à ce que sa puissance et ses protections lui permettent.
Nous sommes (enfin) entrés dans ce temps où il nous est possible de répliquer tranquillement aux intellectuels en uniforme de Tsahal que pour nous, les Netanyahou, les Liberman, les Sharon sont avant tout des fascistes, des fascistes d’État dont le rapport à la tradition juive nous apparaît tout aussi nébuleux qu’est distincte leur place dans la généalogie du sionisme conquérant et prédateur. Comme le relevait un observateur sagace dans le contexte du dernier conflit, il faut vraiment être un antisémite acharné pour voir en ces criminels de guerre-là des « représentants » à un titre quelconque du « peuple juif » !  Il ne serait pas mauvais que nous prenions l’habitude de nous dire, au rebours d’un certain pli du « devoir de mémoire » qui nous a été inculqué au cours des dernières décennies, que ces gens-là, ces fascistes-là, ne sont pas plus particulièrement des Juifs que ne l’est le prédateur sexuel DSK dans ses œuvres. Associer l’addiction sexuelle de DSK à sa condition juive serait bien évidemment l’opération idéologique et raciste par excellence et personne, d’ailleurs, ne s’y est risqué, à haute voix du moins. C’est exactement sur la même pente que nous devons apprendre à dire : un criminel de guerre est avant tout un criminel de guerre, un fasciste un fasciste, Netanyahou, son cabinet et ses généraux des criminels de guerre – et qu’on en finisse avec l’instrumentalisation scandaleuse du signifiant juif au service de la plus indéfendable des causes.
Dans le même sens, on a distinctement vu surgir, en France, au mois de juillet et d’août, un enjeu plébéien en relation directe avec la guerre à Gaza. La scandaleuse interdiction des premières manifestations convoquées notamment par des mouvements de solidarité avec les Palestiniens et des collectifs issus de l’immigration a suscité l’apparition d’un moment politique du fait du refus d’une grande partie de ceux qui se mobilisaient alors (et qui, pour bon nombre d’entre eux, étaient issus de l’immigration, portés à ce titre à afficher leur solidarité avec les Palestiniens), de passer sous les fourches caudines de l’injonction gouvernementale : les heurts et les arrestations qui ont succédé, puis les condamnations exorbitantes en comparution immédiate ont eu une valeur d’exposition irremplaçable de l’inavouable solidarité du gouvernement socialiste français avec les fascistes qui président aux destinées de l’État d’Israël. C’est donc cette plèbe aux visages multiples qui, en ne se laissant pas intimider, en faisant en sorte que l’intensité des enjeux noués à Gaza  se traduise dans nos rues et dans notre présent, a suscité en plein été le moment politique palestinien sur le mode ouvertement conflictuel qu’appelait l’alignement de l’autorité française sur ses comparses israéliens. Et ceci pendant que les organisations « responsables » battaient en retraite, attendant poliment la permission de défiler comme des écoliers, sous double service d’ordre, entre Denfert et Invalides – le lieu idéal pour manifester en faveur des Palestiniens.
Cette scène rapidement zappée mérite cependant un arrêt sur image : on y voit bien qu’en telles circonstances, où se manifeste au delà de toute mesure le trait réactionnaire insupportable de la politique de nos gouvernants, c’est la plèbe et non pas le peuple encarté qui se tient à la hauteur de l’événement et présente l’intolérable, en descendant dans la rue, quoi qu’il doive en coûter. C’est cette plèbe variable dont les apparatchiks de la politique institutionnelle, y compris de la gauche de gauche, ne cessent de nous répéter qu’elle s’agite spasmodiquement et  ne fait pas de politique, c’est elle qui suscite l’événement politique éphémère grâce auquel la forfaiture de notre gouvernement ne passe pas comme une lettre à la poste. Cette plèbe donc, qui certes ne fait pas de la politique au sens où l’entendent ces Messieurs-Dames, mais qui, dans ce moment où il importe que soit montrée la façon dont chacun choisit son camp fait la politique, je veux dire expose l’enjeu politique du moment.
Sur ce point aussi, notre sensibilité plébéienne à la cause palestinienne, peuple-plèbe par excellence, je le répète, nous éloigne de Saïd, patricien intellectuel notoire, et dont les incantations contre la violence et pour la conquête de la position de supériorité morale sont à rapporter à cette condition. Si nous pouvons nous identifier sans arrière-pensées ni réticences à la cause palestinienne, c’est que les Palestiniens, en raison de circonstances historiques défavorables, ne sont pas devenus un peuple de l’État, ce qui peut être entendu dans un tout autre sens que le privatif peuple sans État. Autant les Israéliens sont une poussière d’humanité saisie par l’État, formatée et embarquée par la violence structurelle de l’État colonial et les dynamiques fascistes de l’État-bunker entretenu par le bloc hégémonique occidental au cœur du monde arabo-musulman, autant les Palestiniens demeurent ce peuple dont la grandeur est d’avoir accédé à la conscience aiguë de son irremplaçable singularité dans le cours sans fin de sa résistance à la violence de l’État acharné à sa destruction. C’est cette singularité qui tient les Palestiniens à l’écart du cours d’une histoire marquée par la fusion des nationalismes de rattrapage avec la construction à bride abattue de l’État autoritaire dévorateur de ses propres enfants (son peuple) qui fait de leur lutte un emblème dans le présent et qui a ceci pour effet : s’identifier à la cause palestinienne signifie toujours davantage, dans le présent, que s’engager en faveur d’une fraction d’humanité en particulier et moins encore d’un nationalisme parmi d’autres.
Ce que Saïd désignait comme l’exception palestinienne parmi les peuples coloniaux du XX° siècle, et qui a détourné les Palestiniens du chemin des indépendances bâclées, c’est cela même qui a pour effet que ceux qui, comme le disait Foucault, sont sensibles à l’intolérable peuvent, tout naturellement, sortir dans la rue sous le drapeau palestinien et s’éprouver « palestiniens » face à la violence coloniale comme d’autres, s’éprouvaient « espagnols », dans les années 1930, face à une autre violence fasciste, et s’engageaient en conséquence.
Alain Brossat
De Columbia à Gaza – Edward Saïd et la Palestine / 2014

Texte également publié sur Ici et ailleurs

Photos : Elia Suleiman
Chronique d’une disparition – Le Temps qu’il reste

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1 Tony Judt, préface à Edward Saïd : D’Oslo à l’Irak, Fayard 2005, traduit de l’américain par Paul Chemla.
2 Thomas Brisson, « Naissance d’un intellectuel, Critique , juin-juillet 2013, numéro consacré à Edward Saïd, p. 536.
3 Saïd rappelle lui-même que dans les années 1950, il était surtout « concentré sur l’anglais et la littérature comparée » (Israël, Palestine – l’égalité ou rien (La Fabrique 1999), p. 31. Évoquant son départ de Palestine à l’âge de 12 ans, il écrit : « Je ne suis pas sûr d’avoir eu conscience [alors] d’appartenir à un peuple précis ». (Ibid.)
4 « Diffamé parfois, et même menacé, au point que la police new-yorkaise lui proposa une protection (qu’il refusa), Saïd a en grande partie puisé sa capacité de résistance dans la reconnaissance sociale dont il bénéficiait grâce à son statut intellectuel et à son oeuvre » Thomas Brisson in Critique, op. cit., ibid.
5 Un cauchemar hante les écrits de Saïd sur la question palestinienne : celui d’une disparition ou d’un devenir résiduel, à l’instar des populations amérindiennes : « Il se pourrait évidemment que les Palestiniens soient définitivement ‘amérindisés’, mais l’évolution démographique autant que l’absurde arrogance de la classe politique israélienne ont de bonnes chances de faire qu’il en soit autrement » (Israël, Palestine… op. cit. p. 14 ). Plus loin, dans le même ouvrage, on relève des expressions comme « peuple orphelin », « peuple inférieur » (pour les médias occidentaux), peuple exposé au risque de « devenir pour toujours de malheureux perdants », « un peuple errant et dépouillé »… On voit bien ici qu’une question centrale est, pour Saïd, celle de l’intégrité menacée des Palestiniens en tant que peuple, bien davantage que celle de leur constitution en tant qu’État-nation.
6 « Israël s’en est toujours sorti en qualifiant la résistance palestinienne de terrorisme, et dans le domaine du vocabulaire, il a marqué là un point majeur » (Israël, Palestine… op. cit. p. 23)
7 Jacques Rancière : La Mésentente, philosophie et politique, Galilée, 1995… ; Jean-François Lyotard : Le Différend, Les Éditions de Minuit, 1983.
8 C’est ainsi qu’un perroquet patenté de la propagande israélienne comme l’actuel ministre français des Affaires étrangères Laurent Fabius n’a, à l’occasion de sa visite à Jérusalem au début de l’offensive aérienne et terrestre contre Gaza et quand les civils tués se comptent déjà par dizaines, que « la sécurité d’Israël » à la bouche…
9 L’approche de la question du différend par Lyotard est également linguistique – les « régimes de phrases ».
10 « Les victoires du sionisme ne sont pas dues seulement à ce qu’ils avaient une meilleure armée que nous, mais à ce qu’ils ont su persuader l’opinion mondiale que la colonisation de la Palestine par les Juifs était une idée moralement positive » (Israël, Palestine…op. cit. p. 111).
11 Ici encore, la question des mots est décisive pour Saïd, destinés à décrire les formes du conflit et à assigner à chacun sa place. Il faut appeler un chat un chat et les bureaucrates de l’ « Autorité palestinienne » des « collaborateurs » (op. cit. p 55) – « La force politique d’Arafat, c’est le Fatha qui est désormais la force de maintien de l’ordre à travers les territoires (…) Arafat et sa bande sont désormais complètement aux mains des services secrets israéliens et américains » (ibid, p. 150.). Depuis la mort d’Arafat, son remplacement par Mahmoud Abbas et la prise du pouvoir à Gaza, cette vocation de l’ « Autorité palestinienne » et de ses multiples services de sécurité à exécuter les basses œuvres policières pour le compte de l’État d’Israël n’a fait que se confirmer et se renforcer.
12 « La seule chose que nous n’ayons pas essayée sérieusement, écrit-il, c’est de ne compter que sur nous-mêmes (…) Nous avons les dirigeants que nous méritons » (ibid., p121).
13 D’Oslo à l’Irak, op. cit. p. 45. Pour Saïd, cette ascèse rationaliste dessine un programme : refus des facilités du victimisme, rejet des surenchères rationalistes et effort pour se déplacer du côté de l’ « autre », afin d’envisager le conflit de son point de vue. C’est la raison pour laquelle Saïd insiste sur la nécessité, pour les Palestiniens, de prendre en compte la Shoah et la spécificité de l’histoire des Juifs qui en découle, la raison pour laquelle il dénonce les manipulations négationnistes de l’Histoire.
14 Le moins que l’on puisse dire est que les références de cette lutte palestinienne définie comme étant en son fond morale et non pas militaire (Israël, Palestine… p. 107) sont assez floues et éclectiques : « Arafat n’a rien compris à la lutte non-violente contre l’impérialisme, rien appris de Gandhi et Martin Luther King, ni de la lutte armée des Algériens et des Vietnamiens » (ibid. p. 83). Ses positions ne sont pas claires sur ce point : partisan déclaré de la non-violence, il n’en convoque pas moins des mouvements armés de libération nationale en exemples…
15 Sur ce point, la position de Saïd se clarifie et se radicalise au fil du temps. Alors que, dans les textes recueillis dans le premier volume, il insiste encore, en référence à la singularité de l’Holocauste (dans son vocabulaire), sur cette particularité qui distingue les Juifs en Palestine d’autres colons, en Afrique du sud ou ailleurs (« Que cela nous plaise ou non, les Juifs ne sont pas des colonialistes ordinaires »), qu’il récuse tout usage du boycott comme arme contre l’occupation israélienne, l’accent se déplace dans le second volume vers la condition coloniale des Palestiniens et est placé sur la dénonciation du régime d’apartheid institutionnel.
16 Le point crucial est ici celui de la reconnaissance. Comme le souligne Saïd, celle-ci ne peut être fondée que sur la réciprocité qui suppose l’égalité de statut de ceux qui sont impliqués dans ce processus : « La paix et le dialogue ne peuvent se concevoir qu’entre égaux (…) Je suis convaincu que la seule forme de paix acceptable entre Israël et la Palestine doit se fonder sur la notion de réciprocité » (Op. cit… p. 71 et 88). D’autre part, la reconnaissance ne saurait devenir un processus effectif et irréversible qu’à la condition d’inclure celle du tort commis et subi. Or, dans le cas présent, les parties ne sont pas à parts égales, les Palestiniens sont les « victimes des victimes » -, de victimes qu’ils n’ont pas persécutées. Or, la mise en œuvre d’un processus de reconnaissance fondé sur ces règles se heurte de plein fouet au rejet de celles-ci par les dirigeants de l’État d’Israël, de toutes étiquettes politiques et aussi, il faut bien le dire, aux dispositions d’une partie croissante de la population juive de ce pays, imbue de préjugés culturels, raciaux et suprémacistes. Dans ces conditions, le « compromis historique qui nous préserve en tant que peuple » dont se fait l’avocat Saïd est renvoyé aux calendes grecques. S’il est vrai que le territoire de l’ancienne Palestine est celui où « deux peuples ont désormais, que cela leur plaise ou non, des vies inextricablement liées », il l’est moins que jamais qu’ une « approche des deux communautés qui les tienne pour égales en besoins et en droits » soit en passe de trouver les conditions de sa réalisation. Le type de « reconnaissance » au sommet qui a prévalu jusqu’alors n’est qu’un trompe l’oeil dans des conditions où moins que jamais la partie israélienne manifeste cette bonne volonté dont se réclame Saïd et dont il pense détecter l’existence du côté des « éléments démocratiques de la population d’Israël ». Or, cette bonne volonté manifeste est la condition absolue pour que s’établisse la confiance qui accompagne nécessairement un processus de reconnaissance effectif. Sur ce point, le moins que l’on puisse dire, c’est que l’approche « morale » du problème sur laquelle insiste Saïd nous laisse en rade face aux conditions du présent, dans un temps où ce ne sont pas seulement les « élites » politiques israéliennes qui agissent toujours plus brutalement dans leurs relations avec les Palestiniens, mais où aussi bien,c’est une partie croissante de la population de ce pays qui en appelle à des solutions « radicales » en matière de traitement du « problème palestinien ».
17 Op. cit. p. 11.
18 Sur ce point, Saïd a raison de souligner que la brutalisation (G Mosse) continue de la politique de l’État d’Israël à l’égard des Palestiniens, notamment dans les Territoires occupés, est fondée sur la parfaite continuité entre la politique des uns et des autres, des travaillistes et du Likoud, dans un temps où les deux branches du sionisme historique ont, idéologiquement, fusionné et se rejoignent sur le même objectif stratégique – non pas «faire la paix » avec les Palestiniens, mais bien les réduire à la condition de peuple résiduel et de population subalterne administrée sur un mode néo-colonial (Israël, Palestine, op. cit., p. 91 : « On ne soulignera jamais assez que la politique de Netanyahou n’est que la version brutale de ce qui a toujours été implicite et parfois très explicite, dans la politique du parti travailliste envers les Palestiniens ».
19 Israël, Palestine, op. cit., p. 79.
20 Lorsqu’on en appelle à la bonne volonté des acteurs du conflit, on leur prête de ce fait même la capacité à agir comme des sujets rationnels et on leur suppose une disposition pour le bien. Ce qui veut dire, dans le cas présent, qu’ils seraient dotés d’une capacité innée à comprendre, à un moment ou un autre, qu’une paix durable (un accord juste entre ceux qu’aujourd’hui tout oppose) vaut mieux qu’une guerre perpétuelle. Mais c’est cela même qu’il faudrait démontrer, plutôt que le supposer comme acquis. À l’évidence, les dirigeants actuels de l’État d’Israël sont plutôt sous l’emprise de machines de puissance et inscrits dans un horizon de mort (le propre de cette sorte de fascisme qu’ils incarnent) que sous celle de ces « bonnes dispositions », même inhibées.
21 Saïd fait à propos du Hamas (encore et toujours étiqueté comme organisation « terroriste » par le gouvernement français à la botte sur ce point comme sur tant d’autres, de Washington et Jérusalem), cette utile mise au point dont le temps qui passe n’atténue en rien la pertinence : « Quels que soient les sentiments que les méthodes du Hamas inspirent à des gens comme moi, attachés à la laïcité, il n’en demeure pas moins qu’il représente aux yeux d’un bon nombre de Palestiniens une révolte courageuse face à l’humiliation » (Israël, Palestine, op. cit. p 46).
22 « Berlin était un libéral, un homme loyal, sensible, modéré et civilisé, sauf quand il était question d’Israël ? Sur ce sujet, il agissait avec ce zèle fanatique qu’il déplorait chez les fanatiques de droite et de gauche. Berlin était un ‘intellectuel organique’ pour Israël, si impliqué dans les intérêts de cet État que son soutien l’amenait à ignorer l’injustice » (Israël, Palestine , op. cit. p. 117).
23 Le Monde du 25/07/2014, « L’antisémitisme contre la République ».

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