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Albert Camus, ou l’inconscient colonial / Edward Saïd

Albert Camus est le seul auteur de l’Algérie française qui peut, avec quelque justification, être considéré comme d’envergure mondiale. Comme Jane Austen (1) un siècle plus tôt, c’est un romancier dont les œuvres ont laissé échapper les réalités impériales qui s’offraient si clairement à son attention. (…)
Camus joue un rôle particulièrement important dans les sinistres sursauts colonialistes qui accompagnent l’enfantement douloureux de la décolonisation française du XXe siècle. C’est une figure impérialiste très tardive : non seulement il a survécu à l’apogée de l’empire, mais il survit comme auteur « universaliste », qui plonge ses racines dans un colonialisme à présent oublié. (…)
Le parallèle frappant entre Camus et George Orwell (2), c’est qu’ils sont tous deux devenus dans leur culture respective des figures exemplaires dont l’importance découle de la puissance de leur contexte indigène immédiat qu’ils paraissent transcender. C’est dit à la perfection dans un jugement sur Camus qui survient presque à la fin de l’habile démystification du personnage à laquelle se livre Conor Cruise O’Brien, dans un livre qui ressemble beaucoup à l’étude de Raymond Williams sur Orwell (et paru dans la même collection, les « Modern Masters » (3).
O’Brien écrit : « Il est probable qu’aucun auteur européen de son temps n’a si profondément marqué l’imaginaire et aussi la conscience morale et politique de sa propre génération et de la suivante. Il était intensément européen parce qu’il appartenait à la frontière de l’Europe et était conscient d’une menace. La menace lui faisait aussi les yeux doux. Il a refusé, mais non sans lutte. Aucun autre écrivain, pas même Conrad, n’est plus représentatif de l’attention et de la conscience occidentale à l’égard du monde non occidental. Le drame interne de son œuvre est le développement de cette relation, sous la montée de la pression et de l’angoisse. »
(…) De plus, Joseph Conrad et Camus ne sont pas les représentants d’une réalité aussi impondérable que la « conscience occidentale », mais bien de la domination occidentale sur le monde non européen. Conrad exprime cette abstraction avec une force qui ne trompe pas, dans son essai Geography and Some Explorers  (4). Il y célèbre l’exploration de l’Arctique par les Britanniques puis conclut sur un exemple de sa propre « géographie militante » : « J’ai posé le doigt au beau milieu de la tache, alors toute blanche, qu’était l’Afrique, et j’ai déclaré : « Un jour j’irai là-bas. » » Il y est allé, bien sûr, et il reprend le geste dans Au cœur des ténèbres.
Le colonialisme occidental, qu’O’Brien et Conrad se donnent tant de mal pour décrire, est, premièrement, une pénétration hors des frontières européennes et dans une autre entité géographique. Deuxièmement, il ne renvoie nullement à une « conscience occidentale » anhistorique « à l’égard du monde non occidental » : l’écrasante majorité des indigènes africains et indiens ne rapportaient pas leurs malheurs à la « conscience occidentale », mais à des pratiques coloniales très précises comme l’esclavage, l’expropriation, la violence des armes. C’est une relation laborieusement construite où la France et la Grande-Bretagne s’autoproclamaient l’« Occident » face aux peuples inférieurs et soumis du « non-Occident », pour l’essentiel inerte et sous-développé. (…)
O’Brien use aussi d’un autre moyen pour tirer Camus de l’embarras où il l’a mis : il souligne que son expérience personnelle est privilégiée. Tactique propre à nous inspirer pour lui quelque sympathie, car, si regrettable qu’ait été le comportement collectif des colons français en Algérie, il n’y a aucune raison d’en accabler Camus. L’éducation entièrement française qu’il a reçue là-bas – bien décrite dans la biographie de Herbert Lottman (5) – ne l’a pas empêché de rédiger, avant-guerre, un célèbre rapport sur les malheurs locaux, dus pour la plupart au colonialisme français. Voici donc un homme moral dans un contexte immoral. Et le centre d’intérêt de Camus, c’est l’individu dans un cadre social : c’est aussi vrai de L’Étranger que de La Peste et de La Chute. Ses valeurs, ce sont la conscience de soi, la maturité sans illusion, la fermeté morale quand tout va mal. Mais, sur le plan méthodologique, trois opérations s’imposent.
La première, c’est d’interroger et de déconstruire le cadre géographique que retient Camus pour L’Étranger (1942), La Peste (1947) et son recueil de nouvelles (du plus haut intérêt) L’Exil et le Royaume (1957). Pourquoi l’Algérie, alors qu’on a toujours considéré que les deux premières œuvres citées renvoyaient surtout à la France, et plus particulièrement à son occupation par les nazis ?
Allant plus loin que la plupart des critiques, O’Brien observe que le choix n’est pas innocent : bien des éléments de ces récits (par exemple le procès de Meursault [dans L’Étranger]) constituent une justification furtive ou inconsciente de la domination française, ou une tentative idéologique de l’enjoliver. Mais chercher à établir une continuité entre l’auteur Camus, pris individuellement, et le colonialisme français en Algérie, c’est d’abord nous demander si ses textes sont liés à des récits français antérieurs ouvertement impérialistes. (…)
La seconde opération méthodologique porte sur le type de données nécessaires à cet élargissement de perspective, et sur une question voisine : qui interprète ?
Un critique européen intéressé par l’histoire dira probablement que Camus représente l’impuissance tragique de la conscience française face à la crise de l’Europe, à l’approche d’une de ses grandes fractures. Si Camus semble avoir considéré qu’on pouvait maintenir et développer les populations de colons au-delà de 1960 (l’année de sa mort), il avait tout simplement tort historiquement puisque les Français ont abandonné l’Algérie et toute revendication sur elle deux ans plus tard seulement.
Lorsque son œuvre évoque en clair l’Algérie contemporaine, Camus s’intéresse en général aux relations franco-algériennes telles qu’elles sont, et non aux vicissitudes historiques spectaculaires qui constituent leur destin dans la durée. Sauf exception, il ignore ou néglige l’histoire, ce qu’un Algérien, ressentant la présence française comme un abus de pouvoir quotidien, n’aurait pas fait. Pour un Algérien, 1962 représentera probablement la fin d’une longue et malheureuse époque inaugurée par l’arrivée des Français en 1830, et l’ouverture triomphale d’une ère nouvelle. Interpréter du même point de vue les romans de Camus, ce serait voir en eux, non des textes qui nous informent sur les états d’âme de l’auteur, mais des éléments de l’histoire de l’effort français pour rendre et garder l’Algérie française.
Il faut donc comparer les assertions et présupposés de Camus sur l’histoire algérienne avec les histoires écrites par des Algériens après l’indépendance, afin d’appréhender pleinement la controverse entre le nationalisme algérien et le colonialisme français. Et il serait juste de rattacher son œuvre à deux phénomènes historiques : l’aventure coloniale française (puisqu’il la postule immuable) et la lutte acharnée contre l’indépendance de l’Algérie. Cette perspective algérienne pourrait bien « débloquer » ce que l’œuvre de Camus dissimule, nie ou tient implicitement pour évident.
Enfin, étant donné l’extrême densité des textes de Camus, l’attention au détail, la patience, l’insistance sont méthodologiquement cruciales. Les lecteurs associent d’emblée ses romans aux romans français sur la France, non seulement en raison de leur langue et des formes qu’ils semblent hériter d’aussi illustres prédécesseurs qu’Adolphe et Trois contes (6), mais aussi parce que leur cadre algérien paraît fortuit, sans rapport avec les graves problèmes moraux qu’ils posent. Près d’un demi-siècle après leur publication, ils sont lus comme des paraboles de la condition humaine.
C’est vrai, Meursault tue un Arabe, mais cet Arabe n’est pas nommé et paraît sans histoire, et bien sûr sans père ni mère. Certes, ce sont aussi des Arabes qui meurent de la peste à Oran, mais ils ne sont pas nommés non plus, tandis que Rieux et Tarrou sont mis en avant. Et l’on doit lire les textes pour la richesse de ce qui s’y trouve, non pour ce qui en a été éventuellement exclu. Mais justement. Je voudrais souligner qu’on trouve dans les romans de Camus ce qu’on en croyait autrefois évacué : des allusions à cette conquête impériale spécifiquement française, commencée en 1830, poursuivie de son vivant, et qui se projette dans la composition de ses textes.
Cette entreprise n’est pas inspirée par la vengeance. Je n’entends pas reprocher rétrospectivement à Camus d’avoir caché dans ses romans certaines choses sur l’Algérie qu’il s’efforce longuement d’expliquer, par exemple, dans les divers textes des Chroniques algériennes. Mon objectif est d’examiner son œuvre littéraire en tant qu’élément de la géographie politique de l’Algérie méthodiquement construite par la France sur plusieurs générations. Cela pour mieux y voir un reflet saisissant du conflit politique et théorique dont l’enjeu est de représenter, d’habiter et de posséder ce territoire – au moment précis où les Britanniques quittaient l’Inde. L’écriture de Camus est animée par une sensibilité coloniale extraordinairement tardive et en fait sans force, qui refait le geste impérial en usant d’un genre, le roman réaliste, dont la grande période en Europe est depuis longtemps passée. (…)
Souvenons-nous. La révolution algérienne a été officiellement annoncée et déclenchée le 1er novembre 1954. Le massacre de Sétif, grande tuerie de civils algériens par des soldats français, est de mai 1945. Et les années précédentes, celles où Camus écrivait L’Étranger, ont été riches en événements ponctuant la longue et sanglante histoire de la résistance algérienne. Même si, selon tous ses biographes, Camus a grandi en Algérie en jeune Français, il a toujours été environné des signes de la lutte franco-algérienne. Il semble en général les avoir esquivés, ou, dans les dernières années, traduits ouvertement dans la langue, l’imagerie et la vision géographique d’une volonté française singulière de disputer l’Algérie à ses habitants indigènes musulmans. En 1957, François Mitterrand déclarait sans ambages, dans son livre Présence française et abandon  (7) : « Sans Afrique, il n’y aura pas d’histoire de France au XXe siècle. »
Pour situer Camus en contrepoint sur l’essentiel (et non sur une petite partie) de son histoire réelle, il faut connaître ses vrais prédécesseurs français, ainsi que l’œuvre des romanciers, historiens, sociologues et politologues algériens d’après l’indépendance. Aujourd’hui, une tradition eurocentrique parfaitement déchiffrable et persistante refoule toujours dans l’interprétation ce qui, sur l’Algérie, était refoulé par Camus (et Mitterrand), et refoulé par les personnages de ses romans. Quand, dans les dernières années de sa vie, Camus s’oppose publiquement, et même violemment, à la revendication nationaliste d’indépendance algérienne, il le fait dans le droit-fil de la représentation qu’il a donnée de l’Algérie depuis le début de sa carrière littéraire, même si ses propos font alors tristement écho à la rhétorique officielle anglo-française de Suez.
Ses commentaires sur le « colonel Nasser », sur l’impérialisme arabe et musulman, nous sont familiers, mais le seul énoncé politique, d’une intransigeance totale, qu’il consacre à l’Algérie dans ce texte apparaît comme un résumé sans nuance de tout ce qu’il a écrit antérieurement : « En ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance nationale est une formule purement passionnelle. Il n’y a jamais eu encore de nation algérienne. Les juifs, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle. Actuellement, les Arabes ne forment pas à eux seuls toute l’Algérie. L’importance et l’ancienneté du peuplement français en particulier suffisent à créer un problème qui ne peut se comparer à rien dans l’histoire. Les Français d’Algérie sont eux aussi et au sens fort du terme des indigènes. Il faut ajouter qu’une Algérie purement arabe ne pourrait accéder à l’indépendance économique sans laquelle l’indépendance politique n’est qu’un leurre. (…) »
Le paradoxe est que partout où, dans ses romans et descriptions, Camus en parle, la présence française en Algérie est rendue soit comme un thème narratif extérieur, une essence échappant au temps et à l’interprétation, soit comme la seule histoire qui mérite d’être racontée en tant qu’histoire. Quelle différence d’attitude et de ton dans le livre de Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie  (8), publié, comme L’Exil et Le Royaume, en 1958 : ses analyses réfutent les formules à l’emporte-pièce de Camus et présentent franchement la guerre coloniale comme l’effet d’un conflit entre deux sociétés. C’est cet entêtement de Camus qui explique l’absence totale de densité et de famille de l’Arabe tué par Meursault ; et voilà pourquoi la dévastation d’Oran est implicitement destinée à exprimer non les morts arabes (qui, après tout, sont celles qui comptent démographiquement), mais la conscience française. (…)
On dispose d’une excellente recension des nombreux postulats sur les colonies françaises que partagent les lecteurs et critiques de Camus. Une étude remarquable de Manuela Semidei sur les livres scolaires français, de la première guerre mondiale au lendemain de la seconde (9), note que ces manuels comparent favorablement l’administration coloniale de la France à celle de la Grande-Bretagne : ils laissent entendre que les possessions françaises sont gouvernées sans les préjugés et le racisme des Britanniques. Dans les années 30, ce thème est inlassablement répété.
Quand il est fait allusion à l’usage de la violence en Algérie, par exemple, la formulation donne à croire que les forces françaises ont été obligées de prendre des mesures déplaisantes pour répondre à des agressions de la part des indigènes « poussés par leur ardeur religieuse et par l’attrait du pillage ». L’Algérie est toutefois devenue « une nouvelle France », prospère, dotée d’excellentes écoles, d’hôpitaux, de routes. Même après l’indépendance, l’image de l’histoire coloniale de la France reste essentiellement constructive : on pense qu’elle a posé les bases de liens « fraternels » avec les anciennes colonies.
Mais ce n’est pas parce qu’un seul point de vue paraît pertinent à un public français, ou parce que la dynamique complète de l’implantation coloniale et de la résistance indigène flétrit regrettablement le séduisant humanisme d’une grande tradition européenne, qu’il faut suivre ce courant d’interprétation et accepter les constructions et images idéologiques.
J’irai jusqu’à dire que, si les plus célèbres romans de Camus intègrent, récapitulent sans compromis et, à bien des égards, supposent un discours français massif sur l’Algérie qui appartient au langage des attitudes et références géographiques impériales de la France, cela rend son œuvre plus intéressante, et non le contraire. La sobriété de son style, les angoissants dilemmes moraux qu’il met à nu, les destins personnels poignants de ses personnages, qu’il traite avec tant de finesse et d’ironie contrôlée – tout cela se nourrit de l’histoire de la domination française en Algérie et la ressuscite, avec une précision soigneuse et une absence remarquable de remords ou de compassion.
Une fois de plus, la relation entre géographie et lutte politique doit être réanimée à l’endroit précis où, dans les romans, Camus la recouvre d’une superstructure qui, écrit élogieusement Sartre, nous plonge dans le « climat de l’absurde ». Tant L’Étranger que La Peste portent sur des morts d’Arabes, des morts qui mettent en lumière et alimentent silencieusement les problèmes de conscience et les réflexions des personnages français.
Municipalités, système judiciaire, hôpitaux, restaurants, clubs, lieux de loisirs, écoles – toute la structure de la société civile, présentée avec tant de vie, est française, bien qu’elle administre surtout une population non française. L’homologie de ce qu’écrivent à ce sujet Camus et les livres scolaires est frappante. Ses romans et nouvelles racontent les effets d’une victoire remportée sur une population musulmane, pacifiée et décimée, dont les droits à la terre ont été durement restreints. Camus confirme donc et raffermit la priorité française, il ne condamne pas la guerre pour la souveraineté livrée aux musulmans algériens depuis plus d’un siècle, il ne s’en désolidarise pas.
Au centre de l’affrontement, il y a la lutte armée, dont les premiers grands protagonistes sont le maréchal Théodore Bugeaud et l’émir Abd El-Kader. Le premier est un militaire intraitable qui, dans sa sévérité patriarcale envers les indigènes, commence en 1836 par un effort pour les discipliner et finit une dizaine d’années plus tard par une politique de génocide et d’expropriation massive. Le second est un mystique soufi et guérillero infatigable, qui ne cesse de regrouper, reformer, remobiliser ses troupes contre un envahisseur plus fort et plus moderne.
Quand on lit les documents de l’époque – les lettres, proclamations et dépêches de Bugeaud (réunies et publiées à peu près au même moment que L’Étranger), ou une édition des poèmes soufis d’Abd El Kader (…), ou encore la remarquable reconstruction de la psychologie de la conquête par Mostafa Lacheraf, dirigeant du Front de libération nationale (FLN) et professeur à l’université d’Alger après l’indépendance, à partir des journaux et lettres français des années 1830 et 1840 (10) -, on perçoit la dynamique qui rend inévitable l’amoindrissement de la présence arabe chez Camus.
Le cœur de la politique militaire française telle que l’avaient mise au point Bugeaud et ses officiers, c’était la razzia, le raid punitif sur les villages, maisons, récoltes, femmes et enfants des Algériens. « Il faut empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer », avait ordonné Bugeaud. Lacheraf donne un échantillon de l’état d’ivresse poétique que ne cessent d’exprimer les officiers français à l’œuvre : enfin ils avaient l’occasion de faire la « guerre à outrance », sans morale, sans nécessité. Le général Changarnier décrit l’agréable distraction qu’il octroie à ses soldats en les laissant razzier de paisibles villages ; ce type d’activité est enseigné par les Écritures, dit-il, Josué et d’autres grands chefs dirigeaient « de bien terribles razzias » et étaient bénis par Dieu. La ruine, la destruction totale, l’implacable brutalité sont admises non seulement parce qu’elles sont légitimées par Dieu, mais aussi parce que – formule inlassablement répétée de Bugeaud à Salan – « les Arabes ne comprennent que la force brutale ».
Certains, comme Tocqueville, qui par ailleurs critiquait sévèrement la politique américaine à l’égard des Noirs et des Indiens, estimaient que le progrès de la civilisation européenne nécessitait de faire subir des cruautés aux musulmans. Dans la pensée de Tocqueville, « conquête totale » devient synonyme de « grandeur française ». L’islam, c’est « la polygamie, la séquestration des femmes, l’absence de toute vie publique, un gouvernement tyrannique et ombrageux qui force de cacher sa vie et rejette toutes les affections du cœur du côté de l’intérieur de la famille ». Et, croyant que les indigènes sont des nomades, il estime que « tous les moyens de désoler les tribus doivent être employés. Je n’excepte que ceux que l’humanité et le droit des nations réprouvent (11) ». (…)
Les romans et nouvelles de Camus distillent très précisément les traditions, langages et stratégies discursives de l’appropriation française de l’Algérie. Ils donnent son expression ultime et la plus raffinée à cette « structure de sentiments » massive. Mais, pour discerner celle-ci, il nous faut considérer l’œuvre de Camus comme une transfiguration métropolitaine du dilemme colonial : c’est le colon écrivant pour un public français, dont l’histoire personnelle est irrévocablement liée à ce département français du Sud ; dans tout autre cadre, ce qui se passe est inintelligible.
Mais les cérémonies de noces avec le territoire – célébrées par Meursault à Alger, par Tarrou et Rieux enfermés dans les murs d’Oran, par Janine une nuit de veille au Sahara – incitent paradoxalement le lecteur à s’interroger sur la nécessité de ces réaffirmations. Quand la violence du passé français est ainsi rappelée par inadvertance, ces cérémonies deviennent, en raccourci extrêmement condensé, des commémorations de la survie d’une communauté sans perspective qui n’a nulle part où aller.
L’impasse de Meursault est plus radicale que celle des autres. Car, même si nous supposons que ce tribunal qui sonne faux continue d’exister (curieux endroit pour juger un Français meurtrier d’un Arabe, note à juste titre Conor Cruise O’Brien), Meursault lui-même comprend que tout est fini ; c’est enfin le soulagement – dans la bravade : « J’avais eu raison, j’avais encore raison, j’avais toujours raison. J’avais vécu de telle façon et j’aurais pu vivre de telle autre. J’avais fait ceci et je n’avais pas fait cela. Je n’avais pas fait telle chose alors que j’avais fait cette autre. Et après ? C’était comme si j’avais attendu pendant tout le temps cette minute et cette petite aube où je serais justifié. »
Plus de choix ici, plus d’alternative. La voie de la compassion est barrée. Le colon incarne à la fois l’effort humain très réel auquel sa communauté a contribué et le refus paralysant de renoncer à un système structurellement injuste. La conscience de soi suicidaire de Meursault, sa force, sa conflictualité ne pouvaient venir que de cette histoire et de cette communauté-là. A la fin, il s’accepte tel qu’il est – et il comprend aussi pourquoi sa mère, enfermée dans un asile de vieillards, a décidé de se remarier. « Elle avait joué à recommencer (…) si près de la mort, maman devait s’y sentir libérée et prête à tout revivre. » Nous avons fait ici ce que nous avons fait, donc refaisons-le. Cette obstination froide et tragique se mue en faculté humaine de se reproduire sans faiblir. Pour les lecteurs de Camus, L’Étranger exprime l’universalité d’une humanité existentiellement libre, qui oppose un insolent stoïcisme à l’indifférence du cosmos et à la cruauté des hommes.
Resituer L’Étranger dans le nœud géographique où prend naissance sa trajectoire narrative, c’est voir en ce roman une forme épurée de l’expérience historique. Tout comme l’œuvre et le statut d’Orwell en Angleterre, le style dépouillé de Camus et sa sobre description des situations sociales dissimulent des contradictions d’une complexité redoutable, et qui deviennent insolubles si, comme tant de ses critiques, on fait de sa fidélité à l’Algérie française une parabole de la condition humaine. Tel est encore le fondement de sa renommée sociale et littéraire.
Pourtant, il n’a cessé d’exister une autre voie, plus difficile et stimulante : juger, puis refuser la mainmise territoriale et la souveraineté politique de la France, qui interdisaient de porter sur le nationalisme algérien un regard compréhensif. Dans ces conditions, il est clair que les limites de Camus étaient paralysantes, inacceptables. Comparés à la littérature de décolonisation de l’époque, française ou arabe – Germaine Tillion, Kateb Yacine, Frantz Fanon, Jean Genet -, ses récits ont une vitalité négative, où la tragique densité humaine de l’entreprise coloniale accomplit sa dernière grande clarification avant de sombrer. En émane un sentiment de gâchis et de tristesse que nous n’avons pas encore entièrement compris. Et dont nous ne sommes pas tout à fait remis.
Edward W. Saïd
Albert Camus, ou l’inconscient colonial / 2000
Publié dans le Monde dipomatique

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1 Écrivain britannique (1775-1817). Ses œuvres complètes viennent de paraître dans la «  Bibliothèque de la Pléiade  », Gallimard, Paris, 1 112 pages, 325 F.
2 Lire François Brune, «  Rebelle à Big Brother  », Le Monde diplomatique, octobre 2000.
3 Conor Cruise O’Brien, Albert Camus, Viking, New York, 1971.
4 Joseph Conrad, Last Essays, Geography and some Explorers, J. M. Dent, Londres, 1926.
5 Herbert Lottman, Camus, Seuil, Paris, 1985.
6 Benjamin Constant, Adolphe, Gallimard, Paris, 1973  ; Gustave Flaubert, Trois contes, Seuil, Paris, 1993.
7 François Mitterrand, Présence française et abandon, Plon, Paris, 1957.
8 Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, PUF, Paris, 1985, rééd.
9 Manuela Semidei, «  De l’Empire à la décolonisation à travers les manuels scolaires  », Revue française de sciences politiques, vol. 16, n° 1, février 1966.
10 Mostepha Lacheraf, L’Algérie : nation et société, Maspero, Paris, 1965.
11 Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, t. V, Voyages en Angleterre, Irlande, Suisse et Algérie, Gallimard, Paris, 1958.

Le Code Noir (ou le calvaire de Canaan) / Louis Sala-Molins

Le Code Noir à l’ombre des Lumières : de Napoléon à Schoelcher
De belles éclaircies dans le ciel politique français. La grande nation retrouve les Antilles. Elle reprend pied à la Guadeloupe et à la Martinique et songe tout naturellement à reconquérir Saint-Domingue. Tout naturellement elle doit se donner les moyens de sa fin : dominer là-bas au Couchant, y produire, commercer. La loi du 30 floréal de l’an X (1802), en quatre articles, rétablit la traite, l’esclavage, le Code Noir et spécifie que les esclaves retrouveront, à tous points de vue, leur situation « juridique » d’avant 1789.
Deslozières, dont nous savons déjà l’inquiétude qui le tourmentait face au danger de « dégénération entière du peuple français » (1) exulte avec l’ensemble de l’opinion esclavagiste : « Et toi, féroce Africain, qui triomphes un instant sur les tombeaux de tes maîtres que tu as égorgés en lâche, (…) rentre dans le néant politique auquel la nature elle-même t’a destiné. Ton orgueil atroce n’annonce que trop que la servitude est ton lot. Rentre dans le devoir et compte sur la générosité de tes maîtres. Ils sont blancs et français. » (2)
La vision napoléonienne du problème afro-antillais est bien schématisée dans l’éructation de Deslozières. Pour que les maîtres blancs et français puissent sauvegarder leur maîtrise et en voir progresser vénalement les effets il faut réinstaurer la « loi de sang », le Code Noir, et gommer ainsi des mémoires des Noirs, et de leurs rêves si possibles, la moindre trace d’une possibilité de révolte (3). réinstaurer donc le Code Noir. Et poursuivre la traite. Il conviendra aussi, et c’est le troisième point, de dresser plus haut les barrières juridiques et raciales entre les Noirs et les métis, les métis et les Blancs, les Blancs et tous les sangs impurs (4). Napoléon ira jusqu’à ordonner à Leclerc d’expulser de Saint-Domingue toute femme blanche qui aurait eu des rapports sexuels avec des Noirs (5). Souvenons-nous des entrées que l’Ancien Régime semblait avoir ménagées, un temps, pour les Noirs et les métis sur le territoire métropolitain : on retrouve maintenant une interdiction totale de séjour, on la réitère (6). Une certitude : quoi qu’il en soit des récits colportés sur les motivations profondes du racisme maladif dont témoigne la politique antillaise de Napoléon, ses traductions juridiques n’allègent jamais les édits de 1685 et de 1724, elles les alourdissent toujours.
Culturellement, les positions des abolitionnistes de la fin du siècle, timorées pourtant, sont oubliées et bien oubliées. le thème de la stupidité naturelle du Noir, panachée désormais de férocité (Saint-Domingue oblige), jamais totalement enterré ni en métropole ni aux îles, envahit tout le terrain (7). Napoléon parti, la Restauration prend l’engagement de maintenir l’esclavage. On tue et on marque aux Antilles comme aux plus beaux jours du XVIII° siècle.
L’abolitionnisme renaît pourtant avec la Restauration. La première Société des Amis des Noirs avait francisé une initiative anglaise ; le mouvement abolitionniste du XIX°, autour des années 20, est à la traîne des initiatives prises outre-Manche par Wilberforce et Clarkson (8). Une comparaison des statuts des métis en territoire français, espagnol ou anglais de ces années-là montre qu’il vaut mieux être métis chez les Anglais, ou à la rigueur chez les espagnols que chez les Français (9). Le langage abolitionniste s’amalgame à des considérations moralisantes plutôt que revendicatrices et joue sur le registre de la charité ou de la bienfaisance, cependant que l’interdiction absolue de séjour – et de passage – en France des Noirs (10) reste en vigueur. Pas de mélange, plus du tout de risque de mélange.
Sur place, là-bas, les Blancs ne fléchissent pas et se disent fermement attachés au système discriminatoire sur lequel veille le Code Noir (11). La Couronne pousse à la christianisation effective (12) des Noirs et des métis, convaincue que c’est là le meilleur moyen de les tenir les uns et les autres courbés sous le devoir et de les éloigner de toute idée de révolte : le voisinage anglais et espagnol des Antilles françaises ne pouvait pas ne pas pousser les « esclaves » français à Dieu sait quels excès. cependant on quadrille et poursuit, on pend et on décapite. On fait aussi dans la mesure et dans la modération : à trois ans de l’abolition définitive et en référence au Code Noir et à des décrets postérieurs qui dosaient les coups et leur intensité, une loi de 1845 réduit les punitions corporelles et autorise l’esclave à monnayer sa liberté, que cela plaise au maître ou que cela lui déplaise (13).
C’est que l’Etat couronné penche, petit à petit, vers l’abolition. Par raison ? Par bonté d’âme ? Par intérêt ? Par accommodement aux pression étrangères ? Par tout cela à la fois et dans l’indifférence quasi-générale, quelque regain de l’abolitionnisme qu’on puisse noter sous Louis-Philippe (14). Les hommes d’Eglise s’inquiètent. Tout ce petit monde n’est pas prêt, disent-ils. Donnez-nous le temps de les rendre sociables et religieux, après quoi ils seront mûrs pour la liberté (15). On redécouvre, comme avant la Révolution, le charme vénéneux des « moratoires » (16), qui seront consacrés à « préparer l’esclave à son avenir d’homme libre par un dernier effort de moralisation » (17). remarquons en passant que la minorité protestante est, sans aucun doute, majoritaire sur les lignes de l’abolitionnisme ; et pas seulement parce qu’elle pousse plus loin que le commun l’analyse des réalités économiques favorables à l’émancipation et à l’accès des esclaves au droit, mais aussi pour des raisons théologiques, pastorales en tout cas, dont l’évidence saute aux yeux (18).
« Moraliser » les esclaves pour qu’ils soient dignes de la liberté, c’est une fort jolie chose : encore faut-il dédommager les maîtres. Voilà un point sur lequel planteurs et abolitionnistes semblent être d’accords (19). Planteurs et abolitionnistes que rejoignent sur ce point les penseurs les plus illustres. Ecoutons Tocqueville : « Si les Nègres ont droit à devenir libres, il est incontestable que les colons ont droit à n’être pas ruinés par la libertés des Nègres. » (20)
Victor Schoelcher lui-même songea dans sa jeunesse au dédommagement des maîtres, et à un moratoire précédant l’abolition, qu’il calibra entre quarante et soixante années, soixante lui semblant la meilleure longueur, le temps pour les maîtres de bien préparer leurs esclaves à jouir avec modération de la liberté à venir. Mais il ne tarda guère à constater que la mauvaise volonté des planteurs était, et demeurerait, incommensurable (21).
Si l’Etat sous Louis-Philippe libérait les esclaves de ses possessions dès 1845, Schoelcher avait abandonné toute idée de moratoire dès 1840. Dès cette année-là, il se battra indéfectiblement pour l’émancipation générale et immédiate. Assortie, certes, d’un dédommagement pour les maîtres. On sait avec quelle ténacité l’Alsacien, dont conservateurs, esclavagistes et bien-pensants raillaient la « négrophilie », lutta pour l’abolition sur le triple front de l’émancipation immédiate, de l’antiracisme sans nuance, de l’opposition à toute velléité de résurgence de la traite (22).
1848 : II° République. Des partisans de l’abolition sont au pouvoir. Schoelcher est nommé sous-secrétaire aux colonies. La II° République, qui ne vivra pas longtemps, a deux mois lorsque Arago – le Catalan – et Schoelcher abolissent définitivement l’esclavage. Le Code Noir passe pour toujours des prétoires aux archives.
4 mars : « Au nom du peuple français, le gouvernement provisoire de la République, considérant que nulle terre française ne peut plus porter d’esclaves, décrète : une commission est instituée auprès du ministère provisoire de la Marine et des Colonies pour préparer, sous le plus bref délai, l’acte d’émancipation immédiate de toutes les colonies de la République. Le ministre de la Marine pourvoira à l’exécution du présent décret. » Le même jour Victor Schoelcher est nommé président de cette commission.
28 avril : « Le gouvernement provisoire, considérant que l’esclavage est un attentat contre la dignité humaine ; qu’en détruisant le libre arbitre de l’homme, il supprime le principe naturel du droit et du devoir ; qu’il est une violation flagrante du dogme républicain « liberté – égalité – fraternité » ; considérant que si des mesures effectives ne suivaient pas de très près la proclamation déjà faite du principe de l’abolition, il en pourrait résulter dans les colonies les plus déplorables désordres, décrète : Article 1, l’esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises, deux mois après la promulgation du présent décret dans chacune d’elles [suivent huit autres articles]. Fait à Paris, en Conseil de gouvernement le 27 avril 1848. Les membres du gouvernement provisoire. »
Sur place en Amérique du Vent on ne glissera certes pas facilement du noir au rose, si j’ose dire. Trente ans plus tard, on parlera encore là-bas des innombrables méfaits de l’abolition ; la presse blanche n’en finira pas d’y remâcher la nécessité de rétablir l’esclavage, et de théoriser ferme sur l’infériorité et l’animalité des Noirs (23). Mais un pas définitif est donné avec l’abolition de 1848.
Certes, l’environnement international, politique et économique, exigeait l’abolition avec plus de force encore au milieu du XIX° siècle qu’il ne le faisait soixante ans plus tôt. Il convient néanmoins de souligner le courage et la ténacité d’un homme, dont les motivations ne semblent pourtant pas avoir été celles de quelqu’un qui aurait abreuvé son esprit à la source pure des Lumières. Un courage, une ténacité sans lesquels le Noir aurait eu droit aux fers et à l’inexistence juridique pendant Dieu sait combien de décennies encore. (24)
Et la traite ? Interdite dans sa forme officielle et classique dès avril 1818, elle ne s’effondre pas, loin s’en faut. Le trafic des négriers – illégal, mais réalisé au vu et au su de chacun – sera considérable jusqu’en 1833 au moins ; endémique et moribond, il n’en finit pas de ne pas désarmer. Illégal, ce trafic dont la France se débarrasse en suivant sans aucune originalité l’exemple de l’Angleterre est pratiqué encore après l’abolition. Sur d’autres itinéraires. Sans trop d’aménagements par rapport aux vieilles méthodes (25). A ce propos, « le mouvement abolitionniste français reste silencieux (…) En fait l’Abolitionniste français, son organe principal, prôna en 1849 l’adoption d’un système semblable pour l’Algérie. » (26)
Pourquoi l’Algérie ? Nous sommes à l’heure de la poussée française en Afrique continentale. La France ne veut plus chasser seulement dans le continent austral. Elle entend y rester. L’inonder, probablement, de ses Lumières ; y faire naître le soleil d’un autre matin.
A l’horizon, Ferry. Et le traité de Berlin : 1885, sinistre célébration du deuxième centenaire du Code Noir.
Au troisième centenaire, le blanco-biblisme mouille encore la lèvre de ceux qui assassinent en toute légalité des Noirs dont le seul crime consiste à exister sur leur sol et à y revendiquer l’exercice de la plénitude de leur droit. A paris, des graffiti énoncent dans les couloirs du métro, et dans ceux de la Sorbonne, cette stupéfiante équation : « Noirs = Singes verts ».
Louis Sala-Molin
le Code Noir ou le calvaire de Canaan / 1987
[les notes, étant très volumineuses, n'ont pas été reproduites]
Voir Petite histoire des colonies françaises aux éditions FLBLB
Sur le Silence qui parle : Petite histoire du grand Texas

Le Code Noir (ou le calvaire de Canaan) / Louis Sala-Molins dans Agora




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