Dès les premières images de ton film, on mesure à quel point les événements et les personnages qui y sont évoqués se sont éloignés de nous. Ce n’est pas seulement la question du « temps qui passe » – c’est que, distinctement, nous ne sommes plus dans la même époque que les activistes de la Fraction Armée Rouge et le milieu dont ils émanent. Ce n’est pas exclusivement un enjeu de pratiques politiques, mais aussi bien, de sensibilité historique, de conduites sociales, de culture des corps (tabagisme et révolution, révolution et cheveux longs.)… Je me demandais si le choix que tu as fait de ne construire ton film qu’autour de documents d’archives, en bannissant notamment les témoignages de contemporains de ces événements avait pour vocation d’entériner cet effet d’éloignement – ou bien si, au contraire, à travers la présentation de l’archive, tu incites le spectateur à chercher dans cette scène dramatique de l’Allemagne des années 1970, des pistes conduisant à notre propre actualité ?
Il me semble que le film appartient, sans que cela soit contradictoire, à deux temps distincts : un passé effectivement révolu dont presque tout nous sépare, et notre propre présent. Cet effet de balancement s’ancre en effet dans le choix d’utiliser uniquement des archives contemporaines de l’histoire en train de se dérouler, sans interview, voix-off ou commentaire rajouté. Généralement quand un film utilise des archives, il y a toujours un narrateur (interviewé ou commentateur) qui a pour rôle d’expliquer, de contextualiser, mais finalement aussi, d’inscrire les archives dans un temps passé et révolu. Pourtant les images d’archive en elles-mêmes sont toujours au « présent de l’indicatif » : elles racontent ou montrent ce qui est en train de se passer au moment où elles sont filmées. Dans mon film, en enlevant tout commentaire contemporain, je fais en sorte que les archives restent au « présent », et le film se déroule comme se déroule un film de fiction : on suit une histoire en train de se raconter, on regarde les personnages évoluer de manière presque « indépendante » (et ce même si certains spectateurs connaissent en partie les événements dont le film traite).
Une autre raison de ce mouvement de bascule entre le passé et le contemporain est que je fais ce film depuis aujourd’hui. Si j’ai décidé de faire un film sur cette histoire passée, c’est qu’elle me renseigne sur l’époque dans laquelle je vis. Une jeunesse allemande n’a jamais eu la prétention de raconter in extenso l’histoire de la RAF, ce qui est d’ailleurs impossible. Il est évident que les choix que j’ai opérés dans cette matière très riche proviennent de ce que tel ou tel épisode de cette histoire ou que telle ou telle archive me touchait ou m’interrogeait plus que d’autres. Il me semble que c’est parce que j’ai assumé ma propre subjectivité que ce film peut jouer en même temps sur deux temps différents.
Ensuite, chaque spectateur s’empare à son tour du film avec sa propre subjectivité, avec des savoirs et des opinions politiques différentes et il va ressentir différemment que d’autres spectateurs ou différemment de moi ce qui relèverait d’un temps révolu ou ce qui fait écho avec aujourd’hui.
Comme le rappellent brutalement les interventions d’hommes d’Etat, dirigeants de partis et personnages de médias que tu as insérées dans la dernière partie du film, l’épisode de la RAF a donné lieu, en Allemagne, à une explosion de passions démonologiques et à une chasse aux sorcières – les terroristes et leurs « sympathisants » – tout à fait saisissantes. Comment restituer ce climat de la fin des années 1970 et du début des années 1980, sans contribuer d’une façon ou d’une autre à son réveil, dans un présent où le terrorisme est, plus que jamais, le sujet du jour ?
Il me semble justement que cette partie du film en particulier résonne tragiquement avec la manière dont les gouvernants continuent encore de traiter le « terrorisme », indépendamment des différents types de terrorismes auxquels ils ont à faire face. Il y a quelque chose d’exemplaire dans la manière dont l’Etat ouest-allemand va alors réagir aux actions et à l’existence même de la RAF. Il s’agit pour les gouvernants non pas tant de répondre policièrement et judiciairement aux terroristes, en essayant d’empêcher des actions d’être commises ou d’arrêter et juger les membres du groupes, que de profiter de leur existence pour bouleverser une société qui n’aurait pas accepté, sans le « terrorisme », les changements imposés. Au lieu de répondre politiquement à l’irruption de la lutte armée et d’en interroger les causes, on refuse dans un premier temps que certains puissent penser son existence, tous ceux qui s’y aventurent deviennent des « sympathisants », on dirait aujourd’hui qu’ils font « l’apologie du terrorisme », puis on refuse qu’ils questionnent ou critiquent les flopées de lois sécuritaires et policières qui ne manquent pas d’être mises en place après chaque attentat.
Ce que l’on voit se mettre en œuvre dans les années 1970 en Allemagne de l’Ouest et que met en lumière le film, c’est à la fois l’appauvrissement terrible de la parole politique mais aussi un changement du vocabulaire. Par exemple, on peut voir qu’il faut attendre 1976 pour qu’à la télévision on parle d’Ulrike Meinhof comme d’une « terroriste ». Au début des années 1970, on la présente comme une « journaliste » puis comme une « anarchiste ». D’une certaine manière, après la fondation de la RAF, elle est encore considérée comme une adversaire politique, certes radicale et violente, mais dont on peut questionner le basculement et à qui on peut encore opposer des arguments politiques. Elle ne devient vraiment une « terroriste » que quand on commence à la présenter comme telle, bien après la création de la RAF.
Quelque chose du discours politique mais aussi journalistique se resserre comme inéluctablement à partir de 1970, jusqu’à aboutir en 1977 non seulement à une déshumanisation complète des « terroristes » (ils n’appartiennent plus à la société ni à l’humanité), mais aussi à une inversion complète des valeurs. On ne s’oppose plus sur des questions politiques mais sur des questions de moralité : d’un côté ceux qui respectent la « démocratie » et lui obéissent envers et contre tout ; de l’autre, ceux qui sont du parti de la violence, et il s’agit simplement de critiquer les actions des hommes politiques ou de la police pour en faire partie !
La grande différence entre l’expérience à laquelle l’on peut faire face avec ce film et ce que nous subissons au quotidien aujourd’hui dans les médias est distincte : dans le film, nous vivons pendant une heure avec ceux qui vont devenir des « terroristes » et l’on se rend compte qu’ils ne sortent pas de nulle part, qu’ils ont eu une existence avant leur passage à l’acte, ils ne sont pas nés avec un couteau entre les dents. Cette simple expérience ne change pas notre jugement sur leur actions, mais permet de mettre en lumière cette manière dont les politiciens utilisent le « terrorisme » en fabriquant des « monstres » et de la peur.
On voit bien là, à quel point « terrorisme », « terroriste » sont des mots-valises : les protagonistes de ton film sont des intellectuels (des artistes), des Allemands du cru dont le problème, entre autres, est le passé nazi et le rôle qu’y ont joué les « pères ». Ceux de la scène dite terroriste d’aujourd’hui sont des sujets post-coloniaux désamarrés de la vie commune dans notre société et dont le problème, entre autres, est « l’honneur des musulmans »… Les « mots puissants » servent en l’occurrence à créer des raccourcis et produire des effets d’homogénéisation entre des situations absolument hétérogènes…
En effet, un mot comme « terrorisme » ne définit pas grand chose en dehors des ennemis fantasmatiques. Non pas que ces « ennemis » n’existent pas mais les traiter de « terroristes » les fait basculer du côté de la violence pure, de la bêtise destructrice, et en même temps permet de créer de la peur, une peur qui occulte toutes les questions politiques que pose pourtant chaque acte de résistance aux puissances officielles et ce quelle que soit la légitimité, ou pas, de cette résistance. C’est d’ailleurs pourquoi tout ceux qui sont désignés comme « terroristes » refusent cette appellation. La RAF se définissait comme un mouvement de « lutte armée ».
Dans le film, on voit aussi, ou on entends plutôt, qu’il n’y a pas que le « terrorisme » qui est un mot qui empêche la pensée. On peut notamment réfléchir à la façon dont l’ensemble des participants aux mouvements de révolte des années 1960 a en permanence traité ses adversaires de « fascistes ». Dans un pays comme l’Allemagne de l’Ouest avec son histoire récente, l’accusation de « fascisme » avait une résonance très concrète et empêchait toute discussion ou toute compréhension plus fine des enjeux en cours. Crier au « fascisme » était un moyen simple mais aussi simpliste pour dévaloriser ses adversaires. Ou encore, on peut prendre comme exemple l’utilisation par Meinhof d’un mot alors à la mode, celui de « pig », « cochon », pour parler des policiers. Ce mot n’est pas une insulte comme une autre car elle ramène ceux qu’elle vise à un état animal, donc non-humain. Meinhof arrivera à écrire au début de la RAF une chose aussi stupide que : « Chaque homme en uniforme est un porc. On ne discute pas avec eux, mais on a le droit de les tuer. » L’utilisation performative d’un tel vocabulaire permet de justifier la décision de la RAF de tuer froidement ses adversaires malgré des motivations humanistes et émancipatrices.
La question, en effet, n’est pas de désigner de supposées essences politiques – le « terroriste », le « révolutionnaire », le « fasciste », le « démocrate »…, mais plutôt d’identifier des bifurcations ou des points de basculement. Ton film montre très clairement qu’un tel basculement se produit lorsque se produit une prise d’armes (Blanqui…) destinée à libérer Baader. C’est un point de non retour, tout s’enchaîne, les enjeux se transforment. On retrouve le même côté fatidique et irréversible de la prise d’armes en Italie, avec les Brigades rouges et d’autres groupes et, en France, avec Action directe. Aujourd’hui, toute réflexion sur ces phénomènes qui ont marqué les années 1970 et 80 est noyée dans un pathos inconsistant sur « la violence » qu’il importerait de bannir à tout prix au profit de la tempérance démocratique. Penses-tu que ton film puisse contribuer à relancer un débat autour de ces questions?
Je ne suis pas certain que le film lance cette discussion, ou alors, pas de manière claire et lisible. Ou bien, mais je me trompe peut-être, le changement d’époque est tel que nous ne pouvons plus clairement comprendre de tels enjeux. Par exemple, j’ai moi-même été très surpris par l’extrait du court-métrage de Fassbinder qui clôt Une jeunesse allemande, notamment à cause de la discussion entre le réalisateur et sa mère à propos de la « démocratie ». Aujourd’hui, la « démocratie » est devenue un fait indépassable que l’on ne questionne pas. Il n’y aurait aucun autre régime de gouvernance possible et cela ne s’interroge pas. J’ai personnellement été élevé dans cette idée, il m’est presque impossible de m’en défaire.
Lorsque l’on voit un extrait tel que celui de Fassbinder, on se rend compte que, en 1977, en Allemagne de l’Ouest, la « démocratie » pose question et crée du dissensus, ce qui vu d’aujourd’hui est difficile à comprendre. Au-delà de Fassbinder, on voit bien dans le film, comment ce mot, « démocratie » a été employé comme un mantra par l’ensemble des protagonistes de cette histoire alors même que chacun d’entre eux l’entend de manière très différente. La « démocratie » prônée par Ulrike Meinhof ne recouvre absolument pas l’acception de ce même mot, quand il est employé par les hommes politiques du moment. Sur cette question en particulier, on voit dans le film comme une bataille autour de ce mot mais aussi la victoire des gouvernants d’alors quand à sa définition (définition est qui celle qui fait autorité aujourd’hui). D’ailleurs, une des raisons qui m’ont amené à faire ce film, c’est justement cette guerre qui a alors lieu autour de la définition de certains mots, des mots qui sont, à la fin de cette histoire, devenus figés alors qu’ils étaient jusqu’alors polysémiques.
Parallèlement au mot « démocratie », c’est celui de « terrorisme » qui permet de faire basculer toute forme radicale de protestation ou de résistance du côté de la « violence », évidemment entendue comme « irrationnelle ». Pourtant, et c’est ce que raconte le film en prenant le temps de montrer qui étaient certains de ces « terroristes » : toute décision de prendre les armes découle d’une logique. Que l’on désapprouve cette logique et les actes violents qui en résultent n’y change rien.
Il est à préciser qu’en RFA, dès 1969, des dizaines d’attentats ont lieu à Berlin et plusieurs groupes décident de passer à la lutte armée. Si l’État ouest-allemand va exclusivement concentrer ses forces contre la RAF, c’est justement parce que les fondateurs de ce groupe sont des personnalités reconnues et écoutées (Ulrike Meinhof et Horst Mahler évidemment, mais Andreas Baader et Gudrun Ensslin sont également alors des figures de l’extrême gauche ouest-allemande) capables d’articuler leur décision. Il aura fallu plusieurs années aux gouvernants et aux médias pour transformer les membres de la RAF en simple « terroristes ». Ils y sont arrivés, mais à quel prix ?
Une jeunesse allemande fait apparaître en effet la prise d’armes d’Ulrike, Andreas et leurs camarades comme une tentative sans issue pour présenter ce contrechamp qui rende visible pour tous, et même évident, le mensonge constitutif de cette « démocratie allemande » incarnée par les Schmidt, Strauss et… Schleyer. On peut interpréter leur geste comme relevant d’une sorte de cinématographie (plusieurs d’entre eux sont des étudiants en cinéma) : on retourne brusquement la caméra et l’on fait un gros plan sur ce que « le système » s’acharne à masquer – ses collusions avec les pires des régimes despotiques, avec la guerre américaine au Vietnam, ses origines troubles, la dénazification bâclée de l’Allemagne, etc. As-tu été sensible, quand tu as préparé ce film, à cette présence spectrale du cinéma dans la « scène » qu’inventent les fondateurs de la RAF ? J’imagine que ce n’est pas pour rien que tu donnes la parole à Fassbinder à la toute fin du film…
Je n’exprimerais pas de cette manière ce que je ressens des liens entre leurs pratiques du cinéma avant la fondation de la RAF et ce qu’il peut en rester après la fondation du groupe.
Evidemment, une des grandes références d’Ulrike Meinhof ou de Horst Mahler est le concept de « propagande par le fait ». Avec des actions terroristes on ne peut évidemment pas mettre à bas ses adversaires, faire exploser des bases militaires américaines ou le bâtiment de Springer ne va pas faire s’effondrer la RFA – tout comme jeter deux avions sur les Twin Towers ne va pas faire vaciller les USA. La volonté première de tels attentats est de créer des images. Ils sont entrepris pour être télévisés et servir de supports publicitaires, pour illustrer et démontrer que « le système n’est pas infaillible » (pour paraphraser Meinhof) ou encore selon Mao que « l’ennemi est un tigre de papier ». Les attentats ont également un deuxième but. Ceux qui les commettent savent que, pour se défendre, « l’État » ou « le système » va devoir réagir en augmentant exponentiellement ses moyens policiers et qu’il sera « mis à nu » – son soubassement « totalitaire » apparaîtra alors clairement. Ce qui se passe malheureusement toujours après chaque attentat… Mais l’erreur des terroristes est de croire que l’équation : possibilité d’attaquer et de toucher le système + mise à nu du caractère totalitaire de celui-ci va déboucher sur une prise de conscience du « peuple », entraîner de la solidarité et déboucher sur une révolution.
Mais, quand les membres de la RAF profitent de leurs savoir-faire de metteurs en scène pour concevoir et organiser la série d’attentats de 1972, ils commettent une erreur assez grossière. Les victimes humaines ne sont alors pour eux que des éléments du décor ou du scénario. Leur erreur est d’avoir sous-estimé le pouvoir de réaction que suscite chaque mort, réelle, résultant d’actes de violence. Pour les téléspectateurs, il ne s’agit pas de « militaires impérialistes servant un pays fasciste », « d’ennemis de classe » ou de « porcs en uniforme » mais de victimes qu’ils ne réduisent pas à un concept. Il en sera de même pour Schleyer. Lorsqu’il a été enlevé, il a été dénudé de tout ce pourquoi certains pouvaient le critiquer politiquement (responsable du syndicat patronal, grand patron lui-même, ancien nazi…) pour ne devenir qu’une victime pathétique. D’une certaine manière, Meinhof, Meins, Baader lui-même, ont pu croire naïvement à un moment donné que les films allaient changer le monde. Ensuite, ils ont cru tout aussi naïvement que les images télévisées qu’ils allaient créer par les attentats appelleraient à la révolution. En fait, ils ont toujours sous-estimé que le réel n’est pas réductible à des images, que, malgré la conception théorique qui guide à leur réalisation, quelque chose échappera toujours aux images et qu’elles échoueront toujours face au réel.
C’est effectivement ici de Fassbinder intervient et clôt le film sur la question du cinéma. Dans la première partie d’Une jeunesse allemande, on découvre les futurs fondateurs de la RAF par le biais des images qu’ils ont produites ou qui ont été produites sur eux. Mais finalement, malgré l’inventivité, la générosité ou la liberté de ces images, les futurs membres de la RAF ont été confrontés à l’échec de leur pratique du cinéma et de la télévision. Utiliser les images comme moyen d’action révolutionnaire concret était illusoire… Dans la deuxième partie du film, on voit comment la télévision sert « l’État ». Il s’agit de marteler des discours univoques, de rejeter toute discussion et toute critique. La télévision ne fait rien d’autre que construire un réel correspondant à l’idéologie des gouvernants, et ce avec une redoutable efficacité. Face à ces deux camps en présence et face à leur manière de penser et d’utiliser les images, arrive Fassbinder dans un extrait auto-fictionnel : il apparaît dans le film à la fois comme réalisateur et comme témoin des événements en train de se jouer et ce qui se passe ces jours sombres de 1977 le laisse littéralement nu. Dans son film, il n’exprime jamais de certitude, il n’offre aucune réponse, il ne nous offre que des questions. Cet extrait, par son contenu mais aussi par ses choix de mises en scène – expérimentation fragile entre mise à nu de de soi et captation documentaire –, est du côté de ce qu’est le cinéma et comment il peut raconter le réel. Il ne s’agit pas de prendre position, de trancher et d’affirmer, il s’agit de se saisir du monde dans un mouvement conscient de sa propre fragilité, de ses incohérences, de ses errements, de s’adresser aux spectateurs non pas comme le ferait un pédagogue ou un idéologue utilisant l’image comme preuve mais comme une singularité qui affirme sa modestie de ne pas savoir et qui cherche à mettre en scène sa propre impossibilité à saisir le monde. C’est en découvrant ce film en particulier que j’ai pu saisir tout le tragique et la complexité de cette histoire. Par le choix de cette mise à nu de lui-même, mais aussi de manière terrible, de celle de sa mère, Fassbinder parvient à nous dresser un portrait terrible de l’Allemagne d’alors mais aussi à viscéralement nous toucher. Le cinéma est peut-être là, dans cet espace fragile.
J’avais besoin de ramener cela dans mon propre film et de répondre par cet extrait à la question que pose Godard au début du film : « Est-il possible de faire des images en Allemagne aujourd’hui ? ». Il est toujours possible de faire des images pour répondre à la marche du monde – reste à savoir lesquelles.
Ton film nous rend sensibles au fait que dans cet épisode dramatique de l’histoire allemande des années 1970, la dimension de la traque collective d’un groupe de réprouvés, avec ses multiples rebondissements, occupe une place centrale, notamment dans la mobilisation de l’imaginaire et des affects du public. Avec le recul, le retour en force de cette forme dans l’histoire allemande suscite un malaise particulier. Cet enjeu a-t-il influencé tes choix, en termes de sélection de documents et de montage?
Les télévisions allemandes n’ont commencé à archiver systématiquement leurs productions qu’à partir de la fin des années 70. Avant cela, la plupart des émissions n’étaient pas conservées et aujourd’hui on ne peut plus avoir accès qu’à des fragments sauvés au petit bonheur la chance. Du coup, alors même que l’imaginaire collectif autour de cette histoire est avant tout télévisuel, la plupart des images qui ont servi à le construire n’existe plus…
Sur certains moments de cette histoire, mon film montre quasiment tout le matériel qui a été sauvegardé. Par exemple, pour les attentats de 1972 ou les arrestations des membres du groupes qui les suivent, il n’existe quasiment rien d’autre que ce que j’ai utilisé. Ce qui est très peu par rapport à l’ensemble des images produites à l’époque. Et finalement, alors que je pensais naïvement que j’allais être noyé sous la matière pour raconter cette deuxième partie du film, on s’est battu pour trouver les archives nécessaires. Contrairement à la première partie du film où le travail de montage a consisté à réduire une matière très, trop, riche, dans cette deuxième partie, le montage a consisté à re-lier ensemble des archives fragmentaires et de le faire malgré la disparation de pan entiers d’archives.
Malgré ces lacunes, il était important pour moi de « montrer » comment la télévision va participer activement à la « scénarisation » de l’histoire en cours. Il y a plusieurs changements techniques importants au début des années 70 qui vont bouleverser la grammaire télévisuelle. Peut-être que les plus importants sont ceux qui concernent la mobilité du matériel et qui permettent la diffusion en direct depuis l’extérieur des studios. Par exemple, l’arrestation en direct à la télévision de Meins et Baader aurait été impossible un ou deux ans auparavant. Et cette possibilité du direct permet à la fois de créer des effets hyper-spectaculaires, presque hollywoodiens, et en même temps détruit le temps nécessaire entre la captation et la diffusion d’un événement et son interprétation. Du coup, à une mise en scène policière et militaire hypertrophiée de « la chasse aux terroristes » répond une mise en scène télévisuelle hypnotique. Et évidemment, tout temps dévolu à la pensée, à l’argumentation, à la contradiction, à la critique n’a plus sa place dans un tel dispositif.
De la même manière j’ai été assez frappé par la manière dont progressivement les hommes politiques vont utiliser la télévision comme lieu privilégié d’énonciation. Avant le milieu des années 1970, quand les hommes politiques apparaissaient à la télévision, c’était souvent sous forme d’interviews, de discussions ou lors de discours dans des meetings devant un « vrai » public. Mais peu à peu, ils viennent à la télévision, se font filmer face caméra et parlent directement aux téléspectateurs, « les yeux dans les yeux ». Ce qui évite évidemment tout débat ou contradiction car personne ne peut leur répondre…
A quel titre peut-on rattacher Baader, Ulrike et les autres à l’anarchisme? Après tout, il me semble que leurs références idéologiques et politiques étaient surtout marxistes et anti-impérialistes, sans que la tradition anarchiste ait été ouvertement revendiquée par eux – ou bien est-ce que je me trompe? Dans ce cas, leur désignation comme « anarchistes » ne découlerait-elle pas avant tout des effets de dramatisation et de scénarisation de l’affaire – une autre façon de désigner le monstre politique?
Tu as parfaitement raison. La RAF ne s’est jamais considérée comme un groupe anarchiste. Au contraire, sa ligne politique s’ancre dans une tradition communiste révolutionnaire, même si les écrits de Meinhof, après la fondation du groupe, se teinte fortement de théories maoïstes et anti-impérialistes. Dans le texte de Meinhof annonçant la fondation de la RAF, elle insiste même sur le fait que ceux qui considèrent les actions de la RAF comme des actions « anarchistes » se trompent, il s’agit pour le groupe de créer une avant-garde qui conduira au déclenchement d’une révolution prolétarienne.
Mais pendant des années, avant que la RAF soit qualifiée de groupe « terroriste », elle est qualifiée de groupe « anarchiste », évidemment sans que ce mot ne fasse référence aux théories politiques anarchistes. Dans la bouche des politiciens, des policiers ou des journalistes, « l’anarchiste » appelle à une figure de l’ennemi violent qui n’agit que par désir de destruction. Ce qui est étonnant, et révélateur d’un changement de registre politique, c’est comment en quelques temps autour du milieu des années 1970, on va passer dans les médias et les discours politiques de « l’anarchiste » au « terroriste », dans une acception du mot qui est celle que l’on utilise encore aujourd’hui à tort et à travers.
Entretien de Jean-Gabriel Périot (avec Alain Brossat)
Une jeunesse allemande / 2015