Le 10 janvier 1901 eut lieu à Spindletop, Texas, une événement crucial. Un gros coup de bol dont on ne mesura pas l’importance sur le moment, mais qui devait se révéler déterminant pour l’avenir : Anthony Lucas découvrit un gisement de pétrole phénoménal. Avant lui, les bons gisements produisaient dans les cinquante barils à la journée. A Spindletop, on produisit chaque jour quatre vingt mille barils d’un si bon pétrole que le soir, quand les ouvriers rentraient chez eux, tout le monde les prenait pour des négros sortant d’une plantation de coton. Cette découverte transforma profondément l’économie du Texas. Les puits de pétrole s’installèrent dans le paysage, et avec les besoins croissants en énergie fossile, des fortunes colossales se bâtirent. Les Texans devinrent puissants, ils inspirèrent le respect.
Je vous vois venir, vous êtes méfiants. Mais au Texas, fortune et pouvoir n’étaient pas synonymes de mafia. Si un Texan possédait trente derricks sur un petit ranch où paissaient quelques vaches, cet homme était d’abord un rancher, sa terre importait plus que sa fortune et sa famille plus que ses associés. Et par-dessus tout, il continuait d’aimer le football américain, le sport favori des Texans. Le ranch, le puits de pétrole, le match de football américain. Tout le Texas est là, dans sa modestie et dans sa modernité. Le football américain possédait une telle place dans le coeur des Texans que 80% des entraîneurs devenaient par la suite administrateurs de lycée et je peux vous assurer qu’entre leurs mains, les jeunes vivaient les moments les plus nobles et les plus exaltants de toute leur vie. Il n’est pas anodin que durant la seconde guerre mondiale, deux enfants du Texas, Dwight Eisenhower et Chester Nimitz, aient conduit les armées alliées à la victoire, l’un en Europe et l’autre dans le Pacifique. On le voit bien dans les championnats : les Allemands et les Japonais ne touchent jamais un ballon. Un second gros coup de bol ouvrit la route de Washington aux hommes politiques texans : l’assassinat de John Kennedy, le 22 novembre 1963 à Dallas. Le même jour, dans un avion posé sur l’aéroport de la même ville, le vice-président Lyndon Johnson, natif de Stonewall, Texas, prêtait serment et devenait président des Etas-Unis.
Je sais bien ce que vous pensez : c’était un coup monté par la CIA et si ça se trouve, Lyndon Johnson était mouillé jusqu’au cou. D’abord, on n’a pas de preuve, et puis qu’est-ce que ça fait ? Lyndon Johnson, à la manière texane, intensifia les combats au Vietnam, et si cette couille molle de Nixon en avait fait autant, on n’aurait certainement pas perdu la guerre.
En 1981, Ronald Reagan accédait à la présidence et je peux vous dire que tout le Texas était derrière lui. D’abord, c’était un ancien acteur de porno et ça c’est très flatteur. Et puis il avait choisi comme vice-président George Bush, un enfant du pays qui avait fait fortune dans le pétrole, et ça c’est la classe. Cerise sur le gâteau: George Bush enchaîne sur un mandat perso, après les deux mandats de Ronald Reagan. Au total, il est resté douze ans à la tête des Etats-Unis. Combien d’hommes peuvent se vanter d’en avoir fait autant ?
Pendant sa présidence, on a droit à un nouveau coup de bol : en 1991, le dictateur irakien Saddam Hussein envahit le Koweït. Vous allez me dire : les Etats-Unis auraient facilement pu aider les Kurdes et les Chiites à le renverser, c’est une méthode qu’ils ont souvent pratiquée en Amérique du Sud pour se débarrasser des emmerdeurs. George Bush fut plus malin : il déclencha l’opération « Tempête du Désert », une guerre qui dopa l’économie, unifia la nation et fit la fortune des grands hommes. Depuis la guerre contre le Mexique, on connaissait la recette du succès.
Le meilleur reste à venir car un nouveau Texan va prendre le pouvoir en 2001 : le fils de George Bush, George Bush. Je sais bien ce que vous pensez : il n’a pas été élu démocratiquement car tout le monde croyait voter pour son père, en plus ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau. D’abord on n’a pas de preuve, et puis qu’est-ce que ça fait ? Si les premiers mois de sa présidence furent difficiles, on a tout oublié grâce à un nouveau gros coup de bol : les attaques terroristes des bicots, le 11 septembre 2001. Et là, croyez-moi, c’est un festival de bonheur, George Bush retourna la situation d’une main de maître. Il déclencha deux guerres coup sur coup, fit passer le Patriot Act pour rabattre le caquet à tous ces intellos qui n’ont jamais fait de football américain, et assura sa réélection haut la main.
Les élections de 2008 furent les plus disputées et les plus surprenantes de toute l’histoire des Etats-Unis. Elles opposaient Jeb Bush, frère cadet de George Bush et gouverneur de Floride, à Hillary Clinton, l’épouse de William Clinton. Hillary Clinton imposa un virage à gauche au Parti Démocrate, et se révéla, il faut bien l’avouer, une oratrice remarquable. Elle se battait avec passion pour les minorités : pue-la-sueur, intellos, chicanos, tarlouzes, chinetoques, amish. Bizarrement, elle avait le soutien d’une bonne partie des négros. Mais ce furent ses prises de position féministes qui propulsèrent Hillary Clinton en tête des sondages : partout dans le pays, on ne comptait plus les défilés de grognasses qui militaient pour le droit à l’avortement et au nudisme.
Jeb Bush était d’une trempe égale à celle de son aîné. Il n’avait pas fait le Vietnam, mais on disait que quand il était petit, il crachait sur les niakoués qui passaient à la télévision. Son programme était simple : réduction du déficit public, réduction des impôts, et donc réduction de l’insécurité. Il misait sur le bon sens de l’électorat populaire, sur le soutien de l’industrie et des milieux financiers. Il avait la totalité des médias dans sa poche. Mais les sondages donnaient Hillary Clinton allègrement gagnante. C’était du 65/35, pas moins. Le clan Bush se faisait du mauvais sang, et tout le Texas maudissait celle qui « voulait mettre l’Amérique dans sa petite culotte », comme on disait alors. Les meetings et les débats télévisés se multipliaient. Jeb Bush parcourait le pays, inlassablement, et se montrait convaincant. Il parvint à réduire l’écart à 55/45 deux semaines avant les élections.
C’est alors que se produisit un événement tel qu’il ne s’en produit qu’aux Etats-Unis. L’avion de campagne d’Hillary Clinton fut détourné et s’écrasa sur une centrale nucléaire. La candidate ne fut pas tuée sur le coup, et l’Amérique eut le détestable loisir d’assister en direct à sa décomposition plusieurs heures durant. Al Qaïda revendiqua l’attentat. Dans une vidéo d’anthologie, les bicots baragouinaient qu’Allah ne permttrait jamais qu’une femme prenne le contrôle du pays le plus puissant de la planète. Le Parti Démocrate remplaça Hillary Clinton par le jeune et populaire Barack Obama, troisième négro à siéger au Sénat de toute l’histoire des Etats-Unis. Ce remplacement fit sensation, et le jour des élections, le monde retint son souffle.
Contre toute attente, Jeb Bush fut élu avec 80% des suffrages. Lors de sa première déclaration publique, Jeb Bush rendit hommage à Hillary Clinton, « even if she wanted to put America in her panties ». Puis il ajouta : « It’s not today that a big negro will take the White House ! »
L’enquête sur l’attentat révéla que les terroristes, d’origine algérienne, étaient de nationalité française. En Amérique, les médias firent une campagne retentissante, clamant que les Français étaient tous des enfants de bicots car les bicots étaient allés jusqu’à Poitiers avant que Charles Martel ne les arrête. Le ton monta entre les deux pays, et le 20 janvier 2009, jour de son investiture, le président Jeb Bush déclara purement et simplement la guerre à ces salopards de frenchies. Trois semaines plus tard, après de violents bombardements sur les grandes villes de France, les Marines débarquaient en Normandie. L’armée française n’offrit que peu de résistance, et beaucoup d’hommes se rendirent sans combattre. Le 5 février 2009, le gouvernement français se montra compréhensif et collabora avec beaucoup d’obligeance.
Par le jeu des alliances, les autres pays de l’Union Européenne déclarèrent la guerre aux Etats-Unis. La Chine, l’Inde, la Corée du Nord, l’Iran, les pays d’Amérique du Sud, la Russie et les états d’Afrique de l’Ouest leur emboîtèrent le pas. Mais on n’allait pas se laisser intimider et le 10 février 2009, Jeb Bush déclencha l’opération « democratic typhoon ». Depuis les bases que l’Amérique avait patiemment installées partout dans le monde, de petits commandos agirent secrètement et liquidèrent la quasi-totalité des gouvernements du globe. Le 4 juillet 2009 fut proclamé « Annexion Day ». dans son combat pour la démocratie, Jeb Bush déclara qu’il avait toujours été inspiré par l’esprit du Texas, par David Crockett, Sam Houston et William Travis. En leur mémoire et pour unifier les peuples de la Terre en une seule et grande nation, il annonça que le Monde porterait désormais le nom de « République du Texas ».
Il avait fallu 164 années pour que les fiers texans réalisent leur rêve, un rêve de liberté, d’égalité, de fraternité. La planète Terre était à jamais pacifiée, et il n’y avait plus de négros, de face de terre cuite ni de bicots. Il n’y avait plus que des Texans, pour le plus grand bonheur des enfants.
Aujourd’hui, nous sommes le 11 septembre 2035 et Kevin Bush est notre président. Pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité, l’Homme a rencontré des extra-terrestres. Ils ressemblent en tous points à des êtres humains, sont doués d’intelligence, de sentiments et ils ont bâti une grande civilisation. Mais on a un sacré problème sur les bras : ils ont des gueules de cafard.
Grégory Jarry (texte) et Otto T. (dessin)
Petite histoire du grand Texas / 2005
Editions FLBLB
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Le livre Surveiller et punir, on le sait bien, marque le passage de l’étude des seules pratiques discursives à l’étude des pratiques sociales qui en constituent l’arrière-plan. C’est l’émergence de la politique dans le travail et la vie de Foucault. D’une certaine manière, les préoccupations restent les mêmes. Du grand renfermement aux formes variées de l’impossible prison, il n’y a qu’un pas et en tout cas nul « saltus ». Mais l’enchaînement (mot qui convient) n’est pas le même. Le renfermement est le principe archéologique de la science médicale (jamais au reste Foucault ne perdra de vue ce savoir imparfait qui l’obsède, qu’il retrouvera même chez les Grecs et qui finira par se venger de lui en l’abandonnant, impuissant, à son destin). Le système pénal qui va du secret des tortures et du spectacle des exécutions à l’usage raffiné des « prisons-modèles » où l’on peut acquérir des diplômes universitaires supérieurs, tandis que d’autres ont recours à la vie satisfaite des tranquillisants, nous renvoie aux exigences ambiguës et aux contraintes perverses d’un progressisme pourtant inéluctable et même bienfaisant. Tout homme qui apprend à savoir d’où il vient peut s’émerveiller d’être ce qu’il est, ou bien, se souvenant des distorsions qu’il a subies, céder à un désenchantement qui l’immobilisera, à moins qu’à la façon de Nietzsche, il ne recoure à l’humour généalogique ou à la désinvolture des jeux critiques.
Comment a-t-on appris à lutter contre la peste ? Non seulement par l’isolement des pestiférés, mais par le quadrillage strict de l’espace malheureux, par l’invention d’une technologie de mise en ordre dont plus tard bénéficiera l’administration des villes, enfin par des enquêtes minutieuses qui, la peste disparue, serviront à empêcher le vagabondage (le droit d’aller et de venir des « gens de peu »), jusqu’à interdire le droit de disparaître qui nous est refusé aujourd’hui encore sous une forme ou sous une autre. Si la peste de Thèbes a pour origine l’inceste d’Oedipe, on peut considérer que généalogiquement la gloire de la psychanalyse n’est qu’un lointain effet de la peste ravageuse. D’où le propos fameux attribué à Freud, lorsque celui-ci arrive en Amérique, mais dont on peut se demander s’il voulait dire par là que peste et psychanalyse étaient originellement et nosologiquement liées et, de ce fait, pouvaient s’échanger symboliquement. En tout cas, Foucault fut tenté d’aller plus loin. Il reconnaît ou croit reconnaître l’origine du « structuralisme » dans la nécessité, lorsque la peste se répand, de cartographier l’espace (physique et intellectuel), afin de bien déterminer, selon les règles d’un strict arpentage, les sinistres régions de la maladie – obligation à laquelle, aussi bien dans les champs de manoeuvre militaires que plus tard à l’école ou à l’hôpital, les corps humains apprennent à se soumettre pour devenir dociles et fonctionner comme des unités interchangeables : « Dans la discipline, les éléments sont interchangeables, puisque chacun se définit par la place qu’il occupe dans la série, et par l’écart qui le sépare des autres. »
Le quadrillage rigoureux qui oblige le corps à se laisser fouiller, désarticuler et, s’il le faut, reconstituer trouvera son accomplissement dans l’utopie de Bentham, l’exemplaire Panoptique, qui montre le pouvoir absolu d’une totale visibilité (c’est exactement la fiction d’Orwell). Une telle visibilité (celle à laquelle Hugo expose Caïn jusque dans la tombe) a pour tragique avantage de rendre inutile la violence physique à laquelle le corps autrement devrait s’offrir. Mais il y a plus. La surveillance – le fait d’être sous surveillance – qui n’est pas seulement celle qu’exercent des gardiens vigilants, mais qui s’identifie à la condition humaine, lorsqu’on veut rendre celle-ci à la fois sage (conforme aux règles), productive (donc utile), va donner lieu à toutes les formes d’observation, d’enquête, d’expérimentation sans lesquelles il n’y aurait nulle science véritable. Nul pouvoir non plus ? Cela est moins certain, car la souveraineté a des origines obscures qui sont à rechercher du côté de la dépense plutôt que de l’usage, sans parler de principes organisateurs plus néfastes encore, si ceux-ci perpétuent la symbolique du sang, à laquelle le racisme d’aujourd’hui continue de faire référence.
Cela constaté et dénoncé, on a le sentiment que, d’une certaine façon, Foucault préférerait presque les époques ouvertement barbares où les supplices ne dissimulent rien de leur atrocité, lorsque les crimes, ayant porté atteinte à l’intégrité du Souverain, établissent des rapports singuliers entre le Haut et le Bas, en sorte que le criminel, tandis qu’il expie spectaculairement la rupture de l’interdit, garde l’éclat d’actes qui l’ont mis à part de l’humanité (ainsi Gilles de Rais; ainsi les accusés dans le Procès de Kafka). La preuve, c’est que les exécutions capitales ne seront pas seulement l’occasion de fêtes dont tout le peuple se réjouit, parce qu’elles symbolisent la suppression des lois et des habitudes (on est dans l’exception), mais le provoquent parfois à des révoltes, c’est-à-dire lui donnent l’idée qu’il a le droit, lui aussi, de rompre par des rébellions les contraintes que lui impose un roi momentanément diminué. Ce n’est donc pas par bonté qu’on rend plus discret le sort des condamnés, pas plus que c’est par douceur qu’on laisse intacts les corps coupables, en s’attaquant aux « âmes et aux esprits » pour les corriger ou les redresser. Tout ce qui amende la condition carcérale n’est certes pas détestable, mais risque de nous tromper sur les raisons qui ont rendu ces améliorations souhaitables ou heureuses. Le XVIII° siècle semble nous donner le goût de libertés nouvelles – cela est fort bon. Toutefois, le fondement de ces libertés, leur « sous-sol » (dit Foucault), ne change pas puisqu’on le trouve toujours dans une société disciplinaire dont les pouvoirs de maîtrise se dissimulent tout en se multipliant. Nous sommes toujours plus assujettis. De cet assujettissement qui n’est plus grossier mais délicat, nous tirons la conséquence glorieuse d’être des sujets et des sujets libres, capables de transformer en savoirs les modes les plus divers d’un pouvoir menteur, dans la mesure où il nous faut oublier sa transcendance en substituant à la loi d’origine divine les règles variées et les procédures raisonnables qui, lorsque nous en serons lassés, nous paraîtront issus d’une bureaucratie, certes humaine, mais monstrueuse (n’oublions pas que Kafka qui semble décrire génialement les formes les plus cruelles de la bureaucratie, s’incline aussi devant elle en y voyant l’étrangeté d’une puissance mystique, à peine abâtardie).
Maurice Blanchot
Michel Foucault tel que je l’imagine / 1986
Si la philosophie sert à quelque chose, c’est bien à éloigner de nous le calice des passions tristes, à nous enseigner que la pitié n’est pas un affect loyal, ni la plainte une raison d’avoir raison, ni la victime ce à partir de quoi nous devons penser. D’une part, comme l’établit une fois pour toutes le geste platonicien, c’est du Vrai, décliné s’il le faut comme Beau ou comme Bien, que s’origine toute passion licite et toute création à visée universelle. D’autre part, l’animal humain, comme le sait Rousseau, est essentiellement bon, et, quand il ne l’est pas, c’est que quelque cause extérieure l’y contraint, cause qui doit être détectée, combattue et détruite dès que possible, sans la moindre hésitation. Ceux qui prétendent que l’animal humain est malfaisant ne veulent que le domestiquer pour en faire, au service de la circulation des capitaux, un salarié morose et un consommateur déprimé. Capable qu’il est de créer dans divers mondes des vérités éternelles, l’homme détient en lui-même l’ange dont les religions voulaient le doubler. C’est ce qu’enseigne, depuis toujours, la philosophie proprement dite. Pour que cet ange intérieur se déclare, il importe de tenir un principe, une maxime, finalement toujours la même, sous une grande variété de formes. Choisissons celle de Mao : « Rejetez vos illusions, et préparez-vous à la lutte. » Tenir le vrai contre l’illusoire et, quelles que soient les circonstances, combattre plutôt que se rendre, je ne vois pas qu’une philosophie véritable, comme sont celles des quatorze dont mon petit panthéon abrite les noms propres, puisse désire autre chose.
Le point est qu’aujourd’hui, sous le nom de « philosophie », on tente de nous imposer une maxime à vrai dire opposée, qui se dirait : « Cultivez vos illusions, et préparez-vous à capituler. » On a vu apparaître des magazines dans lesquels la « philosophie » ressemble à la médecine douce par les plantes ou à l’euthanasie des enthousiastes. Philosopher serait une petite partie d’un vaste programme : rester en forme, performant mais cool. On a vu des « philosophes » déclarer que, le Bien étant inaccessible, voire criminel, il fallait se contenter de lutter pied à pied – et surtout au coude à coude avec nos amis yankees – contre diverses formes du Mal, dont à y regarder de près le nom commun, s’il n’est pas « arabe » ou « Islam », est « communisme ». On a vu ressusciter les « valeurs », dont la philosophie aidait depuis toujours à nous débarrasser, comme l’obéissance (aux contrats commerciaux), la modestie (devant l’arrogance des histrions de la télé), le réalisme (il faut des profits et des inégalités), l’égoïsme complet (baptisé « individualisme moderne »), la supériorité coloniale (les bons démocrates de l’Occident contre les méchants despotes du Sud), l’hostilité à la pensée vive (toutes les opinions doivent être prises en compte), le culte du nombre (la majorité est toujours légitime), le millénarisme stupide (déjà sous mes pieds la planète se réchauffe), la religion vide (il doit bien exister Quelque Chose…), et j’en passe, que nombre de « philosophes » et de « philosophies » ne passent pas, s’escrimant au contraire à nous en infecter, par articulets, débats, premières pages flambantes (« L’éthique des stock-options : les philosophes prennent enfin la parole ») et tables rondes endiablées (« Les philosophes entre le string et le voile »). Cette prostitution permanente des mots « philosophe » et « philosophie », dont il faut rappeler que l’origine, aussitôt stigmatisée par Deleuze, fut, à partir de 1976, la production purement médiatique du syntagme « nouveaux philosophes », finit tout de même par accabler. Du train où vont les choses, ce ne seront plus seulement les cafés qu’on déclarera « philosophiques » (une bien triste invention, que les « cafés-philo » soient les successeurs des « cafés du commerce » où l’on situait naguère les bavardages stéréotypés). On finira par pénétrer en grande pompe dans de philosophiques commodités.
Alors oui, il convient de rappeler ce que c’est qu’un philosophe. De le rappeler par l’exemple de ceux, plus nombreux qu’ailleurs, qui, en France, assumèrent la portée de ce vocable dans les dernières décennies. Il faut les appeler à la rescousse pour nettoyer et faire à nouveau briller les mots au nom desquels ils ont difficultueusement , et dans une grande tension de la pensée, proposé d’accepter inconditionnellement qu’il faille trouver au moins une Idée vraie et ne jamais céder sur ses conséquences, même si, comme le dit Mallarmé à propos d’Igitur, cet acte que nul ne réclame « est parfaitement absurde / sauf que / l’Infini est enfin fixé« .
Je convoque en somme mes amis les philosophes disparus comme témoins à charge du procès intenté par l’Infini aux falsificateurs. Ils viennent dire, par le truchement de la voix qui prononce leur éloge, que l’impératif du matérialisme démocratique contemporain, « Vis sans Idée », est à la fois vil et inconsistant.
(…) Je fus lié à certains par l’amitié, j’eus avec d’autres quelques querelles. Mais je suis heureux de dire ici que, face aux potions qu’on veut nous faire avaler aujourd’hui, ces quatorze philosophes morts, eh bien, je les aime tous. Oui, je les aime.
Alain Badiou
Petit panthéon portatif / 2008
(Althusser, Borreil, Canguilhem, Cavaillès, G. Châtelet, Deleuze, Derrida, Foucault, Hyppolite, Lacan, Lacoue-Labarthe, Lyotard, F. Proust, Sartre)