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Speak rich en Tabernaque (« 17 mai, sexe, amour et gratuité : rouge partout ! ») / ArchYves Pagès

« Speak rich en Tabernaque [juron manifestant la colère]
Sur toutes les chaînes de radios comme celles de la TiVi
Speak rich say Quebec Inc
Parlez-nous du bien commun vendu au moins offrant
Des trous dans les poches de la nation
Pour que vos gaz de schiste perforent notre ignorance
Speculate on our future
Donnez-nous des chroniqueurs de foutaises
Des bourreux de crânes de nuages pelletés
Des démagogues de la condescendance érigée en système
Pour nous faire avaler la pilule de votre mépris
Speak rich en Tabernaque
Ne tournez pas vos langues de bois sept fois dans votre bouche
Coupez à blanc nos arbres à profits
Financez les multinationales à même notre trésor public
Pendant que nous peinons sous le poids de notre «juste part»
Éduquez-nous à l’investissement et à la richesse
En nous endettant jusqu’à plus soif
Pour que vos intérêts nous plient l’échine
Speak rich en Tabernaque
As if we don’t know about how you lead a financial crisis
Dites Fitch, Moody’s, Standard & Poor’s
Pour calmer notre tension du désespoir
Faites-nous croire que nous payons la dette de notre solidarité
Quand nous écopons des frais de 25 ans de libéralisme corrompu
Speak rich
Speak rich over our dead bodies
Because nous sommes 99% à crever de faim
Pour nourrir le Chronos du capitalisme sauvage
Speak it out loud
Because nous sommes lobotomisés par vos modèles de consommation
Nous comprenons des langages simples
Comme celui de la publicité
Nous comprenons des langages vides
Comme celui de vos discours politiques
Nous comprenons
Nous comprenons un peu trop
Speak rich en Tabernaque
Give us an American dream
Pour épancher nos plaies de capital humain…
Bâillonnez nos révoltes de votre poivre démocratique
Supprimez notre honte sous la matraque des libertés individuelles
Étouffez-nous de vos droits lacrymogènes
Déformez notre cohésion sociale
Sous l’objectif propagandiste de vos mass media
Nous parlons peu
Mais nous n’oublions pas
Speak rich en Tabernaque
From Thatcher to Reagan
In Friedman or Von Hayek’s words
Bring usto the Washington Consensus
Enlight us with the New World Order
Nous sommes faits de désordre
Et votre norme est trop petite pour nous
Speak rich
Coupez les mamelles de l’État
Excisez le peuple sous le bistouri des institutions financières
Il faut régler le pas des pauvres à coup d’inflation
Align us on your axis of evil
Nous sommes dociles dans la terreur
Pris de torpeur hivernale dans vos xénophobies quotidiennes
Mais si nous nous réveillons
Si nous nous réveillons
Nous savons soulever tous les printemps du monde
Speak rich
Tell us about your «cultural revolution»
Dites-nous combien vous êtes «socialement responsables»
Que notre lexique gauche se vide de son sens
Au bénéfice de vos soliloques sourds d’idéologie dominante
Condamnez notre culture de misère à votre dédain
Parce qu’elle ne cadre pas dans votre économie du Savoir
Parce que vous craignez que la force de notre «nous»
Renverse la faiblesse de votre «je»
Quand vous vous recroquevillez sur une «majorité silencieuse»
Pour mieux nier la rumeur dont la rue est otage
Quand nos cris résonnent sur les pavés
Pour faire entendre qu’une autre voie est possible
Speak rich en Tabernaque
Commencez-vous à comprendre
Que nous ne sommes pas seuls ? »

Pour mieux saisir les références cachées de ces vers libres, on reviendra à la source d’un autre poème fondateur, Speak white, de Michèle Lalonde, créé en 1970 à l’occasion de de la première Nuit de la poésie à Montréal, qui a fait l’objet en 1980 d’un montage parallèle d’images contextuelles, à ne pas manquer, c’est juste là.

Et là : http://www.archyves.net/html/Blog/?p=3113
Speak rich en Tabernaque (

Oeil pour oeil / Tir de flashball : Pierre et Joachim, gravement blessés, détaillent la violence policière / Entretien Mediapart

Tous deux ont été la cible d’un tir de flashball, cette arme aux effets potentiellement dévastateurs dont l’usage s’est répandu en France à partir de 1995 sous l’impulsion de Claude Guéant, alors directeur général de la police nationale. Grièvement blessés, ils gardent l’un et l’autre les marques de la violence subie. Ce ne sont pas des cas isolés, plus d’une vingtaine de personnes ont subi le même sort ces dernières années.
En novembre 2007, Pierre manifeste à Nantes contre la loi sur les universités quand il est touché au visage. Il a 16 ans et devient quasiment aveugle du côté droit. En juillet 2009, Joachim réside à Montreuil et se mobilise contre l’expulsion d’un squat dans sa ville. Visé lui aussi, à 37 ans, il perd un œil.
Les 6 et 7 mars 2012, le policier qui a tiré sur le jeune Nantais est appelé à la barre. À l’occasion de ce premier procès lié à l’usage du flashball lors d’une manifestation http://www.cip-idf.org/article.php3?id_article=6104, Mediapart a rencontré Pierre et Joachim pour évoquer leur expérience de cette arme, symbole de la politique répressive de Nicolas Sarkozy, et les efforts pour surmonter la peur.

L’entretien a été réalisé à Nantes le 20 février. Les photos ont été prises le même jour au Palais de justice de Nantes, là même où aura lieu le procès les 6 et 7 mars. Pour différentes raisons, Pierre et Joachim préfèrent que seuls leurs prénoms apparaissent. Ce n’est pas une coquetterie, leur nom de famille est facile à retrouver ici ou là. Mais Pierre considère inéquitable que son nom soit sans cesse cité, tandis que le policier échappe à cette exposition médiatique. Joachim refuse, quant à lui, que lui soit réservé un traitement de faveur lié au nom qu’il porte.

Qu’attendez-vous, Pierre, du procès du policier qui a tiré sur vous le 27 novembre 2007 ?

Pierre Après plus de quatre ans de bataille judiciaire, le procès a été fixé les 6 et 7 mars 2012. Je ne me suis jamais fait d’illusion sur l’institution judiciaire, mais j’ai déposé plainte, avec ma famille, pour faire parler de l’affaire, pour qu’elle ne soit pas aussitôt enterrée, oubliée, et surtout pour calmer au moins temporairement la police, envoyer un message, dire “On ne peut pas mutiler impunément un lycéen, on ne peut pas tirer sur une manifestation”. Je n’ai jamais pensé que le tireur irait aux assises, même si un citoyen lambda tirant avec une arme d’épaule sur quelqu’un aurait pris immédiatement de la prison ferme, surtout en ces temps de durcissement législatif et sécuritaire.
Malheureusement, en quatre ans et demi, les cas se sont accumulés. Un exemple m’a particulièrement scandalisé : Geoffrey, à Montreuil, en 2010, qui s’est fait tirer dessus, il avait le même âge que moi et a été blessé dans les mêmes circonstances. Le cas de Joachim aussi, évidemment, est similaire, tout comme celui de Joan à Toulouse. À chaque fois que quelqu’un se fait tirer dessus au flashball, qu’il perd l’usage d’un œil, à chaque fois, c’est comme si on me blessait à nouveau, parce qu’on se rend compte qu’il y a un sentiment d’impunité dans cette police insolente qui continue à viser délibérément les visages.

Entendez-vous vous servir de ce procès comme tribune pour demander l’encadrement de l’usage du flashball ou son interdiction ?

Pierre J’attends que le tireur soit déclaré coupable. Une relaxe du tireur serait perçue comme un chèque en blanc. Cela signifierait que l’État, la justice autorise les polices de France à tirer sur des manifestants et à blesser délibérément, à mutiler à vie des gens. Si le policier est déclaré coupable, le minimum serait que son port d’armes lui soit retiré, qu’il soit mis hors d’état de nuire, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, il est en exercice, je l’ai revu armé dans des manifestations à Nantes. Plus généralement, j’espère que cela incitera la population à réfléchir sur les pratiques de la police, et la police à être contrainte de calmer ses ardeurs répressives et mortifères.
Je ne me place pas forcément dans l’optique de faire interdire le flashball, même si, à titre personnel, j’y suis favorable. Je souhaite que s’engage une réflexion plus large sur les violences policières, sur tout le contrôle sécuritaire, les tasers, les drones, toutes ces armes de plus en plus offensives de contrôle de la population.
Je souhaite que les victimes de violences policières en général entrent en contact et ripostent collectivement, car la police, elle, reste unie et solidaire. Les syndicats policiers savent défendre leurs droits, disons leurs droits à mutiler, ou à tuer, contrairement à nous qui sommes isolés, atomisés par la répression.

Joachim Il faut faire le lien entre ce qui nous est arrivé et l’ensemble des violences policières, les personnes humiliées, tabassées, mutilées, tuées. Mais au quotidien, la police, c’est aussi les expulsions de logements, la traque des sans-papiers, le harcèlement des habitants de certains quartiers. La police est là pour maintenir un ordre profondément injuste et destructeur. Face à cette situation, évidemment, les gens se révoltent, manifestent, occupent. Dans ces situations la police n’hésite pas à tirer sur les gens. C’est de tout cela qu’il faut parler.

Comment vous préparez-vous en vue du procès ?

Pierre J’ai demandé à Joachim de venir témoigner au procès car je veux, en plus de la parole juridique, une parole personnelle de quelqu’un qui partage la même expérience que moi. Je souhaite aussi faire passer un message politique. Si cela est arrivé à Joachim et à moi, ainsi qu’à d’autres, c’est qu’il ne s’agit pas d’un acte isolé.

Comment ça s’est passé le 27 novembre 2007 ?

Pierre Le 27 novembre 2007, à Nantes, le mouvement lycéen et étudiant dure depuis plusieurs semaines. C’est un mouvement assez vivace, avec l’université et les lycées du centre-ville bloqués, c’est un mouvement contre la loi LRU de privatisation des universités pour défendre notre droit à l’éducation. Au même moment, il y a des émeutes à Villiers-le-Bel. Ce jour-là, on part en manifestation, une grosse manifestation de quelques milliers de lycéens et d’étudiants. On se dirige vers le rectorat, lieu traditionnel de manifestations à Nantes. On entre dans le parc du rectorat.
Plusieurs unités de police se déploient rapidement : la Bac, la brigade anti-criminalité en civil, les gendarmes mobiles et les compagnies départementales d’intervention, les CDI, qui sont l’équivalent des CRS, à l’échelle départementale. Je repère tout de suite un policier cagoulé, qui a un flashball de couleur jaune, c’est un lanceur de balles, un nouveau type d’armes avec visée qu’on n’avait pas encore vu en manifestation jusque-là. D’habitude, on voyait le flashball le plus répandu, le plus traditionnel, le flashball super pro, sans viseur et moins précis.
Rapidement, la police a ordre de nous charger. Ça se passe très violemment. On ne comprend pas, la manifestation est pacifique, il y a des gens qui jonglent, qui jouent de la musique, qui chantent. Lors du procès, on montrera des photos illustrant cette atmosphère. D’un seul coup, les forces de l’ordre nous chargent par devant et sur les côtés, elles frappent aussitôt, la brigade anti-criminalité tire des gens de la manif et les frappe. Cela crée un contexte de peur. Dans un mouvement de panique, la manifestation se met à refluer et est évacuée du parc du rectorat en quelques minutes. Plusieurs personnes sont interpellées par la Bac et molestées.
Une fois qu’on est à l’extérieur de l’enceinte du rectorat, la police ferme la grille de l’entrée du parc, les manifestants sont sur la voie publique, il n’y a plus aucun enjeu de maintien de l’ordre. C’est à ce moment là que le policier tire. Il est dans le parc du rectorat, de l’autre côté de la grille, moi je suis à moins de 10 mètres sur la voie publique. Je sens un énorme choc sur ma tempe. J’ai le réflexe de me tourner, je vois le policier avec son arme orientée en direction de mon visage. Je comprends tout de suite ce qui s’est passé. Par la suite, j’apprendrai qu’il y a eu d’autres tirs de flashball sur d’autres manifestants, qui n’ont pas atteint le visage heureusement, par des agents de la Bac. Je me retourne, je vois ce policier qui m’a tiré dessus, j’ai le réflexe de mettre ma main sur mon visage, je vois que ça pisse le sang, je demande de l’aide, on me transporte un peu plus loin en attendant les secours. Voilà comment ça s’est passé.

Pourquoi évoquer Villiers-le-Bel ?

Pierre À la fin du mois de novembre 2007, deux jeunes sont morts, ils ont été renversés par la police à Villiers-le-Bel. Des émeutes ont suivi. Environ 24 heures avant que je me fasse tirer dessus, la télé passait en boucle des images de policiers blessés dans ce quartier, dont un policier qui s’était fait tirer dans l’œil. Il avait l’œil bandé, Nicolas Sarkozy était à son chevet et disait que c’était inadmissible de s’attaquer aux forces de l’ordre de cette façon. Je ne peux pas dire qu’il y a un lien de cause à effet, mais il est frappant que peu après un policier ajustait son tir de flashball dans mon œil.

Et le 8 juillet 2009 à Montreuil ?

Joachim Un lieu avait été ouvert dans une ancienne clinique dans le centre de Montreuil, qui était squatté depuis des mois et dans lequel étaient organisées de nombreuses activités ouvertes sur le quartier. De ce lieu il y avait eu une expulsion la veille. Pour répondre à cette situation, on voulait être présents dans la rue. On avait préparé un grand repas et on avait invité les habitants concernés à venir nous rejoindre. Au bout de deux ou trois heures, on a décidé de partir en manifestation. Calmement, on est partis en file indienne sur le trottoir et pn s’est réunis devant la clinique. Au même moment, les policiers sont arrivés, assez calmement. Ils se sont garés à côté de la clinique, ils sont sortis, ils se sont armés, beaucoup avaient des flashballs.
On s’est dit qu’on n’allait pas chercher les ennuis. Un mot d’ordre a été lancé par un manifestant, ‘On y va’, avec l’idée qu’on partait. On est tous partis, un peu en ordre dispersé, sur la place qui fait face à la clinique et sur laquelle il y a un marché, deux fois par semaine. On marchait et, à un moment, on a entendu un cri. La police venait d’interpeller quelqu’un. Je me suis retourné pour voir ce qui se passait. La police était face à nous et s’est adonnée, pour reprendre leurs mots, à une véritable partie de ball-trap.
Ils nous ont tiré dessus à de nombreuses reprises, cinq personnes ont été touchées, la plupart au-dessus de l’épaule : à la nuque, sur le front, sur la clavicule et moi en plein dans l’œil. Tout le monde ayant été touché au-dessus de l’épaule, ce qui est normalement interdit, on peut parler de préméditation.

Pouvez-vous mettre des mots sur cette violence que vous avez subie ?

Pierre C’est très étrange. J’ai senti un énorme choc dans mon visage. Mais, au début, comme une douleur au-delà de la douleur, je n’ai pas eu vraiment mal. C’est venu ensuite. J’ai vu que je saignais abondamment, je ne voyais plus rien, on m’a mis à l’écart et j’ai été pris en charge par les pompiers.
Alors que j’étais complètement sonné, aveuglé, je me souviens que des policiers sont venus prendre mon identité pour préparer sans doute leur ligne de défense. Au lieu de me porter secours, ils ont fait dégager les gens qui m’entouraient, les copains, et je les entendais braquer les autres manifestants, demandant leur nom, leur adresse.
La douleur est venue plus tard à l’hôpital, je vomissais du sang. Le flashball est une arme cinétique, on ne sent pas tout de suite l’effet mais ça cause des dommages irréversibles à l’intérieur du corps. Pendant plusieurs jours, j’ai eu la moitié de la tête bleue, gonflée, et j’ai gardé l’œil rouge vif pendant plusieurs mois. J’ai eu peut-être de la chance dans mon malheur car la balle a tapé dans l’os. J’ai eu des micro-fractures, la balle a ricoché sur l’os. Dans un sens, c’est mon crâne qui a absorbé le choc, sinon j’aurai perdu mon œil en plus de la vue. Les conséquences, c’est que je ne vois plus d’un œil, ça a causé des lésions irréversibles sur la rétine. J’ai perdu l’usage d’un œil.
Encore aujourd’hui j’ai des douleurs à la tête, des céphalées. J’ai subi deux opérations dans les semaines qui ont suivi et un traitement qui a duré plusieurs mois. Si j’ai gardé mon œil, bien que quasiment aveugle, c’est que j’ai subi ces deux opérations qui m’ont accaparé pendant six mois, qui m’ont fait mal et qui m’ont mis groggy.

Joachim Quand ça arrive, on est K.-O. Le choc est tel que tout le corps est sous le coup, au-delà de la douleur. On ne s’évanouit pas, mais la commotion provoque une montée d’adrénaline, tous les voyants passent au rouge. J’ai tout de suite senti que quelque chose était arrivé, quelque chose de très grave. Comme le flashball m’a crevé l’œil, cela a impliqué qu’on l’enlève, qu’on mette une bille à la place et une prothèse. Ce sont des opérations lourdes, difficiles.
J’ai le visage peut-être pas défiguré, mais je garde une forte trace physique. Cette dimension est présente dans le regard des autres et pour moi.
Il faut aussi parler de la peur qui rentre en toi après une telle mutilation. Une semaine après, je suis allé à la manif qui répondait à cet acte de violence. Mais c’est un combat de chaque jour pour maîtriser la peur qui est entrée en toi, pour arriver à faire face à des policiers armés de flashball sans se dire ‘Je rentre immédiatement’, pour prendre la parole et raconter. Après, il faudrait aussi parler de tous ceux qui, à travers nous, ont été touchés par la peur. En mutilant certains, on terrorise tous les autres.

Ce que vous dites, c’est que la police a atteint son objectif de semer la peur.

Pierre Le flashball est un instrument de peur, comme l’a dit Joachim, un instrument de terrorisation. À Nantes, ça a marché. Quand j’étais encore à l’hôpital, une manifestation contre les violences policières a été organisée, cela m’a touché, 5 000 personnes ont défilé avec une grande banderole. Mais est-ce que cela n’a pas été un baroud d’honneur, parce qu’ensuite le mouvement lycéen et étudiant s’est éteint. Je me suis fait tirer dessus, il y a eu une manifestation ritualisée, puis plus rien. Très concrètement, les parents ont interdit à leurs enfants de sortir, ‘Tu ne sors pas, tu vois ce que font les flics, ils tirent, si tu sors, tu vas te faire shooter’.

Joachim Pour ma part, je ne veux pas négliger l’importance de la réaction qui a suivi le soir du 8 juillet. D’abord celle des copains qui ont organisé la manifestation juste après et puis celle de tous ceux qui ont manifesté leur solidarité. Pour lutter contre la peur, les réponses collectives sont très importantes. Sinon, je pense que j’aurais beaucoup plus souffert au moins dans ma tête. Si personne ne se bouge, la seule chose que les gens lisent, c’est le communiqué de la préfecture qui explique d’une manière ou d’une autre que vous l’avez bien mérité. Ensuite, l’IGS, l’Inspection générale des services, mène une enquête qui sème le doute dans la tête de tout le monde. Enfin, si la justice n’enterre pas le dossier, les policiers seront relaxés. Donc, la solidarité est ici vitale.

Est-ce que ce type de violences ne créent pas de la révolte, de la défiance, en même temps qu’elle suscite de la peur ?

Joachim Le flashball sert à réprimer toute tentative de retrouver prise sur les choses en sortant des cadres. Si l’on regarde dans quelles situations les personnes ont pris un tir de flashball, elles sont très différentes, très banales aussi, mais toutes semblent dire : ‘Ici, c’est chez nous’. Quel est le point commun entre occuper un lycée, ouvrir un squat, faire vivre son quartier en faisant un repas ou en jouant à la balle ? Dans beaucoup des cas, il y a cette dimension d’habiter, d’occuper le territoire, de se réapproprier un espace.
Le flashball est une arme qui dit aux gens ‘Rentrez chez vous’. Quand on ne peut pas payer, l’espace pour dormir, manger, se rencontrer, s’entraider, fabriquer des choses, se réduit à pas grand-chose. Alors, les gens forcément trouvent d’autres moyens. Mais très vite, on les criminalise, et s’ils résistent, on leur tire dessus.

Pierre Les policiers aussi ont peur, une peur que le pouvoir construit dans leurs esprits pour qu’ils attaquent. Ils n’ont jamais été aussi violents, mais en même temps ils sont tétanisés, comme s’ils étaient dépassés et qu’ils ne savaient plus faire face à une foule. Ils ont peur, c’est pour cela qu’ils sortent leur flashball en permanence. Avec les fantasmes mensongers médiatico-politiques sur les anarcho-autonomes ou sur les banlieues, les responsables politiques les ont mis en garde, ‘Il y a un ennemi intérieur, il faut attaquer, sinon il vous attaquera’.
Cette paranoïa d’État aboutit à un usage encore plus violent, gratuit, décomplexé du flashball, et plus généralement de la violence physique et verbale contre tous ceux qui sortent du rang. Quand les lycéens prennent la rue, les policiers ont peur parce qu’ils savent qu’il n’y a pas de parcours déposé en préfecture et que le cortège se balade n’importe où.
La police craint tout ce qui est incontrôlable. Mais ce qui est incontrôlable peut aussi s’arrêter à tout moment. C’est ce qui est arrivé avec le mouvement à Nantes, avec cette logique d’atomisation. La police tire sur une personne, touche un corps, pour semer la peur dans tout le corps social, pour terroriser tout le monde. Il y a des interstices, sans doute, mais là, je vois malheureusement surtout de la peur. Dans la manifestation anti-répression, beaucoup de filles et de garçons étaient révoltés, mais cela a joué un rôle d’exutoire plutôt qu’autre chose, avec les pouvoirs locaux qui lançaient des appels au calme.

Joachim La peur ou la révolte ? Ça fonctionne dans les deux sens. Lors de la manifestation qui a répondu aux tirs de flashball à Montreuil, les gens se sont casqués et portaient des lunettes, comme s’il y avait eu une prise de conscience que désormais il fallait se protéger, collectivement, de la police. Cela nous a obligés à prendre acte de la violence dont peut user la police contre nous. La rue, il faut savoir l’occuper. Ce sont des problématiques auxquelles il faut trouver des réponses qui ne soient pas celles du service d’ordre de la CGT.

En tirant sur vous, la police a exprimé brutalement la violence d’État, elle a mis à nu ce qu’en général elle s’efforce de cacher. Est-ce que ça témoigne d’un changement de doctrine dans les pratiques policières ?

Pierre Je ne suis pas spécialiste de l’histoire du maintien de l’ordre, mais il semble qu’on est passé d’une police défensive, munie de gaz lacrymogène, à une police offensive, avec flashball et taser. La police est passée à l’attaque, elle tire sur les gens, elle marque les corps, elle cible les mineurs. Ce passage à l’offensive est lié à l’ère sécuritaire qui a commencé sous Jospin et qui s’est amplifiée sous Sarkozy.

Joachim Comme le dit Pierre, la police est passée à l’offensive et les armes à létalité réduite ont un rôle très important dans cette nouvelle doctrine. Car du fait de leur létalité réduite, elles échappent en grande partie au cadre strict de la légitime défense qui encadre les armes létales. Elles sont utilisées de manière offensive. On le voit bien, les policiers se servent du flashball, comme on se sert d’une matraque.
Ces pratiques policières sont symptomatiques d’un état de la société, d’une politique à un moment où le consensus, le compromis historique liant la classe ouvrière au capital s’effondre. Le donnant-donnant cantonnant la contestation à l’intérieur d’un certain cadre en échange de l’État-providence ne fonctionne plus. Tout saute. Le pouvoir ne reconnaît plus la symbolique des manifestations, celles-ci sont délégitimées et tendanciellement criminalisées. Comme l’État n’a plus de marge de manœuvre sociale, il est de plus en plus réduit à sa fonction policière.

Ce qui vous est arrivé relève-t-il de la « bavure » policière ou le considérez-vous comme le résultat d’une politique répressive ?

Pierre Je me méfie beaucoup du terme de bavure. Une bavure, c’est quoi ? Une tache d’encre ? Une bêtise ? Un acte isolé ? Quand des gens sont visés de manière délibérée au visage depuis quatre ans, que les cas se multiplient, on peut parler d’actions coordonnées, de violences policières, voire de crimes ou de meurtres policiers. Les mots sont importants, on est dans une guerre sémantique, et pour moi, le terme de bavure vise à relativiser ce qui s’est passé alors que, dans le même temps, les autorités parlent de prise d’otage pour désigner les grèves et les manifestations. Pour moi, ces tirs sont le résultat d’une politique concertée, qui va de pair avec une militarisation de l’État. On observe, depuis plusieurs années, une surenchère dans la technologie sécuritaire.

Joachim Il n’y a aucun hasard dans ce qui s’est passé. Toutes ces situations induisent une forme de préméditation et d’intention visant à réprimer et à faire mal. En même temps, le flashball est une arme à bavure. L’institution policière pourrait se dire qu’il faut resserrer les règlements, modifier les armes, elle pourrait tout à fait s’approcher d’un risque zéro de bavures. Mais, non, elle continue, comme s’il y avait une intentionnalité basse, indirecte, mais bien présente et assumée. Une police que l’on sait pouvoir commettre facilement des bavures fait peur.

Qu’est-ce que ça a changé sur votre parcours militant ?

Joachim On lutte pour que cela ne change rien. Si, en plus, on devait s’arrêter de faire ce qu’on faisait avant, c’est-à-dire militer, participer à des manifestations, si on devait renoncer à tout ça, alors ils auraient gagné. Tout le combat est de continuer comme avant. Mais ce n’est pas simple. Il faut du temps pour arriver à encaisser le coup. L’enjeu est aussi de continuer à faire de la politique sans être dans une confrontation directe avec la police.

Pierre Certaines personnes m’ont dit: ‘Avec ce qui t’es arrivé, tu ne vas pas retourner en manif…’ Mais il n’a jamais été question de rester chez moi. Si je ne sors plus, si je ne dérange plus, ils auront gagné, donc j’essaie de continuer à résister à leur ordre, à mon échelle.

Est-ce que ça a modifié votre rapport à l’État ?

Joachim L’enjeu pour moi est de me libérer de ce face-à-face avec la police, de continuer à faire ce que je faisais, comme participer à un collectif de chômeurs et précaires ou lutter autour de la restructuration du quartier où j’habite. Même si la police a vite fait de vous tomber dessus. Aujourd’hui quand on occupe un pôle emploi, la direction demande à tous les agents de faire valoir leur droit de réserve, ce qu’elle n’a pas le droit de faire, cela doit rester une initiative personnelle. Les agents partent et la police arrive. Alors que vous étiez venus discuter avec les agents, rencontrer les chômeurs, la police vous expulse. La réponse à la violence de la police, la société entière doit la porter. C’est un mouvement plus général qui doit dire : ‘Arrêtez-là, c’est fini, vous prenez trop de place, vous les policiers, vous êtes nuisibles, vous semez la peur, vous traquez les sans-papiers, vous expulser les gens, vous êtes une force destructrice, arrêtez-vous, dégagez !’

Est-ce que vous vous reconnaissez dans le terme de « victimes » ?

Pierre Je n’aime pas cette terminologie victimaire. La justice nous renvoie à ce statut de victime ou de plaignant tout en nous accusant d’avoir jeté des projectiles. Les policiers nous chosifient. Quand ils nous visent, ils parlent de ‘neutraliser la cible’, comme si on était en guerre. Peut-être que je dirais cela : je suis une cible des violences policières.

Quels moyens avez-vous déployé pour vous approprier ce qui vous est arrivé ?

Pierre Avoir un policier identifié à la barre est le résultat d’un rapport de force. Ça ne s’est pas fait tout seul. Il n’a pas suffi que la justice suive son cours. Quelques jours après ma mutilation, des policiers de l’IGPN, l’Inspection générale de la police nationale, sont venus dans ma chambre d’hôpital pour faire leur enquête. Ils essayaient de me piéger, de voir si j’avais lancé des choses, alors que j’étais encore sonné. Ils essayaient de trouver des failles dans ma version, comme si j’étais l’agresseur, et ils me demandaient ‘Qu’est-ce qu’il a fait le collègue ?’
On a tout de suite compris que si on ne faisait pas le travail nous-mêmes, ça ne marcherait pas. Des proches se sont constitués, non pas en comité de soutien d’une victime qui s’appellerait Pierre, mais en groupe de travail, qui a rassemblé des données et qui a mené une sorte de contre-enquête citoyenne.
Notre objectif était de permettre ‘l’établissement de la vérité’ sur les faits, comme disent les juges. On savait que l’enquête de l’IGPN ne permettrait pas d’éclairer la vérité. On a lancé un appel à vidéo, cela nous a été très utile, car, comme par hasard, les deux caméras de la police qui étaient censées filmer la manifestation sont tombées en panne au moment des tirs. Les vidéos que l’on a récupérées ont été synchronisées et nous ont permis d’obtenir un timing précis, minute par minute, seconde par seconde. C’est grâce à ce travail que l’IGPN a été obligée de lâcher le tireur. Ensuite, le juge d’instruction a été contraint d’instruire l’affaire. On a dû organiser des conférences de presse et relancer la justice pour avoir une date de procès.
Il ne faut rien attendre de la justice, il faut faire le travail d’investigation soi-même dans la mesure du possible. Dernièrement, une petite fille qui s’appelle Daranka s’est fait tirer dessus dans la banlieue parisienne. À Mayotte, un petit garçon a perdu son œil pendant le mouvement social de l’automne dernier. Ils n’auront pas forcément le même éclairage médiatique qui permettra de faire éclore ces affaires. Qui parle d’eux ?

Comment la police et les médias ont communiqué sur vos affaires ?

Pierre Dans mon cas, les médecins ne savaient pas encore ce que j’avais que déjà le préfet déclarait à la presse que j’étais touché à l’arcade et que je n’avais rien à l’œil. J’ai observé que le même scénario se répétait à chaque violence. Les autorités et les médias dominants minimisent à chaque fois les blessures des gens agressés par la police et ‘inventent’ en parallèle des policiers blessés. Sont toujours mis en balance les policiers blessés et les manifestants blessés pour faire croire que la police n’a fait que se défendre, pour légitimer la violence de la police.
C’est une guerre médiatique, une guerre dans l’opinion, les policiers l’ont compris. Les communiqués de la préfecture évoquent des ‘échauffourées’ entre lycéens et policiers. Mais, moi, je n’ai pas vu d’échauffourées, j’ai vu des policiers qui attaquaient une manifestation pacifique. On a aussi dit que j’avais été blessé par un caillou lancé par un autre manifestant.

Joachim Tout se focalise d’abord sur l’identité de la personne qui s’est fait toucher. La police m’a aussitôt désigné comme un jeune squatteur, un anarchiste, etc., comme si, pour la police et pour l’opinion publique, il y avait une catégorie de gens sur laquelle on peut tirer légitimement.

En termes de stratégie judiciaire, vaut-il mieux viser la condamnation d’une seule personne ou souligner la responsabilité de la hiérarchie ?

Pierre La stratégie des policiers vise à brouiller les pistes, à dire qu’il n’y a pas de tireur et à renvoyer la responsabilité sur la hiérarchie. À l’arrivée, il n’y a pas de coupable. Qui m’a tiré dessus ? Qui a tiré sur Joachim ? Ce sont des individus. Ils doivent être reconnus coupables. Sinon, ça se termine en non-lieu ou par une relaxe et l’opinion publique pense qu’il ne s’est rien passé. Et ça contribue aussi à décomplexer la violence des policiers qui se sentent toujours plus impunis, exonérés.

Joachim Condamner un policier, c’est condamner la police. C’est toujours cela de gagné contre l’impunité policière. Les policiers ont le sentiment d’être en guerre, et ce sentiment est encouragé par les pouvoirs publics. Leur mission : rétablir l’ordre dans les zones de non-droit. À travers cette expression issue de la presse à scandale, ils se croient autorisés à agir de manière extra-judiciaire ou offensive, c’est la même chose. Ils se croient autorisés à tirer aux flashballs sur les habitants d’un quartier sans raison comme à Villiers-le-Bel, le jour où Alexandre et Bruno ont perdu un œil. Si la police veut devenir une armée, exigeons au minimum qu’elle rentre dans ses casernes.

Entretien réalisé par Carine Fouteau pour Mediapart / 5 mars 2012
http://www.mediapart.fr/journal/france/240212/tir-de-flashball-pierre-et-joachim-gravement-blesses-detaillent-la-violence-po
http://www.mediapart.fr/biographie/28930
Oeil pour oeil / Tir de flashball : Pierre et Joachim, gravement blessés, détaillent la violence policière / Entretien Mediapart dans Agora francisbacon

Grèce : destruction programmée d’un pays – entretien avec Stathis Kouvélakis / la Revue des Livres

RdL Les mesures d’« austérité » (sinistre euphémisme !) imposées par la troïka formée par l’Union européenne, la Banque centrale européenne et le FMI, et adoptées par le parlement grec, ne peuvent avoir pour effet que de « casser » la société grecque. Un observateur naïf de cette entreprise de casse ne peut être que dubitatif. Il ne s’agit à l’évidence pas de remettre la Grèce sur de bons rails. Pourquoi alors cet acharnement ? Pourquoi faut-il détruire la Grèce ? Quel intérêt, quelle logique conduit à écarter toute alternative à la destruction de la Grèce ? Il est difficile de comprendre, à première vue, ce qui peut motiver l’Union européenne et les forces au pouvoir en Grèce.

Stathis Kouvélakis On peut bien sûr répondre à cette question en invoquant les intérêts des classes dominantes, grecques et européennes, en disant qu’il s’agit de faire payer la crise aux travailleurs, mais une telle réponse, sans être fausse, reste trop générale et ne parvient pas à saisir l’enjeu de la situation, ce qui en fait la spécificité et la distingue d’autres conjonctures de crise capitaliste. Essayons donc de comprendre de façon un peu plus précise la logique de ce qui est mis en oeuvre en Grèce, et qui, comme tu le dis à juste titre, va bien au delà de la simple adoption de mesures d’austérité.
Tout d’abord, il y a la question de la dette souveraine, dans laquelle s’est cristallisée la deuxième phase de la crise qui a débuté en 2007, qui concerne la quasi-totalité des pays développés mais qui a pris en Grèce une forme paroxystique. Pourquoi ? D’une part parce que le capitalisme grec est plus fragile que d’autres et que, à l’instar des autres pays de la périphérie de l’eurozone (Portugal, Irlande, Espagne: les fameux « PIGS »), il a été particulièrement affecté par la perte de compétitivité qui découle du fonctionnement même de la monnaie unique. Nul hasard si tous ces pays présentés comme des modèles jusqu’à une date récente ont connu une croissance en trompe l’oeil dans les années qui ont précédé la crise actuelle, une croissance qui reposait sur des secteurs relativement protégés de la concurrence externe, basée sur des « bulles » (immobilière en Espagne, bancaire en Irlande, de la consommation en Grèce), toutes financées par le crédit bon marché que l’euro rendait possible en même temps qu’il creusait les déficits commerciaux et de la balance des paiements de ces pays, au profit pour l’essentiel de l’Allemagne et, plus largement, du secteur bancaire et de la finance européenne. Ce modèle de croissance n’était évidemment pas soutenable, il a ravagé la base productive de tous ces pays, base non seulement industrielle, mais aussi agricole (je pense ici notamment au saccage de l’agriculture grecque), et il engendre des dégâts environnementaux et sociaux considérables. Avant même la crise, la Grèce occupait ainsi, dans le classement de l’OCDE de 1997, le troisième rang pour les inégalités, derrière seulement le Mexique et la Nouvelle Zélande. Rappelons ici la révolte de la jeunesse grecque, rejointe par d’autres « perdants » de la société grecque (précaires, chômeurs, travailleurs immigrés), en décembre 2008. Cette révolte a jeté une lumière crue sur l’exaspération d’une jeunesse frappée, déjà, par un chômage important et une précarisation galopante, une jeunesse écoeurée par un système politique corrompu et par la banalisation de la brutalité policière.
Par ailleurs, s’il est exact de dire que l’État grec est plus fragile et inepte que la moyenne des États ouest-européens, ce n’est pas pour les raisons habituellement invoquées. Loin d’être hypertrophié, le secteur public en Grèce est en-deçà de la moyenne européenne, et la chose est plus marquée encore s’agissant de la fonction publique au sens strict. Il en va de même du niveau de la dépense publique. En réalité, l’État grec souffre bien plutôt de son incapacité structurelle à institutionnaliser, après la guerre civile de 1946-1949, des compromis sociaux avec les couches populaires. Ce n’est que dans les années 1980 qu’un État social limité s’est mis en place. Il en résulte d’un côté le clientélisme, de l’autre une privatisation « par le haut » de l’État,par la collusion incestueuse entre élites politiques et fractions du capital, ou capitalistes individuels. Le système d’exemption fiscale, légale ou simplement tolérée, était au coeur de ce deal. De là un problème chronique de financement de l’État, dû à une insuffisance de recettes, qui renvoie elle-même à l’étroitesse de l’assiette fiscale.
Tordons ici le coup à un mythe : les salariés en Grèce, aussi bien du public que du privé, ont toujours payé leurs impôts, et le niveau de l’imposition indirecte, particulièrement injuste, on le sait, est l’un des plus élevés d’Europe. L’exemption et l’évasion fiscales – contrairement à ce qu’on laisse souvent entendre, c’est la première qui constitue l’essentiel du problème – ont toujours été l’apanage du capital, non seulement du grand, mais aussi des couches de la petite-bourgeoisie non-salariée, dont le poids demeure important dans la société grecque, avec environ un tiers de la population active si l’on inclut la paysannerie. Ainsi, sont légalement exemptés d’impôts aussi bien les agriculteurs que les armateurs, tandis que l’État ferme les yeux sur l’évasion fiscale systématique des professions indépendantes et de la petite entreprise familiale. Quant aux impôts sur les sociétés, déjà faible, il a drastiquement diminué avec les politiques néolibérales poursuivies avec acharnement depuis le milieu des années 1990.
C’est donc tout ce modèle socio-économique qui s’effondre sous l’effet de la dernière tornade.

RdL Bien, mais confrontés à cette réalité, quels ont été les choix du gouvernement grec et de l’Union européenne, et pourquoi celle-ci apparaîtelle d’emblée, dès le début de la crise, comme un acteur déterminant de la stratégie poursuivie ?

SK [...] Les fameux plans de prétendue « aide à la Grèce » – qui ne sont que des prêts garantis, accordés à des taux d’intérêt salés, et nullement de l’argent frais – ne visent qu’à assurer le remboursement de la dette, dont la charge a atteint un niveau exorbitant, qui ne cesse de croître. Le but est donc de couper sauvagement dans les dépenses publiques pour arriver à dégager des excédents budgétaires, qui servent par la suite à payer les titres de la dette parvenus à échéance. Ces plans sont dans la stricte continuité des cadeaux faits au secteur bancaire et financier depuis le début de la crise, à ceci près qu’ils fonctionnent comme un mécanisme prédateur, assurant un prélèvement et un transfert externe réguliers de richesse, à l’encontre d’un pays déterminé.
Mais l’ambition de la thérapie de choc administrée à la Grèce, comme à tout les pays qui ont subi par le passé de tels « plans d’ajustement structurel », va au-delà. Il vise à « remédier » au problème dit « structurel » de compétitivité, en imposant une « dévaluation interne », c’est-à-dire une baisse brutale relativement uniforme des salaires et (théoriquement) des prix. Dans les pays du Sud, où le FMI était seul aux manettes, cette baisse s’effectuait par un arbitrage entre baisse du « coût du travail », c’est-à-dire des salaires, et dévaluation de la monnaie nationale, qui permet de faire baisser les prix à l’exportation. Or cette deuxième option était impossible dans le cas de la Grèce, puisque celle-ci fait partie de l’eurozone. La totalité de la pression se reporte donc sur les salaires. À cette baisse des salaires directs, qui s’ajoute aux coupes de la dépense publique déjà mentionnées, vient également se combiner une politique de privatisation massive, qui vise essentiellement à « ouvrir » le pays aux « investisseurs étrangers », en réalité à offrir à vil prix au capital des créneaux à profitabilité garantie, notamment, pour prendre le cas de la Grèce, très représentatif, dans les infrastructures (ports, aéroports, autoroutes), les services publics (eau, électricité, énergies renouvelables), le foncier (patrimoine immobilier public, plages et zones côtières). Il s’agit en fait de jeter les bases d’une gigantesque opération d’« accumulation par dépossession », pour reprendre une notion-clé de David Harvey, d’installer à l’intérieur même d’un pays de l’eurozone un modèle d’accumulation expérimenté jusqu’à présent dans le Sud et les pays est-européens. [...]

RdL La « stratégie du choc » imposée à la Grèce — pour reprendre l’expression popularisée par Naomi Klein — a déjà eu un effet dévastateur sur la société. Quel est le lot quotidien, quelles sont les conditions de vie de la majorité des Grecs aujourd’hui ?

SK [...] L’explosion du chômage constitue à présent le principal facteur de la paupérisation galopante. Selon les statistiques officielles, près de 30 % de la population a déjà basculé en-dessous du seuil de pauvreté. Dans un nombre croissant d’établissements scolaires les enseignants demandent aux parents ou aux organisations caritatives de leur fournir de la nourriture parce que les enfants s’évanouissent en salle de classe.
La population revit le cauchemar d’un passé encore gravé dans les mémoires. Je rappelle qu’en 1941, sous l’occupation italienne, environ un Athénien sur dix est mort de faim et de malnutrition, et on peut dire que pour les majorité des Grecs, dans les campagnes et les classes populaires des villes, l’expérience des privations a duré jusqu’à la fin des années 1960. Ce n’est pas le seul aspect insoutenable de ce passé qui ressurgit, fût-ce sous une forme différente : les jeunes, maintenant diplômés et, pour la plupart multilingues, ont repris en masse le chemin de l’émigration. Les chiffres de l’organisme de l’UE qui gère la mobilité professionnelle au sein de l’UE fait état de plus de 80 000 demandes pour 2011, et il ne s’agit que de la partie visible de l’iceberg. [...]

RdL Beaucoup de Grecs se sont impliqués dans de grands mouvements de protestation. Peux-tu nous parler un peu de la dynamique de ces mobilisations ? Quelle est leur ampleur ? Qui y participe ? Quelles sont les formes de résistance et de protestation mises en oeuvre par les Grecs ? Et quelle est la place des organisations (politiques, syndicales, associatives) dans ces mobilisations ?

SK Je commencerai par une esquisse de mise en perspective historique. La Grèce a une longue histoire de rébellion, de soulèvement populaire et de révolution. De façon caractéristique, les Grecs ont toujours appelé leur guerre d’indépendance « la Révolution de 1821 ». Dans son Ère des révolutions, Hobsbawm souligne que les Balkans, et plus particulièrement la Grèce, sont la seule aire européenne où la tradition jacobine a trouvé une véritable base populaire, dans la rencontre entre les masses paysannes et les cadres intellectuels tournés vers la France. Ce fil rouge de l’histoire grecque moderne a culminé dans les années 1940, la grande décade révolutionnaire avortée du combat antifasciste et de la guerre civile, et il a resurgi dans la lutte contre la dictature des colonels, avec l’insurrection étudiante et ouvrière de novembre 1973, dite « de l’école Polytechnique ». Ce ne sont pas là simplement des questions d’histoire : le slogan principal dans les manifestations des derniers mois est une reprise de celui de 1973 : « Pain, Éducation, Liberté » (le terme grec pour « éducation » est paideia, l’équivalent de la Bildung allemande, qui désigne à la fois l’éducation, la culture et la conscience citoyenne). L’autre mot d’ordre fait également référence à la période des colonels : « La junte ne s’est pas terminée en 1973, c’est nous qui l’achèverons sur cette place. » Il faut également mentionner ce qui s’est passé le 28 octobre dernier, lors de la fête nationale commémorant le « non » de la Grèce à Mussolini en 1940. Dans des dizaines de villes, la foule a envahi la chaussée, empêchant notamment la tenue du défilé militaire à Thessalonique, elle a chassé tous les représentants de l’État des tribunes officielles, et elle a manifesté en chantant l’hymne national et des chants de la Résistance et de la lutte contre la dictature.
Il ne s’agit pas d’une question d’histoire : cette expérience montre que la réappropriation de ce passé est une condition pour une subjectivation politique de masse au présent. C’est précisément cette subjectivation que visait à entraver les stéréotypes orientalistes et racisants diffusés par une grande partie des médias étrangers, complaisamment repris par les médias et les politiciens grecs, qui présentent les Grecs comme un peuple de fainéants et de tricheurs, vivant aux crochets des vertueux « vrais » Européens, ceux du Nord bien évidemment. J’y vois pour ma part une confirmation de la vision gramscienne des luttes des groupes dominés, qui doivent prendre la forme d’une lutte « nationale et populaire » pour briser la situation de subalternité et prétendre à l’hégémonie, à la direction de la société, à travers la constitution d’un nouveau « bloc historique ». Je précise également que cette dimension nationale, très forte depuis le « mouvement des places » du printemps dernier et la mise à l’honneur du drapeau grec dans tous les rassemblements populaires, n’est en rien nationaliste : sur ces mêmes places, on a vu flotter en nombre des drapeaux égyptiens, tunisiens, espagnols ou argentins, en référence aux mouvements présents ou passés dans ces pays. [...]
Bien sûr, les « printemps arabes » et les « indignés » espagnols ont stimulé l’imaginaire, mais il faut se méfier des transpositions. Le mouvement grec n’était pas particulièrement juvénile ou marqué en termes générationnels. Son trait le plus frappant était que des centaines de milliers de personnes qui n’avaient auparavant jamais participé à un rassemblement, une manifestation ou une grève sont descendues dans la rue. Il s’agissait pour la plupart d’électeurs en colère du PASOK ou de la droite, venant de la petite-bourgeoisie frappée par la paupérisation ou des couches populaires peu politisées, en général fidèles au PASOK. Dépourvues de toute culture de l’action collective, étrangères à la tradition de la gauche radicale et du mouvement ouvrier, ces foules ont en général brandi le drapeau national et crié, parfois avec des slogans sortis des stades de foot, leur dégoût de la classe politique au pouvoir ces dernières décennies, la seule qu’elles sont capables d’identifier, classe politique à laquelle elles avaient longtemps confié le soin de les représenter.
Bien sûr, il n’y avait pas que cela. Ce que l’on a appelé la « partie basse » de la place Syntagma est rapidement devenu le rendez-vous des militants, en général assez jeunes, de la gauche radicale (à l’exception du PC) et d’une partie des mouvances libertaires, dans une ambiance qui rappelait beaucoup celle des Forums sociaux, avec la centralité des AG et la manie des procédures, et bon nombre des travers qui en découlent, notamment les discussions jusqu’au petit matin et le fait que les militants politiques, qui ont presque immédiatement pris le contrôle de la chose, se présentaient toujours comme de simples particuliers. Les mouvances militantes radicales à l’échelle internationale se sont focalisées sur cet aspect du mouvement, qui a certes joué un rôle significatif, par exemple en expulsant les groupes d’extrêmedroite qui ont tenté de détourner les rassemblements, mais le phénomène est resté limité : l’AG de la place Syntagma n’a jamais rassemblé plus de 3 000 personnes, alors que les rassemblements du 7 et du 12 juin ont compté près d’un demi-million de personnes. Et surtout, ces AG autogérées n’ont jamais réussi à fonctionner comme un véritable centre organisateur du mouvement, leur décisions, aux objectifs souvent très ambitieux (organiser le blocage du parlement par exemple), sont restées lettres mortes, en l’absence de forces significatives pour les mettre en oeuvre. [...]
On peut donc dire que, à partir du mouvement des places, la crise se transforme en crise du système politique et même en crise de l’État, « crise organique » dirait Gramsci, au sens où les bases mêmes du consentement sont atteintes et où de larges masses jusqu’alors passives se mettent en mouvement et se détachent de leur formes antérieures de représentation. Cette crise a pris une ampleur nouvelle en octobre, avec les deux journées de la grève historique du 19 et 20 octobre, très certainement le mouvement social le plus important que le pays ait connu depuis la chute des colonels, grève elle-même encadrée par une multitude d’actions extrêmement dynamiques telles que l’occupation de dizaines de bâtiments publics, y compris de grands ministères. Tout cela prenait une forme quasi-insurrectionnelle, comme l’ont confirmé les événements du 28 octobre dont il a déjà été question. Le gouvernement Papandréou avait clairement perdu le contrôle de la situation, il a joué son va-tout avec l’idée d’un référendum, qui n’a fait qu’accélérer sa chute et la mise en place de l’actuel gouvernement d’« entente nationale » dirigé par le banquier Papadémos. Tout cela bien sûr sans la moindre légitimité démocratique, et qui jette une lumière crue sur la mise sous tutelle du pays par l’UE, tout particulièrement par l’« axe franco-allemand », dans laquelle l’Allemagne et ses alliés stratégiques (Pays-Bas, Finlande, Autriche) tient le premier rôle. [...]

RdL La situation est aujourd’hui particulièrement volatile, explosive. Le bloc au pouvoir semble prêt à tout. Y a-t-il un risque d’implosion complète du système politique grec ? Quels sont les risques d’une solution « autoritaire » à la crise, qui impliquerait l’armée et la police, le déploiement d’une violence armée ? S. K : Le système politique grec a déjà implosé. Rien d’étonnant à cela du reste, aucun système politique fondé sur un régime parlementaire n’a survécu aux thérapies de choc. [...]

SK Cette liquéfaction du système politique, ainsi que le poids très important de la gauche radicale, conduisent l’UE et le gouvernement à tout faire pour ajourner le plus possible la date des élections, le mandat de ce parlement s’étendant, formellement, jusqu’en octobre 2013. Cette option est intenable, car si un « bonapartisme sans Bonaparte » est possible (c’est ainsi que Gramsci désignait les exécutifs soutenus par des coalitions parlementaires en principe contre-nature, très autonomisés du jeu représentatif habituel), il faut quand même une base, un socle minimal de consentement dans la société. Il en est de même pour une fuite en avant répressive et autoritaire : on ne peut exclure une telle tentative, et on voit parfaitement des fractions du personnel politique, essentiellement l’aile ultralibérale du PASOK, se laisser tenter par une telle aventure. Mais là encore il faut des appuis. Pinochet n’aurait pas pu mener à bien son coup d’État, et, a fortiori, gouverner le Chili pendant des décennies et en faire le modèle mondial du néolibéralisme, sans l’appui d’une fraction importante de la société, terrorisée par l’expérience socialiste d’Allende. Or c’est précisément cet appui qui fait défaut au gouvernement actuel, et, la situation économique et sociale ne cessant de se détériorer, nulle issue ne semble viable du point de vue du système. D’autant plus que, loin de décliner, la mobilisation populaire semble repartie pour un nouveau cycle offensif, même si elle n’a pas résolu la question stratégique de l’alternative. Le point de non-retour a donc déjà été franchi, nous sommes condamnés à du nouveau, de l’inédit. [...]

RdL Justement, quelles autres issues seraient possibles ? Est-ce que l’émergence d’un Kirchner grec est envisageable ? Est-ce que la formation d’un front des organisations de la gauche radicale est possible ?

SK [...] Il est essentiel de comprendre que la tâche à laquelle la gauche radicale grecque se trouve aujourd’hui confrontée n’est pas celle de la « résistance », de l’accumulation de forces ou d’un coup d’éclat électoral, c’est celle d’un projet hégémonique, qui pose la question du pouvoir et d’une voie alternative praticable ici et maintenant par la société, sous la direction et dans l’intérêt des classes subalternes. Or, face à cela, les formations de la gauche radicale se dérobent, et ce, dès le début de la crise, oscillant entre une rhétorique radicale, mais abstraite, et un pragmatisme dépourvu de substance, qui refuse de tirer les leçons de la faillite complète du modèle de développement suivi dans le cadre de l’intégration européenne. Aussi incroyable que cela puisse paraître, aucune formation ne propose une solution de type Kirchner, car cela suppose une rupture avec le consensus européiste, qui traverse l’ensemble de la classe politique, y compris, d’une certaine façon, la gauche radicale. Une telle proposition, à mon sens la seule alternative concrète possible, est défendue par divers courants et sensibilités au sein la gauche radicale, et par une fraction croissante de l’opinion publique, sans être, jusqu’à présent, parvenue à s’imposer au sein des formations politiques en tant que telles, à l’exception d’Antarsya. Son fondement est la cessation de paiement à l’initiative du pays débiteur, et non imposé à celui-ci par ses créditeurs avec des conditions draconiennes, mais qui suppose aussi de retrouver la souveraineté monétaire, donc de sortir de l’euro, dont j’ai montré tout à l’heure qu’il se trouvait au coeur de la stratégie du désastre actuel (la « dévaluation interne ») non seulement pour la Grèce, mais pour l’UE tout entière. Ces mesures ne sont bien entendu qu’un point de départ, elles demandent à être complétées, notamment par la nationalisation du secteur bancaire, le contrôle des capitaux et l’imposition du capital et des couches les plus aisées. Ce n’est sans doute pas le socialisme, mais c’est un programme transitoire réaliste et pourtant radical, qui frappe au coeur la stratégie poursuivie avec un acharnement destructeur par les groupes dirigeants nationaux et européens. Je précise également qu’il ne s’agit en rien d’un choix de « repli national », contrairement à ce qu’on entend parfois à gauche. Ce dont il est question, c’est d’ouvrir une brèche, en commençant là où se situe, dans le moment actuel, le maillon le plus faible, une brèche où pourront s’engouffrer des forces immenses, encore hésitantes, dans le reste de l’Europe. Certains, notamment le leader de l’extrême-droite grecque, agitent le spectre d’une Grèce « Cuba de l’Europe ». Je dirai pour ma part qu’il s’agit tout d’abord d’en faire la Tunisie.
Extrait de l’article publié dans RdL n°4 / mars 2012
Stathis Kouvélakis, enseignant en philosophie politique au King’s College de l’université de Londres, est membre du comité de rédaction de la revue Contretemps. Il est l’auteur de La France en révolte. Luttes sociales et cycles politiques (2007) et de Planète Marx (à paraître en mars 2012).
Grèce : destruction programmée d'un pays - entretien avec Stathis Kouvélakis / la Revue des Livres dans Agora grece

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