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In Dubious Battles – le cinéma et la mémoire collective de la seconde guerre mondiale dans le Pacifique et en Asie orientale / Alain Brossat

Nous avons, étant ce que nous sommes (des Européens, des Français ayant subi l’Occupation allemande pendant près de cinq ans) une vision très unilatérale de la seconde guerre mondiale. Le déroulement de cette guerre sur son autre front, en Asie orientale et dans le Pacifique est demeuré pour nous une scène lointaine, d’où émergent quelques noms propres – Pearl Harbor, Hiroshima, Nagasaki et éventuellement Guadalcanal, Nankin, Midway, des noms de batailles et de « tragédies », pour l’essentiel… Nous avons tendance à oublier à quel point cette autre guerre a été une guerre totale, une guerre d’entre-extermination, qui a commencé bien avant la « nôtre » (1937, invasion de la Mandchourie par l’armée impériale japonaise) et fini après celle-ci – avec la capitulation du Japon, suite aux bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945.
Qui dit guerre totale, dit, dans les sociétés modernes, mobilisation totale des populations impliquées dans le conflit et je voudrais essayer de montrer le rôle que joue le cinéma dans cette mobilisation en tant que fabrique de « récits », au sens le plus extensif du terme, récits qui, à leur tour, vont constituer la trame d’une mémoire collective plastique, fragmentée, traversée par toutes sortes de conflits et d’oppositions. Dans les conditions de la guerre elle-même, cette mémoire est une sorte de psyché collective destinée à soutenir la mobilisation du public dans les pays directement engagés dans le conflit, c’est une sorte de mémoire immédiate dont la « pâte » est faite de souvenirs récents ou plus anciens ( par exemple dans le cinéma de Hollywood, des images apocalyptiques évoquant l’attaque surprise de la base de Pearl Harbor à Hawaï par les « Zero » japonais, en décembre 1941 ou d’autres représentant l’ennemi sous des traits simiesques et barbares) -  des « messages», , des signaux, des slogans qui constituent la trame de la propagande officielle relayée par le cinéma (1).
De ce point de vue, on ne relève pas de différence de fond entre l’usage que peut faire du cinéma, à des fins propagandistes, dans ces conditions de la guerre totale, un régime démocratique comme celui des Etats-Unis et un régime militariste autoritaire, expansionniste de type fasciste comme celui qui est alors en place au Japon (2). Le cinéma se voit confier la tâche d’être l’usine des récits d’hostilité qui vont servir à conduire cette guerre comme guerre des espèces en recourant notamment au procédé de l’animalisation de l’ennemi. Pour que cette mise en condition du public national puisse avoir lieu, il faut l’immerger dans ce bain de sons, d’images et d’impressions qui forment le matériau de ces « récits » destinés à le rendre mobilisable et gouvernable dans l’esprit de la guerre totale. Il faut lui fabriquer cette mémoire immédiate du conflit et de l’ennemi, cet autre absolu et absolument haïssable ;  cette mémoire immédiate est la condition pour que le public ne forme plus qu’une masse homogène dont ont disparu les habituels facteurs de séparation et de fractionnement (classes, catégories sociales, opinions…).
Rappelons en passant que ce qui caractérise la guerre totale, c’est la production d’une communauté pour la guerre (communauté nationale) dans laquelle est abolie toute différence entre l’arrière et le front et où donc, le cinéma va jouer un rôle décisif pour mobiliser ceux/celles qui ne sont directement engagés, comme soldats, dans les hostilités armées. Dans ces conditions, le cinéma, comme fabrique des récits d’hostilité, est une arme, au même titre que les tanks, les porte-avions et les bombardiers et le pouvoir cinématographique (Hollywood aux Etats-Unis ou les grandes compagnies au Japon) un facteur de la guerre et un pouvoir au même titre que le pouvoir des médias, l’industrie lourde, etc.
Ce qui est frappant aux Etats-Unis et aussi bien au Japon (les deux principaux protagonistes de cette guerre, sur l’autre front), c’est l’implication immédiate et massive du cinéma dans le conflit, sa mobilisation, dans les deux camps, au service des objectifs de guerre – ceci dans son rôle propre : fabrication de récits de mobilisation et de propagande destinés à galvaniser le public et à lui inoculer les messages utiles   qui soutiendront sa participation à l’effort de guerre : les premiers films, aussi bien documentaires que de fiction consacrés à l’attaque surprise sur Pearl Harbor ( et agencés autour du motif de la forfaiture et de la fourberie japonaise) sont mis en circulation quelques mois à peine après le déclenchement de la guerre dans le Pacifique. Se manifeste dans ces circonstances exceptionnelles l’extrême réactivité de l’industrie cinématographique au service de la bonne cause (3).

Avec la fin de la guerre dans le Pacifique et en Asie orientale, la production de films ayant cette scène globale de sang et de feu pour cadre ne s’interrompt pas, au contraire, elle se poursuit sans relâche aux Etats-Unis et au Japon et s’étend à d’autres pays, notamment ceux qui ont été impliqués dans le conflit : Chine, Grande-Bretagne et plus tard France, Philippines, Australie, Vietnam, etc. On entre alors, avec le récit cinématographique, dans un régime de mémoire collective  beaucoup plus classique ;  le cinéma va cesser désormais d’être un instrument de mobilisation en vue de la conduite de la guerre, pour devenir un moyen d’élaboration du souvenir traumatique de celle-ci. Pensons par exemple, dans le registre du cinéma français, à Hiroshima mon amour  de Duras et Resnais, (1959) qui est, exemplairement, un film de mémoire. Le cinéma devient alors une sorte de médium de la mémoire collective, dans tous les pays qui ont été impliqués dans ce conflit, c’est-à-dire le moyen par lequel les récits collectifs de la guerre vont être fixés, réécrits, corrigés, les souffrances et les traumatismes collectifs élaborés, le moyen par excellence par lequel tout un travail du deuil sur les pertes de la guerre va être conduit.
Lorsque Maurice Halbwachs, dans l’entre-deux-guerres, élabore la notion de mémoire collective, il parle d’une mémoire involontaire, qui s’enracine dans l’expérience passée stratifiée d’un groupe, et qui se situe au carrefour de l’historique, du social et du psychique (4). Ce dont il est question ici est un peu différent, dans la mesure où cette mémoire de la guerre est nourrie et constamment modifiée, réorientée par des récits, des productions qui sont, elles, volontaires – des films. Mais, d’un autre côté, les messages, les images, les « impressions » produits par ces films et qui se déposent dans la mémoire de leurs publics respectifs ne font pas l’objet d’une appropriation consciente et volontaire. Ils alimentent la mémoire collective de manière subreptice, comme un fleuve dépose ses alluvions sur une plaine. C’est cette combinaison du volontaire et de l’involontaire, cette double nature des récits filmiques qui, ici, « complique » un peu la question de la mémoire collective.
En tout cas, une chose reste assurée : le milieu ou l’élément de la mémoire collective est le particulier ; la mémoire collective est toujours celle d’un groupe en particulier, par conséquent, dans le cas ici étudié, tout film sur la guerre du Pacifique et en Asie orientale émane d’un milieu de mémoire spécifique et s’adresse à un public particulier avant, dans certains cas, de tenter sa chance auprès d’un public « global » – et ceci d’une manière croissante au fur et à mesure que l’industrie cinématographique, notamment américaine, destine ses produits à la planète entière. Mémoire de nos pères (Flag of our Fathers, 2006) de Clint Eastwood, qui traite de la bataille d’Iwo Jima et de la mémoire des vétérans de la sanglante campagne au cours de laquelle les marines remontent vers le Japon d’île en île avant de débarquer à Okinawa, est à l’évidence un film qui s’adresse en premier lieu au public états-unien et « secoue» à sa manière la mémoire collective de ce public en levant quelques tabous. De la même façon, Pluie noire, le film de Shohei Imamura (1989) qui traite du destin des hibakushas, les irradiés survivants des bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki, est un film enraciné avant tout dans le milieu de mémoire japonais avant de délivrer un message universel – pour autant qu’à l’évidence le legs empoisonné des bombardements atomiques concerne l’humanité entière.
Ce caractère segmenté et fractionné des récits filmiques « enveloppés » dans des milieux de mémoire particuliers va rendre possible le fait que non seulement ces récits se construisent en mosaïque au lieu de former la trame d’un unique récit « global » de cette guerre, mais aussi et surtout qu’ils soient traversés par une multitude de tensions et de lignes de divergence qui, parfois, tournent au conflit ouvert – là où l’on voit le cinéma devenir l’instrument ou la surface de réfraction de la guerre des mémoires et de la concurrence des victimes.
C’est que ces récits s’élaborent sous un régime du temps ou de la durée tout à fait à fait particulier, qui est celui du passé-présent. Que faut-il entendre par là ? Dans ces films de l’après-guerre en ses différentes séquences et « époques », le passé est saisi par le présent entendu comme « actualité » dans laquelle sont en question toutes sortes de tensions, de rivalités, de contentieux entre des peuples, des Etats, des nations – ou aussi bien, à l’inverse, survient une actualité dans laquelle se produisent des phénomènes de détente, d’ouverture, des réconciliations, des changements d’alliances, etc. Le passé-présent, c’est ce régime sous lequel le récit du passé litigieux et douloureux, traumatique, est repris aux conditions nouvelles du présent. Un régime de contamination du passé par le présent ou bien, si l’on préfère, de repolitisation sans fin du passé « historique » sous le signe de cette actualité, des rapports de force qui s’y construisent et dont la construction passent, entre autres choses, par l’agencement des récits du passé contentieux.
Prenons quelques exemples. A la fin de l’année 1937, l’armée impériale japonaise, poursuivant sa progression en Chine continentale, du nord vers le sud, s’est emparée de l’ancienne capitale de l’Empire du Milieu, de Nankin. A l’occasion de cette bataille, les soldats japonais se sont livrés à des massacres et des viols à grande échelle, l’état-major de l’armée impériale a ordonné l’extermination à la mitrailleuse et à l’arme lourde de milliers de prisonniers de guerre. Les Chinois du continent nomment  ce crime de guerre « le viol de Nankin » et lui accordent une très forte portée symbolique, du fait notamment que cette ville était l’ancienne capitale impériale. Ils y voient, pour dire les choses rapidement, le symbole de la volonté de la caste militariste japonaise de mettre à mal l’intégrité du peuple chinois et d’abattre la civilisation chinoise à laquelle, pourtant, le Japon doit tant. Leurs historiens évaluent le nombre de victimes à 300 000, alors que l’historiographie révisionniste japonaise parle elle, contre toute évidence, de quelques dizaines de milliers de morts. .
Au cours des dernières décennies, cette scène du passé est régulièrement réintensifiée par des films dont certains ont connu un grand succès auprès du public chinois et même eu une carrière internationale : Don’t Cry Nanking alias Nankin 1937 de Wu Ziniu et City of Life and Death de Lu Chuan, 2010, pour ne mentionner que les plus connus. Ces films chinois, mais parfois avec participation hong-kongaise et dans lesquels le public d’Asie orientale retrouve aussi des acteurs japonais, taïwanais, hong-kongais connus et- appréciés présentent, pour aller à l’essentiel, une double particularité : ils revisitent la scène du crime d’Etat perpétré par les impérialistes japonais dans le but d’instruire, au nom du peuple chinois, au nom des victimes, une plainte à propos de tout ce qui, du côté japonais, continue de faire l’objet de dénis ou de refus de reconnaître l’ampleur du crime (Les néo-nationalistes au pouvoir au Japon refusent d’employer l’expression « le massacre de Nankin » et recourent à l’euphémisme « l’incident de Nankin »).
Ces films  énoncent les conditions d’un apaisement, voire d’une réconciliation dont on est aujourd’hui encore très éloigné. Ils tentent aussi d’éduquer le public chinois du continent en évitant les tons excessivement nationalistes et en présentant envers et contre tout certains personnages japonais en positif. La second volet dans ce « travail de mémoire » conduit par ces films, c’est l’adresse à l’Occident dans le contexte de la concurrence des victimes à l’échelle globale : ils s’opposent implicitement mais avec insistance au récit victimaire euro-centrique ou occidentalo-centrique de la seconde guerre mondiale qui insiste sur le caractère unique et incomparable du crime (racial) commis par les nazis en plaçant leur description des horreurs du massacre de Nankin sous ce signe : nous aussi avons connu une tentative de génocide, nous aussi avons « notre Auschwitz » et c’est le viol de Nankin défini non pas seulement comme série d’excès commis par une soldatesque en folie, mais comme entreprise exterminationniste concertée (5).
On voit donc bien ici à quel point la mémoire historique soumise à ce régime du passé-présent est un matériau inflammable. On imagine aisément comment ce type de film peut servir d’instrument de mobilisation ou d’arme de guerre froide dans des conditions où, brusquement, les relations entre le Chine continentale et le Japon connaissent un regain de tension. Je ne dirais pas que le cinéma est ici pris en otage par la politique car, après tout, personne n’oblige les réalisateurs expérimentés qui se lancent dans l’aventure de la réalisation de ce type de « fresque  historique » à grand spectacle à le faire ; je dirais plutôt que le cinéma se situe ici, en sa qualité d’intensificateur de la mémoire collective, à la jointure de la politique et de l’écriture de l’histoire pour le plus grand nombre. C’est sa puissance, c’est sa fragilité aussi.
Un autre exemple serait celui des « femmes de réconfort » : pendant toute la durée de la guerre en Asie orientale et dans le Pacifique, l’Armée impériale japonaise a mis en place un vaste système de bordels militaires, dans l’ensemble des pays occupés par le Japon, de la Mandchourie aux  Philippines en passant par Taïwan et la Malaisie, un système très rigoureusement organisé pour lequel des milliers de jeunes femmes japonaises mais aussi coréennes, chinoises, taïwanaises, indonésiennes, etc. ont été  contraintes de « travailler » comme esclaves sexuelles, y étant assignées soit par ruse soit de force. Depuis une trentaine d’années environ, cette question est progressivement revenue dans l’actualité comme une source de tensions entre le Japon et les pays qu’il occupait pendant la guerre et d’où provenaient les « femmes de réconfort » – la question étant devenue particulièrement sensible en Corée du sud, en Chine et, plus récemment, à Taïwan. Ceci du fait que les autorités japonaises se sont toujours évertuées à nier la dimension criminelle de ce système d’esclavage sexuel promu à une échelle de masse en tentant d’accréditer, contre toute évidence, la fable selon laquelle les femmes qui s’étaient retrouvées dans les « stations » destinées au « réconfort » du soldat de l’Armée impériale étaient des prostituées professionnelles… (6)
Le cinéma est devenu une plaque sensible de cette plaie ou blessure de la mémoire collective sans cesse réenvenimée, du fait de la politique du déni pratiquée par les gouvernants japonais. De nombreux films documentaires sud-coréens, taïwanais ou autres donnent à des femmes rescapées de ces bordels l’occasion de faire entendre leur récit longtemps contenu, retenu pour des raisons liées, bien sûr, à l’enjeu de la « honte » , la victime tendant, dans ce contexte, à se transformer en coupable. Ce n’est qu’une fois entrées dans le grand âge que ces femmes, encouragées souvent par de jeunes féministes et des associations de soutien militantes trouvent la force de témoigner.
Le cinéma joue ici un rôle réparateur en permettant à ce milieu de mémoire longtemps muet, invisible, de faire entendre sa plainte et sa cause dans l’espace public.
Mais c’est aussi bien dans les films de fiction que ce motif s’est fait entendre d’une manière toujours plus insistante, ceci dans ce courant du cinéma japonais humaniste, pacifiste, anti-militariste qui, à partir des années 1960, propose un contre-récit de la période de la guerre, un récit de deuil et de destruction des mythologies militaristes et impérialistes qui ont nourri la guerre de conquête menée par le Japon entre 1937 et 1945. Une pierre blanche dans ce courant est La condition humaine,  vaste fresque pacifiste en quatre parties que Masaki Kobayashi réalise entre 1959 et 1961, et qui, dans une longue séquence, évoque le destin des femmes chinoises réduites à la condition d’esclaves sexuelles dans le Nord de la Chine.
Dans le cinéma chinois du continent, le motif des femmes de réconfort se renforce au fil des années, en relation étroite avec celui du viol en masse des femmes chinoises par la soldatesque japonaise, il devient une sorte de document d’accusation au service d’une politique de la mémoire indissociable des aléas de la relation tendue qui s’est établie ces dernières années entre les deux puissances dominantes en Asie orientale – la Chine continentale et le Japon.
Dans une situation durable où les circuits qui relient le passé qui ne passe pas au présent tendent à se raccourcir sans cesse, une visite en forme de provocation calculée d’un premier ministre japonais au Yasukuni, (le sanctuaire où sont vénérées les âmes des soldats morts au service de l’Empereur, incluant quelques criminels de catégorie « A »   pendus à l’issue des procès de Tokyo) peut déboucher, dans l’instant ou presque, sur l’incendie de voitures de marque japonaise par une foule furieuse dans les rues d’une métropole de Chine continentale… Le cinéma peut, on le voit, indifféremment, jouer un rôle de pousse-au-crime ou de modérateur, voire de pacificateur d’une mémoire hypersensible.
On peut mettre au compte du premier cas de figure la prolifération ces dernières décennies de films japonais qui reviennent sur l’épisode des kamikazes pour tenter d’accréditer la légende de leur sacrifice utile au service tant désintéressé  qu’héroïque de la protection de la population japonaise. Toute une gamme de films de tous genres s’activent ainsi à restaurer l’honneur perdu du militarisme japonais et à travailler dans le sens du réarmement moral du nationalisme. En réenchantant dans le présent l’esprit aristocratique du bushido, en produisant des effets de concaténation entre tradition aristocratique et modernité nationaliste et militariste, en tirant parti de tous les ressorts du cinéma de guerre, d’animation, du fantastique, de l’anticipation… (7)
A l’opposé, dans la cinématographie japonaise contemporaine, tout un courant néo-pacifiste s’oppose à cet esprit de restauration. Ce courant qui va insister sur les désastres de la guerre tels que les a connus la population japonaise à partir de 1944, avec les bombardements en tapis de l’aviation américaine sur les villes de l’archipel, une campagne de destruction massive qui culmine avec Hiroshima et Nagasaki. Certains de ces films néo-pacifistes ont fait le tour du monde et, chose intéressante, les plus connus sont des films d’animation, destinés, donc, en premier lieu à un public jeune – des films d’éducation, donc, à ce titre : Le tombeau des lucioles, Le vent se lève (Myazaki), Barefoot Gen, etc.
On peut donc dire  sans exagérer que la mémoire collective d’un chapitre aussi disputé et contentieux que la seconde guerre mondiale peut devenir un véritable champ de bataille, mettant aux prises non seulement des milieux de mémoire séparés par les logiques de l’organisation en Etats-nations, peuples, ethnies, communautés, etc., mais aussi bien un champ de bataille (tout implicite mais distinct) à l’intérieur même d’un même milieu – ici le Japon, l’opinion ou le public japonais. Ce qu’on voit bien ici, c’est que la mémoire collective, dans les sociétés contemporaines, loin d’être un matériau inerte établi dans le soubassement du présent, comme une sorte de nappe phréatique remplie de souvenirs partagés de toutes sortes, est un élément dynamique que s’activent à façonner toutes sortes d’acteurs du présent – la mémoire collective, ça se travaille, ça se façonne, c’est un enjeu majeur dans des sociétés où, dans la dimension du gouvernement des vivants, le passé est devenu un enjeu beaucoup plus important qu’un avenir massivement désinvesti car surtout peuplé de périls annoncés…
Il n’est pas facile de proposer une image équilibrée du rôle du cinéma dans l’organisation et la prise en charge de ces flux de mémoire collective dans le présent. Dans le cas ici étudié, le cinéma est au meilleur de lui-même lorsqu’il entreprend de rendre justice et de rétablir dans ses droits et sa dignité à une catégorie excentrée ou subalterne de vivants et de morts (de survivants, souvent) dont le tort subi pendant la guerre est passé aux pertes et profits – un groupe qui n’a jamais eu la possibilité de faire entendre son point de vue, de transmettre son expérience, de réclamer réparation. C’est, je l’ai dit, ce que font les films documentaires qui donnent la parole aux anciennes esclaves sexuelles de l’armée japonaise qui se sont tues si longtemps, et que tant de leurs contemporains ont ignorées ou méprisées du fait de toutes sortes de préjugés qui s’imaginent aisément. Ou bien encore les survivants irradiés d’Hiroshima et Nagasaki, victimes d’une double conspiration du silence : celle qu’organise l’Etat qui n’a jamais reconnu le caractère criminel de l’emploi de l’arme atomique dans ces circonstances et celle, plus insidieuse, de la société japonaise elle-même qui, constamment, a entretenu toutes sortes de discriminations contre ces survivants considérés comme porteurs d’une sorte de stigmate, un signe d’impureté et un risque de contamination imaginaire.
Le cinéma est au meilleur de lui-même quand il donne la parole à ces survivants, donne corps à leur point de vue ou position, fait entendre leur récit sur la guerre et les demandes de réparation (morales) qui les accompagnent. D’où l’importance d’un film comme Rhapsodie en août, d’Akira Kurosawa, film tardif  (1991)dans lequel il examine les conditions d’une interlocution entre les survivants du désastre atomique, leurs propres descendants et les descendants de ceux qui ont le crime à leur charge.

Il faudrait insister ici sur ceci: voir un film, ce n’est pas la même chose que lire un livre ou même une affiche, nous ne le lisons pas et donc son emprise sur la mémoire collective ne se contente pas de s’exercer sous la forme de messages qui seraient comme du texte, des slogans, des préceptes, des injonctions, etc. Je l’ai dit, le cinéma se branche directement sur l’inconscient en produisant des « impressions »  et le cinéma de guerre présente, à ce titre, une particularité : le spectateur n’y est pas seulement saisi et enveloppé par des combinaisons d’images/sons, il est constamment soumis à l’expérience-limite du choc. Le cinéma de guerre, c’est l’empire du choc, ce qui rappelle ce que disait Walter Benjamin dans un texte célèbre (« Le narrateur ») à propos de l’expérience faite par les poilus dans les tranchées – celle d’une suite de chocs dont ils sont ensuite dans l’incapacité de transmettre un récit à leurs proches (les poilus sont revenus muets du front, etc.) (8). Le choc, c’est l’état dans lequel se forment, dans le monde intérieur du spectateur (dans son corps aussi, c’est une expérience physique également) toutes sortes d’impressions subjectives au cours desquelles se déposent et se stratifient des images subliminaires – le Jap-monkey, la femme coloniale lascive, mais aussi bien des effets d’immersion plus ou moins violents dans les différents milieux de cette guerre – la jungle, le ciel des combats aériens, la mer des batailles navales, la destruction des villes au moyen de bombes incendiaires, etc.
Le choc, c’est bien sûr l’état dans lequel le spectateur devient perméable à toutes sortes de représentations et d’intensités qui vont irriguer sa « mémoire » de l’événement global (la seconde guerre mondiale sur cet autre côté de la Terre), une mémoire construite et disputée.
Comme le savent tous les spécialistes de la mémoire collective (Pierre Nora et ses collaborateurs ont amplement développé ce motif dans Les lieux de mémoire), l’oubli n’est pas ici ce qui s’oppose à la mémoire, il en est au contraire l’une des formes (9). Pour ce qui concerne le corpus de films ici envisagé, l’exemple le plus probant de cette figure (l’oubli comme forme de la mémoire), c’est la cinématographie états-unienne concernant la destruction par l’arme atomique de Hiroshima et Nagasaki. Ce n’est pas seulement que les films consacrés par la grande industrie cinématographique états-unienne à cette double scène sont relativement rares, en comparaison du grand nombre de productions évoquant, par exemple,  les batailles navales dans le Pacifique, la guerre de reconquête conduite par les Américains et scandée par des batailles sanglantes comme celle d’Iwo Jima, Saipan ou Okinawa. C’est surtout que les films qui reviennent sur cette double scène peuvent, globalement, être décrits comme des récits d’évitement ou de diversion face à ce qui constitue évidemment le cœur de ces événements – leur dimension criminelle inédite, leur caractère patent de crime contre l’humanité demeuré impuni.
La diversion narrative peut en l’occurrence prendre plusieurs tournures. L’une d’elle va consister à déplacer le champ de vision du lieu du crime lui-même – la destruction atomique des deux villes avec ses effets au sol, sur les populations, effets immédiats et différés, vers une autre scène – celle de l’élaboration de la bombe, racontée comme un suspense, voire une épopée mobilisant savants, militaires et politiques engagés dans ce qu’ils pensaient être une course de vitesse contre les nazis et finissant, par un enchaînement de circonstances implacables, par « tester » les deux bombes (version uranium et version plutonium) sur deux grandes villes japonaises choisies à la dernière minute au gré d’aléas météorologiques. La question du crime et de la responsabilité des uns et des autres face à celui-ci se trouve éludée au profit de considérations plus ou moins vagues ou fumeuses sur les noces de la science et de la politique.
Deux films, également médiocres, peuvent être mentionnés ici : Les maîtres de l’ombre de  Roland Joffe, avec Paul Newman, 1989, et Day One de Joseph Sargent, 1989 également. Le fait que ces deux films présentent aussi bien Oppenheimer, le physicien responsable scientifique du programme que le général Groves, son responsable militaire,  sous un jour variablement critique ne change rien au fond de l’affaire : en déplaçant l’attention du spectateur vers cette scène située en amont de celle du crime proprement dit (une scène peuplée,donc, non pas de corps carbonisés mais de discussions techniques et de querelles d’ego entre les différents protagonistes du projet Manhattan), il s’agit bien de construire un récit d’évasion, d’oblitération de la seule question qui importe au fond ici : comment qualifier la dimension criminelle de ce qui a été perpétré à Hiroshima et Nagasaki ? Qui doit en porter la responsabilité et comment est-il encore possible de travailler à réparer ce crime demeuré jusqu’ici sans coupables?
Une fois effacée cette question, le programme Manhattan peut être transfiguré en cette opération salutaire qui précipite la fin de la seconde guerre mondiale, « sauvant » ainsi des centaines de milliers de vies humaines au prix du « sacrifice » (holocauste) des deux villes atomisées…
On remarquera que le travail de déresponsabilisation opéré de facto (ce n’est pas nécessairement l’intention des réalisateurs, Joffe notamment est connu comme un cinéaste progressiste, défenseur de « bonnes causes »…) porte effectivement ses fruits, même si l’industrie du film n’est pas ici seule en cause, loin de là : à l’occasion du récent 70ème anniversaire de Hiroshima et Nagasaki, un sondage révélait que plus de 70% des citoyens des Etats-Unis pensaient que ces actions étaient justifiées et que les Etats-Unis n’avaient pas à s’en excuser ou manifester des regrets.
Mais j’aimerais  mentionner un exemple encore plus probant de la façon dont le cinéma peut contribuer à l’organisation de l’oubli d’un crime, c’est-à-dire à l’empêchement de la formation d’une mémoire collective de celui-ci et de la formation d’un sentiment de responsabilité face à lui,  devant l’histoire – et cette fois, me semble-il, d’une façon tout à fait concertée. Il s’agit d’un film intitulé Le grand secret en français, Above and Beyond dans sa version originale, film de Melvyn Frank et Norman Panama, 1952, les rôles titres étant interprétés par Robert Taylor et Eleanor Parker. Ce film raconte la façon dont un aviateur militaire de carrière, Paul Tibbets est embarqué par ses supérieurs dans la préparation de l’opération ultra-secrète qui va se conclure par le bombardement des deux bombes A sur Hiroshima et Nagasaki – Tibbets sera le pilote du B 29 qui largue la bombe du Hiroshima le 6 juin 1944. On pourrait penser que le scénario va, ici, nous conduire au cœur du sujet. C’est tout l’inverse : la question de la légitimité de l’action entreprise ayant été réglée en 20 secondes, chrono en main, tout le film va tourner autour de la seule question qui importe vraiment: un militaire de carrière est-il en droit de sacrifier sa vie de famille, de mettre son couple en danger pour obéir aux ordres de ses supérieurs et se consacrer entièrement à la mission qui lui est assignée ?
La question historique et philosophique de premier plan – celle de l’entrée de l’humanité dans l’âge sans fin de la guerre nucléaire ou de ce que Günther Anders appelle « la situation atomique » est « transfigurée » ou plutôt rendue infigurable au profit d’un de ces bons petits drames familiaux auxquels est accoutumé le public américain des séances du dimanche après-midi… (10) Ce changement d’échelle et de genre opéré par un standard de l’industrie hollywoodienne (des acteurs connus en service commandé, des salariés dociles et médiocres d’une « major » aux manettes, doing the job, comme les militaires faisaient le leur pendant la guerre…) , tout ceci montre d’une part combien la production de l’oubli peut être, dans un cas comme celui-ci, un processus actif et concerté et, deuxièmement, comment la fonction propagandiste du cinéma en termes de construction des récits ne s’arrête pas avec la fin de la guerre… Simplement, on est dorénavant- dans la figure de la démobilisation (circulez, il n’y a rien à voir du côté de ce crime d’Etat majeur…), par opposition à  celle de la mobilisation totale…
Le cinéma hollywoodien est ici l’outil ou le truchement d’une stratégie d’évitement d’une question d’histoire qui est autrement sophistiquée que les pures et simples interdictions d’en parler pratiquées par les régimes autoritaires ou totalitaires (les silhouettes et visages de personnages officiels tombés en disgrâce ou liquidés effacés sur les photos) ou bien encore des « oublis » décrétés comme l’amnistie pratiquée dans la cité grecque et qui prenait la forme de l’interdiction de parler, sous peine de lourdes sanctions, d’une récente guerre civile, d’une stasis (Nicole Loraux) (11). On est également dans un autre cas de figure que celui d’une communauté, d’un groupe humain qui « passe à l’ordre du jour », tombe dans l’amnésie lorsqu’il  s’agit d’ « oublier »  une scène récente d’un passé coupable ou auquel il ne peut ni ne veut pas faire face – les exemples abondent dans les sociétés qui, au XX° siècle ont eu affaire à des crimes de masse.
Ici, on a quelque chose d’infiniment plus subtil et qui se produit par déplacement , comme dans un rêve: une façon d’ « en parler », d’évoquer « la chose » qui est source d’angoisse et de sentiment de culpabilité en la déplaçant de façon à ce que le crime devienne méconnaissable. Une façon d’en parler sans en parler. Le cinéma, un certain cinéma, est expert dans l’art de ces manipulations qui supposent une certaine familiarité avec ce qu’on pourrait appeler la grammaire de la mémoire collective. Si, comme le dit Lacan, l’inconscient est structuré comme un langage, je ne vois pas pourquoi la mémoire collective qui lui est assez étroitement apparentée n’aurait pas sa grammaire – je dis ça en plaisantant, mais pas entièrement et c’est le point sur lequel je finirai.
Qui dit grammaire dit « règles ». La première de ces règles serait celle de la « substituabilité ». Je m’explique. Dans une discussion politique, dans un débat entre spécialistes, dans quelque domaine de connaissance ou de savoir que ce soit, si vous changez de position, vous expliquez pourquoi, vous argumentez, vous vous confrontez aux arguments de vos adversaires, etc. Dans le domaine de la mémoire collective, les choses se passent d’une façon toute différente : un récit en efface un autre, une image se substitue à une autre ou s’y superpose, et le tour est joué, la vie continue. C’est, dans le corpus filmique ici envisagé, la façon dont le singe grimaçant (le soldat jap, nip) est subrepticement remplacé au fil du temps, dans la cinématographie états-unienne d’après-guerre, par l’innocente fiancée d’origine japonaise que les circonstances malheureuses de la guerre séparent de son amoureux mobilisé dans les rangs de l’armée américaine (12). Cette capacité qu’a le cinéma, ce cinéma en particulier, d’effacer une image, une impression ou un message ou un récit pour en actualiser un autre est proprement infinie. C’est une des dimensions de la plasticité de la mémoire telle qu’elle est pratiquée, intensifiée par le récit cinématographique.
La seconde règle serait par conséquent celle qui établit l’absolue suprématie des récits sur les faits. Les faits passés qui composent le trame de cette séquence historique (qui a forgé le destin de l’humanité pour les temps ultérieurs) ne sont ici qu’un matériau malléable et susceptible d’être modelé de mille façons. Le cinéma est le maître des récits, de leur sens et des interprétations. Il lui suffit de changer de perspective, d’angle de vue, de narrateur pour que l’histoire change complètement de sens. L’objectivité des faits, en ce sens, importe peu, le cinéma, ce cinéma ne cesse ici de battre en brèche les prétentions de l’histoire positiviste à l’ancienne – il peut raconter une défaite cuisante comme une victoire (Wake Island) ou, inversement, une épopée en infamie, il suffit pour ça de « déplacer la caméra » (Come See the Paradise).
Cette faculté est à la fois fascinante et inquiétante – elle dévoile certaines affinités cachées entre le cinéma politique et historique et les pouvoirs autoritaires voire totalitaires – cette puissance à peu près infinie de celui qui s’installe dans la position du narrateur-roi ou du maître des récits. Il est, par excellence, celui qui « print the legend » (L’homme qui tua Liberty Valance).
Mais on peut aussi bien voir les choses à l’inverse. En mettant en valeur cette dimension résolument perspectiviste (le cinéma est ce dispositif narratif qui dispose de la faculté de multiplier les changements de perspective en changeant la position de caméra, en introduisant du contrechamp, etc.), le film historique met en exergue sa dimension « pluraliste » – il survient dans un espace ou un champ public où ce qui est premier, c’est la condition de pluralité établie dans le domaine des récits – on peut toujours ajouter, à propos du même objet du passé, de la même scène d’histoire un nouveau récit qui contredit le précédent, le corrige, le complique, le contrarie, etc. – ce qui est une définition comme une autre de la démocratie.
Le cinéma, ici, viendrait se faire l’apôtre non pas tant d’une conception relativiste de la vérité que, plutôt, d’une approche supérieure de celle-ci : là où il apparaît que la vérité comme pure et simple objectivité n’est au fond qu’une forme de basse intensité ou élémentaire – essentielle mais insuffisante- du vrai et que la question de la vérité ne devient vraiment intéressante et importante que lorsqu’elle entre dans la dimension du point de vue ou de la position, là où elle se lie à l’enjeu de la puissance d’énonciation d’un sujet ou d’un narrateur (tous/toutes ceux/celles qui font de la politique sont familiers de cette distinction entre ces deux régimes de la vérité, celui  sous lequel on se contente de l’établissement des faits et celui qui pose que, pour qu’une vérité engage à quelque chose, il importe qu’elle dessine une perspective).
Si l’on accepte cette distinction, alors on pourrait se risquer à dire que le cinéma, quand il élabore le passé, le revisite et le remet en scène, est d’emblée, un art politique. Pour le meilleur et pour le pire. Pour que la vérité « vaille » quelque chose, dirait Nietzsche, encore faut-il qu’elle soit intéressante. Il existe des quantités de vérités irrécusables qui sont insipides et sans intérêt. A l’évidence, si l’on prend les choses sous cet angle, un film comme Hiroshima mon amour est placé sous le signe d’un régime de vérité infiniment plus stimulant et « intelligent » que le plus scrupuleux des documentaires sur la destruction atomique de Hiroshima. Le cinéma, quand il travaille dans cette veine, tourne le dos aussi bien au régime de mémoire antiquaire qu’au régime de mémoire placé sous le signe de l’injonction morale et du devoir civique – le « devoir de mémoire ». La mémoire peut sous ce signe redevenir une puissance et non un « esclavage », indissociable dès lors de l’imagination.
Alain Brossat
In Dubious Battles – le cinéma et la mémoire collective de la seconde guerre mondiale dans le Pacifique et en Asie orientale / 2015

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1 Sur l’animalisation de l’ennemi par la propagande états-unienne pendant la guerre du Pacifique, voir l’ouvrage de référence de John W. Dower : War Without Mercy – Race and Power in the Pacific, Pantheon Books, 1986. Non traduit en français. Au cinéma, voir parmi de nombreux autres : Gung Ho ! De Ray Enright, 1943, Objective, Burma !, Raoul Walsh, 1945…
2 Ce point est important pour quiconque entreprend de réfléchir sur la généalogie et les formes des violences extrêmes de masse au XX° siècle – l’association du motif de l’animalisation de l’ « autre absolu » à celui de son extermination nécessaire est loin d’être l’apanage des seuls régimes totalitaires. De ce point de vue, la guerre du Pacifique constitue un « laboratoire » le plus souvent oublié, dans les récits eurocentriques de ces violences.
3 Voir notamment à ce propos Wake Island de John Farrow (1942) , December 7th de John Ford et Greg Toland..
4 Maurice Holbwachs : La mémoire collective, PUF (1950, posthume)
5 Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article « Le marché aux traumatismes », Europe, juin-juillet 2006.
6 Voir sur ce point le film documentaire sud-coréen Murmures, une histoire des femmes coréennes, film de Byun Young-joo, 1995.
7 Dans ce registre, voir : Oba, the Last Samurai de Hideyuki Hirayama, 2011, Lorelei, the Witch of the Pacific de Shinji  Higushi, 2005, Kamikaze de Taku Shinjo, 2006, etc.
8 Walter Benjamin : « Le narrateur » (le « conteur »), in Oeuvres III, traduit de l’allemand par Pierre Rusch, Gallimard 2000.
9 Les lieux de mémoire (collectif), Gallimard 1984-1992. Voir aussi à ce propos A l’Est la mémoire retrouvée, collectif, La Découverte, 1990.
10 Voir sur ce point Günther Anders : Hiroshima est partout, Seuil, 2008, traduit de l’allemand par Ariel Morabia et al.
11 Nicole Loraux : La cité divisée, Payot, 1997.
12 Voir sur ce point : Midway, film de Jack Smight, 1976, Come See the Paradise, d’Alan Parker, 1990…

Gérer sa vie – De la force de travail au capital humain / Philippe Coutant

Ce travail part d’un constat : la norme a changé, aujourd’hui la norme est celle de « gérer sa vie ! », de « se gérer », auparavant, dans la période du capitalisme industriel, la norme était celle du travail. L’individualisme et la gestion ont tendance à prendre le dessus sur l’obligation de mobilisation du corps dans le travail. Notre hypothèse est que le changement de norme est une transformation liée à l’évolution du capitalisme industriel au capitalisme contemporain. L’industrie utilisait principalement le corps, aujourd’hui le système économique a besoin de l’esprit et de la subjectivité humaine pour faire fonctionner la production et la consommation de notre temps. Le capitalisme industrie fonctionnait dans une société disciplinaire, maintenant nous vivons dans une société de contrôle basée sur la liberté. La norme gestionnaire va de pair avec la conception de l’individu entrepreneur de lui-même si en vogue dans le néolibéralisme.

Gérer sa vie – De la force de travail au capital humain vient de paraître, on peut le commander auprès de l’auteur :

Philippe Coutant c/o Bellamy 17 – 17 rue Paul Bellamy 44000 Nantes

Prix libre pour les précaires – 5 Euros si vous avez un peu de thunes – 10 Euros si vous avez un revenu

1libertaire@free.fr

Retour temporel sur quelques métamorphoses
La notion de capital humain a été proposée et développée par les économistes libéraux de l’Ecole de Chicago, dont Gary Becker. Une des figures les plus connues de ce courant de pensée est Milton Friedman. Ils ont été des militants actifs du néolibéralisme, la version la plus récente du capitalisme globalisé et mondialisé. Ce sont eux qui ont inspiré « La stratégie du choc » de Naomi Klein, notamment. Cet article a pour origine un texte écrit suite à un appel à contribution d’une revue universitaire canadienne pour un numéro sur « Le capital humain trente ans après ». Gary Becker a eu le prix Nobel d’économie en 1992 pour son travail sur le capital humain. Il s’était fait une spécialité de faire entrer dans l’économie la vie quotidienne comme la scolarité, le nombre d’enfants, les liens familiaux et les relations affectives ou le domaine du don d’organe. La notion de capital humain était censée expliquer la différence de développement entre les Usa et les autres pays. L’écart viendrait du fait que les Usa ont plus de capital humain que les autres pays et que celui-ci serait de meilleure qualité. Si on admet ce point de vue, la domination impérialiste n’y serait pour rien, ce qui est une autojustification, une autoglorification facile de la part des dominants américains.
Pour aborder la question du capital humain trente ans après, nous partirons d’une question apparemment naïve : « Gary Becker est-t-il un grand-père heureux ? ». Elle se pose parce que les notions de capital humain et celle de capital ont essaimé dans toute la société. En effet, pour le sujet d’aujourd’hui tout est capital : son capital santé, son capital jeunesse, son capital temps, son capital relationnel, son capital érotique, son capital image, son capital sympathie, son capital de créativité, etc. Tout est capital parce que tout se gère, le paradigme gestionnaire concerne tous les domaines de la vie. Gérer sa vie est devenu un axe qui nous place d’emblée dans une ambiance particulière où la notion de capital humain fait partie du sens commun. Cette diffusion s’est accompagnée d’un glissement de sens. Gary Becker s’exprimait dans le cadre de la connaissance théorique de l’économie. Il analysait le calcul rationnel propre au fonctionnement du capital humain. Aujourd’hui, cette notion s’est banalisée et s’est diffusée dans notre vie sans se référer à un calcul économique rationnel et comptable. Ce concept a tendance à devenir un synonyme de ressources humaines et est admis comme tel. C’est ce changement de sens que nous souhaitons étudier. La banalisation de l’usage de la notion de capital humain n’est pas contestable, mais ce succès comporte une perte. D’un côté, nous repérons une altération du concept par la sortie du champ de l’étude intellectuelle en économie qu’avait mené Gary Becker. De l’autre côté, nous constatons la puissance d’une norme qui nous enjoint de gérer notre vie dans le contexte de liberté du capitalisme contemporain. Le triomphe de l’utopie néolibérale s’accompagne d’un effacement de ce qui lui a servi de base dans la théorie économique. L’idéologie de notre temps ne retient que la norme gestionnaire, norme qui touche tous les aspects de la vie. Par exemple, nous devons être capables de gérer nos enfants, notre vie professionnelle, la séparation de notre couple et plus tard notre retraite et notre fin de vie.
Ce transfert de l’analyse savante vers le sens commun est corrélé à l’évolution de notre société nommée néolibéralisme ou capitalisme néolibéral pour le différencier de l’ancien libéralisme. Les mots du capitalisme sont passés dans le langage courant. L’existence du capital humain et l’injonction de gérer sa vie sont devenues des évidences. Pourtant associer capital et humain, voir la vie sous l’angle de la gestion ne vont pas de soi, parce que la vie humaine n’est pas a priori une donnée économique qu’il faut gérer, ce n’est pas non plus un bien à préserver ou à faire fructifier. La vie n’est pas une somme d’argent. Appréhender la vie comme un capital est une idée assez récente, c’est cet axiome que nous allons tenter de comprendre. Philippe Coutant (extrait d’un article de 2012)

Télécharger le texte intégral : fichier pdf De la force de travail…

Photo : Cosmopolis / Cronenberg d’après DeLillo

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À nos amis / Comité invisible

1. Quiconque a vécu les jours de décembre 2008 à Athènes sait ce que signifie, dans une métropole occidentale, le mot « insurrection ». Les banques étaient en pièces, les commissariats assiégés, la ville aux assaillants. Dans les commerces de luxe, on avait renoncé à faire réparer les vitrines : il aurait fallu le faire chaque matin. Rien de ce qui incarnait le règne policier de la normalité ne sortit indemne de cette onde de feu et de pierre dont les porteurs étaient partout et les représentants nulle part – on incendia jusqu’à l’arbre de Noël de Syntagma.
À un certain point, les forces de l’ordre se retirèrent : elles étaient à court de grenades lacrymogènes. Impossible de dire qui, alors, prit la rue. On dit que c’était la « génération 600 euros », les « lycéens », les « anarchistes », la « racaille » issue de l’immigration albanaise, on dit tout et n’importe quoi. La presse incriminait, comme toujours, les « koukoulophoroi », les « encagoulés ».
Les anarchistes, en vérité, étaient dépassés par cette vague de rage sans visage. Le monopole de l’action sauvage et masquée, du tag inspiré et même du cocktail Molotov leur avait été ravi sans façon. Le soulèvement général dont ils n’osaient plus rêver était là, mais il ne ressemblait pas à l’idée qu’ils s’en étaient faite. Une entité inconnue, un égrégore était né, et qui ne s’apaisa que lorsque fut réduit en cendres tout ce qui devait l’être. Le temps brûlait, on fracturait le présent pour prix de tout le futur qui nous avait été ravi.
Les années qui suivirent en Grèce nous enseignèrent ce que signifie, dans un pays occidental, le mot « contre-insurrection ». La vague passée, les centaines de bandes qui s’étaient formées jusque dans les moindres villages du pays tentèrent de rester fidèles à la percée que le mois de décembre avait ouverte. Ici, on dévalisait les caisses d’un supermarché et l’on se filmait en train d’en brûler le butin. Là, on attaquait une ambassade en plein jour en solidarité avec tel ou tel ami tracassé par la police de son pays. Certains résolurent, comme dans l’Italie des années 1970, de porter l’attaque à un niveau supérieur et ciblèrent, à la bombe ou à l’arme à feu, la Bourse d’Athènes, des flics, des ministères ou encore le siège de Microsoft. Comme dans les années 1970, la gauche promulgua de nouvelles lois « antiterroristes ». Les raids, les arrestations, les procès se multiplièrent. On en fut réduit, un temps, à lutter contre « la répression ».
L’Union européenne, la Banque mondiale, le FMI, en accord avec le gouvernement socialiste, entreprirent de faire payer la Grèce pour cette révolte impardonnable. Il ne faut jamais sous-estimer le ressentiment des riches envers l’insolence des pauvres. On décida de mettre au pas le pays entier par un train de mesures « économiques » d’une violence à peu près égale, quoique étalée dans le temps, à celle de la révolte.
À cela répondirent des dizaines de grèves générales à l’appel des syndicats. Les travailleurs occupèrent des ministères, les habitants prirent possession de mairies, des départements d’universités et des hôpitaux « sacrifiés » décidèrent de s’auto-organiser. Et il y eut le « mouvement des places ». Le 5 mai 2010, nous étions 500 000 à arpenter le centre d’Athènes. On tenta plusieurs fois de brûler le Parlement. Le 12 février 2012, une énième grève générale vient s’opposer désespérément à l’énième plan de rigueur. Ce dimanche, c’est toute la Grèce, ses retraités, ses anarchistes, ses fonctionnaires, ses ouvriers et ses clochards, qui bat le pavé, en état de quasi-soulèvement.
Alors que le centre-ville d’Athènes est à nouveau en flammes, c’est, ce soir-là, un paroxysme de jubilation et de lassitude : le mouvement perçoit toute sa puissance, mais réalise aussi qu’il ne sait pas à quoi l’employer. Au fil des ans, malgré des milliers d’actions directes, des centaines d’occupations, des millions de Grecs dans la rue, l’ivresse de la révolte s’est éteinte dans l’assommoir de la « crise ». Les braises continuent évidemment de couver sous la cendre ; le mouvement a trouvé d’autres formes, s’est doté de coopératives, de centres sociaux, de « réseaux d’échange sans intermédiaires » et même d’usines et de centres de soin autogérés ; il est devenu, en un sens, plus « constructif ». Il n’empêche que nous avons été défaits, que l’une des plus vastes offensives de notre parti au cours des dernières décennies a été repoussée, à coups de dettes, de peines de prison démesurées et de faillite généralisée.
Ce ne sont pas les friperies gratuites qui feront oublier aux Grecs la détermination de la contre-insurrection à les plonger jusqu’au cou dans le besoin. Le pouvoir a pu chanceler et donner le sentiment, un instant, de s’être volatilisé ; il a su déplacer le terrain de l’affrontement et prendre le mouvement à contre-pied. On mit les Grecs devant ce chantage « le gouvernement ou le chaos » ; ils eurent le gouvernement et le chaos. Et la misère en prime.
Avec son mouvement anarchiste plus fort que partout ailleurs, avec son peuple largement rétif au fait même d’être gouverné, avec son État toujours-déjà failli, la Grèce vaut comme cas d’école de nos insurrections défaites. Cartonner la police, défoncer les banques et mettre temporairement en déroute un gouvernement, ce n’est pas encore le destituer. Ce que le cas grec nous enseigne, c’est que sans idée substantielle de ce que serait une victoire, nous ne pouvons qu’être vaincus. La seule détermination insurrectionnelle ne suffit pas ; notre confusion est encore trop épaisse. Que l’étude de nos défaites nous serve au moins à la dissiper quelque peu.

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2. Quarante ans de contre-révolution triomphante en Occident nous ont affligés de deux tares jumelles, également néfastes, mais qui forment ensemble un dispositif impitoyable : le pacifisme et le radicalisme. Le pacifisme ment et se ment en faisant de la discussion publique et de l’assemblée le modèle achevé du politique. C’est en vertu de cela qu’un mouvement comme celui des places s’est trouvé incapable de devenir autre chose qu’un indépassable point de départ.
Pour saisir ce qu’il en est du politique, il n’y a pas d’autre choix que de faire un nouveau détour par la Grèce, mais l’antique cette fois. Après tout, le politique, c’est elle qui l’a inventé. Le pacifiste répugne à s’en souvenir, mais les Grecs anciens ont d’emblée inventé le politique comme continuation de la guerre par d’autres moyens.
La pratique de l’assemblée à l’échelle de la cité provient directement de la pratique de l’assemblée de guerriers. L’égalité dans la parole découle de l’égalité devant la mort. La démocratie athénienne est une démocratie hoplitique. On y est citoyen parce que l’on y est soldat ; d’où l’exclusion des femmes et des esclaves. Dans une culture aussi violemment agonistique que la culture grecque classique, le débat se comprend lui-même comme un moment de l’affrontement guerrier, entre citoyens cette fois, dans la sphère de la parole, avec les armes de la persuasion. « Agon », d’ailleurs, signifie autant « assemblée » que « concours ». Le citoyen grec accompli, c’est celui qui est victorieux par les armes comme par les discours.
Surtout, les Grecs anciens ont conçu dans le même geste la démocratie d’assemblée et la guerre comme carnage organisé, et l’une comme garante de l’autre. On ne leur fait d’ailleurs crédit de l’invention de la première qu’à condition d’occulter son lien avec l’invention de ce type assez exceptionnel de massacre que fut la guerre de phalange – cette forme de guerre en ligne qui substitue à l’habileté, à la bravoure, à la prouesse, à la force singulière, à tout génie, la discipline pure et simple, la soumission absolue de chacun au tout. Lorsque les Perses se trouvèrent face à cette façon si efficace de mener la guerre, mais qui réduit à rien la vie du fantassin, ils la jugèrent à bon droit parfaitement barbare, comme par la suite tant de ces ennemis que les armées occidentales devaient écraser. Le paysan athénien en train de se faire héroïquement trucider devant ses proches au premier rang de la phalange est ainsi l’autre face du citoyen actif prenant part à la Boulè. Les bras inanimés des cadavres jonchant le champ de bataille antique sont la condition stricte des bras qui se lèvent pour intervenir dans les délibérations de l’assemblée.
Ce modèle grec de la guerre est si puissamment ancré dans l’imaginaire occidental que l’on en oublierait presque qu’au moment même où les hoplites accordaient le triomphe à celle des deux phalanges qui, dans le choc décisif, consentirait au maximum de morts plutôt que de céder, les Chinois inventaient un art de la guerre qui consistait justement à s’épargner les pertes, à fuir autant que possible l’affrontement, à tenter de « gagner la bataille avant la bataille » – quitte à exterminer l’armée vaincue une fois la victoire obtenue. L’équation « guerre = affrontement armé = carnage » court de la Grèce antique jusqu’au xxe siècle : c’est au fond l’aberrante définition occidentale de la guerre depuis deux mille cinq cents ans. Que l’on nomme « guerre irrégulière », « guerre psychologique », « petite guerre » ou « guérilla », ce qui est ailleurs la norme de la guerre, n’est qu’un aspect de cette aberration-là.
Le pacifiste sincère, celui qui n’est pas tout simplement en train de rationaliser sa propre lâcheté, commet l’exploit de se tromper deux fois sur la nature du phénomène qu’il prétend combattre. Non seulement la guerre n’est pas réductible à l’affrontement armé ni au carnage, mais celle-ci est la matrice même de la politique d’assemblée qu’il prône. « Un véritable guerrier, disait Sun Tzu, n’est pas belliqueux ; un véritable lutteur n’est pas violent ; un vainqueur évite le combat. » Deux conflits mondiaux et une terrifiante lutte planétaire contre le « terrorisme » nous ont appris que c’est au nom de la paix que l’on mène les plus sanglantes campagnes d’extermination.
La mise au ban de la guerre n’exprime au fond qu’un refus infantile ou sénile d’admettre l’existence de l’altérité. La guerre n’est pas le carnage, mais la logique qui préside au contact de puissances hétérogènes. Elle se livre partout, sous des formes innombrables, et le plus souvent par des moyens pacifiques. S’il y a une multiplicité de mondes, s’il y a une irréductible pluralité de formes de vie, alors la guerre est la loi de leur co-existence sur cette terre. Car rien ne permet de présager de l’issue de leur rencontre : les contraires ne demeurent pas dans des mondes séparés. Si nous ne sommes pas des individus unifiés dotés d’une identité définitive comme le voudrait la police sociale des rôles, mais le siège d’un jeu conflictuel de forces dont les configurations successives ne dessinent guère que des équilibres provisoires, il faut aller jusqu’à reconnaître que la guerre est en nous – la guerre sainte, disait René Daumal. La paix n’est pas plus possible que désirable. Le conflit est l’étoffe même de ce qui est. Reste à acquérir un art de le mener, qui est un art de vivre à même les situations, et suppose finesse et mobilité existentielle plutôt que volonté d’écraser ce qui n’est pas nous.
Le pacifisme témoigne donc ou bien d’une profonde bêtise ou bien d’une complète mauvaise foi. Il n’y a pas jusqu’à notre système immunitaire qui ne repose sur la distinction entre ami et ennemi, sans quoi nous crèverions de cancer ou de toute autre maladie auto-immune. D’ailleurs, nous crevons de cancers et de maladies auto-immunes. Le refus tactique de l’affrontement n’est lui-même qu’une ruse de guerre. On comprend très bien, par exemple, pourquoi la Commune de Oaxaca s’est immédiatement autoproclamée pacifique. Il ne s’agissait pas de réfuter la guerre, mais de refuser d’être défait dans une confrontation militaire avec l’État mexicain et ses hommes de main. Comme l’expliquaient des camarades du Caire : « On ne doit pas confondre la tactique que nous employons lorsque nous chantons “nonviolence” avec une fétichisation de la non-violence. » Ce qu’il faut, au reste, de falsification historique pour trouver des ancêtres présentables au pacifisme !
Ainsi de ce pauvre Thoreau dont on a fait, à peine décédé, un théoricien de La Désobéissance civile, en amputant le titre de son texte La désobéissance au gouvernement civil. N’avait-il pourtant pas écrit en toutes lettres dans son Plaidoyer en faveur du capitaine John Brown : « Je pense que pour une fois les fusils Sharp et les revolvers ont été employés pour une noble cause. Les outils étaient entre les mains de qui savait s’en servir. La même colère qui a chassé, jadis, les indésirables du temple fera son office une seconde fois. La question n’est pas de savoir quelle sera l’arme, mais dans quel esprit elle sera utilisée. » Mais le plus hilarant, en matière de généalogie fallacieuse, c’est certainement d’avoir fait de Nelson Mandela, le fondateur de l’organisation de lutte armée de l’ANC, une icône mondiale de la paix.
Il raconte lui-même : « J’ai dit que le temps de la résistance passive était terminé, que la nonviolence était une stratégie vaine et qu’elle ne renverserait jamais une minorité blanche prête à maintenir son pouvoir à n’importe quel prix. J’ai dit que la violence était la seule arme qui détruirait l’apartheid et que nous devions être prêts, dans un avenir proche, à l’employer. La foule était transportée ; les jeunes en particulier applaudissaient et criaient. Ils étaient prêts à agir comme je venais de le dire. À ce moment-là, j’ai entonné un chant de liberté dont les paroles disaient : “Voici nos ennemis, prenons les armes, attaquons-les.” Je chantais et la foule s’est jointe à moi et, à la fin, j’ai montré la police et j’ai dit : “Regardez, les voici, nos ennemis !” »
Des décennies de pacification des masses et de massification des peurs ont fait du pacifisme la conscience politique spontanée du citoyen. C’est à chaque mouvement qu’il faut désormais se colleter avec cet état de fait désolant. Des pacifistes livrant des émeutiers vêtus de noir à la police, cela s’est vu Plaça de Catalunya en 2011, comme on en vit lyncher des « Black Bloc » à Gênes en 2001. En réponse à cela, les milieux révolutionnaires ont sécrété, en guise d’anticorps, la figure du radical – celui qui en toutes choses prend le contrepied du citoyen. À la proscription morale de la violence chez l’un répond chez l’autre son apologie purement idéologique. Là où le pacifiste cherche à s’absoudre du cours du monde et à rester bon en ne commettant rien de mal, le radical s’absout de toute participation à « l’existant » par de menus illégalismes agrémentés de « prises de position » intransigeantes. Tous deux aspirent à la pureté, l’un par l’action violente, l’autre en s’en abstenant. Chacun est le cauchemar de l’autre. Il n’est pas sûr que ces deux figures subsisteraient longtemps si chacune n’avait l’autre en son fond. Comme si le radical ne vivait que pour faire frissonner le pacifiste en lui-même, et vice versa. Il n’est pas fortuit que la Bible des luttes citoyennes américaines depuis les années 1970 s’intitule : Rules for Radicals, de Saul Alinski.
C’est que pacifistes et radicaux sont unis dans un même refus du monde. Ils jouissent de leur extériorité à toute situation. Ils planent, et en tirent le sentiment d’on ne sait quelle excellence. Ils préfèrent vivre en extraterrestres – tel est le confort qu’autorise, pour quelque temps encore, la vie des métropoles, leur biotope privilégié. Depuis la déroute des années 1970, la question morale de la radicalité s’est insensiblement substituée à la question stratégique de la révolution.
C’est-à-dire que la révolution a subi le sort de toutes choses dans ces décennies : elle a été privatisée. Elle est devenue une occasion de valorisation personnelle, dont la radicalité est le critère d’évaluation. Les gestes « révolutionnaires » ne sont plus appréciés à partir de la situation où ils s’inscrivent, des possibles qu’ils y ouvrent ou qu’ils y referment. On extrait plutôt de chacun d’eux une forme. Tel sabotage survenu à tel moment, de telle manière, pour telle raison, devient simplement un sabotage. Et le sabotage en tant que pratique estampillée révolutionnaire vient sagement s’inscrire à sa place dans une échelle où le jet de cocktail Molotov se situe au-dessus du lancer de pierre, mais en dessous de la jambisation qui elle-même ne vaut pas la bombe. Le drame, c’est qu’aucune forme d’action n’est en soi révolutionnaire : le sabotage a aussi bien été pratiqué par des réformistes que par des nazis. Le degré de « violence » d’un mouvement n’indique en rien sa détermination révolutionnaire.
On ne mesure pas la « radicalité » d’une manifestation au nombre de vitrines brisées. Ou plutôt si, mais alors il faut laisser le critère de « radicalité » à ceux dont le souci est de mesurer les phénomènes politiques, et de les ramener sur leur échelle morale squelettique.
Quiconque se met à fréquenter les milieux radicaux s’étonne d’abord du hiatus qui règne entre leurs discours et leurs pratiques, entre leurs ambitions et leur isolement. Ils semblent comme voués à une sorte d’auto-sabordage permanent. On ne tarde pas à comprendre qu’ils ne sont pas occupés à construire une réelle force révolutionnaire, mais à entretenir une course à la radicalité qui se suffit à elle-même – et qui se livre indifféremment sur le terrain de l’action directe, du féminisme ou de l’écologie.
La petite terreur qui y règne et qui y rend tout le monde si raide n’est pas celle du parti bolchevique. C’est plutôt celle de la mode, cette terreur que nul n’exerce en personne, mais qui s’applique à tous. On craint, dans ces milieux, de ne plus être radical, comme on redoute ailleurs de ne plus être tendance, cool ou branché. Il suffit de peu pour souiller une réputation. On évite d’aller à la racine des choses au profit d’une consommation superficielle de théories, de manifs et de relations. La compétition féroce entre groupes comme en leur propre sein détermine leur implosion périodique. Il y a toujours de la chair fraîche, jeune et abusée pour compenser le départ des épuisés, des abîmés, des dégoûtés, des vidés. Un vertige prend a posteriori celui qui a déserté ces cercles : comment peut-on se soumettre à une pression si mutilante pour des enjeux si énigmatiques ? C’est à peu près le genre de vertige qui doit saisir n’importe quel ex-cadre surmené devenu boulanger lorsqu’il se remémore sa vie d’avant.
L’isolement de ces milieux est structurel : entre eux et le monde, ils ont interposé la radicalité comme critère ; ils ne perçoivent plus les phénomènes, juste leur mesure. À un certain point d’autophagie, on y rivalisera de radicalité dans la critique du milieu lui-même ; ce qui n’entamera en rien sa structure. « Il nous semble que ce qui vraiment enlève la liberté, écrivait Malatesta, et rend impossible l’initiative, c’est l’isolement qui rend impuissant. » Après cela, qu’une fraction des anarchistes s’autoproclame « nihiliste » n’est que logique : le nihilisme, c’est l’impuissance à croire à ce à quoi l’on croit pourtant – ici, à la révolution. D’ailleurs, il n’y a pas de nihilistes, il n’y a que des impuissants.
Le radical se définissant comme producteur d’actions et de discours radicaux, il a fini par se forger une idée purement quantitative de la révolution – comme une sorte de crise de surproduction d’actes de révolte individuelle. « Ne perdons pas de vue, écrivait déjà Émile Henry, que la révolution ne sera que la résultante de toutes ces révoltes particulières. » L’Histoire est là pour démentir cette thèse : que ce soit la révolution française, russe ou tunisienne, à chaque fois, la révolution est la résultante du choc entre un acte particulier – la prise d’une prison, une défaite militaire, le suicide d’un vendeur de fruits ambulant – et la situation générale, et non la somme arithmétique d’actes de révolte séparés. En attendant, cette définition absurde de la révolution fait ses dégâts prévisibles : on s’épuise dans un activisme qui n’embraye sur rien, on se livre à un culte tuant de la performance où il s’agit d’actualiser à tout moment, ici et maintenant, son identité radicale – en manif, en amour ou en discours. Cela dure un temps – le temps du burn out, de la dépression ou de la répression. Et l’on n’a rien changé.
Si une accumulation de gestes ne suffit pas à faire une stratégie, c’est qu’il n’y a pas de geste dans l’absolu. Un geste est révolutionnaire, non par son contenu propre, mais par l’enchaînement des effets qu’il engendre. C’est la situation qui détermine le sens de l’acte, non l’intention des auteurs. Sun Tzu disait qu’« il faut demander la victoire à la situation ». Toute situation est composite, traversée de lignes de forces, de tensions, de conflits explicites ou latents. Assumer la guerre qui est là, agir stratégiquement suppose de partir d’une ouverture à la situation, de la comprendre en intériorité, de saisir les rapports de force qui la configurent, les polarités qui la travaillent. C’est par le sens qu’elle prend au contact du monde qu’une action est révolutionnaire, ou pas. Jeter une pierre n’est jamais simplement « jeter une pierre ». Cela peut geler une situation, ou déclencher une intifada.
L’idée que l’on pourrait « radicaliser » une lutte en y important tout le bataclan des pratiques et des discours réputés radicaux dessine une politique d’extraterrestre. Un mouvement ne vit que par la série de déplacements qu’il opère au fil du temps. Il est donc, à tout moment, un certain écart entre son état et son potentiel. S’il cesse de se déplacer, s’il laisse son potentiel irréalisé, il se meurt. Le geste décisif est celui qui se trouve un cran en avant de l’état du mouvement, et qui, rompant ainsi avec le statu quo, lui ouvre l’accès à son propre potentiel. Ce geste, ce peut être celui d’occuper, de casser, de frapper ou simplement de parler vrai ; c’est l’état du mouvement qui en décide. Est révolutionnaire ce qui cause effectivement des révolutions. Si cela ne se laisse déterminer qu’après coup, une certaine sensibilité à la situation nourrie de connaissances historiques aide beaucoup à en avoir l’intuition.
Laissons donc le souci de la radicalité aux dépressifs, aux Jeunes-Filles et aux ratés. La véritable question pour les révolutionnaires est de faire croître les puissances vivantes auxquelles ils participent, de ménager les devenirs-révolutionnaires afin de parvenir enfin à une situation révolutionnaire. Tous ceux qui se gargarisent d’opposer dogmatiquement les « radicaux » aux « citoyens », les « révoltés en acte » à la population passive, font barrage à de tels devenirs. Sur ce point, ils anticipent le travail de la police. Dans cette époque, il faut considérer le tact comme la vertu révolutionnaire cardinale, et non la radicalité abstraite ; et par « tact » nous entendons ici l’art de ménager les devenirs-révolutionnaires.
Il faut compter au nombre des miracles de la lutte dans le Val de Suse qu’elle ait réussi à arracher bon nombre de radicaux à l’identité qu’ils s’étaient si péniblement forgée. Elle les a fait revenir sur terre. Reprenant contact avec une situation réelle, ils ont su laisser derrière eux une bonne part de leur scaphandre idéologique, non sans s’attirer l’inépuisable ressentiment de ceux qui restaient confinés dans cette radicalité intersidérale où l’on respire si mal. Cela tient certainement à l’art spécial que cette lutte a développé de ne jamais se laisser prendre dans l’image que le pouvoir lui tend pour mieux l’y enfermer – que ce soit celle d’un mouvement écologiste de citoyens légalistes ou celle d’une avant-garde de la violence armée.
En alternant les manifestations en famille et les attaques au chantier du TAV, en ayant recours tantôt au sabotage tantôt aux maires de la vallée, en associant des anarchistes et des mémés catholiques, voilà une lutte qui a au moins ceci de révolutionnaire qu’elle a su jusqu’ici désactiver le couple infernal du pacifisme et du radicalisme. « Se conduire en politique, résumait juste avant de mourir un dandy stalinien, c’est agir au lieu d’être agi, c’est faire la politique au lieu d’être fait, refait par elle. C’est mener un combat, une série de combats, faire une guerre, sa propre guerre avec des buts de guerre, des perspectives proches et lointaines, une stratégie, une tactique. »
Comité invisible
À nos amis / 2014

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