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Rêver l’obscur – Femmes, magie et politique / Starhawk

Déesses et dieux : le paysage de la culture
La magie a souvent été pensée comme l’art de faire devenir vrais les rêves ; l’art de réaliser les visions. Mais avant que nous puissions rendre réelle la vision d’une culture intégrée, nous devons la voir. Nous devons avoir de nouvelles images à l’esprit, nous aventurer dans un paysage transformé, raconter de nouvelles histoires. Mais les histoires de la mise à distance ont formé nos esprits ; comment nouslibérer d’elles si une vision nouvelle n’est pas déjà là pour nous aider ?
Les images et les histoires de l’immanence abondent dans notre passé culturel, dans les mythes et les religions de nombreuses cultures contemporaines. Aussi notre recherche de vision nous amène-t-elle invitablement au royaume de la religion, même si nous ne voulons pas y aller : ce que nous nommons religion est le terreau de la culture, dans lequel poussent consciemment ou inconsciemment les systèmes de croyances, les histoires, les formes de pensée sur lesquels sont basés toutes les autres institutions.
Quand nous nous tournons vers les religions de l’immanence, que nous les appelions sorcellerie, paganisme polythéisme ou spiritualité, que nous prenions nos sources dans les mythologies celtique, grecque, amérindienne, orientale ou africaine, nous rencontrons un paradoxe. Nous rencontrons le Dieu/Déesse : le tout, la fabrication intriquée de l’être, la danse, la tisserande et le réseau des connexions, le schème, la spirale. Nous disons « Elle ». Mais Elle est avant le sexe ; celle dont le nom ne peut épelé car Elle est le cercle – avant qu’il soit brisé par un nom qui sépare.
Mais la Déesse a de nombreux noms : Isis, Ceridwen, Astarté, Miriam, Oshun, White Buffalo Woman, Kuan Yin, Diana, Amaterasu, Ishtar, la Femme changeante, Yemaya… et Elle a de nombreux aspects : Jeune Fille, Mère, Vieille, Lune, Terre, Arbre, Étoile, Flamme, Déesse du chaudron, Déesse du foyer, Guérisseuse, Araignée, Dame des choses sauvages. Le Dieu qui est son aspect mâle, l’autre pôle de cette unité à l’origine non brisée, a aussi de nombreux noms : Pan, Dionysos, Osiris, Dumuzi, Baal, Lugh, Coyote, Alegba… et Il a aussi de nombreux aspects : Enfant, Danseur, Père, Semeur, Dieu cornu, Chasseur, Dieu mourant, Guérisseur, Homme vert, Soleil, Arbre, Pierre levée.
Depuis Jung, beaucoup de penseurs qui explorent la mythologie ont considéré les Déesses et les Dieux comme des archétypes qui représentent les structures sous-jacentes de l’âme humaine. Les archétype ont été réalisés en dualités – ils nous disent comment diviser le monde et ss pouvoirs, comment diviser notre nature en parts masculine et féminine, en dépit du fait qu’historiquement les aspects des Déesses et des Dieux se recouvrent et s’échangent (1). Elle peut être Soleil et Lui peut être la Lune ; Elle peut être Ciel et Il peut être Terre ; les deux ont à jouer leur rôle dans le drame de la naissance, de la croissance et de la mort.
Le concept d’archétypes est lui-même un symptôme de la mise à distance ; il est dérivé de la notion platonicienne d’un monde qui n’est pas réel mais n’est qu’une ombre, l’imitation de formes parfaites préexistantes. Pour une sorcière, le monde lui-même est la réalité. Les Déesses et les Dieux ne sont pas de simples entités psychologiques, existant dans l’âme comme si l’âme était une grote retirée du monde ; eux aussi sont réels, ils sont les moyens de penser-en-choses des forces réelles, des expériences réelles.
Starhawk
Rêver l’obscur / 1982 / 2015
Traduction Morbic

Paru chez Cambourakis

À lire sur le Silence qui parle :
Des sorcières à Seattle
Nous sommes la chatte future

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1 Cf. Ochsborn, Judith, The Female Experience and the Nature of the Divine, op. cit.

Tu n’as rien vu au Chemin des Dames, rien… / Alain Brossat

La première guerre mondiale est par excellence l’événement sur lequel les dirigeants des démocraties occidentales ont perdu toute prise, intellectuelle, politique, culturelle. Disons qu’ils n’ont plus aucune intuition de ce qu’elle fut comme séisme et commotion historique ou, dit plus trivialement, qu’ils s’en foutent éperdument, si ce n’est comme matière à commémoration obligatoire dans le présent. Elle ne leur « dit » plus rien, au sens où Karl Kraus affirmait que Hitler ne lui « disait » rien, c’est-à-dire n’inspirait en rien sa veine satirique – il y a belle lurette qu’ils sont passés « à l’ordre du jour ».
Cette indifférence attire notre attention sur une différence essentielle entre l’Etat comme sujet (la subjectivité étatique) et l’individu humain comme sujet (la subjectivité individuelle). Ou peut-être, plus près de Foucault, entre le mode de subjectivation étatique du passé et celui des individus. Ce qui appartient en propre à une subjectivité individuelle humaine, c’est non seulement l’aptitude mais la propension à se retourner vers son passé. Le regard en arrière sur soi est autoconstituant, dans la subjectivité individuelle. Ce n’est pas seulement celui, classique dans la culture chrétienne, qui rend possible la confession, c’est aussi bien celui qui nourrit constamment le souci de soi du philosophe stoïcien. Un vaste champ affectif s’ouvre sous ce regard, du « Mon Dieu qu’ai-je fait là ? », voire « Est-ce bien moi qui ai pu faire une chose pareille ?! » à l’euphorique satisfaction du devoir accompli… Ce regard est autoconstituant, car il est l’un des gestes qui permettent au sujet individuel de s’opposer aux forces centrifuges qui tendent à sa dispersion ou son éclatement. Il est l’une des dimensions premières de l’intériorité du sujet.
Ce qui caractérise l’État moderne comme sujet (et il est indubitablement une sorte de sujet collectif), c’est l’absence de cette « fonction » de l’auto-examen rétrospectif. L’État a bien une subjectivité (un rapport subjectif de soi à soi, une mémoire…), mais celle-ci est « limite », car elle est celle d’un mixte d’organisme vivant fait de chair humaine, si l’on peut dire, d’intelligence humaine, de passions humaines, et d’automate, de machine (l’État comme appareil bureaucratique, avec ses fonctionnalités – Max Weber, etc.). En tant qu’il est machine et que la dimension machinique tend constamment à prendre l’ascendant sur la dimension « humaine », l’État est une machine (un automate) à aller de l’avant et qui, à ce titre, n’est pas équipé d’une fonction lui permettant de se retourner sur lui-même, sur ses propres actions, pensées, dispositions passés. Il suit son chemin, il trace sa route, il avance parce son programme, c’est d’avancer sans se prendre la tête sur ses « bilans » – s’il y a une chose qu’ignore bien l’État, c’est l’examen de conscience, premièrement parce que l’État est dépourvu de conscience morale, et deuxièmement parce que l’examen de conscience, comme retour sur soi, suppose une forme de stase, d’arrêt. Or, le propre de l’État, c’est qu’il n’a pas de touche « arrêt ».
On objectera que notre époque étant celle de la patrimonisation accélérée du passé et de la mémoire antiquaire, l’État contemporain, notamment dans nos démocraties, n’en finit pas de commémorer toutes sortes d’événements du passé et de vouer un culte à la mémoire collective au point que ces pratiques tendraient à instaurer une sorte de religion civile ou civique (Pierre Nora) du passé (1).
Je répondrai à cette objection que cette mobilisation et réintensification (le plus souvent en  trompe-l’œil, comme l’a montré Nora) du passé est une pratique ou un geste qui se déploie en l’absence de tout intériorité et tout entier dans le présent, les scènes du passé n’étant qu’un matériau au moyen duquel s’exerce l’une des nombreuses modalités du gouvernement des vivants, dans le présent – en l’occurrence, le gouvernement des populations « à la mémoire », à la valorisation du passé. Le paradoxe vertigineux de l’ère de la commémoration est là : plus les gouvernants multiplient les rites commémoratifs, et plus les scènes du passé qui en sont l’objet leur sont indifférents – comme objets de pensée, comme enjeux politiques, voire moraux. La commémoration est à ce titre un art purement taxidermiste et les « commémorateurs » étatiques des croque-morts.
Lorsque, tardivement, très tardivement, l’État français rend hommage, à l’occasion des cérémonies du centenaire du début de la première guerre mondiale, aux 140 000 travailleurs chinois qui furent recrutés ou plutôt importés de Chine pour creuser les tranchées et travailler dans les usines en manque de main d’oeuvre, lorsque le ministre de la Défense Le Drian inaugure à cette occasion une stèle commémorative dans un parc parisien, dans un arrondissement où la communauté chinoise est bien représentée, il est bien clair que la supposée réparation de cet oubli ne relève que d’un petit mouvement tactique dans le présent – un petit geste utile face à la communauté chinoise de France en plein essor, un autre en direction de Pékin… (2) Pour le reste, il y a bien longtemps que les épreuves de ceux qui, travaillant souvent en première ligne, « partagèrent l’horreur de la vie dans la boue et le sang de la guerre » (Le Drian) sont, pour la République (qui ne revient jamais sur ses pas et a d’autres chats à fouetter que jeter un regard critique sur ses actions anciennes), passés par pertes et profits. 20 000 d’entre ces Chinois transportés en France dans les circonstances de la première guerre mondiale ont péri, dans des conditions diverses. Les 3000 d’entre eux qui sont restés en France après la guerre y ont formé le premier noyau de l’immigration chinoise.
Ce type de « réparation » fallacieuse est devenu, pour l’État contemporain, dans nos démocraties (en Occident – en Extrême-Orient, par exemple, il en va tout autrement) (3), un geste routinier qui ne s’accompagne d’aucune espèce d’intériorisation, de quelque espèce qu’elle soit, de ce qui dont la mémoire est, en principe, sauvé de l’oubli. Il n’est, dans le cas présent, l’objet d’aucune espèce de retour critique de la part de l’État sur son passé impérial, sur la part prise par les soldats et auxiliaires issus des pays colonisés ou violentés par les expéditions coloniales à l’effort de guerre. On restaure à l’occasion du centenaire les cimetières où sont enterrés les morts des troupes coloniales, souvent victimes d’un apartheid post-mortem destiné à éterniser celui qui était de règle sur le terrain, mais ce geste d’automate commémoratif est sans incidence politique aucune, un geste de pure surface : il est celui d’un gouvernement qui n’en finit pas de faire la vie dure aux populations d’origine coloniale, aujourd’hui plus que jamais.
La commémoration, en ce sens, est davantage qu’un rite funèbre – elle est une sorte de geste d’abréaction de cela même qui fait l’objet de la cérémonie, une manière de se délester du fardeau de l’objet qui en est l’enjeu, un objet pas tout à fait « refroidi » voire encore brûlant (les fusillades et décimations qui suivent les mutineries et autres refus d’obéissance dans l’armée française en 1917), en l’inscrivant dans la pierre du monument ou en l’enveloppant dans le linceul de quelque discours officiel. Ce geste de l’État donne clairement à entendre : nous voici quittes avec cet objet encombrant du passé, la République a payé son tribut (purement symbolique dans la plupart des cas), la voici donc allégée de ce fardeau. Que désormais d’autres s’en chargent, s’ils le souhaitent – qu’en premier lieu les historiens « fassent leur travail » - selon la formule consacrée des hommes politiques.
Ce mantra des gouvernants mérite qu’on s’y arrête un instant. Il établit une division du travail réglementaire entre les professionnels de la politique, les personnels étatiques dont c’est désormais la charge de présider à la religion civique du passé (« entretenir la flamme … » – drôle de flamme : elle est glacée) et les historiens détenant, eux, sinon le Ministère de la Vérité ( le fameux « Miniver » orwellien) sur le passé, du moins celui de l’établissement des récits légitimés et autorisés à son propos. La fonction première de cette répartition des tâches est de décharger les gouvernants de la charge d’avoir à prendre quelque responsabilité que ce soit à propos des épisodes et chapitres antérieurs de la vie de la nation et des peuples, dans lesquels est en question, notamment, la criminalité d’État, et donc celle de leurs prédécesseurs aux « affaires ». Ainsi, cette antienne (« laissons les historiens faire leur travail en paix, sans jamais empiéter sur leurs prérogatives ») est ce qui permet, aujourd’hui, aux gouvernants français de toutes couleurs politiques de se laver les mains de la question de la torture en Algérie, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis au nom de l’État français, par des militaires français placés sous l’autorité d’institutions et de personnels politiques français, tout au long de la guerre d’indépendance des Algériens. Elle est, lors des commémorations du centenaire du début de la première guerre mondiale, ce qui les autorise à n’aborder que du bout des lèvres et dans des formules feutrées et enrobées d’euphémismes la question de la répression des dites mutineries de 1917.
Réciproquement, ce partage convient tout à fait aux historiens, en les prémunissant contre les empiétements sur leur domaine et leur sphère de pouvoir de la caste politicienne. D’ailleurs, dès cette répartition se trouve un tant soit peu brouillée ou remise en cause, c’est la levée des boucliers chez les historiens – on l’a vu en France dès lors qu’une application un peu pointilleuse de la loi Gayssot leur est apparue constituer une rupture de la règle établie.
Il faut tenter de comprendre où trouve sa source l’horreur croissante qu’inspire aux responsables politiques et aux gouvernants la perspective d’avoir à se prononcer, tout particulièrement  se prononcer sur le fond à propos d’événements, scènes et chapitres du passé dont les veines, à l’évidence, demeurent ouvertes. Ce qui, traditionnellement, permet aux hommes politiques et dirigeants des États de le faire, voire ce qui les y incite, c’est le fait que leur politique est articulée sur un certain rapport à l’histoire – des doctrines, des récits, des mythes, des fantasmagories, des sensations, voire une (des) philosophie(s) de l’histoire. Pour les plus éminents d’entre eux, ceux qu’il est convenu d’appeler les « grands » hommes d’État (un Mazzini, un Bismark, un de Gaulle – peu de femmes, hélas…), le passé informe constamment le présent, leur politique au présent est entée sur leur rapport au passé, notamment au passé national. Les écrits politiques d’un de Gaulle en forme de mémoires baignent littéralement dans l’histoire, ils trouvent leur inspiration dans une philosophie de l’histoire d’inspiration maurrassienne, une mystique de la nation dont le propre est sa capacité à faire se conjoindre le passé le plus ancien et le présent le plus immédiat – le Général se prend pour Jeanne d’Arc, se moquent ses adversaires.
Cette articulation entre histoire et politique est ce qui permet à ces figures de l’État de facture traditionnelle d’avoir prise sur les événements du passé, ceux du passé national notamment, les glorieux et les calamiteux, et d’énoncer des jugements à leur propos : Jaurès écrit une volumineuse histoire de la Révolution française, dans laquelle se lit en filigrane, aussi bien, sa philosophie politique. Léon Blum, Pilsudski, Churchill sont, dans la première moitié du XX° siècle, de ces hommes de l’État dont la politique interagit constamment avec leur philosophie de l’histoire.
Or, c’est au cours de la seconde moitié du XX° siècle que ce lien, lentement mais sûrement, se distend et se brise. Comme modalité du temps politique, le présentisme (François Hartog) impose ses conditions draconiennes et coupe les hommes politiques de la perspective historique (4). Le passé change radicalement de statut dans leur politique, cessant d’être le terreau du présent et une source d’inspiration, pour prendre une consistance muséale et acquérir le statut d’un magasin d’antiquités dont ils sont les gardiens. La radicale disjonction qui s’opère ici entre domaine, pratiques politiques déployées dans l’horizon du présent immédiat et dimension historique de la vie des peuples, continuité historique des nations enracinée dans le passé proche et lointain est enveloppée dans l’effondrement, en Occident, depuis les années 1980 ou, plus précisément depuis la chute de l’Union soviétique, du grand paradigme de l’Histoire qui a animé tout le « court XX° siècle », pour le meilleur et surtout le pire. Dans cette condition post-historique, voire cette sorte de fin de l’Histoire,  dont Fukuyama pense détecter l’avènement avec l’entrée dans l’ère de l’Un-seul démocratique (sous la forme pratique de la démocratie de marché), les gouvernants se trouvent allégés, déliés de l’obligation de faire du passé l’objet de leur préoccupation, de le méditer, de l’interpréter à la lumière d’une quelconque philosophie de l’histoire. Les formes rituelles et les déclarations sacramentelles se substituent à ce souci, le texte de leurs pensées sur le passé étant gravé d’avance dans le marbre de la nouvelle téléologie démocratique  – le passé ne prenant désormais son sens que comme prémisse ou étape en vue de cet horizon du présent politique proclamé indépassable.
On voit bien alors ce qui, en relation avec un événement de la dimension de la première guerre mondiale, un événement à tous égards insoluble dans quelque « dialectique historique » que ce soit, disparaît totalement de l’écran radar des hommes d’État : la faculté de se poser la toute simple question, elle aussi inépuisable, cent ans après la catastrophe : comment une chose pareille a-t-elle bien pu se produire ? Ou bien encore : dans quelle mesure en sommes-nous (gouvernants) comptables aujourd’hui encore?  Comment la faillite de nos prédécesseurs, ceux qui étaient aux affaires à l’époque, est-elle susceptible d’affecter notre propre politique ? Ou bien, plus généralement : quelle est,  dans et pour  notre époque, l’actualité  de ce désastre ?
Tout au contraire, c’est tout ce champ de questionnement des gouvernants sur les conditions historiques de leur action qu’a pour effet de balayer la déliaison contemporaine entre une politique au présent, entre le gouvernement contemporain des vivants, et  leurs conditions d’historicité. La question qui sera donc inscrite dans l’angle mort des commémorations du début de la première guerre mondiale sera au fond la seule qui importe : comment, à l’échelle d’un continent, celui qui se perçoit alors comme le centre du monde et le cœur de la civilisation humaine, peut-on passer, pratiquement du jour au lendemain, d’un monde en paix à un état de guerre totale ? Ou bien encore, en termes foucaldiens : comment donc se produit ce renversement instantané des conditions d’un gouvernement des vivants dont l’horizon général est le « faire vivre », la prise en charge biopolitique de la vie des populations, à d’autres dans lesquelles prévalent les impératifs thanatopolitiques de l’extermination de la masse (5) ? Quelles sont donc les conditions de possibilité d’un tel renversement ?
On voit bien se dessiner ici les limites de la mission aujourd’hui confiée par les gouvernants aux historiens : l’horizon ou la dimension dans lesquels travaillent ceux-ci sont avant tout ceux d’une investigation sur les enchaînements de circonstances, de petites causes sur de grands effets, qui débouchent sur la conflagration d’août 1914. Dans le contexte du centenaire, le débat des historiens se concentre sur la question des responsabilités de tel ou tel pays ou gouvernement, en comparaison de tel autre. Le livre de Christopher Clark Les somnambules attire alors l’attention dans la mesure où il propose une lecture nouvelle des responsabilités particulières de la Serbie, un « État voyou » avant la lettre, dans le déclenchement de la guerre, une lecture qui révise la version courante, portée, elle, à mettre l’accent sur les erreurs de jugement et les décisions funestes des dirigeants allemands et austro-hongrois (6). Une historienne canadienne, Margaret MacMillan, pense, elle, que c’est « une série d’erreurs et de malentendus » qui a conduit au déclenchement de la guerre, plutôt que des calculs, des décisions ou des projets délibérés (7). Tous, en tout cas, semblent s’accorder sur le fait que, autant les origines et les causes de la seconde guerre mondiale semblent avérées, même si les historiens peuvent s’opposer sur tel ou tel aspect du tableau d’ensemble, autant la « boîte noire » du crash d’août 1914 demeure rétive à en livrer le secret : non pas seulement celui de l’enchaînement circonstanciel des causes et des effets (de la réaction en chaîne) qui conduit à la déflagration, mais surtout de la possibilité même de l’effondrement subit de l’ordre global européen tel qu’il s’est édifié depuis le XVIII° siècle (le système fondé sur l’équilibre conflictuel entre les nations présenté par Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme).
Tout ceci pour dire que le champ de l’intelligibilité sur l’événement global que constitue la première guerre mondiale que s’activent à produire les historiens est limité, ceci de par les règles et les objectifs que s’assigne elle-même cette corporation dans le champ général de la production des savoirs. En bref, ce n’est pas le boulot des historiens de produire le concept ou les concepts du renversement « impensable » qui semble avoir lieu pour ainsi dire « d’un jour sur l’autre» (Foucault, dans L’histoire de la folie à l’âge classique) avec la déclaration de la guerre en août 14. Et c’est encore moins leur boulot d’inscrire un tel concept dans l’horizon d’une critique du présent – une critique visant, donc, à se demander ce que pourrait être l’actualité d’un tel concept, ou, si l’on préfère, sa pertinence dans le champ même de notre actualité propre.
En d’autres termes, la question, non plus « historienne » mais bel et bien « philosophique », serait non pas : les conditions d’une répétition du cauchemar d’août 14 s’identifient-elles dans notre présent (l ’histoire ne se répète pas), mais plutôt : qu’est-ce qui dans notre propre régime d’historicité demeure homogène aux conditions qui ont rendu possible ce cataclysme ?
On voit bien  que le genre d’explication « marxiste », consistant à faire ressortir ici le diable nomme capital, capitalisme, de sa boîte, est un peu court. Ce qui nous intéresse, ce sont des éléments plus spécifiques que ceux que désignent des formules générales et canoniques du genre « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ». Ceci dans deux domaines notamment, là où la première guerre mondiale fut, pour nous Européens, inaugurale : l’administration de la mort en masse (l’invention de la figure (moderne) de la massa perdita) d’une part ; et, de l’autre, la mise en place de la chaîne état d’exception-état d’urgence absolue dans le contexte d’un gouvernement des vivants qui, dans ses grands traits, demeure inchangé (le système républicain en France, parlementaire en Angleterre, impérial en Allemagne et Autriche-Hongrie…).
Si notre intuition générale est que, à plus d’un titre, nous avons changé d’époque, nous ne sommes plus dans l’époque de la première guerre mondiale, sur ces deux points du moins, nous ne dévions pas d’une généalogie qui nous inscrit dans la « tradition » de la catastrophe qu’inaugure cette guerre. Développer une analytique de ces lignes de forces du versant catastrophique de cette histoire, cela pourrait être la tâche d’une philosophie du présent se définissant comme critique de l’actualité et se réclamant de la double inspiration de Benjamin et Foucault.
Premier point : ce qu’inaugure la première guerre mondiale, c’est une figure de la violence étatique qui est ou n’est pas explicitement guerrière et dont l’objet est l’exposition de la masse à la mort. Entre 1914 et 1918, le topos de cette exposition est la guerre des tranchées. Entre 1940 et 1945 (plus tôt en Extrême-Orient, avec l’intervention  japonaise en Chine), c’est la guerre aérienne, les bombardement massifs dont fait les frais, en premier lieu, la population civile (8). Dans l’après-guerre, c’est la terreur nucléaire, qui virtualise cette exposition comme entre-exposition, au temps de la course aux armements nucléaires entre les USA et l’URSS. À l’époque de la contre-terreur (« lutte contre le terrorisme », après le 11/09), cette exposition de la masse à la mort tend à devenir unilatérale : il s’agit, avec la seconde guerre en Irak, de s’assurer sur l’adversaire une suprématie si écrasante que la masse perdue (les centaines de milliers de morts irakiens de cette guerre) ne soient compensée qu’au prix de quelques centaines ou au plus milliers de morts dans les rangs de la coalition occidentale. Dans les conflits majeurs qui s’annoncent en Extrême-Orient et dont l’enjeu est la suprématie dans cette région et dans le Pacifique (comme au temps de Pearl Harbor, mais dans un contexte d’alliances inversées), la figure éphémère inaugurée en Irak ne tient plus : les États-Unis, même activement appuyés par la puissance militaire remise en selle du Japon, ne peuvent guère espérer renouveler dans un affrontement avec la Chine le scénario de rêve (dans sa première phase du moins, on a vu la suite…) de la seconde guerre en Irak – le spectre de l’entre-exposition refait surface dans un tel contexte, avec le risque d’une nucléarisation de l’affrontement.
Voici le visage de Méduse que doit affronter une philosophie du présent : il s’agit bien pour les gouvernants des puissances occidentales, encore et toujours et ce depuis la première guerre mondiale (ce en quoi elle est inaugurale et non pas confinée dans le statut d’un accident unique ou d’une aberration inexplicable), de travailler sur les conditions d’acceptabilité par la population de cette condition suspendue au dessus de sa vie : la possibilité que survienne, plus ou moins inopinément, une « crise » à l’occasion de laquelle une partie de la masse sera sacrifiée sur l’autel de… la sécurité, la lutte contre le terrorisme, le totalitarisme renaissant, la défense des fondements de la vie civilisée ou de Démocratie – bref, le maintien de l’hégémonie occidentale sous tous les atours…
Ce « jeu » devient très clair dès lors qu’est en question la capacité nucléaire : celle-ci doit être acceptée par les populations des pays qui en disposent comme une condition fondamentale de leur « sécurité », la clause perpétuellement cachée du contrat étant que cette supposée garantie a pour condition leur pleine exposition à la puissance nucléaire des « autres », sans parler, bien sûr, de la prise en otage de toutes les populations « autres » contre lesquelles ces armes seraient susceptibles d’être utilisées. De cette façon, et comme Foucault l’a montré de façon prémonitoire, l’abandon de la masse à la mort, chassée par la porte de la « grande » biopolitique qui fait ses premiers pas dans la seconde moitié du XIX° siècle, y compris dans les colonies (9), revient par la fenêtre de cette condition thanatopolitique inscrite au cœur du gouvernements des vivants dans les démocraties contemporaines – l’exposition perpétuelle de la masse, dans des proportions variables selon les conjonctures, à la mort.
Aujourd’hui, cette clause s’exerce à l’endroit des réfugiés abandonnés à leur sort en Méditerranée, dans un autre contexte, ce sont les populations aujourd’hui (relativement) immunisées qui se trouveront, à leur tour, pleinement exposées – et pour cela, il n’est même pas besoin d’un contexte de guerre ouverte, la « guerre économique » peut y suffire, comme a commencé à le montrer le scénario grec…
Dans cette condition permanente de la réversibilité biopolitique, c’est-à-dire du double jeu de celle-ci entre son horizon de vie et son horizon de mort, nous sommes bel et bien encore dans le champ de l’époque ouverte par la première guerre mondiale. Et pour penser cette condition, il nous faut des concepts qui soient propres à subsumer, précisément, ce qu’elle a d’impensable et d’inimaginable – ce qui, comme dirait Günther Anders, tend à dépasser constamment des facultés imaginatives – il nous faut travailler perpétuellement à produire le concept de cet « inimaginable » qu’est la figure d’une condition « démocratique » incluant la possibilité incessante de l’exposition de la masse à la mort violente.
Second point : quatre années durant, entre 1914 et 1918, la France est exposée aux conditions d’une guerre industrielle qui supposent la mise en œuvre de la mobilisation totale de la population et donc de toutes sortes de dispositifs d’exception, ceci sans qu’à aucun moment les institutions démocratiques ne soient démantelées. Le long épisode de la conquête du pouvoir par les pouvoirs fascistes en Europe, après la première guerre mondiale a eu pour effet de donner une valeur d’évidence à l’équation : dictature fasciste = État d’exception. Dans le domaine de la philosophie et du droit, le fait que cela soit un nationaliste conservateur allemand rallié au nazisme, Carl Schmitt, qui ait été le théoricien par excellence de l’État d’exception n’a pas peu contribué à renforcer cette évidence.
Du coup, dans la doxa qui s’installe après la seconde guerre mondiale et trouve sa pleine expansion après la chute de l’URSS, la définition du régime démocratique comme État de droit, id est ce qui se situe aux antipodes de l’État d’exception, prend force de loi. Les évolutions récentes, disons depuis le 11/09 et le Patriot Act (mais ce ne seraient pas les exemples antérieurs qui manqueraient, en cherchant un peu – la France pendant la guerre d’Algérie, la RFA pendant l’épisode de la RAF, etc.) montrent exactement le contraire, c’est-à-dire la parfaite compatibilité de l’institution démocratique et de formes infiniment variables et modulées de l’État d’exception. Elles montrent même un peu plus que cela : la possibilité de la combinaison permanente entre des formes démocratiques (pluralisme, parlementarisme, élections « libres », liberté de la presse.. ; et des dispositifs d’exception caractérisés, notamment destinés à des fractions particulières de la population ; la possibilité d’une sorte de fascisme démocratique d’État dont les actuels dirigeants de l’État d’Israël (Netanyahou en tête) sont la parfaite incarnation.
Il nous faut donc, sur ce point, réformer notre entendement historique du XX° siècle et , en cessant de nous obséder avec le spectre d’un « retour » des formes fascistes « classiques » et apocalyptique, remonter un peu plus haut, en direction de la première guerre mondiale, avec laquelle s’inaugure la figure qui prospère aujourd’hui : celle de la prolifération d’un régime euphémisé de l’exception (urgence absolue, nécessité impérieuse…) dans le giron de l’institution démocratique (10). Il y a un siècle, c’étaient les impératifs absolus découlant de la mobilisation contre l’ennemi national, l’envahisseur, qui dictaient la nécessité de greffer des dispositifs d’exception sur le corps de la démocratie, aujourd’hui, c’est la nécessité de lutter toutes affaires cessantes contre l’hydre du terrorisme : la matrice demeure la même, celle d’une guerre elle-même placée sous le signe de l’exception absolue.
Ces éléments de généalogie nous aident à statuer sur la validité du discours moral qui accompagne aujourd’hui le « devoir de mémoire » et la montée de la pulsion (compulsion?) commémorative : connaître le passé, apprendre du passé afin que les horreurs qui s’y sont produites ne se reproduisent plus jamais. Des images fortes sont mobilisées en renfort de cette ritournelle : celle d’un chancelier (d’une chancelière) allemand(e) célébrant la main dans la main avec un Président français (le mot n’existe pas au féminin jusqu’à présent…) et à Verdun, de préférence, l’anniversaire de l’armistice du 11 novembre 1918. La « réconciliation franco-allemande », l’existence d’un axe Paris-Berlin au cœur de l’Europe communautaire, c’est cela qui, adossé à une pédagogie du passé tragique, serait l’antidote contre le risque d’une rechute dans ce passé apocalyptique.
La relation pédagogique et incantatoire au passé sinistré qui tente ici de faire valoir ses droits (apprendre du passé en apprenant le passé, enraciner la vigilance face au passé dans la commémoration) est fondée sur l’élision d’un facteur essentiel : c’est dans l’expérimentation du présent, politique notamment, et non pas dans les livres scolaires et les rites commémoratifs que l’on « apprend du passé ». C’est dans une pratique critique du présent que l’on devient, comme dit Foucault, sensible à l’intolérable et que l’on se dote de la capacité de reconstituer les lignes généalogiques qui rattachent le présent comme catastrophe continuée (Benjamin) aux désastres (et aux crimes d’État) du passé.
L’une des choses les plus difficiles à imaginer (plutôt que comprendre), concernant le déclenchement de la première guerre mondiale, est le brutal basculement (du jour au lendemain ou presque, une fois encore) d’opinions nationales dans leur ensemble hostiles à la guerre, sinon pacifistes, dans l’hystérie nationaliste et guerrière (« À Berlin ! » « Nach Paris ! », etc.), cette sorte de folie collective qui semble donner raison au pire de la théorie des foules de Gustave Le Bon et qui entraîne dans son sillage les directions des partis socialistes de la Seconde Internationale.
Mais cette énigme est-elle si difficile à déchiffrer pour l’observateur (le témoin) critique de notre actualité ? La formation du consensus anomique qui annule toute possibilité de différence ou de contrechamp n’est-elle pas ce phénomène récurrent que nous avons à constater dans nos démocraties, chaque fois que se présente un événement désastreux, une crise à l’occasion desquels les gouvernants vont s’entendre à créer les conditions de l’homogénéisation d’une opinion chauffée à blanc et à suspendre par la même occasion toute condition de débat ou de dissidence aux conditions du tant vanté « pluralisme démocratique » ? La formation de cette masse en fusion de l’opinion mobilisée par la peur et manipulée par les élites gouvernantes, n’est-ce ce à quoi nous avons assisté, en France, après le 11/09 (« Tous Américains ! »), lors de l’intervention franco-britannique (soutenue par les États-Unis) en Libye, lors du déclenchement de l’intervention militaire au Mali et, bien entendu, après les attentats parisiens du 7 janvier 2015 ? La proclamation par l’autorité relayée par les médias et les intellectuels en uniforme d’un état de nécessité absolu ne débouche pas seulement sur la suspension d’un certain nombre de libertés, mais, aussi bien, sur la mobilisation totale du public qui, de ce fait même, cesse d’être une « opinion » pour n’être plus qu’une masse de manœuvre (une foule, au sens de Le Bon) aux mains de gouvernants généralement discrédités et qui, à l’occasion de cette diversion, tentent (bien illusoirement) de se refaire une vertu.
Ici encore, le « moment » août 1914 est, en termes généalogiques, en position inaugurale ; vu sous cet angle, celui du présent (de l’expérience que nous en avons) et non pas du passé aux mains des taxidermistes, il devient parfaitement « imaginable ».
J’appartiens sans doute à la dernière génération européenne qui a pu avoir encore une « intuition », fût-elle très affaiblie, fugitive, de ce qu’a été la première guerre mondiale pour ceux qui se sont trouvés plongés dans ce chaudron de sorcière ; ceci moins peut-être parce que je suis un lecteur inlassable de Benjamin dont les textes « Le Narrateur » et « Expérience et pauvreté » vont au cœur de la question de l’expérience impossible de cette guerre, moins peut-être parce que j’ai lu des dizaines de romans, autobiographies, témoignages et récits historiques qui y sont consacrés, que parce que mes deux grands-pères qui l’ont « faite » (subie) de bout en bout m’en ont parlé.
Mais ce que je dis là n’est pas exact : ils n’en « parlaient » pas, ils ne « racontaient » pas, confirmant exactement ce qu’en dit Benjamin : les témoins sont restés muets, car ce qu’ils ont « vécu » dans les tranchées se situe au-delà de toute expérience dans le sens courant du terme.  C’était plutôt leur corps, leur attitude face à la vie et, parfois, un éclat de souvenir qui venaient témoigner pour eux et comme à leur insu de ce que cette épreuve avait été. Ou bien encore, des reliques, des fétiches, enfouis dans des tiroirs : un pistolet Luger, une citation (au sens militaire du terme) calligraphiée à la plume sergent major par un supérieur, quelques photos de tout jeunes gens en uniforme de chasseurs alpins… C’est tout à la fin, alors qu’il ne reconnaissait plus tout à fait ses petits-enfants, que mon grand-père paternel s’est mis à se rappeler les tranchées françaises et allemandes si proches sur le Vieil Armand (Hartmannvillerskopf), dans les Vosges, les lumières de Mulhouse au loin, etc. De cette impossibilité de « témoigner » de ce que fut cette guerre pour les combattants de première ligne (le  peuple sous les armes), c’est-à-dire de l’inscrire dans un récit autobiographique, c’est de cela que j’ai été le témoin et qui nourrit l’intuition que j’ai pu entretenir, ma vie durant, comme une toute petite flamme vacillante, de ce que fut « la vie minuscule de l’homme »  sur la ligne de front, quatre années durant. Mais même cette flamme infime, je ne saurais la transmettre à mes enfants qui n’ont pas connu mes grands-pères et pour qui, la « guerre de 14 », se perd dans la mer du temps, au côté des guerres napoléoniennes et autres souvenirs scolaires.
In ultimis verbis venenum : le manque d’intérêt retentissant marqué par les philosophes européens pour l’événement première guerre mondiale à l’occasion de ce centenaire et la rupture de tradition qui se manifeste à cette occasion (mânes de Husserl, Arendt et Nizan, entre autres…) « fait signe » en direction de la trahison des grands anciens qui, en 1914, rendirent les armes aux gouvernants et embrigadèrent la philosophie au service de l’Union sacrée – les Bergson, Brunschwicg et autres représentants du néo-kantisme de Sorbonne qu’apostrophe Nizan dans Les chiens de garde. Là encore, les généalogies sont précieuses :  c’est dans une continuité rigoureuse que la philosophie d’État (académique) échoue à se tenir à la hauteur de son présent – à relever le défi de l’actualité.
Alain Brossat
Tu n’as rien vu au Chemin des Dames, rien… / 2015

Publié sur Ici et ailleurs

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1 Pierre Nora: Les lieux de mémoire (collectif), Gallimard, Quarto, 1997.
2 “France pays tribute to ‘forgotten’ Chinese”, Taipei Times, 28/11/2014.
3 Où, au contraire, prévaut une condition générale de politisation à outrance de l’histoire du XX° siècle, dans les rapports et conflits présents entre Etats.
4 François Hartog: Régimes d’historicité – présentisme et expérience du temps, Seuil, 2012.
5 Dans Le siècle des chefs, une histoire transnationale du commandement et de l’autorité, 1890-1940 (Amsterdam, 2013), Yves Cohen rappelle que c’est dès 1894 qu’est adoptée en France une loi sur les Habitations à bon marché destinée à permettre aux ouvriers d’accéder à la propriété de leur logement.
6 Christopher Clark: The Sleepwalkers: How Europe Went to War in 1914,  Allen Lane, London, 2012 (français: Les somnambules, Flammarion, 2014)
7 Steven Erlanger:”A war is long over, but many still seek to learn its lessons”, Taipei Times, 11/09/2014.
8 Voir sur ce point: Thomas Hippler: Le gouvernement du ciel, histoire globale des bombardements aériens, Les Prairies ordinaires, 2014.
9 Sur ce point, voir: Olivier Le Cour Grandmaison: L’Empire des hygiénistes, faire vivre aux colonies, Fayard, 2014.
10 Nous avons sous les yeux l’obsolescence du fascisme classique (celui des années 1920-40) comme référence et modèle théorique: un indice en est l’effacement du culte du Chef. En France, le Front national, comme parti post-fasciste en cours de “régularisation” démocratique, tend à devenir le “premier parti (électoral) de France dans un contexte où la fille succédant au père est un personnage infiniment moins charismatique que lui.

Le rouge et le tricolore / Alain Badiou

Aujourd’hui, le monde est investi en totalité par la figure du capitalisme global, soumis à l’oligarchie internationale qui le régente, et asservi à l’abstraction monétaire comme seule figure reconnue de l’universalité.
Dans ce contexte désespérant s’est montée une sorte de pièce historique en trompe-l’œil. Sur la trame générale de « l’Occident », patrie du capitalisme dominant et civilisé, contre « l’islamisme », référent du terrorisme sanguinaire, apparaissent, d’un côté, des bandes armées meurtrières ou des individus surarmés, brandissant pour se faire obéir le cadavre de quelque Dieu ; de l’autre, au nom des droits de l’homme et de la démocratie, des expéditions militaires internationales sauvages, détruisant des Etats entiers (Yougoslavie, Irak, Libye, Afghanistan, Soudan, Congo, Mali, Centrafrique…) et faisant des milliers de victimes, sans parvenir à rien qu’à négocier avec les bandits les plus corruptibles une paix précaire autour des puits, des mines, des ressources vivrières et des enclaves où prospèrent les grandes compagnies.
C’est une imposture de présenter ces guerres et leurs retombées criminelles comme la contradiction principale du monde contemporain, celle qui irait au fond des choses. Les troupes et polices de la « guerre antiterroriste », les bandes armées qui se réclament d’un islam mortifère et tous les Etats sans exception appartiennent aujourd’hui au même monde, celui du capitalisme prédateur.
Diverses identités factices, se considérant chacune comme supérieure aux autres, se taillent férocement dans ce monde unifié des lambeaux de domination locale. On a du même monde réel, où les intérêts des agents sont partout les mêmes, la version libérale de l’Occident, la version autoritaire et nationaliste de la Chine ou de la Russie de Poutine, la version théocratique des Emirats, la version fascisante des bandes armées… Les populations sont partout sommées de défendre unanimement la version que le pouvoir local soutient.
Il en ira ainsi tant que l’universalisme vrai, la prise en main du destin de l’humanité par l’humanité elle-même, et donc la nouvelle et décisive incarnation historico-politique de l’idée communiste, n’aura pas déployé sa neuve puissance à l’échelle mondiale, annulant au passage l’asservissement des Etats à l’oligarchie des propriétaires et de leurs serviteurs, l’abstraction monétaire, et finalement les identités et contre-identités qui ravagent les esprits et en appellent à la mort.

Identité française : la « République  »
Dans cette guerre des identités, la France tente de se distinguer par un totem de son invention : la « République démocratique et laïque », ou « le pacte républicain ». Ce totem valorise l’ordre établi parlementaire français – au moins depuis son acte fondateur, à savoir le massacre, en 1871, par les Adolphe Thiers, Jules Ferry, Jules Favre et autres vedettes de la gauche « républicaine », de 20 000 ouvriers dans les rues de Paris.
Ce « pacte républicain » auquel se sont ralliés tant d’ex-gauchistes, parmi lesquels Charlie Hebdo, a toujours soupçonné que se tramaient des choses effrayantes dans les faubourgs, les usines de la périphérie, les sombres bistrots banlieusards. La République a toujours peuplé les prisons, sous d’innombrables prétextes, des louches jeunes hommes mal éduqués qui y vivaient. Elle a aussi, la République, multiplié les massacres et formes neuves d’esclavage requis par le maintien de l’ordre dans l’empire colonial. Cet empire sanguinaire avait trouvé sa charte dans les déclarations du même Jules Ferry – décidément un activiste du pacte républicain –, lesquelles exaltaient la « mission civilisatrice » de la France.
Or, voyez-vous, un nombre considérables des jeunes qui peuplent nos banlieues, outre leurs louches activités et leur manque flagrant d’éducation (étrangement, la fameuse « Ecole républicaine » n’a rien pu, semble-t-il, en tirer, mais n’arrive pas à se convaincre que c’est de sa faute, et non de la faute des élèves), ont des parents prolétaires d’origine africaine, ou sont eux-mêmes venus d’Afrique pour survivre, et, par voie de conséquence, sont souvent de religion musulmane. A la fois prolétaires et colonisés, en somme. Deux raisons de s’en méfier et de prendre les concernant de sérieuses mesures répressives.
Supposons que vous soyez un jeune Noir ou un jeune à l’allure arabe, ou encore une jeune femme qui a décidé, par sens de la libre révolte, puisque c’est interdit, de se couvrir les cheveux. Eh bien, vous avez alors sept ou huit fois plus de chances d’être interpellé dans la rue par notre police démocratique et très souvent retenu dans un commissariat, que si vous avez la mine d’un « Français », ce qui veut dire, uniquement, le faciès de quelqu’un qui n’est probablement ni prolétaire, ni ex-colonisé. Ni musulman.
Charlie Hebdo, en un sens, ne faisait qu’aboyer avec ces mœurs policières dans le style « amusant » des blagues à connotation sexuelle. Ce n’est pas non plus très nouveau. Voyez les obscénités de Voltaire à propos de Jeanne d’Arc : son La Pucelle d’Orléans est tout à fait digne de Charlie Hebdo. A lui seul, ce poème cochon dirigé contre une héroïne sublimement chrétienne autorise à dire que les vraies et fortes lumières de la pensée critique ne sont certes pas illustrées par ce Voltaire de bas étage.
Il éclaire la sagesse de Robespierre quand il condamne tous ceux qui font des violences antireligieuses le cœur de la Révolution et n’obtiennent ainsi que désertion populaire et guerre civile. Il nous invite à considérer que ce qui divise l’opinion démocratique française est d’être, le sachant ou non, soit du côté constamment progressiste et réellement démocrate de Rousseau, soit du côté de l’affairiste coquin, du riche spéculateur sceptique et jouisseur, qui était comme le mauvais génie logé dans ce Voltaire par ailleurs capable, parfois, d’authentiques combats.

Le crime de type fasciste
Et les trois jeunes Français que la police a rapidement tués ? Je dirais qu’ils ont commis ce qu’il faut appeler un crime de type fasciste. J’appelle crime de type fasciste un crime qui a trois caractéristiques.
D’abord, il est ciblé, et non pas aveugle, parce que sa motivation est idéologique, de caractère fascisant, ce qui veut dire strictement identitaire : nationale, raciale, communautaire, coutumière, religieuse… En la circonstance, les tueurs sont antisémites. Souvent le crime fasciste vise des publicistes, des journalistes, des intellectuels ou des écrivains que les tueurs estiment représentatifs du bord opposé. En la circonstance, Charlie Hebdo.
Ensuite, il est d’une violence extrême, assumée, spectaculaire, parce qu’il vise à imposer l’idée d’une détermination froide et absolue qui, du reste, inclut de façon suicidaire la probabilité de la mort des meurtriers. C’est l’aspect « viva la muerte ! », l’allure nihiliste, de ces actions.
Troisièmement, le crime vise, par son énormité, son effet de surprise, son côté hors norme, à créer un effet de terreur et à alimenter, de ce fait même, du côté de l’Etat et de l’opinion, des réactions incontrôlées, entièrement closes sur une contre-identité vengeresse, lesquelles, aux yeux des criminels et de leurs patrons, vont justifier après coup, par symétrie, l’attentat sanglant. Et c’est bien ce qui est arrivé. En ce sens, le crime fasciste a remporté une sorte de victoire.

L’Etat et l’opinion
Dès le début en effet, l’Etat s’est engagé dans une utilisation démesurée et extrêmement dangereuse du crime fasciste, parce qu’il l’a inscrit au registre de la guerre mondiale des identités. Au « musulman fanatique », on a opposé sans vergogne le bon Français démocrate.
La confusion a été à son comble quand on a vu que l’Etat appelait, de façon parfaitement autoritaire, à venir manifester. C’est tout juste si Manuel Valls n’envisageait pas d’emprisonner les absents, et si on n’a pas exhorté les gens, une fois qu’ils auraient manifesté leur obéissance identitaire sous le drapeau tricolore, soit à se terrer chez eux, soit à revêtir leur uniforme de réserviste et à partir au son du clairon en Syrie.
C’est ainsi qu’au plus bas de leur popularité, nos dirigeants ont pu, grâce à trois fascistes dévoyés qui ne pouvaient imaginer un tel triomphe, défiler devant un million et quelques de personnes, à la fois terrorisées par les « musulmans » et nourries aux vitamines de la démocratie, du pacte républicain et de la grandeur superbe de la France.
La liberté d’expression, parlons-en ! Il était pratiquement impossible, durant tous les premiers jours de cette affaire, d’exprimer sur ce qui se passait un autre avis que celui qui consiste à s’enchanter de nos libertés, de notre République, à maudire la corruption de notre identité par les jeunes prolétaires musulmans et les filles horriblement voilées, et à se préparer virilement à la guerre contre le terrorisme. On a même entendu le cri suivant, admirable dans sa liberté expressive : « Nous sommes tous des policiers. »
Il est naturel en réalité que la loi de notre pays soit celle de la pensée unique et de la soumission peureuse. La liberté en général, y compris celle de la pensée, de l’expression, de l’action, de la vie même, consiste-t-elle aujourd’hui à devenir unanimement des auxiliaires de police pour la traque de quelques dizaines d’embrigadés fascistes, la délation universelle des suspects barbus ou voilés, et la suspicion continue concernant les sombres cités de banlieue, héritières des faubourgs où l’on fit autrefois un carnage des communards ? Ou bien la tâche centrale de l’émancipation, de la liberté publique, est-elle bien plutôt d’agir en commun avec le plus possible de jeunes prolétaires de ces banlieues, le plus possible de jeunes filles, voilées ou non, cela n’importe pas, dans le cadre d’une politique neuve, qui ne se réfère à aucune identité (« les prolétaires n’ont pas de patrie ») et prépare la figure égalitaire d’une humanité s’emparant enfin de son propre destin ? Une politique qui envisage rationnellement que nos vrais maîtres impitoyables, les riches régents de notre destin, soient enfin congédiés ?
Il y a eu en France, depuis bien longtemps, deux types de manifestation : celle sous drapeau rouge, et celles sous drapeau tricolore. Croyez-moi : y compris pour réduire à rien les petites bandes fascistes identitaires et meurtrières, qu’elles se réclament des formes sectaires de la religion musulmane, de l’identité nationale française ou de la supériorité de l’Occident, ce ne sont pas les tricolores, commandées et utilisées par nos maîtres, qui sont efficaces. Ce sont les autres, les rouges, qu’il faut faire revenir.
Alain Badiou
Le rouge et le tricolore / 2015
Ce texte a été publié dans le Monde du 28 janvier 2015, c’est la version courte.

Pour lire et télécharger le texte intégral, non coupé : fichier pdf Le Rouge et le Tricolore

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