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Lettre de loin / Alain Brossat

La mort – on devrait, pour être tout à fait rigoureux, dire et répéter sans se lasser l’assassinat de Rémi Fraisse à Sivens devrait lever les dernières équivoques pour tous ceux/toutes celles, trop nombreux/ses encore, qui s’épuisent à ranimer la flamme du discours du « moindre mal » – les socialistes au pouvoir comme « moindre mal nécessaire » à l’issue du désastreux épisode Sarkozy et face à la crainte d’un mal pire encore – le Front national aux affaires. L’assassinat de Rémi Fraisse contraint les tenants de ce discours de l’accommodement, de la démobilisation et de la capitulation à regarder la Gorgone dans les yeux : les socialistes au pouvoir, ce n’est pas seulement le passage armes et bagages de la social-démocratie à l’intégrisme néo-libéral le plus rigoureux ; ce n’est pas seulement l’élévation du mantra de la « reprise de la croissance » au rang de religion d’Etat ; ce n’est pas seulement la politique internationale à la remorque de Washington comme jamais et les interventions néo-impériales en Afrique ou au Moyen-Orient. C’est, en tout premier lieu, pour les gens qui vivent dans ce pays, le tour d’écrou visible, affiché, démonstratif, afin que nul(le) ne l’ignore : désormais, toute forme de rétivité sociale ou politique, d’où qu’elle émane et quels qu’en soient les motifs, trouvera en face d’elle une démocratie policière prête à en découdre et à abattre sur ce qui bouge le bâton de la répression policière, judiciaire, pénitentiaire… sans oublier la mobilisation accrue des moyens annexes mais tout aussi efficaces de la mise en condition par les appareils médiatiques, la fabrique des discours, les intellectuels en uniforme.
Bref, après l’assassinat de Rémi Fraisse, c’est bien à un réveil qu’il convient d’en appeler, à un changement radical de dispositions de la part de tous ceux/toutes celles qui somnolaient, bercés par le doux régime de la déploration face aux supposées capitulations perpétuelles de nos gouvernants devant les diktats de Bruxelles et les chantages du MEDEF. D’autres gestes, des conduites et des actions autrement décidées sont requis, toutes affaires cessantes, lorsque vient s’afficher sous nos yeux le caractère ouvertement létal  de cette forme de pouvoir (« la démocratie ») que nous nous sommes depuis si longtemps habitués à percevoir comme immunitaire avant tout : c’est sur injonction expresse du préfet du Tarn que les gendarmes font usage à Sivens de grenades offensives étiquetées « non létales » et qui s’avèrent l’être si peu en effet qu’elles tuent sur le coup un manifestant armé, lui, de son seul sac à dos. Tout comme, dans d’autres circonstances, ce sont d’autres équipements « non létaux » qui mutilent et tuent – taser, flashball, ceci afin que nul ne persistante dans l’ignorance du nouveau pli de l’Etat autoritaire et répressif.
Regardez quelques images d’actualité des manifestations de mai-juin 1968 et même des années Marcellin, comparez l ’état de l’attirail policier à l’époque à celui des robocops d’aujourd’hui ; comparez la durée des peines alors infligées aux manifestants accusés de « violences » contre la police à celles qui frappent ceux qui passent aujourd’hui en comparution immédiate aujourd’hui – vous prendrez sans tarder la mesure de l’incroyable procès d’aggravation  de la violence judiciaire et policière qui s’est développé au cours de ces décennies et qui demeure le secret le mieux gardé d’une certaine idéologie de la « gauche républicaine » d’aujourd’hui -  ce dont il ne faut surtout pas trop faire état pour ne pas « faire le jeu du Front national » aujourd’hui en divisant les forces de « la gauche » et en critiquant des corporations censées « faire leur travail » dans les conditions les plus difficiles.
Changer de dispositions politiques face à ce qui, dans le présent immédiat, définit des conditions d’époque  que nous ne pouvons plus ignorer (ce « quelque chose » dont nous ne pouvons pas, décemment, détourner les yeux et qui a nom l’assassinat de Rémi Fraisse), cela signifie plusieurs choses. Premièrement, apprendre à considérer différemment l’engeance qui nous gouverne : rompre les amarres avec ce régime affectif du grand dégoût cynique et blasé dont l’expression courante est le ricanement perpétuel inspiré par cette sorte de commisération supérieure et apitoyée dont est fait l’essentiel du mépris que nous inspirent les palinodies et forfaitures de ces gouvernants. Rompre enfin avec cet art d’établir une distance, de créer un vide « sanitaire »  entre « eux » (gens de l’Etat) et « nous » – mais sans rompre et sans jamais s’engager sur la voie de la déclaration d’hostilité qui, pourtant, serait, en l’occurrence, le fondement requis d’une attitude politique et non pas de ce qui demeure le ton de connivence envers et contre tout  de la démocratie télévisuelle avec la démocratie policière – le ton du Petit Journal de Canal +.
Cette tournure mortifère de l’inaction, de la démobilisation a sa maxime toute trouvée – plutôt en rire qu’en pleurer ! – ceci dans un contexte où la vie publique est devenue ce spectacle variablement répugnant qui, alternativement, produit les sensations émétiques et en appelle au plaisir de voir (l’abject). D’où l’intérêt croissant du corps souverain perdu (le citoyen collectif), reconditionné en public avide d’images, pour le régime désormais familier de forfaiture et de « trahison » perpétuelle des élites gouvernantes  – le « fait divers » comme miasme émanant des sentines politiciennes – les mensonges de Cahuzac, les frasques sexuelles de DSK et Hollande, Fillon en Brutus, les révélations perfides de V. Trierweiler, etc.
Le ricanement perpétuel face à l’abjection politique apprivoisée aux conditions du spectacle n’est pas le commencement de la révolte et du refus actif, il en est l’annulation. Il signifie qu’il ne sera pas donné suite à l’indignation, que nous ne bougerons pas, qu’aucune action ne s’enchaînera sur les affects qui nous envahissent lorsque nous avons à faire face à l’intolérable et ceci quand bien même nous n’ignorons rien de ce que cet intolérable a d’accablant. Ce ricanement ressemble à un bâillement : il signifie que, sans être dupes de quoi que ce soit, nous n’en avons pas moins renoncé à nous tenir à la hauteur de ce que nous éprouvons, de ce que nous savons – que seul un soulèvement, de quelque forme qu’il soit, pourrait être la réponse appropriée à ce qui nous fait face ; à ce qui s’inscrit inexorablement, jour après jour, sur la bande passante de notre actualité – Valls et les Roms, Fabius et « la sécurité d’Israël » en plein bombardement de Gaza, Cazeneuve et le droit de manifester bafoué -  c’est hier Rémi Fraisse  dégommé à la grenade, comme sur un champ de tir, comme si l’on en était déjà  au chapitre suivant, la guerre civile ouverte et la liquidation physique des « subversifs », aux conditions de l’état d’exception déclaré.
Si l’assassinat de ce militant devait être un signal, c’est ainsi, me semble-t-il, qu’il faudrait l’entendre : à l’évidence, et il serait plus que temps de s’en aviser, ce qui nous fait face, ce ne sont pas des guignols, des automates, des incompétents pathétiques – plus à plaindre qu’à blâmer, donc ; c’est une puissance, une force brutale dont la violence, toujours plus ouverte, décomplexée, revendiquée dans ses finalités et ses usages politiques, ne menace pas en premier lieu des « principes », des « idéaux », des « valeurs », mais bien chacun d’entre nous, dans son intégrité, dans ses faits et gestes, dans sa liberté de mouvement et de pensée, dans sa vie quotidienne. Et c’est la raison pour laquelle ces pitres devraient avoir cessé de nous faire rire, de longue date, car ils sont nos ennemis  et ceci non plus principalement en raison de nos convictions et engagements en général, pour des motifs éthiques ou philosophiques généraux, mais parce que nous savons désormais que l’emprise qu’ils prétendent exercer sur nos vies représente pour celles-ci un péril essentiel.
Ce que nous avons appris avec la mort de Rémi Fraisse, c’est que chacun d’entre nous est, dans cet Etat policier qu’est aujourd’hui la France, à sa place – la place du mort -  et que le préfet du Tarn, et son chef, M. Cazeneuve, ne sont pas simplement des maladroits, des gribouilles, mais bien, au sens le plus littéral du terme, des dangers publics. Il est plus que temps, dès lors, que nous passions du régime assis de la déploration perpétuelle à celui, debout, de la mise en garde (au sens de : se mettre en garde), de la mobilisation et de l’action places sous le signe de la connaissance distincte du fait que ces gens-là qui se prétendent fondés à régenter nos existences (et qui sont, en tant que gens de l’Etat, des machines en pilotage automatique), ces gens de la démocratie policière et tout ce qui fait bloc autour d’eux, ce conglomérat de forces-là, est dangereux pour chacun d’entre nous et nous tous ensemble, et ceci non pas dans un avenir indéterminé, mais ici et maintenant, tout de suite.
Bref, nous devons, toutes affaires cessantes, enregistrer ce changement de régime de la politique ou bien, cette transformation des échéances : nous ne sommes plus dans le temps du désenchantement, des rites funéraires et du deuil sans fin de la gauche défunte, notre actualité la plus pressante est celle de l’affrontement avec un parti qui, pour avoir mille visages, n’en présente pas moins des traits bien distinct – le parti des assassins de Rémi Fraisse.
A ce changement radical de dispositions face à ce qui constitue notre actualité, une condition : nous devons changer de philosophie du présent. On trouve chez Walter Benjamin, et dans des formulations variables, cet élément premier d’une philosophie du présent qui est aussi une philosophie de l’histoire et de la politique : « La catastrophe, c’est que cela continue comme avant. Elle n’est pas ce qui nous attend à chaque instant. Ainsi Strindberg dans Le Chemin de Damas ?  - : l’enfer n’est rien de ce qui nous attend – mais cette vie ici » (Walter Benjamin, Baudelaire, éd. Agamben et al. , La fabrique, 2013, pp. 477-78).
En d’autres termes, notre insatiable propension à repousser vers un futur de malheur anticipé/conjuré (en clair : le retour de Sarkozy, l’arrivée aux affaires du Front national, la victoire des « islamistes » ici ou là…) est ce réflexe illusoirement salutaire qui se destine constamment à « sauver le présent », c’est-à-dire à en éluder la constitution désastreuse effective. Une sorte de ruse de la perception du présent dont l’effet perpétuel est de nous retenir de le percevoir comme ce pire déjà-là, la xénophobie comme le déjà-là de l’Etat, l’existence invivable comme le déjà-là de toute une population précarisée, les libertés publiques à l’encan comme le déjà-là de la V° République, la  mort de la vie politique comme le déjà-là  de la démocratie du public, etc.  La catastrophe dont parle Benjamin définit cet état effectif des choses où la communauté humaine est en danger  et non pas ce qui pourrait arriver de pire encore que le présent. L’ « idée » selon laquelle nous devons nous cramponner à ce présent sinistré, tout sinistré qu’il est, car cela pourrait être pire encore, et bien pire, même, est tout sauf une idée, elle n’est que la glu qui nous fait adhérer à ce présent et empêche nos facultés imaginatives (et notre énergie) de se déployer envers et contre lui. Elle ne correspond à aucune espèce d’objectivité mais rend compte seulement de la force d’inertie qui nous attache à ce présent et nous en rend captifs, en nous empêchant de le nommer comme l’insupportable même.
Et pourtant, nous le savons bien : lorsque, trop rarement, cette illusion dont est fait le présent (un songe, un cauchemar tenace) se disperse (Mai 68), c’est dans l’instant que s’impose à ceux qui sont là, cette évidence : mais comment avons-nous donc pu vivre ainsi, comment avons-nous pu supporter cet état des choses si longtemps sans nous réveiller, nous soulever, lever les yeux vers cette autre vie qui nous fait signe sur la ligne d’horizon où se dissout la catastrophe du présent ?
Redéployer l’entendement du présent dans le sens défini par Benjamin, cela signifie, entre autres choses, rompre sans ambages avec l’appareil mort de la politique, avec les formes de discours vouées à l’entretien de l’illusion de sa vitalité-quand-même – rompre avec ce qui tisse la trame catastrophique du présent : cette tenace idéologie impensante du « moindre mal » dont nous avons vu à l’œuvre encore, en 2012, les infatigables petits infirmiers de la démocratie d’Etat  qui, sûrs de leur fait, faisaient valoir l’urgence absolue du « geste qui sauve » (une philosophie politique de secouriste) – celui qui consiste à hisser sur le pavois un social-démocrate incolore pour « dégager Sarkozy », le mal absolu.
Avec cette politique du « moindre mal », on est sûr de son coup : on a une parfaite réplique du « mal absolu » (la démocratie policière à la sauce Valls) avec, en plus, le grand dégoût qui accompagne nécessairement l’association des mots puissants de « socialisme », « communisme », « écologie », directement ou indirectement, à ce « sauvetage » en forme de catastrophe. On ne le redira jamais assez, ce socialisme aux affaires a tout en commun avec la somme des supposées horreurs dont il est censé nous préserver et tout, aussi bien, avec la somme des palinodies, des forfaitures et des crimes (l’assassinat de Rémi Fraisse et plus d’une de ces supposées « bavures » policières dont la presse de référence fait les plus brèves de ses brèves) dont il est effectivement fait – bref, tout ce qu’ils ont osé, sous le regard incrédule de leurs partisans les plus dévots : Notre-Dame des Landes, Fessenheim, l’arsenal législatif, judiciaire et policier « antiterroriste », les prosternations devant le MEDEF et le reste…
C’est dire que, dans ces conditions, d’indispensables clarifications sont nécessaires. Je n’ai, pour ce qui me concerne, aucun « devenir révolutionnaire » commun avec ceux qui, chaque fois qu’ils en ont l’occasion, tentent de ranimer les braises du discours exsangue du « moindre mal » destiné à endiguer le « mal absolu » et qui, au passage, font le coup du mépris à ceux (toujours plus nombreux) qui ne tombent pas dans le panneau du vote utile – utile avant tout, comme il s’avère chaque fois à l’usage, à accorder un supplément de vie à ce que Benjamin nomme « la catastrophe ». Aucune espèce d’avenir politique commun avec ceux/celles qui, depuis le temps, n’ont pas compris que la démocratie d’Etat pour le compte de laquelle ils s’activent  à temps partiel ou complet, est, quant à ses fondements et principes prétendus, un astre mort, et quant à ses pratiques effectives, une machine d’oppression, une fabrique d’inégalité(s) de plus en plus distinctement tournée vers la mort.
Il est plus que temps de lever toute équivoque sur ce point et d’établir que notre politique, celle que nous essayons de nous donner pour arracher nos existences à leur envoûtement  par les prétendues conditions « indépassables » et qui les assignent  au régime de la catastrophe permanente, que notre politique ne partage rien avec ces combinaisons de partis et d’institutions dont l’horizon est l’administration, toujours plus brutale, de la vie des populations par l’Etat, aux conditions de la vie du marché.
Notre vie politique est ailleurs et notre espérance se tient à distance des combinaisons et des calculs électoraux, comme elle se tient à distance de toutes les manifestations et de tous les dispositifs de la démocratie de marché. L’horizon effectif du « changement », c’est-à-dire de la bifurcation vraie, ce n’est pas le changement de majorité gouvernementale, c’est le soulèvement.
Cette clause, il faut y insister, ce n’est pas nous qui l’établissons sur un mode déclamatoire, histoire de produire un effet rhétorique de dramatisation. Elle est ce qui, purement et simplement, découle de la situation, se trouve manifestement inscrit dans la logique des choses, dans la dynamique des rapports de forces. Pour autant que la politique a horreur du vide et que le propre des pouvoirs contemporains, dans un pays comme le nôtre, est d’être constamment en train d’improviser et de rectifier le tir à défaut de pouvoir régler leur action sur des objectifs à long terme, il leur importe d’avoir toujours plusieurs fers au feu. La guerre civile d’intensité variable est, à ce titre, l’une de leurs hypothèses les plus constantes, rapportée à une situation dans laquelle le maillon économique ayant lâché, les mécanismes de la démocratie d’Etat étant grippés, les fondements biopolitiques du gouvernement des vivants n’étant plus assurés, les tensions sociales deviendraient impossibles à endiguer par les moyens courants. A l’évidence, cette hypothèse de travail prend une consistance toujours accrue, au fur et à mesure que baisse visiblement la cote de la religion de la croissance et que la bonne nouvelle de « la reprise » se montre comme ce qu’elle est – une superstition.
Si, dans notre pays, la police est dangereuse, amplement incontrôlée, pas ou peu sanctionnable, si elle est depuis si longtemps habituée à fixer ses propre règles et à disposer d’un droit de veto sur toutes les réformes susceptibles d’affecter ses conditions d’impunité et sa liberté de mouvement, si la première obligation d’un ministre de l’Intérieur fraîchement désigné est de se concilier les bonnes grâces des syndicats de policiers, ce n’est pas l’effet d’une quelconque distraction ou mollesse congénitale de la part des gouvernements successifs, quelle que soit leur couleur politique. C’est que la police constitue l’un des vecteurs majeurs de l’expérimentation dans le présent des dispositifs destinés à donner corps, sans retard, à l’option répressive et autoritaire (une guerre civile déclarée par l’Etat et qui ne dit pas son nom) dans le cas d’un état de nécessité perçu comme impérieux. Il en va exactement de même de la mise en condition du pouvoir judiciaire qui, depuis un moment déjà, expérimente sur le terrain cette sorte de guerre civile institutionnelle et légale (et donc inaperçue comme telle) et qui consiste à faire de la Justice un instrument destiné à intimider, à tenir en lisière au nom de l’Etat, tout ce qui s’apparenterait à de nouvelles classes dangereuses ; à faire de la Justice, de manière toujours plus ouverte et décomplexée, via l’allongement très sélectif des peines, un instrument de guerre sociale et de dissuasion de la rétivité sociale, politique, idéologique.
Il y a bien longtemps que la notion du service public a, pour l’essentiel, déserté ces corps  répressifs – ce sont bien les juges en général qui remplissent les prisons déjà surpeuplées en prononçant des peines toujours plus longues pour des délits qui frappent les couches de la population les plus précarisées par la violence économique ou bien visées par la violence de l’Etat (les étrangers et assimilés). C’est donc bien d’une politique qui s’agit là ou plutôt, s’agissant des gouvernants et des gens de l’Etat, d’une police générale, et dont l’objet est l’entretien, l’affinement constant de ce scénario de l’affrontement requis, de la guerre civile non déclarée (aussi bien, qui se donne encore la peine de déclarer la guerre, aujourd’hui?), mais bel et bien rendue effective sur le terrain, via des atteintes massives aux libertés publiques et une répression variablement sélective abattue sur les « subversifs », les « terroristes », etc. – au nom, toujours, d’un état de nécessité immédiat et impérieux.
Toute cette gauche respectueuse, loyaliste et légaliste qui ne veut rien voir ni savoir de ces préparatifs assidus au Ernsfall (la figure du « au cas où… » destinée à donner un fondement légitime à l’usage préventif et expérimental d’une violence d’Etat qui prend toutes les libertés nécessaires avec la légalité), toute imbue qu’elle est de cette idéologie républicaine dont le propre est d’entretenir le mythe de l’Etat impartial et flottant au dessus de toutes les factions, cette gauche couchée ne saurait pourtant prétendre que ces  dispositions se prennent en catimini : pas la plus infime manif aujourd’hui sans que le gouvernement socialiste ne sorte son attirail de robocops armés comme pour une croisade en Terre sainte, pas une banlieue dite sensible (est-ce à dire que les autres, les résidentielles, sont « insensibles » ?) qui ne soit sillonnée par les patibulaires de la BAC (voir à ce propos l’irrécusable enquête de Didier Fassin), pas une semaine qui passe sans que nous ayons sous les yeux les effets du délire antiterroriste organisé : Tarnac hier, les voyages irréguliers, réels ou putatifs, en Syrie aujourd’hui : tout récemment, et ce n’est qu’un début, quatre ans de prison dont deux et demie ferme pour un délit consistant à avoir entretenu une correspondance avec un supposé djihadiste et « avoir reçu de l’argent » de sa part… Quatre ans ferme pour un participant à une manifestation dite pro-palestinienne lors du bombardement de Gaza , assortie de heurts avec la police (chose pourtant prévisible, quand le droit de manifester est bafoué)…
cattelan ferrari
La banalisation de l’état de siège ponctuel et des peines exorbitantes n’en établit pas pour autant l’autorité de ces pratiques en tant que norme de l’Etat de droit et de la vie démocratique. Le problème n’est pas du tout que, d’une manière ou d’une autre, les menaces pesant sur l’ « ordre public » s’alourdissant, ce renforcement de l’arsenal répressif s’imposerait de lui-même ; ce serait plutôt l’inverse, en comparaison d’autres époques, pas si éloignées, la conflictualité sociale et politique ouverte est à son étiage. Le problème est, en premier lieu, du côté des gens, c’est-à-dire de ce peuple défait, absent, distrait, déprimé et qui, jour après jour, s’accoutume à l’insupportable, prend le parti de tout accepter et reconvertit sans relâche son envie d’en découdre en ressentiment et en désir de nuire. Le problème est que, quand on tue froidement Remi Fraisse, ce sont à peine quelques milliers de personnes qui descendent dans la rue pour crier leur colère, dans toute la France, et pas la marée humaine requise.
Le problème, c’est le peuple absent et cette sorte de religion de l’apraxie, de l’apathie qui a colonisé les esprits de ceux-là même qui occupent les postes clé aux ministères réunis de la Critique et de la Radicalité. La logorrhée sous toutes ses formes en lieu et place de la stratégie, de l’établissement des rapports de force, des actions qui creusent un sillon, qui tranchent. Le discours critique et le culte de la radicalité tournent aujourd’hui en boucle : leur destination ultime est de produire la théorie de l’impuissance requise, de l’inertie faite dogme, de la procrastination érigée en système. Nous sommes dans le temps des Oblomov marxistes, deleuziens, foucaldiens, ranciériens, badiousiens… leurs coups d’éclat retentissent dans le ciel serein de ces (brillantes, forcément brillantes) soutenances de thèse vouées à se transformer en convergences du tout-Paris de la radicalité enrubannée. Leurs coups de gueule s’inspirent des échanges urbains que le Platon du jour distille, (en disciple inattendu autant qu’appliqué d’Habermas) tantôt avec Finkielkraut, tantôt avec Gauchet – en attendant Zemmour…
Le jour où nous aurons (ré)appris à rendre coup pour coup, nous aurons commencé à sortir de cette spirale du dégoût et du mépris de tout, à commencer par nous-mêmes. Cela ne se fera pas tout seul, il y faudra, pour le moins, un solide coup d’épaule du destin, tant nous sommes profondément enfoncés dans ce marais de l’impuissance ricanante d’où nous ne saurions nous tirer nous-mêmes par les cheveux. Il faudra assurément que de puissantes et pressantes circonstances extérieures nous y aident et nous replacent ou plutôt nous projettent à nouveau au milieu du monde, de ce monde commun d’où nous nous sommes retirés pour nous retrancher derrière les nombreuses enveloppes protectrices dont s’entourent les gens de notre condition – ceux qui bénéficient encore des assises et des assurances que leur procure la démocratie immunitaire. Mais ce « Ciel » des circonstances propices ne nous aidera que pour autant que nous nous aiderons nous-mêmes et nous essaierons, sans attendre le Messie de l’événement providentiel, à de nouveaux gestes, des gestes de défection notamment, et qui tranchent. Notre horizon d’attente est, désormais, celui du soulèvement et non pas de la remise à flot de ce que nos ennemis persistent à appeler « la démocratie » et que nous devons, de ce fait, nous accoutumer à entendre comme le mot des autres, de l’autre camp auquel tout nous oppose.
Mais qui dit horizon d’attente ne dit pas attentisme. Chacun de nos gestes de défection, chacune de nos conduites de résistance, de nos mouvements de sécession compte en peuplant cet horizon d’attente et en arrachant des bribes du présent à la tyrannie de la résignation – c’est ainsi, on n’y peut rien, nous sommes sans prise sur la mauvaise tournure qu’a prise le cours des choses, ne nous reste que la pauvre consolation du rire jaune et de l’apitoiement ambigu sur nos gouvernants et nos bouches à canon médiatiques « tellement nuls ».
Chaque geste compte. On l’a vu à Istanbul, lorsque, après l’évacuation du parc Gezi, un homme seul s’est immobilisé sur la place Taksim et n’en a plus bougé, des heures durant. Il fut, pendant tout ce temps, le fanal du mouvement qui continuait malgré tout, le signe de ce que, là où s’expose l’intolérable, il se trouvera toujours de l’intraitable pour se dresser face à lui et revenir, envers et contre toutes les actions violentes de l’Etat et autres circonstances défavorables.
Il n’est pas possible d’évoquer aujourd’hui la montée des affects nihilistes dans un pays comme le nôtre (un phénomène transversal qui parcourt toutes les couches sociales sans épargner, loin de là, la classe ouvrière) sans reparler du fascisme, je veux dire, reprendre la discussion sur le fascisme là où nous l’avions laissée, bien mal en point, c’est-à-dire réduite aux incantations contre le Front national et le spectre du « retour » des années noires (la dent creuse de la « répétition »). La discussion sur le fascisme doit être reprise là où il devient impossible de ne pas prendre acte de ce retournement d’espérance dont l’effet est que le désir d’émancipation et de changer la vie frustré, bafoué, et mille fois piétiné par ceux qui affirment avoir vocation gouvernementale à l’incarner, se renverse en désir obscur du pire, que les choses s’aggravent, que la chute s’accélère pour que, du moins, enfin, « il se passe quelque chose » – puisqu’aussi bien nul ne saurait escompter raisonnablement que, dans les conditions actuelles, les choses aillent mieux pour « les gens », l’homme quelconque, le peuple « populaire ». Comment ne pas enregistrer aujourd’hui les manifestations tangibles, visibles à l’œil nu dans leur infinie bigarrure même, de ce désir de saccage qui, l’expérience nous en instruit, constitue le tissu affectif, le substrat subjectif  de tous les fascismes, lorsque le peuple en lambeaux se transforme en masse, en pâte humaine entre les mains des marchands de mort, en poussière humaine traversée par toutes sortes de flux mortifères, de désirs de revanche, de tentations apocalyptiques, et, au bout du compte, de penchants suicidaires.
L’ « envie du FN » est, bien sûr, la manifestation la plus immédiatement identifiable de ce désir de mort et de la pulsion qui anime la fuite en avant dans le nihilisme dont un des aspects déterminants, dans des sociétés où la pacification des mœurs a considérablement élevé le niveau d’autocontrainte et multiplié les dispositifs « antiviolence » (d’endiguement de la violence sociale et aussi, au plan subjectif, de dé-violentisation des affects et conduites individuels), où l’auto-abêtissement, le culte de la bêtise en tant que signe de « révolte » basculée dans le ressentiment et désormais instruit par lui, est désormais roi : à défaut de pouvoir se donner libre cours via les expéditions punitives contre les groupes désignés comme boucs émissaires (avec ou sans la bénédiction des pouvoirs publics), à défaut de pouvoir passer sa colère activement sous la forme de pogroms contre les Roms (sur le modèle des pogroms contre les Juifs des années 1930 en Allemagne), le peuple du ressentiment va trouver toutes sortes de satisfactions secondaires et un exutoire constamment renouvelé dans la célébration du nouveau culte de la Bêtise et dans un  exercice, on dirait presque une ascèse persévérante, portant à l’abêtissement. C’est tout un système d’interactions et pas seulement de manipulations ou de jeux d’intérêts économiques ou idéologiques , qui s’établit entre la colonisation des esprits d’une partie de l’intelligentsia par ce que Benjamin appelle l’esprit ou le goût de « la Blague » (une notion en vogue au XIX° siècle et dont nous avons perdu le sens) et qui porte un Baudelaire à lancer, juste pour prendre la pose avantageuse et retenir  l’attention du public, une phrase comme « Belle conspiration à organiser pour l’extermination des juifs » puis Céline à le relayer, quelques décennies plus tard, avec ses pamphlets « pour rire », Bagatelles pour un massacre et Les beaux draps. Aujourd’hui, nos « blagueurs » ont noms Finkielkraut, Houellbecq, Zemmour et bien d’autres encore de moindre lustre, et c’est à propos de l’Islam et des musulmans que se déchaîne leur verve, le trait, l’esprit, le geste et le tracé de mort de leurs outrances calculées demeurant absolument conformes à leurs illustres modèles.
Mais bien sûr, l’esprit de « la Blague » tel que les incarnent ces faillis de teinture variée (du philosophe « implosé » à l’aventurier médiatique d’un cynisme à toute épreuve en passant par un nano-Céline à hauteur de caniche, comme dirait son maître) ne cesse d’être confiné dans l’anecdote qu’à la condition de rencontrer le désir obscur de la masse.  Ce dont est témoin, pour s’en tenir au présent le plus immédiat, non pas tant le succès en librairie de Zemmour (ces choses-là se planifient, elles vont et viennent, même Valérie Trierweiler peut y tenir sa place), mais son devenir maître-penseur pour toute la poussière d’humanité qui suit ses prestations à la télé et achète son livre, comme on fait un placement sûr. Il ne reste plus alors aux « journaux de référence » qu’à enchaîner avec des doubles pages sur le « phénomène » Zemmour pour que le processus de légitimation de cette prolifération d’un nouveau fascisme viral trouve son heureuse conclusion, avant de repartir à la conquête de nouveaux territoires.
Toutes sortes de mauvais plis dans l’emploi des vocables « fascisme », « fasciste » en tant que mots de la politique, en tant que concepts destinés à penser la politique, ont eu pour effet que ces termes ont perdu leur puissance conceptuelle dans notre présent. Du coup, tout contribue à entraver une discussion sur les enjeux d’une actualité fasciste pour nous, dans ce présent même, une discussion dont, pourtant, l’urgence se fait ressentir d’une manière toujours plus insistante. Ces mauvais plis sont connus : en premier lieu, la prolifération, dans les années 1960-70, d’un imaginaire aussi vague que divers du fascisme nourri des images encore proches de la seconde guerre mondiale et qui a eu pour effet une propension de la gauche intellectuelle « radicalisée » (comme on  disait à l’époque) à désigner comme « fasciste » tout ce qu’elle perçoit comme adversaire ou ennemi – les gouvernants (le gaullisme comme un fascisme caché), les flics, le patronat, les artistes réactionnaires (Michel Sardou), les disciplines (le sport fasciste, la psychiatrie fasciste), etc. Cette tendance de la « nouvelle gauche » et de la gauche révolutionnaire à ériger le fascisme en paradigme politico-culturel général, tendance nourrie par toutes sortes de lectures, souvent hâtives, de bons et moins bons auteurs des années noires (de Reich à Trotsky en passant par Klaus Mann et Brecht…), a produit cette sorte de bulle fantasmagorique du « fascisme » qui, quand elle a crevé, en a laissé plus d’un sur le flanc et à bout de souffle.
Au cours des décennies suivantes, c’est l’effet Le Pen qui est venu relayer cet imaginaire, alimenté par les habiles provocations du susnommé, très expressément destinées à déclencher ces danses de saint-gui qui, comme par automatisme, faisaient suite à ses sorties sur les chambres à gaz et les fours crématoires. Une façon de produire ce type d’effet d’horreur et d’effroi que suscite le retour dans le présent de ces images du passé que les contemporains continuent à ne pas pouvoir regarder en face (le visage de la Méduse), une façon de produire de ces arrêts sur images qui ont l’avantage d’enfermer la protestation politique dans des incantations et des exorcismes destinés à conjurer le retour du passé innommable ; à enfermer la vision « résistante » de la politique  dans la figure indigente de la pure et simple répétition définie comme ce qui doit être inconditionnellement endigué. Pendant toutes ces années, comme il est aisé de le constater en se retournant vers elles aujourd’hui, la marionnette Le Pen a servi à enfermer la résistance à l’intolérable et la radicalité politique dans cette figure du « barrage contre le fascisme » (une dynamique de l’auto-aveuglement qui a connu son paroxysme avec le plébiscite en faveur de Chirac, « rempart » contre Le Pen) et à détourner pudiquement le regard des processus effectivement en cours – l’institutionnalisation de la xénophobie d’Etat, la montée de la démocratie policière, le ralliement de toutes les formations politiques gouvernementales aux conditions imposées par la doxa ultra-libérale.
Dans le passage du paradigme de l’antifascisme politique des années 1970 à celui de l’anti-négationnisme éthique des années 1990, s’est perpétué le flou de ces « sensations » de fascisme qui prospèrent moins sur des analyses de la situation et sur la mise en œuvre de concepts assurés que sur des flux imaginaires, des fantasmagories : les CRS, au temps des barricades, comme des SS, Le Pen, au temps du « détail de l’histoire » (qui est aussi celui où Shoah, le film de Lanzmann devient le fondement de la nouvelle philosophie de l’Histoire post-catastrophique… et sioniste), comme Hitler. Du coup, à force de trop d’usages approximatifs, voire ouvertement abusifs (la rhétorique antifasciste, antinazie, anti-Le Pen reconvertie en moyen actif d’appui à la politique de colonisation de l’Etat d’Israël), le concept du fascisme nous arrive aujourd’hui, au terme de ces pérégrinations, comme une outre crevée abandonnée au bord du chemin.
Du coup, nous demeurons désarmés, sans concept(s) lorsqu’il nous faut faire face, dans le présent, à une nouvelle actualité dans laquelle il y a bien du fascisme, et de plus en plus, mais pas là où nos routines nous portent à l’entrevoir encore, de moins en moins (Marine en chemise noire, bof…), et surtout, sous des espèces qui nous appellent de façon urgente non pas à recycler hâtivement un vocabulaire usé, blanchi sous le harnais, mais bien à reprendre, à nouveaux frais, la discussion sur le fascisme et son actualité, pour nous.
Pour cela, il nous faut quitter tout un domaine de clichés et d’automatismes de pensée qui nous interdisent de retrouver le nerf d’une pensée vivante du fascisme. Cesser de penser, par exemple, aux conditions de ce syntagme qui est le cliché impensant maximal – la montée du fascisme, le fascisme comme la petite (grosse) bête qui monte, qui monte…, pour toujours examiner le fascisme comme non pas la menace « devant nous », sur une ligne d’horizon toujours floue, le grand méchant loup qui viendra nous dévorer su nous ne sommes pas « vigilants » et ne veillons pas à l’intégrité d’un présent encore fondamentalement « sain » et immune… – mais tout au contraire comme le déjà-là, ce avec quoi nous avons de longue date accepté de cohabiter, qui va et vient, qui nous traverse et à quoi la démocratie policière a, depuis si longtemps si ne n’est depuis toujours, accordé droit de cité.
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Ce déjà-là, ce n’est pas l’autoritarisme du pouvoir confondu avec la dictature fasciste au temps de de Gaulle et de son « coup d’Etat permanent », ce sont des processus d’aujourd’hui, parfaitement repérables dans l’économie des discours, des dispositifs de pouvoir, des pratiques de production de la masse. Ce n’est pas non plus le « mal absolu » de la politique tout entier concentré dans la figure d’un « antisémitisme » à géométrie variable dont il s’avère à l’usage qu’il est avant tout destiné à servir de force de dissuasion érigée devant tout ce qui refuse d’avaliser la façon dont la force de l’Etat d’Israël se mue automatiquement en « droit » illimité. Ce fascisme d’aujourd’hui a toutes sortes de visages, il est un kaléidoscope – mais en tant qu’il impose ses conditions, distinctement, à notre actualité politique et historique. Pour ce qui concerne la France, à la différence manifeste de pays voisins, ce fascisme est alimenté (comme toujours) par une combinaison de facteurs : l’agonie de la forme impériale du pouvoir (la Françafrique, la fin des illusions de la politique internationale de « grande puissance », l’effondrement du mythe de la « patrie des droits de l’homme », du français comme langue universelle, etc.), la panne générale du système politique et des institutions mis en place par de Gaulle, l’incapacité de l’appareil de production à s’adapter aux nouvelles conditions de la concurrence internationale, les affres accompagnant la mutation d’une société habituée (conditionnée) à se percevoir comme « grande nation » dont l’éclat illumine le globe entier, vieux pays français, en peuple ou plutôt population multiculturelle et puissance de second rang.
Tous ces facteurs de désorientation, avec les perplexités, les frustrations, les échecs répétés et l’ambiance sinistrée de crise perpétuelle qui les accompagnent ont pour effet que se multiplient, à tous les étages de ce pays, ce que Deleuze appelle ces « processus de fuite », ces lignes de fuite portées à se transformer en « ligne mortuaire, mort des autres et mort de soi-même ». Ce sont, tout simplement, des flux de mort qui se mettent en mouvement, des discours qui, de plus en plus explicitement, en appellent à la mort des autres, des dispositifs qui, efficacement, la programment (Frontex), des actions homicides qui prêchent d’exemple, si l’on peut dire (l’assassinat de Rémi Fraisse). Notre actualité bruisse de ces mouvements, de ce « mouvement perpétuel sans objet ni but » et « qui n’a qu’un seul objet : son propre accomplissement, c’est-à-dire l’émission des flux qui lui correspondent » – Deleuze encore.
Le « moment fasciste », c’est celui où un programme biopolitique (« faire vivre ») est bouffé par son envers thanatopolitique (« qu’ils aillent crever ailleurs, ces parasites ! » ou bien « tuez-les tous, tous ces djihadistes ! », etc.) ; où une espérance politique (le désir que ça change dans le sens de la promotion de l’égalité, de la justice sociale…) se retourne, à force d’être déçu et bafoué par ceux-là même qui s’étaient engagés à le soutenir, en passion indiscriminée de nuire et de saccager (que les choses empirent sans fin, à défaut de pouvoir s’améliorer) ; où le sentiment plébéien de ceux d’en bas s’enrage littéralement au point de se transformer en désir d’apocalypse et d’extermination de tout ce qui a le visage de « l’ennemi ». Ce que toutes ces lignes de mort des fascismes contemporains (à appréhender en termes de flux et non d’essences) ont en commun, c’est leur placement sous condition de mort, leur inscription dans un horizon qui n’est plus celui de la promotion de « la vie », sous quelque forme ou dans quelque acception que ce soit, mais bien d’un désir hors de tout contrôle de détruire – « le mouvement de la pure destruction », dit encore Deleuze, un mouvement dans lequel les trajectoires de ceux qui sont pris dans ces convulsions se croisent et se recroisent sans fin – le harcèlement des femmes qui portent le foulard par Caroline Fourest et ses émules, le vomissement des Roms par Valls, l’aller simple de la banlieue parisienne aux égorgements propagandistes en Syrie.
Ce que ces trajectoires ont en commun est distinct : le discours politique, le désir d’agir politiquement, c’est-à-dire d’infléchir le cours des choses, l’exercice du pouvoir sont pris dans un mouvement perpétuel, emportés dans une fuite en avant qui les dépasse et dissout toute espèce de but ou d’objet ; le désir de saccage comme affect pur, c’est-à-dire ce qui survient au-delà de la haine – car celle-ci, du moins, conserve un objet et peut avoir « ses raisons ». Et qui ne contient qu’une seule et unique promesse : la « pure destruction » (Deleuze), c’est-à-dire ce désir si irréfléchi, si peu concerté de faire mourir les autres qu’il contient, bien sûr, la prémisse de sa propre mort qui viendra « couronner celle des autres » (Deleuze). Cet enchaînement est   visible à l’œil nu lorsqu’il s’agit de nos djihadistes de banlieue et de la « belle mort » qui leur semble promise dans le nord de la Syrie, mais il ne l’est au fond pas moins pour qui sait entendre la façon dont des fractions toujours plus conséquentes des gens de l’Etat, des gouvernants et des membres des supposées élites culturelles, toutes catégories confondues (journalistes, experts, professeurs, agitateurs professionnels…), hurlent à la mort  de nos jours, en meute ou séparément. Comme le soulignait Hannah Arendt, ce qui caractérise ce genre de dispositif pulsionnel ou de véhicule des passions politiques, c’est qu’il ignore la marche arrière ; une fois l’impulsion donnée, on a affaire à « une espèce de mouvement qui se reproduit sans cesse et qui s’accélère » Arendt lue par Deleuze) – et qui ne peut donc être interrompu que par une force plus grande, et ne parviendra au terme de son parcours de dévastation, qu’à l’heure de sa propre mort.
Le « moment fasciste » d’aujourd’hui, c’est le fait que ce qui tient lieu de vie politique, de débat intellectuel, dans un pays comme la France aujourd’hui, soit placé d’une manière toujours plus irréversible, sous cette condition de mort – et ceci sous les espèces les plus diverses, à une échelle micrologique comme macrologique. Chaque pas franchi dans la direction de l’accentuation du grand dégoût de soi et des autres, de l’abêtissement volontaire a la tournure d’une « petite mort » que l’on s’inflige tout en la projetant sur le monde et les autres. C’est le temps du retour de la méchanceté, dans les petites comme dans les grandes choses, là où les uns et les autres se voient vivre dans les ruines de l’en-commun (pour ne pas parler de la communauté) perdu. Or, la méchanceté, c’est la menue monnaie du désir de mort fasciste.
L’obsession de la répétition du passé est mauvaise conseillère dans les petites comme dans les grandes choses. Elle nous a inculqué l’idée selon laquelle le fascisme, c’est ce qui tend à renverser son contraire, la démocratie, c’est-à-dire, elle nous a accoutumés à percevoir le « danger » fasciste se concentrer dans l’enjeu du régime institutionnel (l’enjeu le plus immédiatement visible) de la politique. C’est le « modèle » allemand du début des années 1930, là où les nazis, parvenus par effraction aux affaires, défont pièce par pièce le régime républicain issu de la défaite allemande (la République de Weimar) et lui substituent un régime fondé sur la domination du parti unique, le culte du chef et la terreur. Du coup, toute espèce de présent/présence fasciste qui n’épouserait pas le contours de ce scénario catastrophe n’est pas pris au sérieux. Or, ce que nous avons à comprendre, c’est précisément ce qui nous éloigne radicalement de ce schéma de la répétition : la parfaite compatibilité, désormais, des formes générales, institutionnelles et autres, de la  démocratie contemporaine (comme « démocratie du public », « post-démocratie », tout ce qu’on voudra…) avec la circulation des flux fascistes et avec l’efficace majeure de ceux-ci - le placement de la vie publique sous condition du ressentiment, du fractionnement du corps commun, de la mort. Comme le souligne Deleuze, avec Arendt, l’élément du mouvement joue ici un rôle déterminant : la staticité démocratique qui en est un élément clé dans sa période classique (le jeu « normal » des institutions, le fonctionnement réglé de l’Etat de droit, le respect des procédures, des formes établies – la division du pouvoir -, l’existence d’une normativité générale…), tout ceci est emporté par un tourbillon dans ce qui est tout sauf un mouvement dynamique guidé par des « grands desseins », réformistes ou autres ; le principe, si l’on peut dire, de ce mouvement, c’est la fuite en avant, le coup par coup, l’impulsion, voire le passage à l’acte, un ensemble de gestes et d’actions automatiques, somnambuliques – lois kleenex, décisions sans suite, surenchères, effets d’annonce, coups de menton, etc. L’agitation spasmodique d’un Sarkozy, aux affaires ou non, est, tout à fait exemplaire de cette modalité de la mise en mouvement des automates qui incarnent l’intensification de ces flux.
Il ne s’agit pas du tout de ce que l’on appelait naguère la « fascisation rampante » de l’Etat, mais bien de la colonisation de la forme démocratique par ces intensités fascistes. Ce processus ne met à mal ni le pluripartisme, ni le suffrage universel, ni le système des institutions, il irrigue et contamine tout cela sur un mode tel que le vomissement de l’étranger, la répression et les exterminations sélectives, la chasse aux subversifs, la religion du sécuritaire, l’ordre policier, la Justice au service de la « défense sociale » et de l’intérêt de l’Etat, la fabrication de l’opinion aux conditions de cette police générale – tout ceci se mette en place sans qu’en rien le régime général de la vie de l’Etat n’ait à être renversé ni même bousculé. La « républicanisation » en cours du Front national est une sorte d’allégorie exemplaire de ce processus : à l’évidence, la grille d’analyse classique du fascisme ne s’applique pas sur ce mouvement qui, désormais, cherche sa place dans le cadre institutionnel existant (d’où le retournement des médias qui, désormais, le choient et le courtisent). Cet infléchissement (et le succès qu’il rencontre auprès d’une partie croissante de ceux qui sont gagnés par le grand dégoût) démontre de façon exemplaire la parfaite compatibilité de l’inclusion d’une force politique dans le champ de « la démocratie » et de l’inscription inchangée de son discours et son action dans un horizon de mort.
L’embourgeoisement du Front national ne le fait pas dévier d’un iota de sa ligne de mort et c’est cette compatibilité désormais établie du régime démocratique et de cette condition de mort qui en constitue désormais la promesse la plus tangible qui doit retenir notre attention, car c’est bien là que se situe la vraie rupture avec les formes antérieures : dans sa forme classique, comme l’a montré Foucault, la démocratie est un régime fondamentalement ambigu et ambivalent qui combine, si l’on peut dire, la promotion des formes du biopouvoir destinées à optimiser l’existence des populations avec l’invention des dispositifs de la mise à mort de la masse – les massacres coloniaux, le racisme d’Etat exterminateur, l’arme nucléaire ; elle est ce régime où tout se joue dans la tension entre la promotion de la vie, dans toutes ses acceptions, comme « valeur » (incluant, donc, les Droits de l’Homme) et la concentration mortifère de la violence entre les « mains » de l’Etat (incluant, donc les deux guerres mondiales). C’est de ce double jeu entre vie et mort, de cette double inscription dans un horizon de vie et un horizon de mort que la démocratie classique tire sa paradoxale efficience – elle est ce régime qui parvient à faire tenir ensemble les Lumières et les ténèbres (la lutte contre la tyrannie et l’esprit de conquête et Hiroshima/Nagasaki – la guerre du Pacifique conduite par les Etats-Unis comme paradigme trop souvent ignoré) .
C’est ce paradoxal et toujours fragile ajustement qui est en train de s’effondrer, au temps de la « post-démocratie », un temps dans lequel les flux de mort qui en traversent avec une intensité croissante les espaces brouillent l’horizon de vie de la démocratie classique – les formes biopolitiques classiques sont systématiquement démantelées par les stratèges du néolibéralisme (les Républicains américains arc-boutés contre l’Obamacare), la force propulsive des Droits de l’Homme s’épuise à force d’avoir servi d’alibi à l’Empire vêtu de probité candide et de lin blanc « démocratique ». Des Etats couramment présentés comme des démocraties exemplaires peuvent être désormais régentés par des fascistes tout aussi exemplaires – la seule vraie exemplarité de l’Etat d’Israël aujourd’hui – chevauchant joyeusement leur ligne de fuite apocalyptique. La boucle se boucle là où ce qui se dresse contre les manifestations molaires de ce nouveau fascisme prend lui-même la forme d’un fascisme moléculaire – les flux djihadistes contre ceux de l’Empire ou de la dictature syrienne…
Le point d’inflexion (la bifurcation) à partir duquel s’inaugure où se dessine distinctement un « moment fasciste », c’est celui à partir duquel l’enchaînement des circonstances, des facteurs subjectifs et objectifs, comme on disait naguère en idiome marxiste, des affects négatifs et de facteurs économiques, sociaux, historiques dessine à grands traits les contours d’une issue catastrophique à la « crise » en cours ; à un dénouement de la « crise » placé sous un signe de mort – guerre, guerre civile, exterminations, effondrement des fondements de la vie viable dans telle ou telle partie du monde, etc. L’histoire cataclysmique du XX° siècle est pavée de ces moments de purgation où c’est, paradoxalement, en passant temporairement du régime de la crise à celui de la catastrophe que le système capitaliste se redresse. Peut-être sommes-nous entrés à nouveau dans un tel cycle, après avoir vécu sur l’illusion d’un « dépassement » de ce régime de récurrences des moments apocalyptiques, grâce à l’apparition de nouveaux mécanismes de régulation, politiques et économiques. Cette illusion a été, brièvement, soutenue par la chute du système soviétique, avant que la crise financière de la fin de la première décennie du nouveau siècle vienne en sonner le glas. Ce qui soutient l’actualité du « moment fasciste » présent, c’est essentiellement la combinaison de deux facteurs : l’agonie sans fin de la croyance (une vraie religion, avec son culte et ses prêtres) en la croissance économique  infinie (réduite aujourd’hui aux incantations à la « reprise ») , c’est-à-dire l’incapacité des élites gouvernantes (au sens extensif – les « maîtres » de notre monde globalisé) à changer de logiciel et à apprendre à « gouverner autrement » pour « vivre autrement », et la montée d’un nouveau paradigme historique, celui d’une terreur  de forme nouvelle, ceci, très visiblement, depuis le 11/09 – mais il ne faudrait pas oublier que celui-ci s’enchaîne à la façon dont les sauterelles du néo-impérialisme se sont abattues à la fin du siècle précédent, sur l’Irak et l’Afghanistan.
Il faut donner son vrai sens et sa vraie portée à la « chasse au terrorisme » tous azimuts qui se met en place, sous l’impulsion de l’administration Bush, dans le monde entier, après le 11/09 : le placement de la politique internationale, notamment celle des Etats occidentaux, sous un régime de terreur, dans leurs relations avec tout ce qui incarne, à leurs yeux, la nouvelle figure de l’ennemi absolu, après la levée de l’hypothèque « communiste ». Une nouvelle figure de la guerre totale émerge dans la lutte contre le « terrorisme islamiste » et tout ce qui est supposé s’y rattacher. Une guerre totale du même type que celle que les Etats-Unis déclarent, après Pearl Harbor, au militarisme japonais et au peuple japonais présenté dans la propagande de l’époque, comme une sous-espèce humaine ; ou, aussi bien, au communisme, aux « rouges » à l’époque de la guerre de Corée et du maccarthysme et donc inscrite, de ce point de vue, dans une solide généalogie occidentale et, singulièrement, états-unienne : celle d’un placement de l’affrontement exterminateur avec l’ennemi total sous un régime de terreur réciproque.
Le propre de ce genre de prémisse ou de « condition » est d’être doté d’une très forte capacité de contamination ou de dissémination : c’est, à partir de cette désignation d’un nouvel ennemi « total », tout un nouveau régime de la politique et un régime d’histoire qui se met en place ; celui d’une guerre totale, sans fin et tous azimuts contre le « terrorisme » laquelle, inévitablement, suscite puissamment l’apparition de toutes sortes de contrechamps (le djihadisme des banlieues, l’Etat Islamique, Boko Haram, l’activisme islamiste au Maghreb et au Sahara, etc.) et se prolonge sous la forme de toutes sortes de discours, gestes et dispositifs dont l’horizon est l’état d’exception (les juges attendant de pied ferme le retour des djihadistes français, belges, allemands, britanniques… leur grande hache à la main).
Le propre d’une guerre totale est qu’elle se trouve inscrite non seulement dans un horizon de lutte à mort entre deux ennemis mais, plus précisément, d’entre-extermination entre deux «espèces » qui se vomissent l’une l’autre et proclament bien haut leur refus de partager un même monde avec l’autre exécré. Ce qui, sur le terrain, trouve ses traductions visibles : la guerre des drones, avec ses bavures incluses de manière aussi réglée que l’est la TVA dans le prix du café pris au comptoir, la chasse aux islamistes sans prisonniers conduite par l’armée française dans le nord du Mali, et, en miroir, les égorgements médiatiques pratiqués par l’Etat islamique. Une guerre dont les protagonistes assument avec la même détermination allègre leur devenir-fasciste, ceci dans une disproportion des forces tout à fait criante, quoi que nous assène sans relâche la propagande anti-islamiste aujourd’hui (les médias font leur boulot, comme le cinéma d’Hollywood faisait le sien en 1943 en montrant au public américain des « Japs » et des « Nips » aux visages de singes).
Tout ceci ayant pour vocation de nous faire oublier l’essentiel : que c’est quand des flux fascistes rencontrent la puissance et les moyens de l’Etat que se produit la réaction en chaîne qui débouchent sur les Hiroshima et les Nagasaki politiques dont l’histoire du XX° siècle est constellée. Or, en la matière, les stratèges de l’EI sont vraiment des amateurs en comparaison des gouvernants de nos pays qui, en matière de crimes de masse, de « cruauté », ont pris un bon demi-millénaire d’avance sur les décapiteurs en série – à Hiroshima, Nagasaki, en Corée, au Vietnam et partout où les bombardements aériens en tapis ont montré le vrai visage de la barbarie guerrière moderne  (ceci étant adressé notamment à ceux qui sont tombés sous le charme des sirènes de Kobane et de la supposée ligne de partage qui s’y dessinait entre barbares et civilisés. Ces « effets de frontière » ne s’avèrent, à l’usage, qu’être des effets de saturation de l’intelligibilité politique par le bombardement médiatique, ce dont auraient pu s’aviser ceux qui réclamèrent alors « des armes pour Kobane »  – et pourquoi pas des Brigades internationales ?, il faut aller jusqu’au bout de ses « engagements »…-  tant ces moments sont récurrents – le « bain de sang » de Benghazi évité in extremis grâce à l’engagement salvateur de BHL et Sarkozy, la disparition de l’Etat malien de même, c’est le paradigme du « toutes affaires cessantes » et de l’urgence absolue destiné à stupéfier l’opinion et à imposer l’évidence du fait accompli des interventions néo-impériales).
Le cœur de notre impuissance politique aujourd’hui, c’est sans doute le fait que ayons un train de retard sur le régime d’histoire  (le type d’historicité) qui nous impose ses conditions d’une manière toujours plus inexorable aujourd’hui. Nous pensons nos engagements politiques, nos formes d’action, notre « radicalité », nos gestes et notre programme, quand nous en avons un, comme si le moment politique était encore emmailloté dans les conditions de la démocratie immunitaire – le régime sous lequel les pensées incorrectes, les pas de côté, les cris de révolte, les dissidences, tant qu’ils ne prennent pas la forme ouverte de la prise d’armes, finissent toujours par être résorbés et recyclés par les appareils discursifs. Un régime dans lequel peut, notamment, prospérer, dans la vaste zone grise qui s’étend entre les appareils de la politique institutionnelle et la rébellion ouverte (la prise d’armes) une radicalité multiforme et sans frais – et qui constitue ce luxe, ce supplément d’âme énergumène que peut s’offrir une démocratie assurée de ses fondements.
A l’évidence, nous sommes en train d’être expulsés de ce régime d’histoire qui, pour nous, présentait tous les conforts et tous les avantages (les beaux gestes dissidents, plus les conditions immunitaires), et nous n’en voulons rien savoir. Nous n’avons aucun désir particulier d’explorer ce qui se présente dans le triangle dont l’un des côtés est la Palestine aujourd’hui (ce qui s’y joue), le second le djihadisme de banlieue et l’abcès de fixation de l’Etat islamique et le troisième l’assassinat de Rémi Fraisse, le cran franchi dans la brutalisation de l’Etat en France.
On trouve chez Benjamin une théorie tout à fait originale du regard : ce n’est pas nous qui regardons les objets, ce sont eux qui nous regardent, quels qu’ils soient, le mot objet devant être entendu ici dans son sens le plus large, incluant, par exemple, un événement du passé. L’objet nous regarde et ce regard, quand il est insistant, nous contraint à lever les yeux. Ce que nous discernons alors est l’aura de l’objet, ce  « lointain » et qui, pourtant, se rapproche de nous ou bien nous rapproche de l’objet toujours fuyant. L’objet qui nous regarde aujourd’hui et qui, bien sûr, a les yeux de la Gorgone, c’est la terreur, c’est le « moment fasciste » qui se tient dans ce « lointain » dont nous ne voulons pas voir la proximité, c’est-à-dire l’actualité.  Nous essayons de garder les yeux baissés, en résistant à l’intensité de ce regard de l’objet d’histoire que nous sentons peser sur nous avec une intensité toujours plus irrésistible.
Parmi les (nombreuses) figures allégoriques animales se rattachant à notre condition, nous avons, de longue date, fait notre choix : l’autruche.
Alain Brossat
Lettre de loin / novembre 2014

Publié également sur Ici et ailleurs

autruche cattelan

Le plébéien enragé – une contre-histoire de la modernité de Rousseau à Losey / Alain Brossat

Epilogue : retour à Figaro (Figaro sur le retour)
Un motif en cachant souvent un autre, il se pourrait que le sujet effectif de cette enquête soit la fatigue. Ce qui fait de la fatigue un objet philosophique captivant, ce qui la singularise, c’est son trait de perpétuelle indétermination : les médecins savent que lorsqu’un sujet se déclare « fatigué », cet énoncé peut recouvrir les états ou les pathologies les plus divers. Mais surtout, la vraie fatigue n’est pas celle sur laquelle un sujet s’assure une prise (fût-elle illusoire) en se sachant et se déclarant fatigué, elle est ce relâchement, cette altération, cette usure qui, subrepticement l’irriguent et infléchissent ses dispositions, ses pensées, et ses conduites – c’est alors toujours dans l’après-coup que, n’ayant pas su répondre à une sollicitation, réagir à temps, franchir une épreuve, il se dit : j’étais, je devais être, je n’ai pas su freiner à temps et l’accident est devenu inévitable, je n’aurais pas du conduire si longtemps sans faire une halte, etc.). La vraie fatigue est donc celle qui prend le sujet à revers, l’investit à son corps défendant et devient son maître. C’est alors toujours trop tard qu’il constate : j’étais fatigué, je ne le savais pas, du coup, mes nerfs ont lâché, je n’ai pas été à la hauteur, mon corps n’a pas suivi, etc. On le voit, il ne s’agit pas du tout d’opposer ici fatigue physique à fatigue morale, cette vraie fatigue est, plus qu’un état, une disposition globale qui s’installe sournoisement en deçà de toute conscience de… ou de toute décision, et incline le sujet dans une direction spécifique – envers et contre lui-même, si l’on peut dire. La mélancolie de naguère, la dépression d’aujourd’hui comptent parmi ses pseudonymes les plus courants.
Dans les sociétés modernes (et tout particulièrement contemporaines), le développement d’un syndrome général de fatigue est lié à la difficulté croissante qu’éprouvent les sujets à se tenir à la hauteur des épreuves multiples et disparates auxquelles ils sont soumis. Cette condition affecte tout particulièrement le plébéien dont l’énergie semble souvent et très tôt s’épuiser dans des combats perdus d’avance : on l’a vu, Julien, le petit Julien de Stendhal est un Figaro dont le panache a trop vite fané et dont l’allant a cédé la place au calcul. Un Figaro fatigué qui, peu à peu perd le fil de son combat en même temps qu’il perd ses prises sur le monde qu’il affronte. Sur les épaules de Mellors, semblablement, pèse le fardeau de tant de combats perdus par les gens d’en bas, le peuple ouvrier dont il émane. Il n’a pas déposé sa colère, il n’a pas fait sienne la règle du jeu – mais la forêt est l’espace de son retrait sans conciliation, de sa défection. Tout se passe comme si, au fil de cette longue marche qu’inaugure la grosse fatigue de Figaro dans la dernière pièce de Beaumarchais, La Mère coupable,  le plébéien, voyant l’horizon de son combat se brouiller, le sens même de son combat devenant indistinct, était désormais le captif d’intensités affectives n’enchaînant plus sur aucune stratégie ; tout se passe comme s’il avait perdu toute prise sur le cours d’une Histoire ouverte – celle dans laquelle le plébéien  interprète en virtuose sa partition, héraut de l’égalité-envers-et-contre-l’ordre-des-choses, objecteur perpétuel aux répartitions « naturelles » dans le monde social.
L’amertume et la désillusion sont, ici aussi, d’autres noms de la fatigue. Or, la fatigue est érosion des subjectivités. Le Figaro du Barbier et du Mariage est un bloc de vitalité combattante, il est une subjectivité entière, un sujet concentré qui se jette dans la mêlée, il donne un corps incandescent à une cause en quête de public. Jacques se présente aussi à nos yeux comme une subjectivité endurante, indestructible, tant elle est trempée dans une infinie variété d’expériences et consolidée par cette sagesse à toute épreuve que le valet a élaborée au fil du temps pour son propre compte. Les subjectivités plébéiennes saisies par la fatigue insinuante, taraudante qui mine leurs dispositions et leurs entreprises dans les temps ultérieurs sont ébranlées, fissurées, malmenées. Elles sont déchirées entre des moments d’intense exaltation et de dépression, au fil des parcours accidentés de leurs existences. Julien passe à l’acte dans un moment de violente désubjectivation, Heathcliff est un demi-dément, Mellors se tient au bord de la dépression dont seule le sauve sa fuite au cœur du monde animal et végétal, sa désertion proto-écologique. Dans  le contexte de la seconde modernité dont la singularité est de maltraiter les subjectivités comme jamais tout en promouvant constamment les paradigmes immunitaires, le plébéien semble perdre davantage encore de ses assises. Il perd l’essentiel de ses capacités d’interposition, d’interruption du cours « naturel » des choses pour basculer du côté du témoignage, son combat se diffracte et se réduit à la dimension de gestes épars et bien souvent désespérés  – il bascule littéralement du côté de l’instinct de mort, de l’attrait des moments apocalyptiques, ce qui pourrait se nommer le paradigme de Pierre Rivière. Le fait divers (Human Bomb, la tuerie de la mairie de Nanterre, Merah…) et, tout autant, le cinéma documentent cette fatale inflexion. Ou bien alors, il tend à devenir le bouffon de la comédie humaine, de la comédie politique contemporaine – un rôle de plus dans le grand spectacle des jeux du pouvoir et du gouvernement des vivants – Chavez, son émule light Mélenchon, etc.
C’est tout particulièrement le cinéma qui, en allongeant les circuits d’intégration et, du coup, en nous rapprochant de ceux qui nous sont les plus lointains, nous y rend sensibles : le plébéien est aujourd’hui une figure diffractée de partout (évitons ici de prononcer le terme « universel », trop souvent galvaudé). Moins que jamais, il n’est réductible à une condition sociale spécifique ou à des configurations politiques déterminées. Qu’il soit valet, ouvrier, transporteur de fonds, garde du corps, livreur de pizzas (ses déclinaisons sont très majoritairement masculines), il est celui qui statue sur l’intolérable d’une certaine condition, de certaines formes du mépris social, de l’humiliation. Il demeure celui dont des gestes déterminés prononcent un non décidé et définitif à sa position de subalternité.
Ce non est rarement énoncé comme tel. Mais il agit comme un déclic, produisant une bifurcation, parfois insensible mais irréversible, souvent brutale et apocalyptique dans l’existence du plébéien. Le cinéma contemporain est la plaque sensible de la colère sourde du plébéien qui, parfois se rumine en interminable vindicte, en revanche prise sur le patricien, et, dans d’autres occurrences, plus fréquentes, se mue en fureur et rage explosives, dévastatrices, autodestructrices. Les plus récents parmi ces films s’interrogent sur les effets des nouvelles conditions de l’emploi, l’éclatement et la pulvérisation de la condition salariée. Ils montrent comment se durcissent les relations entre employeurs et employés, gens d’en-haut et gens d’en-bas, comment fait retour la relation immémoriale entre maîtres et serviteurs dans les conditions de la dérégulation généralisée qu’imposent le règne du capitalisme liquide et les modèles néo-libéraux.
Dans  cette configuration, l’employé précaire, jetable, celui que son employeur accable de son mépris ou d’un paternalisme pesant, ce serviteur qui doit assister en spectateur muet et docile à la comédie du pouvoir ou aux petits et grands arrangements du monde des affaires sent monter en lui une fureur, un appétit de destruction et une soif de vengeance qui vont constituer le matériau de son devenir plébéien. Un devenir solitaire où rien ne vient endiguer ou canaliser l’affect vindicatif. Jacques Rancière disait un jour que l’immigré, c’est un travailleur ou un ouvrier qui a perdu son nom. On pourrait dire, dans le même sens, que le plébéien contemporain est souvent un travailleur qui s’est désaffilié (Robert Castel), que les métamorphoses du salariat, la fin du plein emploi et l’effondrement des solidarités de classe ont  abandonné sur le sable d’un improbable gagne-pain où il fait face, esseulé, au retour d’une nouvelle forme de soumission et de mainmise.
Le voici soumis sans recours aux décrets, caprices, humeurs et revirements de ses nouveaux maîtres, comme l’était déjà Matti dans la pièce visionnaire de Brecht ; le voici sans cesse remis à sa place, celle du subalterne qui n’a pas le choix : s’il ne plie pas, c’est le chômage, sans espoir de réemploi, la galère, la rue. Le contrat salarial s’est transformé en dette perpétuelle du salarié précaire à l’endroit de celui qui lui fait la faveur de l’employer – et le lui fait bien sentir en chaque circonstance. Le voici devenu  intégralement substituable, et au premier mouvement de rétivité ou d’insoumission, rejeté du côté de l’en-trop.
Plus les jours passent, dans cette condition, plus les petites vexations s’accumulent, plus l’heure de la rupture des digues approche inexorablement…
Le plébéien enragé - une contre-histoire de la modernité de Rousseau à Losey / Alain Brossat dans Brossat 1
Dans la configuration exemplaire dessinée par The Servant, le maître est tombé de son socle, il n’est plus que l’ombre de lui-même, comme évidé (1). Mais le serviteur, lui, semble  avoir tout à fait perdu le fil de l’émancipation. Il est devenu ce que Nietzsche appelle une tarentule (2). Son énergie se déploie sur la mauvaise pente, elle a pris le mauvais pli. Le maître est à bout de souffle, diaphane, mais le serviteur, lui, est devenu résolument patibulaire.
Tony, riche héritier de retour d’un long séjour dans une contrée lointaine, vient de prendre possession d’un hôtel particulier, dans un quartier cossu de Londres. Barrett, revêtu d’un pardessus sombre, froid et plein d’assurance, se présente pour un entretien d’embauche – servir est son métier. La scène d’ouverture donne le ton : le valet, s’étant introduit dans la maison, découvre le maître endormi, avachi dans un fauteuil. Il l’évalue d’un coup d’œil expérimenté, et le réveille d’un toussotement. Tony s’excuse – un léger excès de bière… Il invite Barrett à s’asseoir, abolissant étourdiment  la règle immémoriale (le serviteur ne s’assied jamais en présence du maître). Le ton de simplicité qu’il adopte en s’enquérant des qualifications de son futur employé laisse néanmoins transparaître le patricien soucieux de son confort et habitué à être servi -  sa position, avec le temps et l’éloignement, est devenue flottante, mais il n’est pas prêt pour autant à renoncer à ses privilèges et ses prérogatives.
D’emblée, le contraste est entier entre les deux personnages : Tony est un monument d’indécision, de futilité, de paresse et de présomption patricienne – autant de traits qui vont immédiatement le placer sous l’entière dépendance de son serviteur. Ses relations avec sa fiancée Susan, une jeune femme de son monde, toute imbue de ses préjugés patriciens, sont superficielles et maniérées, une impression tenace d’ennui et de froideur se dégage de sa personne. De conformisme aussi – de Tony, le fils de famille fortuné, elle attend avant tout qu’il l’épouse et lui assure un avenir éloigné de tout souci matériel.
Les projets professionnels de celui-ci sont aussi fumeux qu’inconsistants – construire trois villes nouvelles en Amazonie ! Son inaptitude à affronter les questions pratiques est flagrante : il s’en remet à son serviteur pour tout – choisir les couleurs des murs de l’appartement, surveiller les ouvriers qui l’aménagent, veiller à la fermeture des portes et fenêtres, choisir le vin qui accompagnera le dîner… Il va donc, dans cet état d’incapacité à diriger sa propre existence, subir d’emblée l’ascendant de celui-ci – mais tout en étant incapable de s’affranchir  la morgue ancestrale des maîtres habitués à voir dans leurs serviteurs des automates destinés à les servir dans toutes les circonstances de leur vie quotidienne. Il est pris dans cet entre-deux, incapable d’incarner encore la figure du maître traditionnel sûr de son droit et fort de son autorité, mais bien loin encore de pouvoir en abandonner le rôle : sans le savoir vraiment, il éprouve qu’en ce monde « démocratique », il y a honte à être maître mais de là à pouvoir se passer de serviteur et à entrer dans le monde de l’égalité… Il va donc osciller en permanence entre crises d’autorité, dérisoires tentatives de restaurer l’ordre immémorial, et moments d’abandon à l’autorité nouvelle du serviteur. A l’instar  de Puntila, dans la pièce de Brecht, il ne cesse de balancer entre les deux pôles–  accès de familiarité et de souveraineté. Personnage descellé, désorienté, arraché à sa position sans pouvoir en trouver une autre – et tendant vers l’inconsistance de ce fait, devenant toujours plus spectral.
Barrett, par contraste, est solidement enraciné dans le réel, il est un redoutable stratège. Dès le premier instant qui suit son engagement, il pousse ses pions pour établir ses positions, prendre possession des lieux – la maison de Tony. Le principal obstacle qu’il rencontre en  chemin n’est pas Tony qu’il va vampiriser, parasiter et littéralement vider de sa substance comme le fait la reine des abeilles du frelon, mais Susan qui, avec son infaillible instinct patricien, a immédiatement identifié en lui l’ennemi héréditaire, le représentant naturel de l’espèce ennemie – le plébéien. Une lutte à mort va donc faire rage entre l’un et l’autre, affrontement dont le plébéien sortira vainqueur la main haute. A peine est-il installé dans la place qu’il se livre à la première escarmouche : il entre sans frapper dans le salon où Tony et Susan sont en train de s’enlacer devant la cheminée, signifiant ainsi à Susan qu’il est, lui, chez lui, et qu’elle est l’intruse. Les reproches que lui adressent les maîtres glissent sur lui, tant il est assuré de sa position et a pris la mesure de ces maîtres évanescents. Il introduit sa jeune et sensuelle maîtresse Vera dans le ménage de Tom et la jette dans les bras de celui-ci, tout disposé à préférer ce tempérament impétueux et lascif à celui de sa réfrigérante fiancée. De crise en incident, Susan est proprement expulsée de la maison, éloignée de Tony. Son ultime tentative pour remettre Barrett à sa place est pathétique : exécutant à la lettre chacun des ordres destinés à l’humilier, le serviteur blasé, cynique, imperturbable, plie et ne rompt pas,  pour finir par exténuer l’adversaire : lorsqu’il reconduit la fiancée déconfite et claque la porte sur elle, la défaite de celle-ci est définitivement consommée. Dans l’ultime séquence du film, où s’affiche la déchéance de Tony, Susan reconnaît sa défaite et s’incline devant la force supérieure de Barrett en l’embrassant sur la bouche – un geste par lequel elle se s’établit dans la même position que les prostituées ironiquement invitées par Barrett à célébrer en sa compagnie (et celle du maître déchu) sa prise de possession du logis patricien.
Mais avec tout cela, la question demeure entière : que veut au juste Barrett, quel but poursuit-il avec tant d’obstination, à quelle cause voue-t- il son énergie inlassable ? Tout laisse à penser, au premier abord, que son désir le plus constant est l’assouvissement d’une obscure vengeance, venue du plus loin de sa condition subalterne, nourrie de toutes les humiliations subies antérieurement, au fil de ses différents emplois au service des bien dotés et des importants. Son appétit de destruction, voire de dévoration cannibale, du maître apparaît insatiable ; d’ailleurs, le film se construit autour des différentes étapes de la décadence de l’insouciant Tony, toute entière organisée par son serviteur : son éloignement de Susan tramée par le serviteur, la fatale attraction qu’il subit pour Vera, la dépossession de sa propre maison, la dépression, la chute dans l’ivrognerie… A tous égards, Barnett, en imposant son empire sur son maître, se conduit non seulement en profiteur pratiquant l’ « abus de faiblesse », mais en vampire. C’est le scénario de Jacques le fataliste, revisité par le diable.
Jacques et Figaro sont des pèlerins de l’égalité. Leur but n’est pas de destituer ou de détruire le maître mais d’entrer dans un jeu de reconnaissance destiné à faire valoir leur condition d’égaux. L’échange verbal est le milieu par excellence dans lequel se déroulent ces démonstrations. Dans The Servant, le maître et le serviteur se font de nouveau face, mais leurs disputes ont tourné à l’aigre. Les tentatives faites par le maître pour restaurer son autorité sont dérisoires et puériles, les réparties du serviteur sont inspirées par le ressentiment, voire la haine. Comme chez Beaumarchais et Diderot, leur relation est devenue incertaine, ouverte, mouvante, mais elles ne sont plus placées sous le signe de la bataille pour l’égalité – un homme est un homme et à ce titre, un homme en vaut bien un autre et un serviteur son maître.
Les affrontements verbaux entre le maître et le serviteur ont perdu leur éclat, chacun est engoncé dans sa plainte, la discussion tourne au règlement de comptes. Barrett apparaît comme un Heathcliff au petit pied (l’éclat du romantisme noir en moins), un ange déchu, lui aussi, de la cause immémoriale des serviteurs. Le soleil des Lumières n’éclaire plus la scène de sa rébellion, celle-ci a perdu tout caractère exemplaire, toute faculté d’entraînement. Plus rien ne vient s’y mutualiser avec d’autres dispositions, mouvements ou gestes soutenus par d’autres sujets – même la nature du pacte qui unit Barrett à Vera n’est pas claire. La cérémonie de destitution du maître se présente comme une vengeance privée qui s’exécute à huis-clos, dans les murs de l’hôtel particulier. Mais une vengeance dont l’objet lui-même demeure flou, tant Tony serait à contre-emploi dans le rôle du maître abusif et violent. Barrett, à ce titre, se présente à nous porteur de tous les signes de l’involution, de l’égarement du combat du plébéien – de la perte du fil de la querelle salutaire qui met aux prises le serviteur  et le maître.
1ser Alain Brossat dans Dehors
Avec Jacques et Figaro, la querelle se transforme aussitôt en cause qu’adopte le public populaire, elle suscite un enthousiasme auprès de ces lecteurs ou spectateurs que les joutes conduites par ces serviteurs superbes semblent conduire en leur nom. Impossible, par contraste, de se rapprocher de Barrett, l’infatigable araignée, le sujet nocturne dont la vengeance s’exécute sans joie, comme si le saccage était son seul horizon…
La fable politique du film, s’il en est une, est des plus noires : les maîtres sont devenus tout à fait débiles, ignares et prétentieux ( à l’image de cet oncle et cette tante de Tony qui, du fond de leur manoir, confondent allègrement gauchos argentins et ponchos indiens). Mais pour autant, aucune espèce de relève dialectique ne survient du côté des serviteurs. Tout se passe, en effet, comme si, brutalement, la fameuse dialectique hégélienne (du maître et du valet – Knecht – plutôt qu’esclave) s’était trouvée brutalement enrayée : ce qui fait la supériorité de Barrett sur Tony, chez Losey/Pinter comme chez Hegel, c’est bien l’épreuve du négatif, la maîtrise du réel acquise grâce au travail. Tony a perdu toute prise sur le réel du fait de son mode de vie oisif, futile, velléitaire. Ses assurances, Barrett les tire, lui, de l’épreuve du monde réel, de l’expérience de l’hétéronomie, du service du maître. Mais le renversement dialectique qui lui permettrait de s’émanciper de cette tutelle et de devenir un homme libre au prix de l’affrontement avec le maître n’aura pas lieu. Il ne tuera pas le maître, il ne le quittera pas. Il en deviendra le parasite, dans le plus ambigu des renversements de rôle : jusqu’alors, c’est Tony qui conduisait une existence parasitaire, grâce à sa fortune – ses parentés avec l’Oblomov de Gontcharov sont ici évidentes. Tout se passe comme si l’horizon de la « lutte » de Barrett était non pas la liberté ou l’égalité mais le renversement du bénéfice de la condition parasitaire (4). Tout semble bien se passer à la fin du film comme si le couple équivoque qu’il forme avec Vera était désormais destiné à se la couler douce indéfiniment dans le cocon de logis de Tony, aux crochets de celui-ci…
C’est à ce titre, précisément, que l’on peut s’interroger à nouveau sur ce qui constitue le but ultime de l’opération de conquête conduite par le domestique. Ceci pour toutes sortes de raisons. A l’examen, le personnage apparaît beaucoup plus fragile que ne l’indique son apparente détermination. Impossible de savoir, par exemple, jusqu’à quel point il est le « maître » de la sulfureuse Vera ; ne serait-ce pas lui qui, au contraire, subirait l’ascendant de cette plébéienne plus déterminée encore, voire plus vindicative ? Jusqu’à quel point est-il sincère lorsque, après avoir été congédié , il se pose en victime des manœuvres de cette intrigante machiavélique et supplie Tony de le reprendre à son service ? Est-il bien l’instigateur du retour de Vera chez Tony, ou bien est-ce celle-ci qui dicte ses conditions ?
Mais aussi bien : un certain nombre de conduites excentriques de Barrett font apparaître l’existence d’un lien équivoque à Tony, sous les formes manifestes du rejet et de l’exécration. De quel fond obscur provient ce désir puéril de faire l’amour avec Vera dans le lit du maître, d’utiliser son eau de Cologne – de partager même sa maîtresse avec lui ? De quelle sourde et tenace dépendance, maintenue envers et contre tout, ces gestes sont-ils la manifestation ? De la même façon, l’insolence euphorique et arrogante affichée par le valet lorsque Tony le congédie (ne pouvant moins faire, en présence de Susan, lorsqu’il le découvre lutinant Vera, qu’il croit encore être la sœur de Bennett, dans sa propre chambre), est à ce point surjouée qu’elle n’est pas loin d’exposer, surtout, son désarroi… Une hypothèse qui se confirme lors de la rencontre (probablement pas fortuite)  des deux hommes  au pub : comédien toujours, lorsqu’il accuse sa maîtresse de tous les maux, mais assurément aux abois – pas si facile, apparemment, pour Barrett, de congédier le maître ou, plus exactement, son destin de serviteur. Le voici donc qui, de façon pressante, demande à reprendre du service, d’un ton presque humble et suppliant.
L’ambivalence de la relation qui unit autant qu’elle sépare les deux hommes devient tout à fait manifeste dans les séquences suivantes où ils en viennent, l’appartement étant (enfin, serait-on tenté de dire) déserté par les femmes, à se livrer à d’étranges jeux de garçons : base-ball dans les escaliers, parties de cachette à l’occasion de laquelle la composante homosexuelle de la relation est distinctement affichée, sans oublier ce repas en tête-à-tête où se donne libre cours, la nostalgie de la communauté égalitaire des hommes (le Männerbund ancestral), pimentée de souvenirs du service militaire – ah, comme tout serait facile si nous pouvions être des pals, de simples copains – utopie grotesque autant que fade de l’impossible réconciliation in fine du maître et du serviteur…
Dans toutes ces scènes, tout se passe comme si un fragile équilibre s’était établi entre le maître et le serviteur, le premier ayant renoncé à son ton d’autorité et le second affectant une familiarité vaguement canaille. Fausse et fugace « amitié » rapprochant brièvement le patricien et le plébéien, sur le fond d’une inavouable attirance émergeant sur le sol même de la guerre des espèces. Sous cette ultime version de la guerre des deux races (patriciens blonds contre plébéiens bruns)  perce la pousse érotique qui vient bousculer les logiques de cette lutte à mort : en plus d’une circonstance, le double jeu du maître et du serviteur expose cette dimension - lorsque Barrett propose avec un zèle empressé un bain de pieds  au maître enrhumé, lorsque celui-ci, inversement, mime le seigneur courroucé et capricieux, ou, inversement, fait mine d’obéir au serviteur révolté – bref toute une ritualité vient pimenter la relation  de l’un à l’autre, la transformer en jeu, en cérémonial aux connotations distinctement érotiques (5).
Tout se présente donc comme si, le mystère de l’intrigue s’épaississant, l’intention première supposée de Barrett (prendre le pouvoir, réduire le maître à ses conditions) tendait à se liquéfier, tant apparaissent solides les liens de dépendance qui continuent de l’unir au maître dont il ne parvient pas à prendre congé. Plus les places respectives de l’un et de l’autre deviennent litigieuses, plus ils apparaissent condamnés l’un à l’autre, l’hôtel particulier, avec ses miroirs, ses recoins, son escalier étroit étant l’espace où s’établissent leur confinement et leur promiscuité. A la fin, quel que soit le destin qui se profile pour ce  ménage à trois baroque, une chose est sûre : ni le maître, ni le serviteur n’est parvenu à s’émanciper de l’autre, chacun vivant dans l’assujettissement à l’autre, son mauvais génie. Le film est tout entier placé sous le signe de la crise de la reconnaissance, de son dérèglement : Barrett, avec son fond d’anarchisme inconséquent, aspire aussi bien à être reconnu comme un serviteur modèle que distinguent ses talents culinaires et son art de tenir un intérieur ; Susan aspire à être reconnue par Tony comme la femme de sa vie et n’y parvient guère ; Vera veut être reconnue comme l’ensorceleuse par qui le désir s’enflamme, tout en n’étant, peut-être, qu’un pion dans le jeu de Barrett ; quant à Tony lui-même, il est tout à fait perdu dans les jeux de miroir de la reconnaissance : l’amour/haine que lui voue son valet lui importe en définitive bien davantage que l’attachement sincère mais convenu que lui voue sa maîtresse.
Barrett, assumant son côté canaille, arsouille,  et jetant le masque de la politesse glacée du serviteur, organise donc chez Tony une « party » à laquelle sont conviées quelques prostituées. Il s’agit alors peut-être moins pour lui de faire valoir ses « droits » de nouveau maître du logis que de parachever son entreprise : soumettre la maîtrise même à l’épreuve d’une sorte d’immense chahut, de charivari vraiment sauvage : la patricienne Susan  sera  traitée dégradée, la chute et la destitution de Tony seront complaisamment exposées ; mais ce rite d’inversion et de ridiculisation n’aura qu’un temps : lorsque Tony ivre exige que Barrett chasse tout ce beau monde, ce dernier s’exécute. Il ne s’agit donc pas d’aller jusqu’au bout d’une révolte d’esclave (meurtre, saccage, incendie…) – plutôt de jouir du spectacle de la maîtrise décomposée – mais formellement maintenue dans sa condition et ses prérogatives…
C’est donc en maîtres de l’équivoque que Pinter et Losey « arbitrent » le conflit mettant aux prises le plébéien et le patricien , le premier tombé dans l’insignifiance, le second en quête de la plus obscure des réparations. La relation de l’un à l’autre se trouve désormais établie dans un espace tout à fait indécis, une zone grise dans laquelle est appelé à prévaloir le pire plutôt que le meilleur. L’emportant apparemment sur toute la ligne, Barrett s’exclame, belliqueux et triomphant : « I’m nobody’s servant ! » – mais c’est pour demeurer captif du lieu même où s’enregistre sa victoire. La vie continue, envers et contre tout et ce sont simplement de nouveaux agencements, tout aussi équivoques, grotesques et sordides qui s’établissent.
Qui sait si, au bout du compte, la sensuelle Vera, le seul personnage du film qui semble porter en elle une sorte d’entrain, si ce n’est de joie, poussée de l’avant par une vitalité, une verve toute populaire n’est pas la figure cachée (la plébéienne masquée par le plébéien) qui s’apprête à rafler la mise… ?
losey devenirs-révolutionnaires dans Désir
Barrett, à défaut que sa cause soit tout à fait distincte, conserve quelque chose du tempérament d’un combattant. Mais il faudrait imaginer une condition dans laquelle le serviteur, tout en suivant le maître comme son ombre, partageant avec lui la plus étroite des intimités forcées, assistant au plus près à ses faits et gestes publics et privés, se trouvant à son corps défendant le témoin de sa banale double vie, il faudrait imaginer cette situation dans laquelle le serviteur serait privé de tout moyen d’interpeller le maître, de faire part de ses griefs, de témoigner de sa condition, de conduire une dispute à ce propos. Exposé à toutes sortes d’humiliations, petites et grandes, de la part de cet important (ministre de la planification au temps où l’Argentine est plongée dans la tourmente suscitée par l’effondrement de sa monnaie), il se trouve réduit à une pure fonction  d’accessoire, au service de la protection de ce représentant des élites gouvernantes dont il est le garde du corps, El Custodio (6).
Le gilet pare-balles qui lui comprime le torse comme un corset de fer lorsqu’il est en service est le symbole de sa condition asservie. Son service est fait d’interminables attentes sur les trottoirs, dans les couloirs des ministères ou des studios de télé, devant des portes qui se referment sur son nez, avec pour seule compagnie un talkie-walkie crachotant de temps à autre une brève directive. Une vie sans paroles, peuplée de gestes mécaniques, infiniment répétés, inutiles, vides. Le visage blême et tendu du garde du corps porte la marque distincte de l’épuisement moral et de la désolation – solitude, fatigue autant nerveuse que physique, détestation de cet emploi sans destination (il ne se passe résolument rien, d’un bout à l’autre du film) et, surtout, de ces patriciens dont il est le chien de garde, violence contenue – de plus en plus difficilement contenue.
Le trait distinct de cette condition dans laquelle une distance sociale abyssale sépare ceux-là même qui ne se séparent jamais (le ministre et son custodio) est l’exclusion de toute situation dans laquelle des paroles pourraient être échangées, un champ/contrechamp amical ou conflictuel avoir lieu. La position respective des corps de l’un et l’autre exclut, en toutes circonstances, un tel face à face – même lorsque le garde du corps accompagne le ministre et son équipe en avion, à l’occasion d’une mission officielle, il est installé sur un siège opposé – il leur tourne le dos. Les rares occasions où Ruben ne suit pas le ministre à distance réglementaire ou bien ne surveille pas la rue tandis que celui-ci s’engouffre dans sa voiture rendent palpable la violence contenue de leur relation  à peu près muette : le ministre dort (trois occurrences) et Ruben « veille » sur son sommeil – comme un ange exterminateur : durant ces brefs intermèdes, le pouvoir du maître s’effondre, le serviteur le tient à sa merci, la tentation d’en finir avec cet esclavage et de lâcher les chiens est visible, notamment dans la scène où on le voit nettoyer longuement son pistolet – la troisième fois, d’ailleurs, sera la bonne.
L’autre occasion d’un bref face à face sans paroles ou presque ni échange est tout aussi éloquente, si l’on peut dire : lors d’un week-end où le ministre reçoit un couple de diplomates français dans sa somptueuse propriété à la campagne, Ruben  somnole dans la voiture de service tandis que les convives déjeunent joyeusement sur la pelouse ; l’ambiance et détendue et, histoire de divertir ses hôtes, le ministre invite Ruben à croquer le portrait du diplomate – le dessin est son jardin secret, incidemment éventé par son patron. Moment  d’humiliation extrême, Ruben devant s’exécuter sans discussion, les mâchoires serrées, subir les compliments ironiques de ses ennemis naturels, avant de récupérer un peu plus tard le dessin abandonné sur la table.
Nous sommes donc ici dans une configuration où le tort subi par le serviteur est proprement inarticulable. Aucune occasion ne lui est donnée de dire son fait au maître qui le considère comme un simple rouage au service de son activité gouvernementale et de ses petits à-côtés. Il ne peut pas davantage faire entendre sa plainte auprès de collègues ou amis – les gardes du corps ne forment pas une corporation solidaire, c’est le moins qu’on puisse dire. La famille, pour le reste, n’est pas davantage un lieu où faire entendre ses griefs, plutôt une circonstance aggravante de cette vie dépossédée d’elle-même. Dans ces conditions, l’affect plébéien qui, en l’absence de tout espace d’interlocution entre le maître et le serviteur, en l’absence de toute possibilité de mutualisation de la plainte est, distinctement, la haine. Une relation directe s’établit entre le vide sidéral (l’ennui sans limites) de ces journées vides mais exténuantes, dans l’attente du coup dur, dans la hantise du moment d’inattention fatal, et la montée de la fureur. C’est une tension qui, de séquence en séquence, s’accroît, rapprochant Ruben de l’inexorable explosion.
Lorsque le plébéien a littéralement perdu sa langue, ne demeure à sa colère et à sa frustration que le seul horizon de la mort. Comme toujours, dans une configuration de ce type, le passage à l’acte, la destruction sont des formes de suicide différé. Lorsque le serviteur a perdu toute capacité de témoigner de sa condition, ne demeure que cette fureur qui le transforme en bombe humaine, en machine de mort, ceci de Pierre Rivière à Ruben. A force de mariner dans son gilet pare-balles, dans un espace politique où fait l’objet du déni le plus implacable le différend qui oppose les uns aux autres (les patriciens qui statuent sur le cours des choses et les gardiens/serviteurs qui veillent à leur intégrité), Ruben se transforme en machine infernale. Malheur à celui qui, dans cet espace de disparition de la politique et d’escamotage du conflit, a perdu la parole !  Malheur à ceux qui se vu assigner, dans la nouvelle division du travail (Ruben est au fond plus proche de l’esclave grec ou romain que du prolétaire moderne – un pur accessoire de l’ « homme libre », du citoyen-ministre).
Le film de Rodrigo Moreno oppose constamment les deux univers : celui, bruyant, clinquant, agité et à l’évidence terriblement vain des patriciens qui courent de séminaires en missions, de repas entre amis en rencontres adultères, qui occupent constamment le devant de la scène ; celui des serviteurs dont les silhouettes passent dans l’ombre des premiers, chauffeurs, serveurs, femmes de ménage, secrétaires, gardes du corps… Les premiers ne se contentent pas de jouir du pouvoir, de leur pouvoir et des avantages qui s’y attachent (voitures, argent, résidences, maîtresses…), ils sont à l’évidence animés par la certitude que le monde leur appartient. Le regard qu’ils jettent sur les subalternes qui les servent est absent ou plutôt, ils ne les remarquent que lorsque ceux-ci leur font défaut (Ruben, dont le tort a été d’aller fumer une cigarette lorsque le ministre fait un malaise…).
Dans cet état en quelque sorte terminal de la lutte des classes, le conflit se manifeste sous la forme de l’absence des uns aux autres et se matérialise sous celle du gouffre qui les sépare. Les serviteurs vivent séparés les uns des autres, tout lien de solidarité rompu, chacun pour soi, ravalant ses frustrations, le dos courbé (nul d’entre eux ne peut se permettre de perdre son emploi en ces temps sinistrés), voué aux plaisirs les plus misérables (la scène de la visite de Ruben à une prostituée est ici exemplaire), irascible et avide de vengeance mais condamné au plus inflexible des auto-contrôles, sous peine de fatal dérapage. Toute incartade, toute révolte de conduite libératrice, toute prise de parole visant à s’extraire de sa condition d’automate sécuritaire est exclue. Les rapports de classes sont figés dans cette position d’après la bataille : le combat ne fait plus rage, le peuple s’est comme absenté, évaporé et les gouvernants  tentent, au bord du gouffre, d’entretenir l’illusion d’un ordre des choses qui, malgré tout se maintient, et d’un pouvoir qui en assure la continuité.
Ruben est le témoin rapproché de cette farce, mais il ne peut pas témoigner, sa langue est comme coupée, il est la réincarnation moderne de Philomèle (7). Ne demeurent que les regards chargés de haine, les postures figées et contraintes, les mouvements saccadés pour donner à entendre que le garde du corps n ’a rien accepté de sa condition de gorille ou de chien (de garde). Il suffit qu’il soit mis en présence du corps du maître endormi, placé à sa merci, pour que la montée du désir de mort soit palpable. Il tourne autour de son ennemi comme Philomèle tissait sa tapisserie. Le soulèvement joyeux, facétieux, éclatant et sans violence du plébéien a cédé la place à une dramaturgie de la mise à mort de l’ennemi inexpiable auquel ne l’a même jamais opposé une querelle distincte.
La clé de la montée de la violence est l’humiliation encaissée, la colère ravalée – par exemple dans la scène où la fille du ministre – « chaque jour un peu plus pute » –   exige que son petit ami monte dans la voiture de fonction, en dépit du règlement). Contrairement au brave soldat Chveik, Ruben ne dispose même pas de l’infime marge de manœuvre qui permettrait de tuer  l »obéissance de cadavre exigée sous le ridicule (8).  Il ne peut qu’articuler un bref « Oui, parfaitement, excusez-moi », toute fureur rentrée, lorsque le ministre le désavoue froidement et lui fait perdre la face devant la petite patricienne gâtée. L’imperceptible ironie de Chveik suffisait, elle, à pulvériser le  règlement militaire lorsqu’il déclamait au garde-à-vous: « Je déclare, avec la plus humble obéissance, etc. ».
Tout au long du film, la réalité est « filmée strictement du point de vue » de Ruben, relevait un critique lors de la sortie du film. C’est ce qui permet à celui-ci d’exposer exemplairement ce qu’il en est de  la violence silencieuse de l’exploitation, au delà de l’exploitation classique du prolétaire. La petite apocalypse est au bout de cette sorte de glaciation des rapports de classes. Elle est le retour de balancier logique de la violence déniée de ces rapports. L’assassinat  sans bruit (le garde du corps ayant équipé son automatique d’un silencieux) du ministre est le petit 11/09 personnel de Ruben.
Ensuite, face au désastre, les gens d’en haut, stupéfaits, s’interrogeront : mais pourquoi diable faut-il donc  qu’ils nous haïssent tant ?!
3serlo le passager clandestin dans Devenirs-révolutionnaires
L’envahissante présence de personnages aussi forts que ceux qui ont retenu notre attention (Julien, Heathcliff, Mellors…) tend à accréditer la notion d’un enracinement exclusif de la figure du plébéien dans le genre masculin. Les affects qui soutiennent ses gestes et mouvements sont fortement connotés de ce côté : susceptibilité, colère, fureur, rancune, esprit de vindicte…. Le lien qui s’établit entre l’humiliation subie ou imaginée et le passage à l’acte, mouvement hyperviolent dans plus d’un  cas (Pierre Rivière trouve dans cette généalogie une place de choix…) est aussi nettement situé sur le bord masculin (9). L’imaginaire réparateur de la belle apocalypse destinée à remettre les choses à leur place et à rétablir les fondements de la Justice dans un temps où tout est cul par dessus tête (Pierre Rivière, encore) est une fantasmagorie typiquement masculine que présente de façon exemplaire Martin Scorsese dans  Taxi Driver (10). Le vétéran du Vietnam insomniaque qui ne retrouve pas sa place dans la société et s’installe progressivement dans le rôle du redresseur de torts  prêt à passer à l’acte est un plébéien enragé, un amok en devenir,  lâché dans les rues de New York. Le rapport aux armes, le devenir-guerrier, ange exterminateur – tout ceci se décline évidemment sur un mode résolument et même férocement masculin.
Mais sans aller jusqu’à ces paroxysmes du soulèvement plébéien, le régime de paroles qui fait écho à ces dispositions, le caractère ombrageux et l’insolence du plébéien, son penchant à parler un ton trop haut, son appétence pour la dispute, voire la rixe, tout ceci tend à accréditer la notion d’une telle asymétrie.
Faudrait-il pour autant en conclure que le plébéien est une figure qui ne se décline qu’au masculin ? On s’en défendra  bien ici, quand bien même il faudrait aussitôt concéder que son passage au féminin appelle un réexamen, un retraitement de la notion même. Assurément, Octave Mirbeau invente avec le personnage de Célestine, dans le Journal d’une femme de chambre,  une exemplaire figure plébéienne : le coup de force de l’écrivain consiste à faire de la subalterne par excellence (la domestique, la « bonniche ») la narratrice du roman (11). Ce faisant, il renverse les conditions même du récit, il bouscule les hiérarchies et transforme le tableau social du roman : dans celui, aussi varié soit-il, que présente le roman réaliste ou naturaliste (de Balzac à Zola), le domestique, la bonne sont  des figures furtives, à peine aperçues au passage, dans l’ombre de l’activité des maîtres. Dans le roman de Mirbeau, la domestique indocile et observatrice attentive des mœurs, des vices et des forfaitures des maîtres devient la conductrice d’un récit du monde vu non seulement d’en-bas, mais du point d’observation où les iniquités de la domination ou du partage social entre maîtres et serviteurs deviennent insoutenables. La verve vengeresse et joyeuse du témoin privilégié de la comédie souvent abjecte que constitue la vie des maîtres est celle d’une femme vivant dans la dépendance de ceux-ci, souvent congédiée, maltraitée, trompée – mais jamais soumise.
Ses qualités de répartie, lorsqu’elle entre en conflit avec ses exploiteurs, qui sont parfois aussi des prédateurs sexuels, sont égales à celles d’un Figaro ou d’un Jacques. Célestine est aussi, à sa manière, « philosophe » et sa philosophie plébéienne porte la marque de sa condition féminine – son sexe est à la fois un élément aggravant de son état de subalternité (l’abus sexuel est au bout de la condition de femme de chambre, les choses n’ont guère changé à l’époque DSK) et une arme qu’elle retourne à l’occasion contre les maîtres. Dans l’adaptation du roman de Mirbeau que réalise Luis Bunuel, Jeanne Moreau rend sensible la tension qui habite le personnage, partagé entre son aspiration à s’extraire de la condition de domestique (en réalisant un mariage avantageux) et sa fibre plébéienne qui la porte à poursuivre sans relâche l’affrontement avec les maîtres (12).
Le roman de Mirbeau représente un effort sans précédent pour renverser le privilège d’une narration conduite à partir d’une position qui, pour être implicite, n’en demeure pas moins constamment porteuse de l’indice du masculin et de l’appartenance à la bonne société. Les maîtres, dans leurs faits et gestes, n’y sont plus dépeints comme par un intime, un proche ou un familier mais d’un tout autre point de vue, celui de la servante vivant dans leur dépendance, soumise à leurs ordres et à leurs caprices, témoin de l’envers du décor de la vie bourgeoise. Le narrateur passe du salon à l’office. D’autre part, le passage du masculin implicite au féminin démasque tout un pan caché de la conduite des maîtres – l’exploitation sexuelle de la servante, la double morale des possédants, leurs vices secrets. L’auteur (un homme et un écrivain réputé, appartenant à ce titre au camp des maîtres plutôt qu’à celui des serviteurs) s’efface (ou opère un vif déplacement) pour céder la place à une narratrice plébéienne, appartenant au monde social le plus méprisé.
Le Journal d’une femme de chambre met l’accent sur le fait que la lutte des classes dans sa forme moderne, décrite par Marx, le combat de la classe ouvrière pour le renversement de la bourgeoisie capitaliste, coexiste avec la perpétuation de la guerre des espèces immémoriales – celle qui oppose le serviteur à son maître. Il rappelle que « le serviteur » est, de plus en plus souvent, une femme. Il fait émerger en pleine lumière ce personnage féminin que le plébéien flamboyant repousse au second plan – très distinctement dans Le Mariage de Figaro où le valet intarissable occupe la scène et tend à reléguer à l’arrière-plan le valeureux combat proto-féministe de Suzanne. Il suggère aussi suffisamment que les modalités selon lesquelles s’effectue le devenir-plébéien de la servante portent la marque de son genre : Célestine est un personnage ambigu qui dit leur fait aux maîtres mais dont le courage parfois se dérobe, un peu garce, ayant bon fond, mais parfois immorale, et aspirant au fond à une existence petite-bourgeoise et provinciale. Elle n’a pas la subtilité et la constance de Jacques, elle n’est pas entière comme Julien, vindicative comme Heathcliff, même si un distinct désir de vengeance et de revanche sociale l’habite…
Mais au bout du compte, et c’est la limite distincte du personnage tel que l’a imaginé Mirbeau, le désir le plus constant de Célestine semble bien être de se ranger et non pas de conduire la guerre perpétuelle qui oppose le serviteur à son (ses) maître(s). En ce sens, elle se distingue d’autres figures féminines exposant l’enjeu plébéien – des sujets dont le « tort » est de refuser le destin de femmes que leur assigne la société, et qui, pour cette raison, vont être diffamées, stigmatisées, mises à l’écart. La ligne de fuite qui s’ouvre ici n’est alors pas tant celle de la saine colère (indignation) ou de la fureur destructrice, mais plutôt celle de la folie. Le cinéma est brillamment peuplé par cette figure : La Maîtresse du lieutenant français, de Karel Reisz (1981), L’Histoire d’Adèle H., de François Truffaut (1975), Camille Claudel de Bruno Nuytten (1987), puis Camille Claudel 1915 de Bruno Dumont (2013), mais aussi La Salamandre d’Alain Tanner (1971) et bien d’autres sans doute que j’oublie.
Ainsi, dans La Salamandre, Rosemonde est un personnage en déprise constante, échappant à son destin d’ouvrière, d ’amante attitrée, de vendeuse, etc.  – une liberté indomptable mais qui, pour cette raison même, semble ne devoir la conduire qu’à une mise au ban plus ou moins rigoureuse. Dans la scène fameuse où, vendeuse dans un magasin de chaussures, Rosemonde se divertit en caressant les pieds et les mollets des clients, les remarques outragées qui fusent la renvoient distinctement à l’évidence d’une aliénation mentale : « Vous êtes complètement folle ! », « Elle est cinglée !», « Vous avez un grain ! », etc.
La récurrence au cinéma de ce motif – la femme rétive refusant d’entrer dans son rôle d’épouse, de jeune fille sage, de fille ou sœur d’écrivain célèbre, de prolétaire, animée par une volonté ardente de se donner à elle-même son propre destin et vouée, pour ce motif même à la folie ou plus exactement à son assignation par « les autres » à la place de la folle, cette pente manifeste distinctement la singularité d’un destin plébéien au féminin. Dans cette saisie, souvent médicale et psychiatrique,  opérée par la société sur l’inconduite de la femme ingouvernable est à l’œuvre  le rétablissement de l’ordre masculin perturbé par cette dérive plébéienne surgie sur le versant féminin de l’humanité. Un mouvement qui bouscule la domination patriarcale, la répartition des rôles dans le conflit des genres, autant que la relation entre maîtres et serviteurs.
Ces enjeux de plèbe, cette formation d’un effet de plèbe se retrouvent en permanence dans les contre-conduites féminines. Le cinéma, encore et toujours, le saisit avec force, dans les configurations les plus variées : L’insurrection de conduite de Jeanne d’Arc (Saint Joan d’Otto Preminger, 1957) l’échappée belle des deux fugueuses qui réinventent le road movie au féminin (Thelma et Louise de Ridley Scott, 1991), Le trouble dans le genre produit par la jeune femme qui se voit en garçon (Boys don’t cry de Kinberley Pierce, 1991)…
Une autre figure de la plèbe indocile s’invente ici sous nos yeux. Elle a pour condition un déplacement de genre dont les prémisses sont, si l’on veut, déjà discernables chez Beaumarchais : du Barbier, de Figaro à la Mère coupable
4servant Le plébéien enragé dans Flux
Péguy ne croyait guère au progrès (« l’idée facile, l’idée vulgaire »), mais il croyait aux signes annonciateurs, aux prémonitions. C’est sous ce signe qu’il place le remarquable développement qu’il consacre à La mère coupable de Beaumarchais, dans Clio (13). Cette pièce, présentée au public pour la première fois en 1792, sans aucun succès, cette autre pièce « dont l’on ne fait jamais état » n’est pas une comédie, remarque Péguy, mais un drame. C’est que, dans cette autre histoire (que celle des événements historiques), dans cette hétéro-histoire secrète consignée par le théâtre de Beaumarchais, quelque chose a changé, « il s’est passé quelque chose » entre les comédies solaires qui ont fait le succès et la gloire de Beaumarchais et cette pièce qui ne lui vaut que des lazzi. Et ce quelque chose d’impalpable ne doit rien à la révolution, à Valmy et Jemmapes, à l’Histoire lyrique – et tout au désenchantement, à la fatigue, à l’amertume, au vieillissement. Péguy est formel : « Le Barbier et Le Mariage ont bien pu contribuer à supprimer l’ancien régime. Mais ils n’ont pas pu contribuer à supprimer l’ancien régime de l’œuvre de Beaumarchais, de la relation du Barbier et du Mariage à La Mère coupable » (14).
Avant même que la pièce commence, de nombreux indices se présentent de ce changement de temps. Dans la note qui en précède le texte, l’auteur avertit : fini de rire, voici venu l’heure du « tableau de la vieillesse », de la douleur, des larmes, du deuil, du repentir ; et s’il demeure dans cette œuvre quelques éléments épars de comédie, ils seront «  fondus dans le pathétique d’un drame ». Il ne s’agira plus de faire rire aux espiègleries d’un valet ingouvernable et fier, mais de stigmatiser les manœuvres  d’un intrigant, en administrant les préceptes d’une morale austère, celle-là même que Figaro énonce dans le dernier mot de la pièce – « On gagne assez dans les familles quand on en expulse un méchant ». C’est, insiste Beaumarchais, que lorsqu’il écrit cette pièce, « [s]a  palette est desséchée par l’âge et les contradictions (…) En vieillissant, l’esprit s’attriste, le caractère se rembrunit. J’ai beau faire, je ne ris plus quand un méchant ou un fripon insulte à ma personne, à l’occasion de mes ouvrages : on n’est pas maître de cela » (15).
La présentation des personnages suit le même cours : la Comtesse Almaviva est décrite comme « très malheureuse, et d’une angélique piété » ; Suzanne, sa fidèle « camariste » (femme de chambre) et épouse de Figaro est « revenue des illusions du jeune âge ». Au centre de la pièce, au cœur de l’intrigue, non pas le panache de Figaro, le printemps du monde que célébrait son combat, mais les sourdes manigances de Bégéarss, « major d’infanterie espagnole, ancien secrétaire des ambassades du Comte, homme très profond, et grand machinateur d’intrigues, fomentant le trouble avec art ».
La pièce est située à Paris, à la fin de 1790, mais, dans un contretemps parfait, aucun écho (ou presque) des bouleversements en cours ne parvient dans l’hôtel occupé par la famille du comte – un véritable huis-clos, celui d’un Ancien Régime certes troublé, mais dont on ne voit, ici, guère la fin.
La Mère coupable est placé sous le régime de la faute, comme Le Mariage l’était sous celui de la rétivité du serviteur. Figaro apparaît dans la distribution comme « homme de confiance du Comte, homme formé par l’expérience du monde et des événements », des titres qu’il va en effet s’évertuer de mériter tout au long de la pièce. Le Comte et la Comtesse ont vécu et vieilli. Leur fils est mort au cours d’un duel. Chacun de son côté, reclus dans son amertume, a eu un enfant hors mariage et leur existence commune est infectée par les silences, les soupçons, les colères inexprimées, la tristesse qui s’est abattue sur le ménage.
Begéarss est le parasite de cette famille, « une légion de diables enfermés dans un seul pourpoint » (Figaro), bien décidé à aggraver la discorde dans ce foyer et à capter la fortune du Comte. Seul Figaro a vu clair dans son jeu, déterminé à démasquer l’imposteur lorsque l’heure sera venue. Suzanne le seconde – le couple des serviteurs a mieux résisté à l’épreuve du temps que celui des maîtres, mais l’humeur perpétuellement endeuillée de la Comtesse affecte sa femme de chambre, non moins, sans doute qu’un certain désenchantement du lien conjugal, (sur lequel Beaumarchais ne s’étend pas, tout en le laissant affleurer au détour d’une réplique qu’il place dans la bouche de l’épouse de Figaro : « Ah : les scélérats d’hommes ! Quand on les étranglerait tous ! » ) (16).  Bref, Suzanne a vieilli elle aussi et sa mélancolie affleure dès les premières lignes de la pièce : « (Elle s’assied avec abandon.) A peine il est neuf heures, et je me sens déjà d’une fatigue…) (17).
Dans ce climat général d’abattement, ce n’est plus la question de l’égalité ou celle de l’émancipation qui est l’enjeu, ce n’est plus la dispute perpétuelle du serviteur indocile avec le maître abusif ou suffisant, c’est, sur un mode infiniment plus convenu, le mal qui exerce ses ravages, incarné par un intrigant et escroc machiavélique, et dont il va s’agir d’étouffer les machinations. Du coup, tout se passe non seulement comme si les lumières s’étaient éteintes sur la scène, mais comme si la configuration unique où les positions respectives du maître et du serviteur deviennent perpétuellement litigieuses, la configuration de modernité par excellence (si bien dessinée dans Le Barbier et surtout Le Mariage), s’était brusquement volatilisée. On revient à l’ordinaire immémorial de la lutte entre le Bien et le Mal, et le rire de la comédie éteint, le drame est le milieu déprimé dans lequel viennent s’administrer de pesantes leçons de morale passe-partout : que soient démasqués les perfides et les méchants, que « les honnêtes gens se pardonnent leurs torts et leurs anciennes faiblesses », que se conserve l’unité des familles, que le mérite des méritants soit récompensé, etc. C’est, statue Péguy, comme si l’on avait sauté d’un Ancien Régime dans un autre, l’événement Révolution annihilé, effacé des tablettes… C’est, pourrions-nous ajouter, le ton même de la Restauration dans le présent, notre présent, le goût affiché de notre époque pour la moraline.
Dans La Mère coupable, la tristesse s’est substituée à la joie, l’hiver au printemps, les passions tristes l’emportent sur toute la ligne , et surtout lorsque la morale triomphe : il n’est plus question de l’orgueilleuse fierté de Figaro, de son tempérament indisciplinable, que lorsque Bégearss tente de monter son Maître contre lui – « Sur la fidélité, je n’ai rien à lui reprocher, insiste le maître », avant de concéder – « mais il est vrai qu’il est d’une arrogance… » (18). C’est que, pour l’essentiel en effet, Figaro, instruit par la vie, mûri par l’expérience, s’est métamorphosé en serviteur modèle. N’ayant rien perdu de son intelligence pratique, de son art de dénouer les situations les plus embrouillées, de sa vivacité, il place désormais tout son art non plus au service des démonstrations exemplaires en faveur de l’égalité (de la dignité) des serviteurs, mais de l’intégrité du maître menacé par les mauvais tours du diable qui s’est introduit dans sa maison. Il est devenu le plus fidèle et le mieux qualifié des chiens de garde. Et satisfait de l’être : lorsque, à la fin de la pièce, le fripon a été confondu, l’argent du Comte récupéré in extremis grâce au zèle de Figaro, celui-ci refuse avec vivacité la gratification promise par le maître : « A moi, Monsieur ? Non, s’il vous plaît ; gâter par un vil salaire le bon service que j’ai fait ! Ma récompense est de mourir chez vous. Jeune, j’ai failli souvent, que ce jour acquitte ma vie ! O ma vieillesse ! Pardonne à ma jeunesse, elle s’honorera de toi » (19).
Voici donc le pèlerin de l’égalité devenu vieux à deux doigts de se dissocier du tempérament réfractaire de sa jeunesse… L’horizon dans lequel Figaro inscrivait ses insurrections de conduite n’était certes pas celui d’une révolution sanglante destinée à renverser le pouvoir du maître et y substituer sa propre loi. Mais, le goût de la dispute éteint, ne demeure plus que la bonne moralité, la constance et la probité du serviteur irréprochable que plus rien ne vient inciter à remettre en cause sa condition même et à déplacer les lignes tracées entre le maître et lui. En bref, dans l’extraordinaire raccourci (ni historique, ni psychologique, on est ici dans le temps de la fable, des fictions vraies) qui conduit du Mariage à La Mère coupable, une société d’ordre s’est reconstruite, une implacable restauration à eu lieu : à la fin de la dernière pièce de Beaumarchais et, ironie majeure, à la veille de la destitution du roi, du renversement de la monarchie absolue, le serviteur a retrouvé sa place, non point par force, mais avec son consentement actif et à la plus vive satisfaction des deux parties…
« Moi, écrit Péguy avec une remarquable perspicacité dans son commentaire de La Mère coupable, je sais qu’il y a un tout autre temps » (que celui du progrès) (20). Un temps qui abolit le rire émancipateur de la comédie (du carnaval, du charivari) au profit des leçons de morale compassées du drame, de la ritournelle du désenchantement (tout passera de votre espérance, vous reviendrez de tout). En tant qu’elle témoigne de l’autorité de cette loi d’airain, de cet éternel retour de l’esprit de restauration, dit Péguy, La Mère coupable « est une bonne pièce ». Mais, précisément parce qu’elle met à nu la fable de l’opération de restauration, en montre toutes les ficelles, elle incommode. Aussi demeure-t-elle à l’abandon, décriée au profit de celles qui la précèdent. Pas bégueule, la noblesse de cour avait adopté Figaro lorsque Le Mariage avait forcé les barrages et bravé la censure. La lointaine postérité bourgeoise de ces grands seigneurs continue à se divertir des coups d’éclat du plébéien, de ses traits d’esprit, de sa superbe. Mais tout se passe comme si la fable de La Mère coupable persistait à lui rester en travers de la gorge. Une arête très distinctement identifiée par Péguy : « Qu’un homme ait vu, dès 1792 et avant, qu’il était né dans l’histoire du monde, qu’il venait de naître non pas seulement un fils de Chérubin [l'enfant illégitime de la Comtesse], mais exactement un autre Tartufe, un deuxième Tartufe et une deuxième tartuferie, voilà ce que j’appelle un événement, dit l’histoire, et voilà ce que j’appelle une vue » (21).
Et d’expliciter, toujours dans cette sidérante prosopopée de l’histoire (Péguy fait parler « l’histoire », volontiers affublée aujourd’hui d’un grand H) : « Je m’entends, dit-elle, je m’explique. Qu’en 1775, et même en 1784, il y ait eu un Français qui ait vu que l’ancien régime tombait, cela, n’est-ce pas, n’a rien d’extraordinaire. Tout le monde le voyait (…) Mais qu’en 1792 il se soit trouvé un homme qui ait vu et qui ait écrit l’autre Tartufe, cela me passe un peu, dit l’histoire, je l’avoue, c’est ce que j’appelle une vue et ce que je nomme un événement » (22).
Ce dont est symptôme dans La Mère coupable la chute, l’affaissement de la capacité perturbatrice de Figaro non moins que l’ascension de l’intrigant, du Tartufe de nouveau régime, c’est bien cela , écrit Péguy : « (…) Que cela allait recommencer [je souligne, A.B.) exactement pareil sur l’autre bord, que c’était déjà fait, que c’était déjà recommencé… »(23). Avoir eu la prémonition de ce retour de Tartufe dans le monde d’après la Révolution, tel est, dit Péguy, le « coup de génie » de Beaumarchais. Mais  mieux encore : c’est en véritable voyant qu’il a compris « dès 1792 » « qu’après avoir nourri le Tartufe clérical, il faudrait, il fallait déjà nourrir le Tartufe humanitaire [je souligne, A.B.] ». Et, ajoute-t-il, « ces deux tartuferies sont aujourd’hui germaines et collatérales »(24).
Toute la question serait donc aujourd’hui de savoir comment un Figaro devenu vieux pourrait, saurait, affronter le Tartufe humanitaire. Dans La Mère coupable, on l’a vu, il n’y parvient qu’à la condition d’avoir déposé sa colère contre le maître et de s’être entièrement normalisé, de coïncider parfaitement, dès lors, avec le personnage du serviteur modèle. Le vieillissement, la fatigue, les désillusions agissent dans le sens d’une remise en ordre, chacun regagnant la place qui lui semble assignée, de toute éternité, conformément aux décrets de la nature – les époux se réconcilient, les amoureux convolent en justes noces, les serviteurs s’acquittent de leur devoir ponctuellement. Beaumarchais anticipe sur les conditions de ce monde devenu vieux, le nôtre, tel qu’il se profile derrière la modernité post-révolutionnaire. Figaro, dans Le Barbier et dans Le Mariage, note Péguy, c’était « l’heure de la jeunesse ». Ce qui fait de La Mère coupable une pièce poignante, c’est ce parti impopulaire qu’elle adopte :  faire revenir sous nos yeux ces personnages que notre désir souhaite et voit éternellement jeunes à l’heure « où ils ne sont plus jeunes  [je souligne, A.B.]».

large_the_servant_blu-ray_07 philosophie plébéienne dans Plèbe
Que demeure-t-il de l’énergie émancipatrice du plébéien lorsque s’abat sur lui cette mélancolie qui accompagne cette déperdition, cette usure, ce dégoût, souvent ? Cette question parcourt, on l’a vu, de nombreuses œuvres contemporaines, au cinéma, notamment. Dans la langue de Péguy, on dirait que le plébéien fatigué cesse alors d’être un personnage exemplaire pour les petites gens (le peuple vrai) pour autant qu’il glisse du côté du commun (le vulgaire, l’homme de l’adaptation et du ressentiment). En termes de généalogie, les gens du commun ont perdu le lien nourricier avec la tradition des opprimés, avec celle de la Révolution : « Les gens de Valmy et de Waterloo n’étaient point des gens du commun (…) Or, dans Le Mariage et dans Le Barbier, il est permis de dire qu’il y avait peut-être de tout excepté du commun »(25).
Dans le temps du vieillissement (qui est affaissement moral, immense fatigue), relève Péguy, se produit un « épaississement de l’esprit », comme il y a un « épaississement du corps ». Mais que demeure-t-il d’un Figaro épaissi ? D’un Figaro emporté par « la vie qui use tout avec un petit v (Beaumarchais) » (26) ?
Dans ce temps d’épaississement du serviteur (Barrett est un plébéien très épaissi), il se pourrait que nous éprouvions une difficulté croissante à identifier des individualités plébéiennes fortes, manifestant la capacité d’activer et d’intensifier la lutte pour l’émancipation sous le régime du nom propre. Se pourrait-il que le plébéien exemplaire tende, lui aussi, à perdre son nom ?
Le moment où le plébéien tend à perdre son nom pour entrer dans le corps anonyme de cette poussière d’humanité qu’est la plèbe est à tous égards décisif. Dans les configurations auxquelles font référence les œuvres analysées jusqu’ici, le champ agonistique jalonné par le plébéien est indissociable de sa capacité de présenter sa cause en son nom propre. L’évidence est là : pour se faire entendre, pour trouver son public et rallier ses partisans, encore faut-il avoir un nom et pouvoir le mettre en avant dans l’affrontement. L’histoire de la plèbe est précisément celle de ceux qui, face à l’histoire, face au pouvoir, face à la postérité, n’ont jamais eu de nom propre – ou l’ont perdu. Elle commence, si l’on veut, avec les deux larrons crucifiés au côté du Christ et dont les Écritures ne retiennent pas les noms, en un contraste saisissant avec celui par qui commence l’histoire du peuple chrétien et qui en a plus d’un… La tragédie classique opère un tri sans merci entre les personnes de condition roturière – les confidents, qui ont un nom, et toute la nébuleuse anonyme des gardes et des serviteurs qui n’en ont pas – elle est un genre aristocratique. La comédie, elle, accorde un nom aux valets dont les relations avec les maîtres sont à la fois tendues et conniventes. Elle est un genre populaire. Dans le roman du XIX° siècle s’agite en arrière-plan toute une armée des ombres sans noms – celle des valets, domestiques et servantes qui veillent sur le confort des maîtres… L’aporie qui se dessine ici est massive , insurmontable : les amis de la plèbe (qui, eux, ont un nom) ne peuvent tenter de parler en son nom, de faire entendre sa réclamation dans les espaces publics qu’en l’enfonçant encore plus dans sa condition de Philomèle ; il ne suffira pas, même, qu’ils mettent l’accent sur la relation qui s’établit entre condition plébéienne et impossibilité structurelle à accéder à des conditions de reconnaissance dans le champ public, à devenir visible et audible dans les espaces communs comme position ; dans ce rôle même, ils continuent à s’interposer entre la plèbe et le monde commun, à se faire ses intercesseurs : or, ce qui caractérise le « manque » perpétuel dont souffre la plèbe, c’est précisément non pas la capacité de parler mais bien d’être entendue et inscrite dans ces espaces, sans intermédiaires ni avocats.
Bref, ce serait alors du côté des sans noms, de la plèbe anonyme, aux contours incertains et résolument rejetée sur les bords du monde commun, que reviendrait la jeunesse du monde, mais dans des conditions où cette humanité-là demeurerait dans un perpétuel hors-champ de la vie politique (27). Plèbe de partout, de nos cités comme des bidonvilles africains, des camps palestiniens, mais aussi bien des sweatshops de Chine continentale ou du Bangladesh et dont Achille Mbembé dit qu’elle est habitée par « le désir généralisé de défection et de désertion ». Ces « gens sans- part », livrés à l’abandon et n’ayant « strictement rien à perdre », considérés par l’État comme une classe de « superflus » ou alors, là où l’emploi existe encore, comme du bétail productif, traités dans tous les cas comme « une masse de viande humaine » livrée à ici la violence des gangs, là à l’exploitation sans limite du capitalisme de prédation, ici « à l’évangélisme nord-américain et là aux croisés de l’Islam », n’ont pour horizon que  l’émeute sans lendemain, la grève sauvage ou bien alors le racket, les trafics, la violence sans projet alternatif.
Une pensée-de-ce-qui-vient, statue Mbembé, ne peut que se poser la question des conditions d’un soulèvement qui porte au-delà de cet horizon obstrué. Dans tous les cas, que ce soit, comme il le diagnostique, le bidonville qui est  « le lieu névralgique de (…) nouvelles formes de la lutte sociale »  ou bien l’usine-caserne de Shenzen, c’est bien à une nouvelle plèbe mondialisée, multitude des sans noms et sans visage que nous avons affaire. La masse en fusion des soulèvements de demain (28).
Le motif de la défection (ou de la désertion) qui se dégage des luttes et des soulèvement de cette nouvelle plèbe mondiale oblige à repenser dans ses fondements même les conditions de la politique. Le mouvement ouvrier et révolutionnaire traditionnel procède par accumulation et composition de forces visant un devenir majoritaire ou hégémonique dans la société – mais qui, dans les stratégies réformistes, va se résoudre en ambition d’occupation ou de colonisation de l’État – un jeu de dupes au terme duquel le supposé colonisateur se trouve bel et bien colonisé par cela même qu’il envisageait de soumettre à ses conditions propres. Cette dynamique de l’inclusion fatale n’épargne au fond aucun des protagonistes de la lutte indexée sur l’accumulation des forces et l’aspiration à un illusoire devenir majoritaire inscrit dans la durée – il y a belle lurette qu’à force de rejouer la prise du Palais d’Hiver, les trotskistes ont été pris par le Palais d’Hiver, qu’ils y ont pris leurs quartiers, fût-ce à la cave ou dans les combles – leur présence désormais assidue sous le chapiteau électoral.
Les luttes contemporaines de la plèbe mondiale procèdent d’une tout autre impulsion : leur fondement, tant politique qu’éthique, est le non catégorique et définitif opposé à un insupportable, à un intolérable (Foucault) inscrit dans les figures actuelles de la mondialisation ultralibérale – qu’il s’agisse des conditions de vie en général imposées à ceux qui n’ont pas leur couvert mis au banquet de la globalisation ou des conditions nouvelles de l’esclavage salarié. Ce non décidé et irrévocable est le socle à partir duquel se déploie la multitude des contre-conduites, résistances de conduite et insurrections de conduites de la nouvelle plèbe. Des gestes simples d’obstruction, de rétivité, d’insoumission, manifestant l’irréductibilité de ceux qui les effectuent aux conditions de la nouvelle règle du jeu. Des gestes s’inscrivant dans l’horizon de l’échappée hors des rapports de pouvoir et tendant à rendre la nouvelle plèbe ingouvernable. Ce sont ces bouquets de fuites innombrables et hétérogènes de ces multiplicités plébéiennes qui tendent aujourd’hui à mettre en échec les pouvoirs disciplinaires – des cités de nos quartiers de relégations aux bagnes des ateliers de confection de Dacca.
Tous ces « jolis coups de racaille » irrécupérables, naguère célébrés par Fernand Deligny, nous incitent à concevoir ce fait majeur : la reconstitution des intensités politiques procède aujourd’hui davantage de la démultiplication infinie de ces gestes de défection affectant aussi bien la mobilisation de la force de travail que le mode de vie, les relations familiales, les formes de consommation que du modèle de la bataille – des « camps » qui s’affrontent en un choc frontal, un modèle immémorial de la politique auquel Staline faisait tout naturellement référence lorsqu’il demandait ironiquement sur « combien de divisions » pouvait compter le Pape. Ce qu’il faudrait concevoir, c’est que ces flux de dé(saf)fection, dont le geste premier est inverse à celui du rassemblement, puissent envers et contre tout faire nombre au point de composer des forces susceptibles de se mesurer avec celles du monde compact et rassembleur par excellence – l’État.
De cette inversion des gestes premiers de la politique, c’est-à-dire au fond de la composition d’un peuple, la plèbe est pionnière, le geste défectif lui est en quelque sorte consubstantiel. En ce sens, elle est le cauchemar des pouvoirs contemporains, tant elle est portée, de par sa structure atomistique propre, diraient les disciples d’Epicure, à se rendre ingouvernable. Elle est le cœur battant de l’aspiration qui, au fond, couve en chacun des quelconques peuplant nos sociétés, à être « moins gouvernés », voire « pas gouvernés du tout » (Foucault). Cette aspiration, elle la jette à la face du monde sur le mode à la fois insolent et barbare  qui lui est propre. Elle est à ce titre l’ennemi naturel et héréditaire de tous les pouvoirs, et pas seulement de l’État – des élites vicaires de la pacification des mœurs à sens unique, des pouvoirs experts et de leur passion d’expliquer le sens des choses au peuple inexpert, avides de le pédagogiser à mort, des promoteurs de la communication universelle destinée à promouvoir la figure de la démocratie liquide, prétendument fondée sur le principe d’égalité naturelle et d’équivalence générale de toutes les positions et opinions – de tous les « messages ».
Elle est le milieu épars dans lequel renaît aujourd’hui la politique vive, à l’heure où une fraction substantielle de la classe ouvrière est portée à lier son destin à celui du productivisme industriel aveugle au nom de la défense des acquis et de l’emploi, à sacrifier son autonomie sur l’autel de la « viabilité » des entreprises en difficulté, s’échinant à « sauver », avec ses emplois, le tout automobile, l’industrie nucléaire (EDF, Areva, Fessenheim), prenant sa part, à l’occasion aussi, dans le tuer français de qualité (Mirages et autres Rafales).
Au delà des formes classiques d’institutionnalisation de la classe ouvrière dont le réformisme est la musique d’accompagnement, la colonisation de la subjectivité ouvrière par l’esprit du capital (la fatale substitution de l’énoncé : défendons nos entreprises envers et contre le capital cosmopolite, en alliance avec le capital autochtone à cet autre, condition de l’autonomie ouvrière : défendons nos intérêts propres contre le capital) est infiniment plus grave que les reculs qu’enregistrent les travailleurs du fait des conditions défavorables, sous couvert de la crise (« flexibilisation » du travail, etc.). C’est lorsque la subjectivité collective ou transindividuelle de la communauté est atteinte, infectée par celle de l’ennemi que se produisent les inflexions fatales, les abandons irréparables.
Dans cette configuration, seules des formes singulières d’un devenir plèbe des fractions de la classe ouvrière les plus rétives à ces nouvelles formes de domestication est susceptible de tracer des lignes de reconquête et ou de réinvention de l’autonomie. Des luttes de longue haleine comme celle, exemplaire, qui se déroule à Notre-Dame des Landes, où l’élément de la désaffection et de la destitution (du décret et de l’autorité même de l’État technocrate, prédateur et mégalomane) joue un rôle déterminant dans la composition d’une force irréductible et riche de toutes les diversités le montrent : c’est dans ces vifs mouvements de désassignation à ses lieux institutionnels, d’excentrement, de profération de non ! catégoriques et définitifs que se refonde la politique vive. Qu’elle fait retour et rajeunit dans l’affrontement sans perspective d’arrangement l’État et les puissances financières. Toute lutte politique fondée sur le refus décidé et endurant de ce avec quoi il ne saurait être question de transiger (le nucléaire, la xénophobie instituée, la destruction de l’environnement, le saccage des vies au nom de la prospérité du capital…) est vouée à voir ses acteurs décriés comme plèbe, traités en racaille par les gouvernants, la presse en uniforme, les élites. Toute résistance qui ne se réduit pas à la condition d’une pose ou d’un exercice de communication est, à ce titre, pour ceux qui s’y engagent, promesse d’un avenir plébéien. Non pas radieux, certes, mais du moins ouvert.
Alain Brossat
Le plébéien enragé / 2013
Publication en novembre 2013 au Passager clandestin
À voir sur le Silence qui parle :
Hanyo (La Servante) / Kim-KI Young

Sur ces questions : Brossat et Plèbe
serv plèbe
 
1 The Servant, film de Joseph Losey, sur un scéénario de Harold Pinter, avec Dirk Bogarde, Sarah Miles, James Fox, Wendy Craig…, 1963.
2 « La vengeance habite ton cœur : tout ce que tu mords se recouvre d’une croûte noirâtre ; le poison de ta vengeance fait tournoyer l’âme ! » (Ainsi parlait Zarathoustra, traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt, Le livre de poche, 1987.
3 Bertolt Brecht : Maître Puntila et son valet Matti, traduit de l’allemand par Michel Cadot, L’Arche, 1998.
4 Ivan Gontcharov : Oblomov, traduit du russe par Luba Jurgenson, Le livre de poche, 2000.
5 Sur la guerre des deux races : Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France, 1976, Hautes Etudes Gallimard/Seuil, 1997, notamment les cours du 11 et du 18 février 1976.  
6 El Custodio, film de Rodrigo Moreno, avec Julio Chavez, Osmar Nunez, Cristina Villamor…, 2006.
7 Dans la mythologie grecque, Philomèle, fille de Pandion, roi d’Athènes et sœur de Procné, est violée par son beau-frère Térée qui lui coupe la langue pour l’empêcher de témoigner du tort qu’il lui a fait subir. Elle tisse alors une toile sur laquelle elle « raconte » le crime et peut ainsi alerter Procné. Les deux sœurs se vengeront atrocement de Térée.
8 Jaroslav Hasek : Le brave soldat Chveïk, traduit du tchèque par          , Folio/Gallimard, 1975.
9 Sur ce point, voir : Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… un cas de parricide au XIX° siècle présenté par Michel Foucault, Gallimard/Julliard, « Archives », 1973.
10 Taxi Driver, film de Martin Scorsese, 1975, avec Robert De Niro, Cybill Shepherd, Judy Foster…
11 Octave Mirbeau : Le journal d’une femme de chambre, 1900 (Le livre de poche, 19
12 Luis Bunuel : Le journal d’une femme de chambre, 1964, avec Jeanne Moreau, Michel Piccoli, Françoise Lugagne…
13 Charles Péguy : Clio, posthume, NRF Gallimard, 1932. Beaumarchais : Théâtre, GF Flammarion, 2000.
14 Op. cit. , p. 91.
15 Op. cit., p. 251.
16 Op. cit. , p. 258.
17 Ibid.p. 253.
18 Ibid., p. 281.
19 Ibid., p. 316.
20 Op. cit., p. 52.
21 Ibid. , p. 97.
22 Ibid., pp. 97-98.
23 Ibid. p. 98.
24 Ibid. p. 99.
25 Ibid. p. 109.
26 Ibid., p. 102 : « Je ne crois pas que jamais on ait autant fait sentir, aussi profondément, sans le faire exprès (mais c’est la meilleure manière, c’est la seule) ce que c’est que le mariage, et le ménage, et l’homme et la femme et les enfants, et ce que c’est que le temps qui a passé, et la vie, non pas la Vie des imbéciles, avec un grand V, mais la vie qui use avec un petit v ».
27 La déperdition ou la dépossession du nom propre est une caractéristique majeure de la condition du plébéien. Pour la presse et les pouvoirs publics, le chômeur qui se suicide par le feu devant une agence de Pôle Emploi à Nantes, au mois de février 2013, est un « désespéré » qui demeure anonyme. La restitution de son nom, Djamal Chab, est un geste et une action politique qui incombent à ses amis et balisent le champ de l’affrontement entre gouvernants et gouvernés, vicaires démocratiques du capital et chômeurs, en l’occurrence. Je remercie Phlippe Coutant d’avoir attiré mon attention sur ce cas de perte du nom, parmi une multitude d’autres.
28 Achille Mbembé : « Cinquante ans de décolonisation africaine », in NAQD, revue de critique sociale, Alger,  n° 30, automne-hiver 2012, p. 138 sqq.

Semaine Fernando Pessoa / l’Anagnoste / Eric Bonnargent

Pessoa, l’intranquille (collectif)
Découvrir Pessoa

À l’occasion de la sortie d’une nouvelle édition revue et corrigée du Livre de l’intranquillité, les éditions Christian Bourgois proposent en format poche un recueil d’articles inédits signés par quelques-uns des plus grands spécialistes du poète portugais : Françoise Laye, la traductrice, Eduardo Lorenço, l’auteur de plusieurs ouvrages de référence sur l’écrivain aux multiples identités, Patrick Quillier, le responsable de l’édition des œuvres complètes dans la « Bibliothèque de la Pléiade » et enfin Richard Zenith, le traducteur du Livre de l’intranquillité en anglais.
Le chef-d’œuvre de Fernando Pessoa fut, comme la plupart de ses autres textes, publié de manière posthume. Le manuscrit, retrouvé dans la fameuse malle du poète, a dû être reconstitué à partir de papiers éparses sur lesquels les chercheurs continuent de travailler, ce qui explique la longue histoire éditoriale de ce livre. D’abord publié en deux tomes en 1988 et 1992, le Livre de l’intranquillité en est aujourd’hui à sa troisième édition. Cette malle, dans laquelle de nouveaux livres sont encore découverts et reconstitués, a été joliment appelée par Antonio Tabucchi, la « malle plein de gens ». Fernando Pessoa signait en effet ses textes de multiples noms que l’on qualifie non pas de pseudonymes, mais d’hétéronymes du fait qu’ils expriment tous des facettes de la personnalité « extrêmement complexe, rappelle Françoise Laye, voire paradoxale de Fernando Pessoa «lui-même» ». Bernardo Soares, l’auteur attitré du Livre de l’intranquillité, est, quant à lui, un semi-hétéronyme ; c’est-à-dire, toujours selon Françoise Laye, « un demi-frère lucide et déchiré » qui explore la désolation de l’existence, les aspects les plus noirs de Pessoa lui-même dont la vie a été la mise en pratique d’une « théorie de l’échec ». Les méditations de l’aide-comptable de la rue des Douradores le conduisent à aborder une multitude de thèmes, mais tous tournent autour de son sentiment d’étrangeté face à lui-même et au monde.
La quête de l’identité est l’obsession fondamentale de Bernardo Soares, comme de son créateur. Lire le Livre de l’intranquillité, c’est, selon Françoise Laye, opérer « une descente périlleuse, métaphysique, jusqu’au fond de la conscience ». Mais quand on cherche à se connaître, on est forcément déçu car on ne trouve rien. La personne n’est personne, tel est le constat que dresse Fernando Pessoa dont le nom en portugais peut justement être traduit par… « personne ». Je n’est pas un autre, il est plein d’autres. Le moi n’est pas unifié, il est une constellation chaotique. C’est ce constat qui est d’ailleurs à l’origine de la multiplication des hétéronymes, multiplication qui, selon Richard Zenith, représente « l’atomisation implacable de l’être, la négation totale d’un moi un et cohérent ». L’impossibilité d’être soi est à l’origine du malaise presque ontologique, de cette intranquillité qui caractérise Bernardo Soares auquel Pessoa fait dire :
« Je ne me plains pas que la vie soit horrible. Je me plains que la mienne le soit. [Mes souffrance] sont celles d’un emprisonné de la vie, d’un être à part. »
Enfermé dans ce moi qui n’est rien, Bernardo Soares ne peut que se sentir étranger aux autres et au monde. « Entre la vie et moi, une vitre », se plaint-il. Vivre, c’est toujours faire semblant, semblant d’être bien là, d’être soi alors que l’on n’est ni là ni ailleurs, ni soi-même ni un autre. Comme le remarque à juste titre Patrick Quillier, l’intranquillité conduit celui qui l’éprouve à se situer dans « l’entre-existence ». Dans le Livre de l’intranquillité, Fernando Pessoa montre mieux que dans ses autres livres à quel point, écrit Eduardo Lourenço, « l’Être est une fiction et que nous-mêmes sommes, tout au plus, la fiction de cette fiction ».
Parvenant à une paradoxale synthèse fragmentaire du Livre de l’intranquillité, Pessoa, l’intranquille est à la fois une introduction idéale à quiconque s’apprête à lire cette « odyssée d’un esprit sans repos » (Patrick Quillier) et un commentaire dont la pertinence rappellera aux connaisseurs de l’œuvre du poète lisboète à quel point celle-ci est riche et inépuisable.
Eric Bonnargent
Semaine Pessoa / 10 octobre 2011
Dans la Volonté de puissance, Nietzsche écrivait : « Nous sommes une multiplicité qui s’est construit une unité imaginaire ». La cohérence de notre être, de notre personnalité, est artificielle. En réalité, nous sommes remplis de contradictions que nous cherchons à étouffer afin de nous conformer aux exigences de la vie sociale.
Fernando Pessoa (1888-1935), dont le nom, en portugais, signifie « personne » a, tout au long de sa vie, cherché à assumer la diversité de ses aspirations, de ses désirs, de ses goûts, etc. en se créant de nombreux hétéronymes ayant pour fonction d’exprimer les différentes facettes de sa personnalité. Cette semaine lui est consacrée.

A lire sur l’Anagnoste
Sur le Silence qui parle un fragment-rhizome du Livre de l’intranquillité
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