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Point Omega / Don DeLillo

Anonymat - 3 septembre

Il y avait un homme debout contre le mur nord, à peine visible. Les gens entraient par deux ou trois, s’immobilisaient dans l’obscurité pour regarder l’écran, et puis s’en allaient. Parfois c’est à peine s’ils franchissaient le seuil, des groupes plus nombreux entrés au hasard, des touristes déconcertés. Ils regardaient en se dandinant d’un pied sur l’autre, et puis ils s’en allaient.
Il n’y avait pas de sièges dans la salle. L’écran était dressé au milieu, à hauteur d’homme. C’était un écran translucide, de trois mètres sur cinq, et quelques visiteurs, peu nombreux, prenaient le temps de passer de l’autre côté. Il s’attardaient encore un moment et puis ils s’en allaient.
La salle était froide, et seule la lueur grise de l’écran l’éclairait. Près du mur nord, l’obscurité était presque complète, et l’homme leva une main vers son visage, répétant, avec une extrême lenteur, le geste d’un personnage sur l’écran. Quand la porte coulissait pour laisser passer des gens, entrait un furtif éclat de lumière, provenant de l’autre salle, où, un peu plus loin, d’autres groupes se penchaient sur les livres d’art et les cartes postales.
Le film passait sans dialogue ni musique, sans aucune bande-son. Le gardien de musée se tenait tout près de la porte, et il arrivait qu’en sortant les gens le regardent, cherchant à croiser son regard, comme en quête d’un contact visuel qui validerait leur effarement. Il y avait d’autre salles, des étages entiers, nul besoin de s’éterniser dans une pièce hermétique où ce qui se passait prenait, à se passer un temps infini.
L’homme près du mur regardait l’écran, et puis il commença à longer le mur adjacent jusqu’à se trouver de l’autre côté de l’écran, de manière à voir la même action en image inversée. Il regarda la main d’Anthony Perkins se tendre vers la portière d’une voiture, la main droite. Il savait qu’Anthony Perkins utiliserait sa main droite de ce côté-ci et sa main gauche de l’autre côté. Il le savait mais il avait besoin de le voir, et il longea le mur dans la pénombre puis s’en écarta de quelques mètres pour regarder Anthony Perkins de ce côté-là de l’écran, au verso, Anthony Perkins qui utilisait sa main gauche, la mauvaise main, pour ouvrir la portière de la voiture.
Mais pourrait-il qualifier de mauvaise la main gauche ? Car en quoi ce côté-ci de l’écran eût-il été moins véridique que l’autre côté ?
Le gardien fut rejoint par un autre gardien et ils parlèrent à voix basse, tandis que la porte automatique coulissait et que des gens entraient, avec ou sans enfants, et l’homme retourna à sa place près du mur, où il se tint désormais immobile, les yeux fixés sur Anthony Perkins qui tournait la tête.
Le moindre mouvement de caméra provoquait un basculement profond de l’espace et du temps mais la caméra ne bougeait pas à cet instant-là. Anthony Perkins tourne la tête. C’était comme les nombres entiers. L’homme pouvait compter les gradations du mouvement de la tête d’Anthony Perkins. Anthony Perkins tourne la tête en cinq phases croissantes plutôt que dans un mouvement continu. C’était comme les briques d’un mur, qu’on peut dénombrer distinctement, pas comme le vol d’une flèche ou d’un oiseau. Là encore, ce n’était ni semblable à autre chose ni différent. La tête d’Anthony Perkins pivotant, interminablement, sur son long cou maigre.

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Seule une observation intense ouvrait à une telle perception. Il profita de quelques minutes où il  n’était plus distrait par les allées et venues du public pour regarder le film avec le degré d’intensité requis. La nature du film permettait une concentration totale mais elle en dépendait aussi. Le rythme impitoyable du film n’avait aucun sens s’il était privé de l’attention correspondante, de l’absolue vigilance de l’individu, si l’exigence était trahie. Il se tenait là et regardait. Pendant tout le temps qu’il fallut à Anthony Perkins pour tourner la tête, on eût dit que se déployait tout un éventail d’idées de l’ordre des sciences et de la philosophie et de bien d’autres choses sans définition précise, à moins qu’il n’en vît trop. Mais il était impossible de voir trop. Moins il y avait à voir, plus il regardait intensément, et plus il voyait. C’était le but du jeu. Voir ce qui est là, regarder, enfin, et savoir qu’on regarde, sentir le temps passer, avoir conscience de ce qui se produit à l’échelle des registres les plus infimes du mouvement.
Tout le monde se rappelle du nom du tueur, Norman Bates, mais personne ne se souvient du nom de la victime. Anthony Perkins est Norman Bates, Janet Leigh est Janet Leigh. La victime est tenue de partager le nom de l’actrice qui l’incarne. C’est Janet Leigh qui entre dans le motel isolé dont Norman Bates est le propriétaire.
Plus de trois heures qu’il était là, debout, à regarder. C’était le cinquième jour d’affilée qu’il venait et l’avant-dernier jour avant que l’installation ne ferme pour aller dans une autre ville ou être entreposée en quelque lieu obscur.
Nul ne semblait savoir à quoi s’attendre en entrant ici, et nul, assurément, ne s’attendait à cela.
Le film original avait été ralenti de manière à étirer sa projection sur vingt-quatre heures. Ce qu’il regardait c’était comme du film pur, du temps pur. L’horreur du vieux film d’épouvante était absorbée dans le temps. Combien de temps allait-il devoir rester là, combien de semaines ou de mois, avant que le temps du film n’absorbe le sien, ou bien était-ce déjà en train de se produire ?
Il s’approcha de l’écran et se posta à une trentaine de centimètres : bribes et fragments parasités, ébauches de lumière tremblante. Il fit plusieurs fois le tour de l’écran. La salle était vide à présent, et il pouvait se placer sous des angles et à des points de rupture divers. Il recula, sans quitter un instant l’écran des yeux. Il comprenait totalement pourquoi le film était projeté sans le son. Il fallait le silence. Il fallait engager l’individu à une profondeur bien au-delà des suppositions habituelles, des choses qu’il présume et considère comme acquises.
Il revint au mur nord, en passant devant le gardien posté à la porte. Le gardien était là mais il ne comptait pas en tant que présence dans la salle. Le gardien était là pour ne pas être vu. C’était son travail. Le gardien faisait face au bord de l’écran mais ne regardait nulle part, il regardait ce que regardent les gardiens de musée quand une salle est vide. L’homme près du mur était là mais le gardien ne le comptait peut-être pas plus pour une présence que l’homme ne comptait le gardien. L’homme venait là depuis plusieurs jours et restait chaque jour pendant de longues heures, et, de toute façon, il était retourné près du mur, dans le noir, immobile.
Il regardait le mouvement ralenti des yeux de l’acteur dans leurs orbites osseuses. S’imaginait-il lui-même en train de voir avec les yeux de l’acteur ? Ou alors avait-il l’impression que les yeux de l’acteur le traquaient ?
Il savait qu’il allait rester jusqu’à la fermeture du musée, dans deux heures et demie, et qu’il reviendrait le lendemain matin. Il regarda entrer deux hommes, le plus âgé s’aidant d’une canne et vêtu d’un costume dans lequel il semblait avoir voyagé, ses longs cheveux blancs nattés sur la nuque, quelque professeur émérite peut-être, quelque expert en cinématographie, et le plus jeune en jean et chemise décontractée, tennis aux pieds, le chargé de cours, mince, un peu nerveux. S’éloignant de la porte, ils s’enfonçaient dans la pénombre, le long du mur adjacent. Il les regarda encore un moment, les universitaires, les cinéphiles, les praticiens de la théorie filmique, cependant que Janet Leigh commençait à se déshabiller en prévision de la douche de sang à venir.
Qu’un acteur remue un muscle, que des yeux cillent, et c’était une révélation. Chaque geste était divisé en composantes si distinctes  du tout que le spectateur se trouvait coupé de tout recours à l’anticipation.
Tout le monde regardait quelque chose. Lui regardait les deux hommes, eux regardaient l’écran, Anthony Perkins regardait par le judas Janet Leigh se déshabiller.
Personne ne le regardait. C’était là le monde idéal tel qu’il aurait pu le concevoir en esprit. Il n’avait aucune idée de l’aspect qu’il avait aux yeux des autres. Il n’était pas sûr de l’aspect qu’il avait à ses propres yeux. il avait l’aspect de ce que voyait sa mère lorsqu’elle le regardait. Mais sa mère était morte. Voilà qui posait un problème pour étudiants déjà avancés. Que restait-il de lui à voir, pour les autres ?
Pour la première fois, il n’était pas contrarié de ne pas être seul ici. Ces deux hommes avaient de sérieuses raisons de se trouver là et il se demandait s’ils voyaient ce que lui-même voyait. Même si c’était le cas, ils en tireraient des conclusions différentes, ils dénicheraient des références dans un vaste éventail de filmographies et de disciplines. Filmographie. Un mot qui lui inspirait naguère un mouvement de recul, comme destiné à mettre entre lui et le mot une distance antiseptique.

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Il songea qu’il aurait voulu chronométrer la scène de la douche. Puis que c’était bien la dernière chose qu’il voulait faire. Il savait que la scène était très brève dans le film original, moins d’une minute, c’était bien connu, et il avait regardé ici même la scène étirée quelques jours plus tôt, toute en mouvement morcelé, sans suspense, sans effroi, sans la chouette. Des anneaux de rideau, voilà ce qu’il se rappelait le plus clairement, les anneaux du rideau de douche qui tournent sur la tringle quand le rideau est arraché, moment perdu à vitesse normale, quatre anneaux qui tournent lentement au-dessus du corps affaissé de Janet Leigh, étrange poème au-dessus de la mort infernale, et puis le tourbillon de l’eau ensanglantée qui submerge la bonde, minute par minute, pour finalement s’y engouffrer.
Il mourait d’envie de revoir la scène. Il voulait compter les anneaux du rideau de douche, peut-être quatre, mais peut-être cinq, pu plus, ou moins. Il savait que les deux hommes près du mur adjacent regarderaient eux aussi, intensément. C’était le type de cmaraderie rare qu’engendrent des événements singuliers, même si les autres ne savaient pas qu’il était là.
Presque personne n’entrait dans la salle. Ils venaient en équipes, en escouades, ils entraient, s’attardaient un peu près de la porte et puis s’en allaient. Un ou deux faisaient demi-tour et sortaient, puis les autres, oubliant ce qu’ils avaient vu dans les secondes qu’il leur fallait pour faire demi-tour et se diriger vers la porte. Il les considérait comme les membres d’une troupe de théâtre. Le film, songeait-il, est solitaire.
Janet Leigh dans le long intervalle de son innocence. Il la regarda commencer laisser glisser son peignoir. Pour la première fois, il comprit que le noir et blanc était le seul médium véritable pour le film en tant qu’idée, le film dans l’esprit. Il savait presque pourquoi mais pas tout à fait. Les deux hommes qui se tenaient à proximité le savaient sûrement. Pour ce film, dans cet espace froid et sombre, c’était absolument nécessaire, le noir et blanc, un élément neutralisateur de plus, un moyen de rapprocher l’action de la vie primitive, une masse en repli dans ses recoins drogués. Janet Leigh, dans le processus détaillé de son ignorance de ce qui va lui arriver.
Et puis ils s’en allèrent, juste comme ça, se dirigeant vers la porte. Il ne sut pas comment prendre la chose. Il la prit pour lui. La haute porte coulissa pour laisser passer l’homme à la canne, puis l’assistant. Ils sortirent. Quoi, l’ennui ? Ils passèrent devant le gardien et ils étaient partis. Ils avaient besoin de penser en mots. C’était leur problème. L’action se déroulait trop lentement pour s’accommoder de leur vocabulaire filmique. Il ne savait pas si cela avait le moindre sens. Ils ne pouvaient pas percevoir la pulsation des images projetées à cette vitesse. Leur vocabulaire filmique, songea-t-il, ne pouvait pas s’adapter à des tringles à rideaux, à des anneaux de rideaux et à des œillets. Quoi, un avion à prendre ? ils se prenaient pour des gens sérieux mais n’en étaient pas. Et pas de place pour qui n’est pas sérieux.
Puis il songea : Sérieux, à quel propos ?
Quelqu’un s’avançait jusqu’à un certain point de la salle et projetait une ombre sur l’écran.
Il y avait dans cette expérience un élément d’oubli. Il voulait oublier le film original ou, tout au moins, en limite le souvenir à une référence lointaine, qui ne l’encombre pas. il y avait aussi le souvenir de la version présente, visionnée et revisionnée durant toute la semaine. Anthony Perkins en Norman Bates. Le cou d’échassier, le profil d’oiseau.
Le film lui conférait le sentiment d’être quelqu’un qui regarde un film. La signification de tout cela lui échappait. Il ressentait constamment des choses dont le souvenir lui échappait. Mais ce n’était pas vraiment un film, n’est-ce pas, au sens strict. C’était un enregistrement. Mais c’était aussi un film. Au sens large il regardait un film, une image animée, une pellicule plus ou moins en mouvement.
Son peignoir qui tombait finalement sur le couvercle fermé de la cuvette des toilettes.
Le plus jeune voulait rester, songea-t-il, en tennis usagées. Mais il devait suivre le théoricien traditionnel aux cheveux nattés sous peine de voir son avenir universitaire compromis.
Ou alors la chute dans l’escalier, dans longtemps encore, des heures peut-être, avant que le détective privé, Arbogast, ne descende l’escalier à reculons le visage tailladé, les yeux exorbités, en agitant les bras, une scène qu’il se rappelait d’un autre jour de la semaine, ou peut-être seulement d’hier, impossible de distinguer les jours et les visionnages. Arbogast. Le nom profondément enraciné dans un obscur recoin du cerveau gauche. Norman Bates et le détective Arbogast. C’étaient les noms dont le souvenir lui était resté, depuis tant d’années qu’il n’avait pas revu le film original. Arbogast dans l’escalier, tombant indéfiniment.
Vingt-quatre heures. Le musée fermait à cinq heures et demie presque tous les jours. Ce qu’il aurait voulu, c’était un contexte où le musée aurait fermé mais pas cette salle. Il voulait voir le fil projeté du début à la fin pendant vingt-quatre heures consécutives. Avec interdiction à quiconque d’entrer une fois la projection commencée.
C’était de l’histoire qu’il regardait, en un sens, un film connu de tous et de partout. Il jouait avec l’idée que la salle était une sorte de site préservé, la maison ou la tombe isolée de quelque poète défunt, une chapelle médiévale. C’est là, le motel Bates. Mais ce n’est pas ce que voient les gens. Ce qu’ils voient, c’est le mouvement fragmenté, des arrêts sur image en lisière d’une vie engourdie. Il comprend ce qu’ils voient. Ils voient une salle en état de mort cérébrale dans un bâtiment de six étages resplendissant d’art accumulé. Le film original est ce qui compte à leurs yeux, une expérience ordinaire qu’on peut revivre sur un écran de télé, chez soi, avec la vaisselle dans l’évier.

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La fatigue qu’il ressentait se concentrait dans ses jambes, des heures et des journées passées debout, le poids du corps debout. Vingt-quatre heures. Qui pourrait y survivre, ne fût-ce que physiquement ? Serait-il capable de sortir et de marcher dans la rue après une journée ininterrompue de vie dans ce segment de temps radicalement modifié ? Debout dans le noir, à regarder un écran. À regarder maintenant la façon dont l’eau dans devant son visage tandis qu’elle glisse le long du mur carrelé, la main tendue vers le rideau de douche pour se retenir et arrêter le mouvement de son corps vers son dernier soupir.
Une sorte de miroitement dans la façon dont l’eau tombe de la pomme de douche, une illusion d’eau ou de vacillement.
Sortirait-il dans la rue en ayant oublié qui il était et où il habitait, après vingt-quatre heures d’affilée ? Même en fonction des horaires en vigueur, si l’exposition était prolongée et qu’il continuait à venir, cinq, six, sept heures par jour, une semaine après l’autre, lui serait-il encore possible de vivre dans le monde ? Le voulait-il ? Où était-il, le monde ?
Il compta six anneaux. Les anneaux qui tournent sur la tringle quand elle tire le rideau et qu’il s’écroule avec elle. Le couteau, le silence, les anneaux qui tournent.
Une extrême attention est requise pour voir ce qui se passe devant soi. Du travail, de pieux efforts sont nécessaires pour voir ce qu’on regarde. Cela le fascinait, les profondeurs qui devenaient possibles dans le ralenti du mouvement, les choses à voir, les profondeurs de choses si faciles à manquer dans l’habitude superficielle de voir.
Des gens, de temps en temps, qui projetaient une ombre sur l’écran.
Il commençait à penser la relation d’une chose avec une autre. Ce film avait la même relation avec le film original que le film original avec l’expérience vécue réelle.
Absurde, songea-t-il, mais peut-être pas.
La journée s’avançait, il entrait moins de gens, puis presque plus personne. Il n’avait envie d’être nulle part ailleurs, juste une ombre contre ce mur.
La façon dont une pièce semble glisser sur un rail derrière un personnage. C’est le personnage qui bouge mais c’est la pièce qui semble bouger. Il prenait un intérêt plus profond à une scène où il n’y avait qu’un seul personnage à regarder, ou, mieux peut-être, aucun.
L’escalier vide vu d’en haut. Le suspense essaie de se construire mais le silence et l’immobilité prennent le dessus.
Il commençait à comprendre, après tout ce temps, qu’il était resté debout là, à attendre quelque chose. Qu’était-ce ? C’était, jusqu’à présent, quelque chose d’extérieur à sa perception consciente. Il avait attendu qu’entre une femme, une femme seule, quelqu’un à qui il pourrait parler, ici, près du mur, en chuchotant, quelques mots seulement, bien sûr, ou plus tard, ailleurs, au fil d’un échange d’idées et d’impressions, sur ce qu’ils avaient vu et ce qu’ils avaient ressenti. N’était-ce pas cela ? Il pensait qu’une femme allait entrer, qui resterait un moment à regarder, trouvant son chemin jusqu’à un endroit près du mur, une heure, une demi-heure, c’était assez, une demi-heure, c’était suffisant, une personne sérieuse, à la voix douce, en pâle robe d’été.
Connard.
Tout donnait l’impression d’être réel, le rythme était réel, paradoxalement, des corps qui se mouvaient musicalement, des corps qui bougeaient à peine, cause et effet si radicalement séparés que tout lui paraissait réel, à la façon dont sont dites réelles toutes les choses du monde physique que nous ne comprenons pas.
La porte s’entrouvrit et un lointain bruit d’activité à l’autre bout de l’étage se fit entendre, des gens qui prenaient l’escalator, un caissier qui passait une carte de crédit, un employé qui enfouissait des achats dans d’élégants sacs de musée. Lumière et son, tonalité sans paroles, la suggestion d’une vie au-delà du film, l’étrange réalité criante qui respire et mange là-bas, cette chose qui n’est pas du cinéma.
Don DeLillo
Point Omega / 2010
Extrait de 24h Psycho de Douglas Gordon ICI
(à regarder sans le son de préférence – malgré Phil Glass)

24h psycho douglas gordon

Jeff Wall, refonder la modernité / Philippe Bazin

(à partir du texte de Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne. Présentation pour le colloque Baudelaire, un trip philosophique, organisé par Ici et ailleurs à Sétrogran, Montigny-sur-Canne, les 30 septembre, 1er et 2 octobre 2011)

introduction
En tant que photographe faisant cette présentation dans le cadre de ce colloque de philosophes, mon intention n’est pas de discuter des bien fondés et des contradictions baudelairiennes internes à ce texte fameux Le Peintre de la vie moderne. Beaucoup s’y sont employés, et je n’ajouterai pas mon commentaire à ceux-là. À la relecture, sans cesse les photographies de Jeff Wall me revenaient à l’esprit en images, semblant comme illustrer ce que Baudelaire nomme dans un autre célèbre texte, Critique du salon de 1859, « les archives de notre mémoire », à propos de la photographie. Cette expression, qui a fait couler beaucoup d’encre dans le monde de la photographie depuis un siècle et demi, Baudelaire la précise dans Le Peintre de la vie moderne comme étant l’action raisonnée de notre esprit curieux qui désire tout absorber du monde entier. Ainsi dans cette présentation, j’essaierai de mettre en dialogue les écrits de ces deux artistes, alors que Wall indique qu’il n’y a pas d’écrits critiques sur l’art produit par des peintres ou photographes au XIX° siècle : « Enfant j’avais beaucoup lu et je savais que la meilleure critique d’art était celle des poètes, comme Baudelaire. J’avais bien remarqué que les grands critiques d’art du XIXè siècle étaient généralement des artistes, mais c’étaient des poètes et non des peintres ou des photographes ».
Jeff Wall est un artiste contemporain canadien, né en 1946 à Vancouver, qui se dit photographe, et non « artiste utilisant la photographie » ainsi que les artistes conceptuels des années 70 le disaient, lui qui les a étudiés au cours de ses études d’histoire de l’art et à l’occasion de textes critiques et théoriques qu’il a produits dans cette décennie. Dans l’un de ses entretiens avec Jean-François Chevrier, il insiste sur ce qu’il doit à Baudelaire : « Mais j’ai également compris qu’il était impossible de revenir à quoi que ce soit qui équivaudrait à l’idée du « peintre de la vie moderne » selon la formule de Baudelaire. Pourtant je pense qu’à bien des égards c’est pour le modernisme une expression fondamentale… Parce qu’il n’y a pas d’occupation plus juste. C’est une occupation complète parce que cette forme d’art, la peinture, est la forme d’art la plus éminente et le sujet est le sujet le plus grand. » Il commence tardivement sa pratique artistique, en 1978 à l’âge de 32 ans, par une photographie canonique, The Destroyed Room, 1978 puis en produisant des images qui sont des citations directes de ses grandes références, dans le domaine de la peinture quand il fait un remake du tableau de Manet Un bar aux Folies Bergères, Manet, Le Bar aux Folies Bergères, 1881-1882 Picture For Women, 1979 ou en photographie de Hippolyte Bayard, Bayard et son double : Double Self-Portrait, 1979 Hippolyte Bayard, Bayard et son double, 1861. On voit que pour Jeff Wall, le remake ne consiste pas à refaire à l’identique le passé, mais à le réinterpréter dans le présent, pas les vêtements, le décors, le mobilier. Chacun de ces éléments dans sa photo devient une notation précise sur une typologie de la vie actuelle d’un jeune artiste : un mur blanc, nu sans tableau comme un espace vide qui devra se remplir, un mobilier entre le bon marché Ikéa (le divan) et une aspiration au design contemporain (le siège). Le deux scènes se fondent dans un effet technologique équivalent, si ce n’est que l’ordinateur a remplacé le laboratoire.
En 1863, Charles Baudelaire publie enfin son fameux texte, le Peintre de la vie moderne. Dans ce texte, il affirme la valeur du présent comme source de plaisir esthétique : « Le plaisir que nous retirons de la représentation du présent tient non seulement à la beauté dont il peut être revêtu, mais aussi à sa qualité essentielle de présent ».
A Sudden Gust of Wind (after Hokusai), 1993 : JW réalise plus de cent prises de vues pour cette photo très proche de l’oeuvre de Hokusai. Ce qui s’actualise ici, c’est l’évidence du procédé numérique de montage pour la réalisation de l’image, c’est en cela que celle-ci accomplit sa qualité essentielle de présent malgré la presque imitation d’Hokusai. Baudelaire prend plaisir à examiner les œuvres des temps anciens dans la mesure où elles lui révèlent « la morale et l’esthétique du temps » en question. Acceptant l’idée d’un invariant esthétique quelle que soit l’époque, et qu’il nomme le Beau : « Le beau est fait d’un élément éternel, invariable dont la quantité est excessivement difficile à déterminer… » il préfère s’intéresser à « Un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion ». Sans cela le Beau serait indigeste, non approprié à la nature humaine. C’est à l’exploration des valeurs de ce qu’il nommera plus loin la modernité que se livre Baudelaire. Pour Jeff Wall, notre époque a produit une donnée nouvelle qui rend impossible le retour au peintre de la vie moderne selon Baudelaire, la peinture n’affrontant pas assez directement la question du produit technologique ayant envahi toute la vie quotidienne : « J’ai vu un panneau lumineux quelque part et ce qui m’a réellement frappé, c’est de constater que c’était pour moi la synthèse technologique parfaite. Ce n’était pas de la photographie,, ce n’était pas du cinéma, ce n’était pas de la peinture, ce n’était pas de la publicité, mais c’était fortement associé à tout cela… Cela répondait aux attentes essentielles vis-à-vis de la technologie, c’est-à-dire qu’elle représente par les moyens du spectacle. »

le mouvement
La première valeur moderne signalée par Baudelaire, c’est la vitesse, le mouvement : « Il y a dans la vie triviale… un mouvement rapide qui commande à l’artiste une égale vélocité d’exécution… un feu, une ivresse de crayon, de pinceau ressemblant presque à une fureur… » Mouvement qui va se matérialiser plus loin dans le texte de cette façon : « La série de figures géométriques qu’un objet (ici le navire) …engendre successivement et rapidement dans l’espace ». On ne peut que souligner la prescience de l’invention de la chronophotographie par Edward Muybridge à Palo Alto en 1878, ses développements par Etienne-Jules Marey en France à partir de 1882 et son intrusion dans le champ de l’art grâce à Marcel Duchamp en 1913 avec son Nu descendant l’escalier. Ce tableau, un demi-siècle après la phrase de Baudelaire, avait le pouvoir de déclencher encore un scandale à l’Armory Show à New York . The Giant (1992) semble vouloir se référer au tableau de Duchamp, puisqu’il s’agit d’un nu dans un escalier. Mais deux éléments ont radicalement changé : le nu est immobile, et le personnage est surdimensionné par rapport à l’environnement qui est ici reconnaissable. Il s’agit plus de la mère des connaissances (Alma Mater) dans la bibliothèque de l’Université de l’Etat de Washington à Seattle que d’une femme faisant le ménage. La surdimension nous renvoie bien sûr au montage, au trucage numérique et informe sur la technologie de réalisation. Mais pour la première fois JW produit une image de petites dimensions, où le personnage n’est pas à l’échelle 1. Ainsi la surdimension du corps est-elle contrecarrée par les dimensions de la photo (39×48 cm). An Eviction (1998), détail, dont JW a fait le film préparatoire à la prise de vue, met bien en lumière la question du mouvement, bien sûr par la course de la jeune femme, mais aussi pas la scansion rythmique des corps juxtaposés et des jambes entrecroisées. Tous les gestes sont théâtralisés, surjoués, que ce soit dans la photographie ou dans le film préparatoire de JW. Ici je ne montre qu’un détail de la photo, reprenant là ce que pratique JW lui-même, notamment lors d’une exposition de cette œuvre en 2004. Milk (1984) : « Dans Milk, comme dans quelques autres de mes images, des formes naturelles complexes jouent un rôle important. En jaillissant du récipient qui le contenait, le lait prend une forme que l’on ne peut pas vraiment ni décrire ni caractériser, mais qui provoque de nombreuses associations d’idées. Toute forme naturelle, avec ses contours incertains, est l’expression de métamorphoses qualitatives infinitésimales. La photographie semble parfaitement adaptée à la représentation de ce genre de mouvement et de forme, et ceci parce que, selon moi, l’acte mécanique d’ouverture et de fermeture de l’obturateur, qui constitue le fond d’instantanéité présent dans toute image photographique, est concrètement un type de mouvement opposé à ce qu’est, par exemple, l’écoulement d’un liquide ».
Ainsi le mouvement mécanisé, celui que la mémoire de Baudelaire enregistre comme des figures géométriques successives et saccadées, ne reproduit en rien le mouvement naturel des choses comme l’écoulement d’un liquide, mais au contraire la manière dont la technologie reproduit l’action de la mémoire.

l’anonyme voyageur
Baudelaire invente un peintre auquel il se réfère sans cesse et qu’il nomme par des initiales. Il s’en explique en indiquant que ce peintre de ses amis lui a expressément enjoint de ne pas citer son nom, il le supplie « De supprimer son nom et de ne parler de ses ouvrages que comme des ouvrages d’un anonyme ». De cette qualité d’anonymat en découle une autre, celle de non-spécialiste. En effet, Baudelaire oppose l’artiste au sens d’un spécialiste à « l’homme du monde », celui qui embrasse, parcourt et observe le monde entier, un voyageur toujours en mouvement d’un pays à l’autre. Le peintre moderne est donc déspécialisé et anonymisé pour parcourir « le monde moral et politique ». Il peut être « un citoyen spirituel de l’univers » et non, comme l’artiste, « une intelligence de village », « une brute très adroite », une « cervelle de hameau », etc… Le peintre moderne est curieux de tout, et cette curiosité est devenue « une passion fatale, irrésistible ». Overpass, 2001 Dorothea Lange, Famille de sans abris Oklahoma 1938 Heinrich Zille, Retour de Grunewald, vers 1900.
The Thinker (1986) est réalisé par JW en référence à une œuvre de Dürer, La colonne du paysan. Mais cette photographie évoque aussi le Penseur de Rodin. Pourtant, ce qui nous est montré ici est aussi un marcheur, avec ses grosses chaussures, un homme qui avec son sabre semble venir à la fois d’une autre contrée que j’imagine asiatique et d’une autre époque. Presque arrivé à la ville, notre marcheur semble se poser une dernière fois pour contempler le paysage urbain de la nouvelle vie qui l’attend. Il est déjà encadré par les réseaux urbains de la lumière et du transport de l’électricité alors qu’au loin s’étalent les chemins de fer et les autoroutes qui mènent au centre d’affaires de Vancouver et ses gratte-ciels. C’est donc un homme anonyme, mais pas un paysan, plutôt quelqu’un qui pense, que nous montre JW, semblant ici faire écho à la conception de l’artiste homme du monde entier de Baudelaire. Mais, citoyen de l’univers, homme du monde entier, multiplicité des endroits du monde à parcourir, Jeff Wall analyse cela, au contraire de Baudelaire, comme une expérience aliénante du fait que l’image suggère toujours deux mondes en même temps, celui du spectateur et celui du tableau : Pour moi, cette expérience de deux endroits, de deux mondes, en un instant, est la forme essentielle de la modernité. C’est une expérience de dissociation, d’aliénation. Pour Jeff Wall, le produit technologique est responsable de cette dissociation fondamentale et renvoie, non au personnage du tableau, mais à celui qui le regarde. Baudelaire pressent tout de même cela dans le Salon de 1859 en dénonçant la ruée sur le stéréoscope. Le stéréoscope réalise déjà ce rapport au secret que supposent les moyens technologiques du spectacle, le spectateur voit celui qui regarde seul dans le binoculaire et est mis dans l’impossibilité de voir ce que voit l’autre, forme d’interdit que les moyens industriels et de contrôle ont systématisés. Pour Jeff Wall : Je pense qu’il y a une fascination fondamentale pour la technologie qui vient du fait qu’il y a toujours un espace caché, une salle de contrôle, une cabine de projection, une source de lumière quelconque, d’où provient l’image. Movie audience, 1979 Quand nous allons au cinéma, nous entrons dans un théâtre qui a été réaménagé en machine à monumentaliser. Les immenses figures fragmentées projetées sur l’écran sont les débris agrandis de tragédiens d’un autre âge. Ceci implique que le spectateur du film est historiquement aussi un fragment, qui acquiert une identité sociale par une accumulation répétitive ; dans ce processus, cela devient un « public ». Le public ne regarde pas le produit ou l’action d’une machine ; il est à l’intérieur d’une machine et fait l’expérience de la fantasmagorie de cet intérieur.

l’enfance
Le peintre moderne est un convalescent dont les facultés sont aiguisées au plus haut point par la privation momentanée engendrée par la maladie qui s’éloigne enfin. Il est alors comme un enfant qui veut tout voir et tout comprendre du monde. L’enfant n’est pas spontanément tourné vers les valeurs du passé, « il voit tout en nouveauté », il est ivre, il absorbe tout. Pour Baudelaire, « le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté », mais une enfance douée « d’organes virils et d’un esprit analytique » comme l’enfant qu’était son ami : Il « assistait à la toilette de son père, et il contemplait … les muscles des bras, les dégradations des couleurs de la peau nuancée de rose et de jaune, et le réseau bleuâtre des veines ». Et plus loin, Baudelaire insiste sur l’artificialité de l’enfance qui est hors d’un sentiment de réel face à l’existence : « Le sauvage et le baby témoignent, par leur aspiration naïve vers le brillant… vers la majesté superlative des formes artificielles, de leur dégoût pour le réel, et prouvent ainsi, à leur insu, l’immatérialité de leur âme. Malheur à celui qui… pousse la dépravation jusqu’à ne plus goûter que la simple nature ».
Backpack, 1981-1982 : Dans cette photographie, un « épisode » de l’inquiétante étrangeté se joue. Le fils de JW endosse le sac à dos de son père. Normalement les enfants essaient les vêtements de leurs parents. Devant ce fond uniforme, un léger grotesque point car il n’y a pas d’échelle. Le personnage pourrait être un enfant trop grand pour son âge mais alors le sac est surdimensionné, ou bien le sac est dimensionné pour un enfant, alors celui-ci est très (trop) petit, ou bien enfin le sac est de taille adulte et l’enfant devrait avoir dans les 8 à 10 ans.
The Smoker, 1986 : Enfin The Smoker montre l’autre fils de JW quatre ans plus tard, dans l’archétype de l’adolescent qui fume sa cigarette en dépit de l’interdiction des parents. Son air est un peu buté, il adopte déjà la position, l’attitude, du dandy stylé décrit par Baudelaire. Mais ce n’est pas « un homme riche, oisif… élevé dans le luxe et accoutumé dès sa jeunesse à l’obéissance des autres hommes » et l’étrangeté vient de ce décalage du port de la cigarette qui semble être celui d’un vieil habitué.
A Ventriloquist at a Birthday Party in October 1947, 1990 : Le thème de l’artificiel comme signe du monde de l’enfance revient ici avec plus de force, la poupée est explicitement présente comme accessoire du ventriloque. C’est aussi, comme au cinéma, une photo rétro où JW a reconstitué le décors et l’atmosphère des goûters d’anniversaire de la bourgeoisie américaine avant l’arrivée massive de la télévision dans les foyers. Là donc, ce n’est pas la situation qui est actualisée, c’est le processus très contemporain d’un cinéma qui se retourne sur les époques passées, c’est une citation de film rétro et non un remake. Les enfants sont émerveillés devant ce faux artificiel qui parle, merveilleux qui est aussi, à propos de la ville et ses fastes ce sur quoi insiste Baudelaire. Comme presque toujours chez JW, le format de la photographie est très grand (229×352 cm) et le caisson lumineux récurrent à la présentation de l’ensemble de l’œuvre ou presque produit à plein son effet cinématographique. Un effet d’étrangeté familière vient de là, de la façon dont la photographie se rapproche alors de l’expérience cinématographique.
Vampires’ Picnic, 1991 : « Je voulais que ma famille de vampires soit une parodie grotesque des photos de groupe de ces horribles et fascinantes familles des séries télévisées comme Dynastie ». Ici JW inscrit le grotesque, le gore et l’anthropophagie dans l’univers familial, la sauvagerie rejoignant de manière trop appuyée et maniériste la violence intrinsèque de cet univers. Les effets d’éclairages du cinéma d’horreur, la lumière rasante et les contrastes très forts, sont manifestes et soulignent surabondamment le grotesque et l’artifice de la scène. Il le reconnaît lui-même, JW atteint là une position extrême et difficilement tenable du développement de ses grandes machineries photographiques des années 80-90.
In the Public Garden, 1993 : C’est donc une position de retrait plus nuancée qu’il adopte ensuite. L’enfant sortant de ce buisson ressemble à une poupée de porcelaine, à un automate. Il représente une innocence mécanisée, cette mécanisation produisant ce sentiment de merveilleux et d’artificiel dont parle Baudelaire dans son texte. Ici ce qui est brillant, c’est l’enfant lui-même, son front trop bombé et la lumière qui donne à sa chair une carnation de poupée. Mais ce qui est brillant aussi, c’est le point de vue de photographe, l’appareil est très bas, à la hauteur de l’enfant, c’est une position totalement artificielle que seuls les adultes qui veulent reproduire la vision supposée d’un enfant utilisent. Dans la photo de famille, peut-être la mère peut ainsi s’accroupir pour un tel point de vue, mais alors elle ne saurait garder une telle photo à moins d’un goût un peu macabre.

la ville-lumière
Le peintre moderne, doué de cette faculté d’observation analytique peut : « Admirer l’éternelle beauté et l’étonnante harmonie de la vie dans les capitales,… les paysages de la grande ville,… les fiers chevaux,… les grooms,… les valets,… en un mot la vie universelle… La foule est son domaine, comme l’air est celui de l’oiseau, comme l’eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, c’est « d’épouser la foule ». Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant mouvement, dans le fugitif et l’infini… L’observateur est un « prince » qui jouit de son incognito ». La ville, c’est à cette époque le lieu où passe un régiment chamarré, le lieu où le guerrier déploie ses ors. « Mais la nuit arrive et tout change : Mais le soir est venu. C’est l’heure bizarre et douteuse où les rideaux du ciel se ferment, où les cités s’allument. Le gaz fait tache sur la pourpre du couchant. Le peintre restera le dernier partout où peut resplendir la lumière, retentir la poésie, fourmiller la vie, vibrer la musique… » La vision de la ville de JW est totalement transformée par l’intrusion des technologies modernes de communication, issues du théâtre, de la photographie et du cinéma : ‘Le départ des spectateurs du cinéma laisse les rues de la ville désertes. Ma ville natale, Vancouver, est une ville universelle, c’est-à-dire une ville structurée par les réseaux de la télévision cablée, de l’exportation hydroélectrique et des matières premières et, bien sûr, par le réseau de l’urbanisation…. La nuit, les rues de cette ville sont peuplées avant tout de panneaux lumineux que personne ne regarde parce que personne n’est dans les rues. Ces panneaux sont culturellement à mi-chemin entre la gigantophilie archaïque du cinéma, le post-monumentalisme implosé de la télévision et l’art monumental dont la critique interne est le modernisme. Les panneaux fonctionnent de façon alambiquée entre ces trois pôles de culture, trois expériences du monument, trois formes d’acuité et d’amnésie historiques. Les panneaux sont du cinéma sans public, de la télévision pour le flâneur et de l’art mural nomade ».
The Bridge, 1980 JW met ici l’accent sur une qualité spécifique de la photographie dans la presse, le pouvoir indicateur de la légende. Cette photo est réalisée à une époque où prend forme un courant critique des données de la photographie de presse utilisant les codes de celle-ci pour en détourner les effets et ainsi en montrer les subterfuges.
Steves Farm, Steveston, 1980 Cette photographie est directement référée à la fois à Baudelaire dans sa partie gauche (le cheval) et à Dan Graham dans sa partie droite. JW a écrit un texte critique sur le travail de Dan Graham qui a lui-même écrit sur celui de JW. Ici la référence concerne « Homes for America », où Dan Graham met en évidence dans un magazine populaire la dimension industrialisée et normalisée de l’habitat américain.
Pleading, 1984 C’est la nuit, au sortir du spectacle dans la rue éclairée, l’armée du salut plaide sa cause. Une jeune femme interpelle ici un homme appareil photo en bandoulière.
After « Invisible man » by Ralph Ellison, the prologue, 1999-2000 Cette photographie est une illustration très proche de la description d’un noir s’enfermant dans sa cave après en avoir couvert le plafond d’ampoules électriques allumées 24h sur 24. Les lumières de la ville ne sont pas les mêmes pour tous, le livre se passe par ailleurs dans les rues d’une grande ville américaine plongées dans le noir lors d’émeutes raciales. On retrouve là le goût de JW pour les références à la littérature, ainsi que son souci d’utiliser les différentes applications de la photographie, notamment l’illustration ici.

le fantastique
Le peintre moderne est donc celui qui veille après tout le monde, tirant par son « crayon », sa « plume », son « pinceau » la quintessence de ce monde : « Maintenant, à l’heure où les autres dorment, celui-ci est penché sur sa table, dardant sur une feuille de papier le même regard qu’il attachait tout à l’heure sur les choses, s’escrimant avec son crayon, sa plume, son pinceau… Et les choses renaissent sur le papier… La fantasmagorie a été extraite de la nature… Tous les matériaux dont la mémoire s’est encombrée, se classent, se rangent, s’harmonisent… » Pour Baudelaire, cette fantasmagorie, c’est « le fantastique réel extrait de la vie » qui sans cesse emplit la mémoire ordonnatrice. Le peintre, après avoir vu et parcouru le monde toute la journée, se retire en dernier la nuit venue dans sa chambre et fait agir sa mémoire pour pouvoir se mettre au travail. Le monde prend un ordre dans son esprit, les informations se classent et s’harmonisent donc, et le travail du dessin peut commencer et celui-ci proposer une figure synthétique et compréhensible du monde. Le fantastique est là, dans cette transformation.
Adrian Walker, 1992 : « Michael Fried parle des différentes relations entre les personnages des tableaux et leurs spectateurs. Il a défini un mode absorbé, le mode théâtral étant exactement le contraire. Dans les tableaux absorbés, nous regardons des personnages qui ne semblent pas interpréter leur monde, seulement être dedans. Les deux sont bien sûr des modes de performances ». Chez Jeff Wall, on voit son assistant en train de dessiner, celui-ci ne voulant pas plus poser que le peintre mystérieux de Baudelaire ne voulait révéler son identité. Dans la photo, JW oppose deux bras, celui qui dessine et celui qui fait modèle en un jeu de miroir. Alors que dans la photo de John Thomson, « l’absence » du dessinateur signale surtout son aliénation à un travail à la pièce qui lui permet à peine de survivre au jour le jour dans sa mansarde.
John Thomson, Le peintre de lettres, Londres 1878
Philippe Bazin, Centre de restauration des œuvres du Musée Harvard, Cambridge Mass., 2010

la guerre
Si, avec une incroyable prescience, Baudelaire en appelle « à la beauté sobre et élégante du navire moderne », pré-voyant en cela Gropius ou Le Corbusier à la recherche de modèles pour l’architecture moderne, il oppose à cette beauté, comme l’autre face d’une même pièce, la guerre et « Ses débris funèbres, charrois de matériaux… ambulances où l’atmosphère elle-même semble malade… blessés livides et inertes… un monde guerrier traînant des provisions ou des munitions de toutes sortes… tableaux vivants et surprenants, décalqués sur la vie elle-même… » Les soldats chamarrés qui traversent les villes, si Baudelaire est enclin à les voir dans leurs atours comme des figures de mode, pourtant il en connaît le résultat final, sombre et épouvantable. Il ne nous épargne rien, dans une description précise qui veut nous faire sentir toute l’horreur physique de la guerre pour les soldats.
Dead Trops Talk (a vision after an ambush of a Red Army Patrol, near Moqor, Afghanistan, winter 1986), 1992 : JW traite lui de la guerre par le comique noir, le grotesque, le gore. L’humour noir, l’humour diabolique, le grotesque sont proches…. Le rire prend un caractère sinistre, névrotique, acide et ironique… « L’humour noir se distingue du comique, même s’il peut l’inclure : on le trouve aussi même quand personne ne semble rire ». Les morts des deux camps, afghan et russe, se réveillent et discutent, plaisantent ensemble. Le corps sont fragmentés et désarticulés, toujours en référence à Manet commençant d’objectiver la crise de la perspective classique. Ici, la perspective photo étant respectée, c’est de l’intérieur que la désarticulation se produit, par les corps morts et démembrés qui se relèvent, la cervelle ouverte et dégoulinante. Les références cinématographiques sont évidentes et nombreuses, comme une condensation de la Nuit des morts-vivants et Full metal Jackett, et bien d’autres. Dans son film documentaire pour la série Contacts, JW insiste sur la manière dont la photo est construite, morceau par morceau, signant là un grand tableau de la dislocation. Maintenant, tout est spectacle, n’importe quelle bataille peut être reconstituée ou inventée en studio pour figurer comme reportage dans les actualités télévisées.

Jeff Wall
Album : Jeff Wall

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la prostitution
« Dans la société moderne industrielle, la prostitution est l’état normal ». (Godard dans l’Avant-scène cinéma n°70, 1967, p 9) Pour Baudelaire, le peintre moderne est sensible aussi aux effets de la politique sur les peuples, car « Sous un gouvernement despotique, ce sont les races opprimées, et parmi elles, celles surtout qui ont le plus à souffrir, qui fournissent le plus de sujets à la prostitution ». Ces races opprimées, Baudelaire les situe parmi les peuples balkaniques et caucasiens, là où Neil Painter identifie dans cette même époque la naissance de l’idée de racisme à partir de la figure de la belle orientale blanche. Baudelaire recherche chez ces femmes « Le signe principal de civilisation… dans un coin de leur ajustement … si bien qu’elles ont l’air de Parisiennes qui auraient voulu se déguiser ». L’orientalisme, l’exotisme se tiennent là, dans ce léger écart qui nous permet de voir sous le familier l’autre comme différent, inférieur. Dans la peinture de Manet Le bar au Folies bergères, la serveuse dédoublée dans le miroir est une figure de l’absence dans un lieu de divertissement, indiquant l’arrière-plan prostitutionnel de sa situation, et métonymiquement la relation identique que le peintre entretient avec son modèle. Les Folies bergères sont un des hauts lieux du demi-monde parisien de l’époque. JW interprète lui aussi ce tableau de Manet comme un classique de l’aliénation de la vie moderne : « Les figures qu’il peint et représente sont simultanément palpables, c’est-à-dire érotisées de façon traditionnelle, et cependant désintégrées, vidées et même d’ores et déjà « déconstruites » parce qu’elles s’inscrivent dans cette crise de la perspective ».
Picture for Women, 1979 : C’est ce que veut remettre en jeu JW dans cette photographie dont il dit que : « C’est un remake du tableau de Manet… J’ai conçu mon image comme le schéma théorique d’une salle de classe vide ». Dans cette photo, c’est en fait l’appareil photo qui a pris la place de la barmaid, l’œil mécanique la remplaçant et jouant le rôle de cette absence, de ce vide. Le regard de l’homme sur la femme y devient donc central par le biais de l’appareil, et l’artiste est au service de sa machine. La femme n’est plus dédoublée par son reflet, elle tourne le dos à l’homme. C’est le regard de l’artiste qui est redoublé par la machine. La femme, elle, au lieu d’être absente et vide, nous regarde avec énergie, son air assez dur nous indiquant même une confrontation qui intimide l’artiste. La femme, par son jeu d’acteur, tient la performance de la prise de vue.
No, 1983 Quatre ans plus tard, JW revient sur la question de la prostitution de façon explicite dans la photo No. Une femme s’avance dans la nuit vers un homme pour lui proposer ses services. Les deux corps sont perdus dans la composition architecturale qui semble imposer ses angulations à la relation. L’espace est limité au coin de trottoir comme le geste de l’homme se limite au refus. Mais pourquoi ce refus si ce n’est qu’un autre regard est présent, la caméra, inscrivant l’homme dans une scène potentiellement médiatisée. En refusant les attraits de la jeune femme, l’homme signe son aliénation à la sphère médiatique de son époque.
A Woman and her Doctor, 1980-1981 Cette photo aborde finalement la même problématique que celle de Picture for Women, moins la présence de l’appareil technologique. Mais la sujétion à la technologie est sous-jacente dans le personnage du docteur qui semble bien vouloir exercer son pouvoir sur la jeune femme. On assiste là presque à un rendez-vous de prostitution, un homme âgé convoite une jeune femme attractive et décolletée. Celle-ci semble vivre la situation avec ironie et patience, elle représente une autre solution au refus d’aliénation proposé par JW, elle est moins en colère, plus condescendante, plus sûre d’elle.

le fait divers
Chez Baudelaire, la nature ne saurait donc être la source du Beau : « La nature n’enseigne rien… la nature contraint l’homme à dormir, à boire, à manger et à se garantir contre les hostilités de l’atmosphère. C’est elle aussi qui pousse l’homme à tuer son semblable, à le manger, à le séquestrer, à le torturer, car sitôt que nous sortons de l’ordre des nécessités et des besoins pour entrer dans celui du luxe et des plaisirs, nous voyons que la nature ne peut conseiller que le crime. C’est cette infaillible nature qui a créé le parricide et l’anthropophagie, et autres abominations ». Au contraire de cette nature sauvage et dévastatrice de l’homme, « Tout ce qui est beau et noble est le résultat de la raison et du calcul… Le bien est toujours le produit d’un art ».
A Fight on a Sidewalk, 1994 : Dans cette photo, on peut déceler la position de JW sur la question du fait divers. En effet deux éléments se confrontent ici. D’abord les deux personnages qui se roulent par terre l’un sur l’autre. A première vue il s’agit d’une bagarre, mais les corps sont tellement emmêlés qu’on ne voit pas de signe évident du résultat d’une lutte. On peut aussi regarder cette scène comme un enlacement érotique. La condensation de l’idée de fait divers et de relation amoureuse est un premier signe du point de vue de JW. Le deuxième élément est le tag sur le mur derrière. En fait, à y regarder de près, c’est un tracé abstrait qui évoque la grande peinture de l’abstraction lyrique américaine plutôt qu’un tag. Ainsi, le fait divers, vécu au XIXè siècle comme une sauvagerie et au mieux comme un divertissement vulgaire que Baudelaire déplore, est-il montré ici par JW dans sa relation érotisée s’inscrivant maintenant dans le grand art. Le spectateur de la scène n’est autre qu’un substitut du photographe qui contemple d’un air mécontent et désabusé cette transformation opérée par la sphère des médias.
The Arrest, 1989 : Cette photographie annonce en fait A Fight on a Sidewalk, elle reprend la scène urbaine nocturne qui constitue le background généralisé de l’œuvre de JW. Deux policiers blancs arrêtent un portoricain. Le regard de celui-ci est absent, comme pourrait l’être la serveuse du Bar aux Folies bergères, signant là la situation réelle du personnage. Le racisme est très évident dans cette image, l’arrestation semblant aussi être vécue comme une fatalité prévisible par le portoricain. Dans l’arrière-plan, l’ombre sur le mur est une ébauche de ce qu’on verra ensuite dans A Fight on a Sidewalk. Le geste du policier qui introduit son doigt dans la petite poche du jean est pour le moins ambigu d’autant que finalement ce portoricain semble sorti tout droit d’une backroom homosexuelle. Ce trio devient alors aussi une image de la prostitution. JW condense dans cette image le fait divers, l’homosexualité (coupable du Sida), le racisme, la prostitution.

le geste
À propos de la mode, Baudelaire nous invite à observer du vêtement, la « coupe », le « pli », le « geste », trois termes auxquels on peut juxtaposer au XXè siècle : le montage, la mode, la performance. Pour Baudelaire, ce que l’homme cherche, c’est la « modernité », il s’agit « de comprendre le caractère de la beauté présente » : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent… (le peintre moderne) a cherché partout la beauté passagère, fugace, de la vie présente, le caractère de ce que le lecteur nous a permis d’appeler la « modernité » ». JW insiste beaucoup sur la question du geste et sa transformation au XIX siècle, dans une perspective qui met en relation comparative la gestuelle pleine du corps dans sa totalité telle qu’elle s’exprime de manière théâtrale jusqu’au Baroque, avant que l’ère industrielle ne réduise ce corps à des fonctions parcellaires, mécaniques et séparées : « Le côté cérémonieux, l’énergie et la volupté des gestes de l’art baroque sont remplacés dans la modernité, par des mouvements mécaniques, des réflexes, des réactions involontaires et compulsives. Réduites à de simples émissions d’énergie biomécanique ou bioélectronique, ces actions ne sont pas à proprement parler des « gestes » au sens que donne à ce mot l’esthétique ancienne ». Jeff Wall semble faire cette synthèse à propos de la performance quand il indique : « La seule manière d’établir une collaboration entre le photographe et le personnage dans l’image était de mettre en place un jeu d’acteur… L’esthétique photographique était au cœur de ce que j’essayais de faire, mais il fallait y introduire la performance pour la transformer ». Ainsi, cette esthétique du transitoire, du fugitif, du contingent est-elle absorbée par les photographes de la rue, comme Henri Cartier-Bresson et son célèbre Instant décisif qui en découle et qu’il définit ainsi : « Une photographie est pour moi la reconnaissance simultanée, en une fraction de seconde, d’une part de la signification d’un fait, et de l’autre d’une organisation rigoureuse des formes perçues visuellement qui expriment ce fait ». Et JW d’ajouter paraphrasant HCB : « Le photographe devait être invisible et les sujets inconscients de la situation, indifférents, trop préoccupés par leurs conditions d’existence pour remarquer la présence du photographe ». C’est que JW rejette, ce dont il se démarque radicalement, en insistant sur le jeu de l’acteur, sur la théâtralité de la photographie non contingentée à l’acte de la prise de vue Si la condition de la mode dans la rue est justement d’être remarquée, la gestuelle du vêtement et du corps qui l’anime faite pour attirer l’attention du passant, alors sont créées les conditions d’une relation de « performance » et non d’inconscience.
Mimic, 1982 : « Mimic est une des images dans lequelles j’ai investi le plus d’énergie, et dont j’ai été le plus satisfait : j’avais cherché à reprendre et à transformer la photo de rue. Je pouvais désormais me rendre compte de l’expérience qui est le propre de la Street Photography : la confrontation avec un inconnu dans la rue mais à une autre échelle, en dirigeant des acteurs et en inventant une composition… Je monumentalisais la photo de rue… Le corps humain à l’échelle où il apparaît dans la peinture d’histoire. Faire se rencontrer le genre documentaire et la peinture d’histoire ».
Bien sûr ici on peut voir que la performance ne réside pas dans la gestuelle des acteurs de la photo mais plutôt dans le travail de JW a ordonner cette reconstitution de telle sorte que la photo semble absolument prise sur le vifn ou bien encore qu’il puisse s’agir d’un arrêt sur image cinématographique. Tous les détails sont extrêmement pensés afin que rien n ‘échappe à ce sentiment d’instantanéité. En regardant la photographie célèbre de Charles Nègre, qui a sans doute inspiré celle de JW, on se rend compte de l’extraordinaire investissement nécessaire à la réalisation de cette effet de réel alors que l’image est en même temps une condensation étonnante de multiples couches de significations comme : une altercation, la complexité des expressions de chaque visage, la question du racisme, la moquerie méchante, la domination de l’homme sur la femme, la différence de classes sociales, la violence de l’homme qui tire sa femme, le barbu post hippie, la jeune femme en short rouge et maillot blanc évoquant le drapeau japonais, la rue prise dans sa profondeur, le groupe qui marche vers le photographe (voir Garry Winogrand), la lumière dont les ombres sont parfaitement dirigées dans l’axe de la prise de vue, l’effet série américaine des années 70 (Les rues de San Francisco), etc. Ce qui est fugace au cinéma est ici figé de telle sorte qu’aucun défaut de jeu, d’accessoire, de lumière, de cadrage, n’échapperait au spectateur. JW Réalise là une grande machine à voir qui constitue l’un de ses chefs d’œuvre lui permettant d’accéder à la notoriété internationale.
Charles Nègre, Les petits ramoneurs, Paris 1853
Garry Winogrand, sans titre, New York 1961

conclusion
Le peintre moderne, c’est celui qui crée les « archives précieuses de la vie civilisée », et cette notion d’archive semble finalement être au cœur du projet de Baudelaire pour un art moderne. Revenant au texte du salon de 1859, il en appelle à rien d’autre pour la photographie : « Qu’elle sauve de l’oubli… les choses précieuses dont la forme va disparaître et qui demandent une place dans les archives de notre mémoire… » Mais pour Baudelaire, l’archive, c’est la manière de prendre la distance avec le quotidien, de l’idéaliser la nuit seul dans sa chambre avec le recul. C’est l’activation de la mémoire sur les contingences de l’existence. Tout l’art moderne, si l’on suit Bernard Lamarche-Vadel, est hanté par la disparition et érige le motif de sa propre disparition comme figure centrale d’un art qui n’existera que par l’enregistrement et l’archive. C’est aussi ce qu’indique Jeff Wall, cette fois-ci à propos de la littérature moderne comme objet d’art : « Il m’a semblé qu’à l’intérieur même du mouvement de rejet de la littérature par l’art moderniste, s’était dessinée l’hypothèse d’une nouvelle relation à la littérature… une nouvelle conscience, à travers sa négation, de la relation entre art et littérature… Nadja, de Breton était pour moi le modèle d’une pratique de l’écriture qui participe de l’art ».
Cette remarque concernant la littérature pourrait s’appliquer tout aussi bien à la photographie. La question pour Jeff Wall est de savoir comment intégrer celle-ci comme pratique artistique en s’appuyant sur sa négation par les milieux artistiques. Ce rejet était très prégnant dans les années 70, à un moment où les artistes minimalistes et conceptuels se disaient utilisateurs de la photographie et non photographes, et cherchaient avant tout une photographie pauvre, sans les qualités internes au médium que la photographie traditionnelle défendait, surtout aux USA avec le mouvement F64. Ainsi ce que propose Baudelaire pour la photographie, être l’archiviste des arts est peut-être une manière de la placer hors du jeu de l’art traditionnel pour qu’elle assume un nouveau rôle de transformation de l’art tout entier dans ses finalités, ce que bien plus tard André Bazin reconnaîtra dans son texte Ontologie de l’image photographique : « La photographie apparaît donc bien comme l’événement le plus important de l’histoire des arts plastiques. À la fois délivrance et accomplissement, elle a permis à la peinture occidentale de se débarrasser définitivement de l’obsession réaliste et de retrouver son autonomie esthétique… la photographie nous permet d’une part d’admirer dans sa reproduction l’original que nos yeux n’auraient pas su aimer et dans la peinture un pur objet dont la référence à la nature a cessé d’être la raison ».
Jeff Wall nous propose ainsi, avec la photographie acceptée dans l’humilité de son médium, les « archives » de notre propre époque : le cinéma, la peinture murale, le panneau publicitaire éclairant la nuit des grandes villes, la circulation et le voyage, le racisme, l’art moderne dans la hantise de sa disparition, la prostitution de la bourgeoisie possédante, la fin de l’enfance curieuse, etc… reprenant ainsi, comme le souligne Jean-François Chevrier, le programme de Baudelaire dans le Peintre de la vie moderne. La rénovation de la photographie moderniste, et donc de ce que celle-ci a entièrement déplace dans tout l’art, passe par la performance.
The Destroyed Room apparaît alors comme la hantise de cette disparition. Le lieu d’une archive elle-même saccagée, de la mode poussée dans sa propre contradiction, le geste supposé par ce qu’on voit dans l’image découpant le réel avec toute la violence et la furie de la folie. Jeff Wall : « Je me suis inspiré du style des vitrines des magasins de vêtement et d’ameublement. À ce moment-là, elles étaient très violentes, surtout sous l’influence du phénomène punk qui avait rapidement infiltré toute l’industrie culturelle ». Ainsi cette photographie constitue-t-elle exactement ce à quoi en appelle Baudelaire, « la morale et l’esthétique de notre temps ». Jeff Wall ne dit pas autre chose en reconnaissant sa dette à Baudelaire quand il dit ceci lors d’un entretien avec Jean-François Chevrier : « Baudelaire à reconnu que, avec l’essor de la notion du quotidien, de la vie vécue dans son actualité par les individus, tout ce qui compte devait être exprimé dans les termes de cette expérience de l’actualité, à tout moment, et que cette expérience devait être capable d’absorber et de réinventer toutes les formes prédominantes dans lesquelles l’art avait été jusqu’alors imaginé, religieuses, mythiques, rationalistes, etc. Tout devait pouvoir se retrouver « dans la rue », où l’auréole du poète est à jamais tombée ».
Cette notion de performance, apparue dans l’art au début des années 60 à New York (voir le texte de Susan Sontag), a permis à l’art de se libérer du cadre du musée et de la galerie, investissant ainsi tout lieu disponible, un garage, la rue, le désert etc. Mais bien sûr cette notion n’est pas propre à l’art et s’est étendue à tout le champ des activités humaines, dans l’entreprise, la communication, la publicité, le tourisme, la guerre. JW, intégrant cette notion, montre comment celle-ci a peut-être provoqué « la chute du poète dans la rue ». La rue est le paradigme d’une société de la performance, pour qui aucun espace ne saurait échapper à son emprise, l’espace privé quel qu’il soit devenant le lieu rétréci de la ruine.
Philippe Bazin
Jeff Wall, refonder la modernité / 2011
Publié sur Ici et ailleurs
Moma-Jeff Wall
Jeff Wall, refonder la modernité / Philippe Bazin dans Flux jeff-wall-the-destroyed-romm

Igitur / Stéphane Mallarmé

Ce Conte s’adresse à l’Intelligence du lecteur qui met les choses en scène,
elle-même.
/ S.M.
[INTRODUCTION]
Ancienne étude
QUAND les souffles de ses ancêtres veulent souffler la bougie, (grâce à laquelle peut-être subsistent les caractères du grimoire) — il dit « Pas encore ! »
Lui-même à la fin, quand les bruits auront disparu, tirera une preuve de quelque chose de grand (pas d’astres ? le hasard annulé ?) de ce simple fait qu’il peut causer l’ombre en soufflant sur la lumière —
Puis — comme il aura parlé selon l’absolu — qui nie l’immortalité, l’absolu existera en dehors — lune, au- dessus du temps : et il soulèvera les rideaux, en face.
Igitur, tout enfant, lit son devoir à ses ancêtres.
[ARGUMENT]
4 MORCEAUX :
1. Le Minuit
2. L’escalier
3. Le coup de dés
4. Le sommeil sur les cendres, après la bougie soufflée.
A peu près ce qui suit : Minuit sonne — le Minuit où doivent être jetés les dés. Igitur descend les escaliers, de l’esprit humain, va au fond des choses : en « absolu » qu’il est. Tombeaux — cendres (pas sentiment, ni esprit) neutralité. Il récite la prédiction et fait le geste. Indifférence. Sifflements dans l’escalier. « Vous avez tort » nulle émotion. L’infini sort du hasard, que vous avez nié. Vous, mathématiciens expirâtes — moi projeté absolu. Devais finir en Infini. Simplement parole et geste. Quant à ce que je vous dis, pour expliquer ma vie. Rien ne restera de vous — L’infini enfin échappe à la famille, qui en a souffert,
— vieil espace — pas de hasard. Elle a eu raison de le nier, — sa vie — pour qu’il ait été l’absolu. Ceci devait avoir lieu dans les combinaisons de l’Infini vis-à-vis de l’Absolu. Nécessaire — extrait l’Idée. Folie utile. Un des actes de l’univers vient d’être commis là. Plus rien, restait le souffle, fin de parole et geste unis — souffle la bougie de l’être, par quoi tout a été. Preuve.
(Creuser tout cela)

I – LE MINUIT
Certainement subsiste une présence de Minuit. L’heure n’a pas disparu par un miroir, ne s’est pas enfouie en tentures, évoquant un ameublement par sa vacante sonorité. Je me rappelle que son or allait feindre en l’absence un joyau nul de rêverie, riche et inutile survivance, sinon que sur la complexité marine et stellaire d’une orfèvrerie se lisait le hasard infini des conjonctions.
Révélateur du Minuit, il n’a jamais alors indiqué pareille conjoncture, car voici l’unique heure qu’il ait créée ; et que de l’Infini se séparent et les constellations et la mer, demeurées, en l’extériorité, de réciproques néants, pour en laisser l’essence, à l’heure unie, faire le présent absolu des choses.
Et du Minuit demeure la présence en la vision d’une chambre du temps où le mystérieux ameublement arrête un vague frémissement de pensée, lumineuse brisure du retour de ses ondes et de leur élargissement premier, cependant que s’immobilise (dans une mouvante limite), la place antérieure de la chute de l’heure en un calme narcotique de moi pur longtemps rêvé; mais dont le temps est résolu en des tentures sur lesquelles s’est arrêté, les complétant de sa splendeur, le frémissement amorti, dans de l’oubli, comme une chevelure languissante, autour du visage éclairé de mystère, aux yeux nuls pareils au miroir, de l’hôte, dénué de toute signification que de présence.
C’est le rêve pur d’un Minuit, en soi disparu, et dont la Clarté reconnue, qui seule demeure au sein de son accomplissement plongé dans l’ombre, résume sa stérilité sur la pâleur d’un livre ouvert que présente la table; page et décor ordinaires de la Nuit, sinon que subsiste encore le silence d’une antique parole proférée par lui, en lequel, revenu, ce Minuit évoque son ombre finie et nulle par ces mots : J’étais l’heure qui doit me rendre Dur.
Depuis longtemps morte, une antique idée se mire telle à la clarté de la chimère en laquelle a agonisé son rêve, et se reconnaît à l’immémorial geste vacant avec lequel elle s’invite, pour terminer l’antagonisme de ce songe polaire, à se rendre, avec et la clarté chimérique et le texte refermé, au Chaos de l’ombre avorté et de la parole qui absolut [sic] Minuit.
Inutile, de l’ameublement accompli qui se tassera en ténèbres comme les tentures, déjà alourdies en une forme permanente de toujours, tandis que, lueur virtuelle, produite par sa propre apparition en le miroitement de l’obscurité, scintille le feu pur du diamant de l’horloge, seule survivance et joyau de la Nuit éternelle, l’heure se formule en cet écho, au seuil de panneaux ouverts par son acte de la Nuit : « Adieu, nuit, que je fus, ton propre sépulcre, mais qui, l’ombre survivante, se métamorphosera en Éternité. »

II – IL QUITTE LA CHAMBRE ET SE PERD DANS LES ESCALIERS
(au lieu de descendre à cheval sur la rampe)
L’ombre disparue en l’obscurité, la Nuit resta avec une douteuse perception de pendule qui va s’éteindre et expirer en lui ; mais à ce qui luit et va, expirant en soi, s’éteindre, elle se voit qui le porte encore; donc, c’est d’elle que, nul doute, était le battement ouï, dont le bruit total et dénué à jamais tomba en son passé.
D’un côté si l’équivoque cessa, une motion de l’autre, dure, marquée plus pressante par un double heurt, qui n’atteint plus ou pas encore sa notion, et dont un frôlement actuel, tel qu’il doit avoir lieu, remplit confusément l’équivoque, ou sa cessation : comme si la chute totale qui avait été le choc unique des portes du tombeau, n’en étouffait pas l’hôte sans retour; et dans l’incertitude issue probablement de la tournure affirmative, prolongée par la réminiscence du vide sépulcral du heurt en laquelle se confond la clarté, se présente une vision de la chute interrompue de panneaux, comme si c’était soi-même, qui, doué du mouvement suspendu, le retournât sur soi en la spirale vertigineuse conséquente ; et elle devait être indéfiniment fuyante, si une oppression progressive, poids graduel de ce dont on ne se rendait pas compte, malgré que ce fût expliqué en somme, n’en eût impliqué l’évasion certaine en un intervalle, la cessation; où, lorsqu’expira le heurt, et qu’elles se confondirent, rien en effet ne fut plus ouï : que le battement d’ailes absurdes de quelque hôte effrayé de la nuit heurté dans son lourd somme par la clarté et prolongeant sa fuite indéfinie.
Car, pour le halètement qui avait frôlé cet endroit, ce n’était pas quelque doute dernier de soi, qui remuait ses ailes par hasard en passant, mais le frottement familier et continu d’un âge supérieur, dont maint et maint génie fut soigneux de recueillir toute sa poussière séculaire en son sépulcre pour se mirer en un soi propre, et que nul soupçon n’en remontât le fil arachnéen — pour que l’ombre dernière se mirât en son propre soi, et se reconnût en la foule de ses apparitions comprises à l’étoile nacrée de leur nébuleuse science tenue d’une main, et à l’étincelle d’or du fermoir héraldique de leur volume, dans l’autre; du volume de leurs nuits; telles, a présent, se voyant pour qu’elle se voie, elle, pure, l’Ombre, ayant sa dernière forme qu’elle foule, derrière die, couchée et étendue, et puis, devant elle, en un puits, l’étendue de couches d’ombre, rendue à la nuit pure, de toutes ses nuits pareilles apparues, des couches à jamais séparées d’elles et que sans doute elles ne connurent pas — qui n’est, je le sais, que le prolongement absurde du bruit de la fermeture de la porte sépulcrale dont l’entrée de ce puits rappelle la porte.
Cette fois, plus nul doute ; la certitude se mire en l’évidence : en vain, réminiscence d’un mensonge, dont die était la conséquence, la vision d’un lieu apparaissait-elle encore, telle que devait être, par exemple, l’intervalle attendu, ayant, en effet, pour parois latérales l’opposition double des panneaux, et pour vis-à-vis, devant et derrière, l’ouverture de doute nul répercutée pot le prolongement du bruit des panneaux, où s’enfuit le plumage, et dédoublée par l’équivoque exploré, la symétrie parfaite des déductions prévues démentait sa réalité; il n’y avait pas à s’y tromper c’était la conscience de soi (à laquelle l’absurde même devait servir de lieu) — sa réussite.
Elle se présente également dans l’une et dans l’autre face des parois luisantes et séculaires ne gardant d’elle que d’une main la clarté opaline de sa science et de l’autre son volume, le volume de ses nuits, maintenant fermé : du passé et de l’avenir que parvenue au pinacle de moi, l’ombre pure domine parfaitement et finis, hors d’eux. Tandis que devant et derrière se prolonge le mensonge exploré de l’infini, ténèbres de toutes mes apparitions réunies, à présent que le temps a cessé et ne les divise plus, retombées en un lourd somme, massif (lors du bruit d’abord entendu), dans le vide duquel j’entends les pulsations de mon propre cœur.
Je n’aime pas ce bruit : cette perfection de ma certitude me gêne : tout est trop clair, la clarté montre le désir d’une évasion ; tout est trop luisant, j’aimerais rentrer en mon Ombre incréée et antérieure, et dépouiller par la pensée le travestissement que m’a imposé la nécessité, d’habiter le cœur de cette race (que j’entends battre ici) seul reste d’ambiguïté.
A vrai dire, dans cette inquiétante et belle symétrie de la construction de mon rêve, laquelle des deux ouvertures prendre, puisqu’il n’y a plus de futur représenté par l’une d’elles ? Ne sont-elles pas toutes deux, à jamais équivalentes, ma réflexion ? Dois-je encore craindre le hasard, cet antique ennemi qui me divisa en ténèbres et en temps créés, pacifiés là tous deux en un même somme ? et n’est-il pas par la fin du temps, qui amena celle des ténèbres, lui-même annulé ?
(chuchotement)
En effet, la première venue ressemble à la spirale précédente : même bruit scandé, — et même frôlement : mais comme tout a abouti, rien ne peut plus m’effrayer : mon effroi qui avait pris les devants sous la forme d’un oiseau est bien loin : n’a-t-il pas été remplacé par l’apparition de ce que j’avais été ? et que j’aime à réfléchir maintenant, afin de dégager mon rêve de ce costume.
Ce scandement n’était-il pas le bruit du progrès de mon personnage qui maintenant le continue dans la spirale, et ce frôlement, le frôlement incertain de sa dualité ? Enfin ce n’est pas le ventre velu d’un hôte inférieur de moi, dont la lueur a heurté le doute, et qui s’est sauvé avec un volètement, mais le buste de velours d’une race supérieure que la lumière froisse, et qui respire dans un air étouffant, d’un personnage dont la pensée n’a pas conscience de lui-même, de ma dernière figure, séparée de son personnage par une fraise arachnéenne et qui ne se connaît pas : aussi, maintenant que sa dualité est à jamais séparée, et que je n’ouïs même plus à travers lui le bruit de son progrès, je vais m’oublier à travers lui, et me dissoudre en moi.
Il quitte la chambre.
Son heurt redevient chancelant comme avant d’avoir la perception de soi : c’était le scandement de ma mesure dont la réminiscence me revint prolongée par le bruit dans le corridor du temps de la porte de mon sépulcre, et par l’hallucination : et, de même qu’elle a été réellement fermée, de même elle doit s’ouvrir maintenant pour que mon rêve se soit expliqué.
L’heure a sonné pour moi de partir, la pureté de la glace s’établira, sans ce personnage, vision de moi — mais il emportera la lumière! — la nuit ! Sur les meubles vacants, le Rêve a agonisé en cette fiole de verre, pureté, qui renferme la substance du Néant.

III VIE D’IGITUR
(SCHÈME)
Écoutez, ma race, avant de souffler ma bougie — le compte que j’ai à vous rendre de ma vie — Ici : névrose, ennui (ou Absolu !)
J’ai toujours vécu mon âme fixée sur l’horloge. Certes, j’ai tout fait pour que le temps Heures vides purement négatives. qu’elle sonna restât présent dans la chambre, et devînt pour moi la pâture et la vie — j’ai épaissi les rideaux, et comme j’étais obligé pour ne pas douter de moi de m’asseoir en face de cette glace, j’ai recueilli précieusement les moindres atomes du temps dans des étoffes sans cesse épaissies. — L’horloge me fait souvent grand bien.
(Cela avant que son Idée n’ait été complétée ? En effet, Igitur a été projeté hors du temps par sa race.)
Voici en somme Igitur, depuis que son Idée a été complétée : — Le passé compris de sa race qui pèse sur lui en la sensation de fini, l’heure de la pendule précipitant cet ennui en temps lourd, étouffant, et son attente de l’accomplissement du futur, forment du temps pur, ou de l’ennui, rendu instable par la maladie d’idéalité : cet ennui, ne pouvant être, redevient ses éléments, tantôt, tous les meubles fermés, et pleins de leur secret ; et Igitur comme menacé par le supplice d’être éternel qu’il pressent vaguement, se cherchant dans la glace devenue ennui et se voyant vague et près de disparaître comme s’il allait s’évanouir en le temps, puis s’évoquant ; puis lorsque de tout cet ennui, temps, il s’est refait, voyant la glace horriblement nulle, s’y voyant entouré d’une raréfaction, absence d’atmosphère, et les meubles, tordre leurs chimères dans le vide, et les rideaux frissonner invisiblement, inquiets ; alors, il ouvre les meubles pour qu’ils versent leur mystère, l’inconnu, leur mémoire, leur silence, facultés et impressions humaines, — et quand il croit être redevenu lui, il fixe de son âme l’horloge, dont l’heure disparaît par la glace, ou va s’enfouir dans les rideaux, en trop-plein, ne le laissant même pas à l’ennui qu’il implore et rêve. Impuissant de l’ennui.
Il se sépare du temps indéfini et il est ! Et ce temps ne va pas comme jadis s’arrêter en un frémissement gris sur les ébènes massifs dont les chimères fermaient les lèvres avec une accablante sensation de fini, et, ne trouvant plus à se mêler aux tentures saturées et alourdies, remplir une glace d’ennui où, suffoquant et étouffé, je suppliais de rester une vague figure qui disparaissait complètement dans la glace confondue; jusqu’à ce qu’enfin, mes mains ôtées un moment de mes yeux où je les avais mises pour ne pas la voir disparaître, dans une épouvantable sensation d’éternité, en laquelle semblait expirer la chambre, elle m’apparût comme l’horreur de cette éternité. Et quand je rouvrais les yeux au fond du miroir, je voyais le personnage d’horreur, le fantôme de l’horreur absorber peu à peu ce qui restait de sentiment et de douleur dans la glace, nourrir son horreur des suprêmes frissons des chimères et de l’instabilité des tentures, et se former en raréfiant la glace jusqu’à une pureté inouïe, — jusqu’à ce qu’il se détachât, permanent, de la glace absolument pure, comme pris dans son froid, — jusqu’à ce qu’enfin les meubles, leurs monstres ayant succombé avec leurs anneaux convulsifs, fussent morts dans une attitude isolée et sévère, projetant leurs lignes dures dans l’absence d’atmosphère, les monstres figés dans leur effort dernier, et que les rideaux cessant d’être inquiets tombassent, avec une attitude qu’ils devaient conserver à jamais.

IV LE COUP DE DÉS
(Au tombeau)
(SCHÈME)
Bref dans un acte où le hasard est en jeu, c’est toujours le hasard qui accomplit sa propre Idée en s’affirmant ou se niant. Devant son existence la négation et l’affirmation viennent échouer. Il contient l’Absurde — l’implique, mais à l’état latent et l’empêche d’exister : ce qui permet à l’Infini d’être.
Le Cornet est la Corne de licorne — d’unicorne.
Mais l’Acte s’accomplit.
Alors son moi se manifeste par ceci qu’il reprend la Folie : admet l’acte, et, volontairement, reprend l’Idée, en tant qu’Idée : et l’Acte (quelle que soit la puissance qui l’ait guidé) ayant nié le hasard, il en conclut que l’Idée a été nécessaire. — Alors il conçoit qu’il y a, certes, folie à l’admettre absolument : mais en même temps il peut dire que, par le fait de cette folie, le hasard étant nié, cette folie était nécessaire. A quoi ? (Nul ne le sait, il est désolé de l’humanité.)
Tout ce qu’il en est, c’est que sa race a été pure : qu’elle a enlevé à l’Absolu sa pureté, pour l’être, et n’en laisser qu’une Idée elle-même aboutissant à la Nécessité : et que quant à l’Acte, il est parfaitement absurde sauf que mouvement (personnel) rendu à l’Infini : mais que l’Infini est enfin fixé.
SCÈNE DE THÉÂTRE ANCIEN IGITUR
Un coup de dés qui accomplit une prédiction, d’où a dépendu la vie d’une race. « Ne sifflez pas « aux vents, aux ombres – si je compte, comédien, jouer le tour – les I2 – Pas de hasard dans aucun sens.
Il profère la prédiction, dont il se moque au fond. Il y a eu folie.

Igitur secoue simplement les dés — mouvement, avant d’aller rejoindre les cendres, atomes de ses ancêtres : le mouvement qui est en lui est absous. On comprend ce que signifie son ambiguïté.
Il ferme le livre — souffle la bougie, — de son souffle qui contenait le hasard : et, croisant les bras, se couche sur les cendres de ses ancêtres.
Croisant les bras — l’Absolu a disparu, en pureté de sa race (car il le faut bien puisque le bruit cesse).
Race immémoriale, dont le temps qui pesait est tombé, excessif, dans le passé, et qui pleine de hasard n’a vécu, alors, que de son futur. — Ce hasard nié à l’aide d’un anachronisme, un personnage, suprême incarnation de cette race, — qui sent en lui, grâce à l’absurde, l’existence de l’Absolu, a, solitaire, oublié la parole humaine en le grimoire, et la pensée en un luminaire, l’un annonçant cette négation du hasard, l’autre éclairant le rêve où il en est. Le personnage qui, croyant à l’existence du seul Absolu, s’imagine être partout dans un rêve (il agit au point de vue Absolu) trouve l’acte inutile, car il y a et n’y a pas de hasard — il réduit le hasard à l’Infini — qui, dit-il, doit exister quelque part.

V – IL SE COUCHE AU TOMBEAU
Sur les cendres des astres, celles indivises de la famille, était le pauvre personnage, couché, après avoir bu la goutte de néant qui manque à la mer. (La fiole vide, folie, tout ce qui reste du château ?) Le Néant parti, reste le château de la pureté.
Stéphane Mallarmé
Igitur / 1869
Voir : Stéphane Mallarmé, un coup de dés, jamais
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