• Accueil
  • > Recherche : rideau cinéma

Résultat pour la recherche 'rideau cinéma'

Doublures / Ange Pieraggi / Exposition à la Galerie La Ralentie du 17 juin au 11 juillet 2015, Paris

Depuis la Renaissance jusqu’à nos modernes, le tableau s’évertuait à donner l’illusion d’une «fenêtre par laquelle on puisse lire une histoire» (1). Les artistes s’accommodant du prétexte de cette narration pour continuer à caresser les chairs du bout de leur pinceau. Car un vertige gît au cœur de la peinture, cet art où les couleurs sont déposées manuellement, mais que le spectateur ne doit pas toucher. Dans cette embrasure entre la main qui peint par touches et l’œil qui regarde à distance,  s’est logé l’enthousiasme (2) des artistes à pénétrer les secrets de la chair.
Or au tournant du XXème siècle, la donne change.  Si «de Giotto à Courbet, la principale tâche du peintre a consisté à creuser sur une surface plane l’illusion d’un espace tridimensionnel, le modernisme a progressivement rétréci cette scène jusqu’à ce que l’arrière plan se confonde maintenant avec le rideau» (3). De Manet (qui propose son Fifre, comme déposé sur la surface même de la toile), jusqu’à nos contemporains en effet, la peinture questionne désormais ses moyens (le plan, la couleur, la matière) et  conteste même le mur de l’exposition (happenings, installations, land art).
Après cinq siècles de persévérance, la peinture s’est donc dessaisie des corps et de son souci de la chair. De cette chair qui nous constitue et qui nous relie au monde -à la chair du monde pour reprendre le terme de Merleau-Ponty (4).
Référer aujourd’hui ses travaux aux carnations d’un Valentin de  Boulogne ou aux plis d’un Bronzino vous relègue illico au magasin des obsolescences. A moins d’argumenter cette nécessité en fréquentant les textes, et d’étayer ses propos dans différentes publications (La Voix du Regard, Art Press, Positif, Chimères, Concepts…). Mais il fallait surtout que cette figuration ne retombe pas dans l’ornière narrative. Cette narration qu’Alberti exaltait, quand il enjoignait les peintres à figurer un personnage, l’admoniteur (5), qui indique de la main l’histoire à lire dans le tableau. Une main perdant dès lors sa densité charnelle au profit d’un rôle syntaxique.
Redonner à la main son caractère organique nécessitait donc un nouveau dispositif.

Le  gros plan
Le gros plan naît de la photographie. Jamais, depuis l’origine jusqu’à l’avènement de l’appareil de prise de vue, les hommes n’ont eu conscience qu’un gros plan puisse être figuré. Tout simplement parce que le hors champ n’existait pas ! Les seules images offertes à la contemplation étant jusque là des peintures ou des dessins. Et toute peinture était un univers centripète qui réunissait à l’intérieur du cadre les éléments nécessaires à sa compréhension. Or, au mitan du XIXème siècle, apparaissent ces empreintes photoniques, les photo-graphies, qui prélèvent un fragment du visible pour l’extraire de son contexte. Très vite, ce découpage devenu possible, des clichés obscènes cadrés sur le bas ventre dénudé de certains modèles circulent. Courbet en possédait d’ailleurs quelques uns tirés par Auguste Belloc. Et c’est là peut-être l’inspiration de sa fameuse Origine du Monde (6), le premier authentique gros plan en peinture.
Mais ce tableau est un hapax. Trop hardi, et soustrait par son acquéreur à la vue des spectateurs, il ne fait pas école. Il faut attendre les années 1970 avec Domenico Gnoli ou Gérard Schlosser pour voir des peintres figurer à nouveau des  gros plans.
C’est en fait par le cinéma, (avatar de la photographie), que l’expérience du gros plan va être divulguée au début du XXème siècle. Et tout d’abord par les célèbres visages proposés par Griffith et Eisenstein. Envahissant tout l’écran par le biais d’un cadrage serré, et donc isolés de tout contexte, de tels visages expriment la peur, la joie, ou la stupeur… c’est-à-dire l’affect : une émotion déconnectée de sa cause, et comme ramenée à sa pure puissance. De tels gros plan, tout en abolissant la narration (qui ne trouve plus les conditions d’espace et de temps à son développement) ouvrent donc au domaine des possibles. « Le gros plan arrache l’image à ses coordonnées spatio-temporelles pour faire surgir l’affect en tant qu’exprimé ».  Or « l’affect est un exprimé, mais qui n’existe pas indépendamment de l’objet qui l’exprime. Ce qui l’exprime c’est un visage. Le visage est le pur matériau de l’affect, sa hylé»(7). Ce qui est si bien souligné par ces propos de Deleuze, c’est la conjonction, à la surface, de l’exprimé et de son expression. C’est la première articulation du sens, qui tend à s’extraire de son substrat (ici le visage), mais qui en reste encore captif.

Du visage à l’insert
Cette conjonction du visage et de son exprimé, c’est ce que Peirce appelle la priméité du signe. C’est-à-dire la persistance d’un fond tangible dont le signe ne peut se passer : c’est un « signe incarné »(8) (tel un sourire, qui ne peut se passer du visage qui l’esquisse) (9).
La priméité de Peirce correspond à ce que Maine de Biran nomme l’affection simple : « le mode simple dont il s’agit ici, c’est l’absence complète de toute forme personnelle du temps comme de relation d’espace, d’où il résulte que l’affection élevée d’un degré au dessus de l’impression purement organique demeure au dessous de la sensation et de l’idée et ne saurait s’élever d’elle-même à cette hauteur » (10). Il s’agit donc, avec la priméité, de la première articulation du sens, qui ne s’est pas encore dégagé du matériau (ici le visage) qui l’exprime : ce n’est pas encore l’idée, pas même la sensation, on est juste « un degré au-dessus de l’impression purement organique » (11).
Cette impression organique nous est rendue perceptible par un cadrage plus proche encore du tégument, au point de sembler s’y enfoncer comme pour en saisir la marque profonde : l’insert. Avec l’insert qui ne distingue plus le visage car trop proche de la peau, la face s’efface. Nous ne sommes plus au niveau de l’expression, mais un degré en-dessous : au niveau de l’impression laissée par l’organe.
Ce sont là les deux occurrences du gros plan pour la langue anglaise: close-up (visage) et insert (gros plan cadré sur un tégument).
« Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau », disait pertinemment Valéry (12). Sous le visage, en effet, gît la chair. Le gros plan, sous ces deux aspects, semble ainsi animé d’une ’’respiration’’ : depuis l’insert (qui s’enfonce vers l’organe), jusqu’au visage (qui exprime l’affect), on assiste à la production du sens, sur une mince épaisseur. C’est cette profondeur maigre, et cette ’’respiration’’ de la surface, qui m’ont surpris à la vue des premiers gros plans. Et qui m’ont révélé une sorte d’inquiétante étrangeté (13), un domaine où la distinction se dérobe. On glisse ainsi subrepticement de l’espèce humaine (zoé) à la crudité organique qui sous-tend indistinctement toute forme animale (l’obscène), et en deçà même jusqu’au vif (bios). Le gros plan proposant la figuration la plus proche du Corps sans Organe d’Antonin Artaud : un corps déconnecté de toute détermination et ouvert à une multitude de possibles (comme certaines photographies d’Henri Maccheroni figurant un sexe féminin : cadré en gros plan, on croirait voir là un œil, ou une bouche, ou une plaie… les noms se bousculant devant cette ouverture erratique, qui n’aurait pas encore fixé sa destination sur le corps).
Si les visages ont été le thème de mes premiers gros plans, la nécessité de m’en affranchir m’est apparue très vite. Car le visage est assimilé, sous nos climats culturels, à une sorte de miroir de l’âme. Il est très connoté : de Descartes, en effet (avec son traité sur Les passions de l’âme), jusqu’à Lévinas (qui fait du visage un infrangible propre à l’humain),  le spectateur est  très vite attiré vers l’élévation du sens exprimé, plutôt que vers la base charnelle dont il est pourtant indissociable. C’est pour cela que ma peinture a pris peu à peu l’orientation de l’insert. Car l’insert, notamment cadré sur des mains semblant s’affranchir de l’étoffe sur laquelle elles reposent, permet d’investir plus objectivement le monde des plis.

L’étoffe, la peau
Pour Alberti, avons-nous vu, la main est le vecteur du sens à donner au tableau, en tant qu’il raconte une histoire. C’est donc un défi que d’en revenir à la main, pour une figuration qui veut sortir de la narration.  Mais avec le gros plan, nous savons que l’expression est comme retenue à son stade initial (la priméité de Peirce). Et la main ne peut plus, dès lors, opérer le relai d’une narration, et renvoie plutôt à des rapports de proximité avec le vêtement qu’elle côtoie comme un partenaire cutané. Un même mot -tissu- attribuable aux deux entités que sont l’étoffe et la peau, permet de saisir leur parenté.
Deux approches sont notables pour de telles peintures.
-Selon une lecture en profondeur (c’est-à-dire perpendiculaire au plan du tableau) l’articulation du vêtement et de la peau dénudée propose un mouvement alternatif comparable à une ’’respiration’’ dans la profondeur maigre dont nous parlions plus haut, et qui va de l’expression de l’affect à l’impression organique. La main étant isolée, ne renvoie effectivement pas au corps d’une personne identifiable. Ne tenant pas d’outil, elle ne renvoie pas non plus à une corporation sociale. Elle n’indique aucune direction, et n’opère pas non plus le geste de l’admoniteur. Elle s’enfonce vers la matérialité d’un organe qui résisterait à l’attraction du vêtement. Un vêtement qui, lui par contre, tente de la remonter vers la civilité.
-Selon une lecture en surface (en balayant du regard le plan du tableau), l’attention se porte sur les rapports de proximité entre les éléments figurés. De la peau au vêtement, une complication (14) s’organise. Les plis de l’étoffe (qui viennent du bord du cadre, et qui tendent à filer à l’infini) se stabilisent dans la formation de cette main, appendice au destin improbable puisque déconnecté de toute appartenance et de toute fonction.
Voilà donc une peinture figurative dont la profondeur narrative est obstruée pour une considération des surfaces. Mais que réserve une telle image, lorsque le regard surfant sur les plis, bute sur le cadre de la toile ? Un relai se produit parfois avec un tableau voisin, et un étrange ballet se déploie alors.

Les polyptyques
Malgré l’apparence, les éléments du polyptyque ne se ressemblent pas. La ressemblance, en effet, implique un modèle dont le second tableau serait la copie. Aucun tableau n’est ici le modèle de l’autre puisqu’ils ont été peints ensemble : chaque touche de couleur déposée à la main sur une toile est reportée dans le même geste sur la toile adjacente composant ainsi entre les tableaux des rapports de similitude. (« La ressemblance comporte une assertion unique : c’est telle chose. La similitude multiplie les affirmations différentes qui dansent ensemble») (15). Le spectateur, contraint de considérer les surfaces, établit entre les toiles des comparaisons qui vont ainsi de la conformité (si le cadrage des deux tableaux est identique) à l’analogie (si les cadrages sont décalés), en reconduisant du regard les gestes mêmes du peintre.
Si les tableaux se répètent, c’est délibérément pour renvoyer à la notion de double qui nous est consubstantielle (a contrario de la doxa du sujet entendu comme uniformité), puisqu’en effet, nous avons deux yeux, deux mains… (la doublure de l’étoffe venant compliquer encore le problème). Du double à la doublure, nous sommes pris dans une inquiétante multiplicité… D’autant plus étrange que chaque partie de notre corps n’est pas identique à l’autre, mais conçue comme en miroir (ainsi nos deux mains, ne sont pas les mêmes, mais se superposent selon une symétrie inversée).
Et c’est un cheminement à travers le miroir du double (dans une approche paradoxale du corps comme surface d’élaboration du sens) (16), que cette peinture propose (17).
Ange Pieraggi
Doublures / mai 2015

Les autres textes d’Ange Pieraggi sur le Silence qui parle

Expo Pieraggi
Album : Expo Pieraggi

3 images
Voir l'album

expo

ap

1 Alberti, De Pictura, 1435, traduit par JL Schefer, Macula
2 De entheos = animé d’un transport divin
3 Greenberg, Art et Culture, Macula
4 « Où mettre la limite du corps et du monde, puisque le monde est chair ? », M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Gallimard.
5 « Il est bon que dans un tableau,  il y ait quelqu’un qui avertisse les spectateurs de ce qui s’y passe; que de la main il invite à regarder (manu ad visendum advocet) » (Alberti, De Pictura, op cit.)
6 Thierry Savatier en dresse l’aventure édifiante dans L’Origine du monde, histoire d’un tableau de Gustave Courbet, Bartillat
7 Deleuze, L’image-mouvement, Minuit
8 Peirce, Ecrits sur le signe, Seuil
9 Ce que propose le paradoxe du sourire sans chat de Lewis Carroll, dans Alice au pays des merveilles
10 Maine de Biran, Mémoires sur la décomposition de la pensée, Vrin
11 Ibid
12 Valéry, L’idée fixe ou deux hommes à la mer, Gallimard
13 Freud, L’Inquiétante étrangeté, Gallimard (traduction française de Das Unheimliche, texte de Freud de 1919). « Heimlich est un mot dont la signification évolue en direction d’une ambivalence jusqu’à ce qu’il finisse par coïncider avec son contraire », p222-223. (Heimlich se traduisant en français courant par familier)
14 C’est dans les photographies de Clérambault (qui a pris  des milliers de clichés de femmes vêtues d’un haïk, ne laissant apparaître que leurs yeux,) que la notion de complication a été fortement illustrée : la surface du tissu prétendant dissimuler la complexité (pleine de plis) du corps tout en la soulignant
15 Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Fata Morgana
16 Le sens, qui est lui-même tributaire d’un effet miroir. Le sens repose en effet sur le paradigme saussurien. «Le paradigme c’est quoi ? C’est l’opposition de deux termes dont  j’actualise l’un pour produire du sens » (Barthes, Le Neutre). En effet dire ‘’grand’’ s’oppose au moins virtuellement à ‘’petit’’. Quignard exprime la même idée quand il dit que « La langue divise tout par deux, pour opposer, pour symboliser ».
17 Ce travail trouve son homologie en philosophie dans la Logique du sens de Deleuze (où Lewis Carroll  - A travers le Miroir- ainsi qu’Artaud -et sa notion de Corps sans Organe- occupent une place éminente), sans que cette peinture n’en soit jamais la simple illustration.

La Parole contraire / Erri de Luca / Piazza Fontana / Marco Tullio Giordana

Quand j’étais jeune, je suis devenu anarchiste après la lecture d’Hommage à la Catalogne de George Orwell. J’ai choisi mon camp à cet âge qui contient toutes les possibilités. Mes sentiments à cette adhésion n’ont pas changé. La littérature agit sur les fibres nerveuses de celui qui a la chance de vivre la rencontre entre un livre et sa propre vie. Ce sont des rendez-vous qu’on ne peut ni fixer ni recommander aux autres. La surprise face au mélange soudain de ses propres jours avec les pages d’un livre appartient à chaque lecteur.
Orwell ne m’a pas touché avec son roman 1984, où il invente le personnage de Big Brother, abusivement cité par un programme télé. En revanche, il a changé la direction de ma vie avec les anarchistes espagnols de la guerre civile dans laquelle il fut combattant volontaire.
Il se peut qu’une prédisposition à la résistance contre les autorités soit inscrite dans mon éducation émotive napolitaine. Il se peut que cette ville qui m’entourait ait contribué à m’inculquer un sens de frtarenité envers les anarchistes espagnols plus qu’envers les bolcheviques russes.
Hommage à la Catalogne a été le premier piquet de ma tente, planté loin de tout parti et parlement.
La mort du cheminot anarchiste Giuseppe Pinelli, tombé le 15 décembre 1969 par la fenêtre ouverte du quatrième étage de la préfecture de police de Milan, a enfoncé à nouveau ce piquet. Au cours des années suivantes, ma génération s’est battue pour l’innocence des anarchistes accusés du massacre de la Banque de l’Agriculture à Milan le 12 décembre 1969. Et nous avons gagné : les anarchistes furent blanchis. Et nous avons perdu : aucun vrai coupable ne fut condamné.
À travers le moi-même de cet âge-là, j’essaie d’imaginer ce qui pousse un jeune d’aujourd’hui à s’exposer dans une lutte massivement attaquée et réprimée comme celle du Val de Suse. Un jeune venu d’autres régions d’Italie met en danger son nom, sa réputation, son casier judiciaire pour se ranger du côté des NO TAV du Val de Suse. Peut-être que cette personne n’a besoin d’aucun Orwell qui lui parle de la grande lutte d’un peuple. Il lui suffit de savoir qu’il existe une volonté de résistance civile, populaire, pour adhérer.
Mais si elle avait l’occasion de lire un Orwell d’aujourd’hui qui l’accroche, je voudrais que ce soit moi.
C’est bien ça, je voudrais être l’écrivain rencontré par hasard, qui a mêlé ses pages aux sentiments de justice naissants, formateurs du caractère d’un jeune citoyen.
J’introduis ainsi comme je peux l’accusation portée contre moi : l’incitation.
Inciter à un sentiment de justice, qui existe déjà mais qui n’a pas encore trouvé les mots pour s’exprimer et donc être reconnu.
Et qui fait soudain se mettre debout et lâcher le livre en cours parce que le sang est monté à la tête, que les yeux piquent et qu’il est impossible de continuer à lire.
Aller à la fenêtre, l’ouvrir, regarder dehors sans rien voir, parce que tout se passe à l’intérieur.
Respirer profondément pour sentir la circulation d’une volonté nouvelle en même temps que l’oxygène.
Commencer à être un apprenti d’une justice nouvelle, qui se forme au bas de l’échelle et se heurte à la tout autre justice qui siège au tribunal.
Inciter, comme cela m’est arrivé avec Hommage à la Catalogne d’Orwell.
Face à cette incitation à laquelle j’aspire, celle dont on m’accuse n’est rien.

Incitations
Un écrivain incite tout au plus à la lecture et quelque fois aussi à l’écriture. Pasolini m’incitait à me former une opinion en désaccord avec lui. C’était un intellectuel, qui a pour fonction de frôler les limites d’une pensée, fournissant ainsi au lecteur le périmètre de son sujet. Celui qui suit au contraire l’opinion dominante, le mouton du centre, retire à sa pâte le levain et le sel.
Pasolini était doté de surcroît du courage physique qui consiste à être seul en terre de personne. Je le revois assistant aux manifestations de la gauche révolutionnaire : entre nos rangs serrés et ceux des troupes se créait le vide. Les boutiques baissaient leurs rideaux, les passants disparaissaient. Dans ce vide comprimé, on pouvait voir un homme qui était là pour témoigner. Il portait un imperméable clair, une veste, une cravate et une chemise blanche. Il se tenait là où aucun de ses semblables n’osait être. Il savait être là.
J’insiste sur lui pour comparer ces temps-là avec les temps actuels. Expulsé du PCI (Parti communiste italien) parce que homosexuel, il a soutenu les idées de la gauche révolutionnaire. Il a accepté de servir de directeur responsable de Lotta Continua, mensuel à l’époque, pas encore quotidien. Pour pouvoir être imprimé et diffusé, un journal devait avoir un journaliste officiel comme directeur responsable. C’est à lui qu’arrivaient les plaintes. De nombreux intellectuels de l’époque acceptèrent de signer un journal dans lequel ils n’écrivaient pas et dont ils ne partageaient pas les idées, mais qui avait besoin d’eux pour paraître. Ils assumèrent les plaintes et affrontèrent des procès au nom de la liberté de la presse.
Pasolini signa avec Giovanni Bonfanti la mise en scène d’un film de Lotta Continua 12 décembre. Ce jour-là, de l’année 1969, une bombe massacrait des clients de la Banque de l’Agriculture à Milan. Un an après, le documentaire 12 décembre racontait les mois cruciaux d’une Italie en pleine transformation de conscience. On tourna quatre-vingts kilomètres de pellicule.
Tel était le climat civil de ces années-là : le plus grand intellectuel italien était du côté de la gauche révolutionnaire tout en écrivant dans la presse officielle et en étant invité régulièrement par la télévision publique.
Autre hasard des temps et du rapport entre cultures et luttes civiles : 11 septembre 1973, le coup d’État militaire au Chili renverse le gouvernement démocratique et tue le président Salvador Allende. Lotta Continua lance immédiatement une souscription publique pour des fonds destinés à la résistance, titre : « Des armes pour le MIR » (la gauche révolutionnaire chilienne).
On a recueilli des millions de l’époque, destinés à l’appui de la lutte armée et de la résistance clandestine. De grands noms du cinéma apportèrent immédiatement leur soutien : Marco Bellocchio, Luigi Comencini, Roberto Faenza, Mario Monicelli, Elio Petri, Salvatore Samperi, Paolo et Vittorio Taviani, Cesare Zavattini.
Essayez donc aujourd’hui de demander au firmament du tapis rouge une signature pour la plus innocente pétition.
De grands noms de l’art : Schifano, Vespignani, D’Orazio, Angeli, Mulas, Boetti, Baj, participèrent en donnant des œuvres.
Ces intellectuels souscrivirent à la campagne d’une organisation de la gauche révolutionnaire italienne pour soutenir la lutte armée au Chili.
Un écrivain possède une petite voix publique. Il peut s’en servir pour faire quelque chose de plus que la promotion de ses œuvres. Son domaine est la parole, il a donc le devoir de protéger le droit de tous à exprimer leur propre voix. Parmi eux, je place au premier rang les muets, les sans voix, les détenus, les diffamés, par des organes d’information, les analphabètes et les nouveaux résidents qui connaissent peu ou mal la langue. Avant d’être amené à m’intéresser à mon cas, je peux dire que je me suis occupé du droit à la parole de ces autres-là.
Ptàkh pìkha le illèm : « Ouvre ta bouche pour le muet » (Proverbes / Mishlé 31, 8). Telle est la raison sociale d’un écrivain, en dehors de celle de communiquer : être le porte-parole de celui qui est sans écoute.

Image de prévisualisation YouTube
Marco Tullio Giordana / Piazza Fontana / 2012

(…)

Je revendique le droit d’utiliser le verbe « saboter » selon le bon vouloir de la langue italienne. Son emploi ne se réduit pas au sens de la dégradation matérielle, comme le prétendent les procureurs de cette affaire.
Par exemple : une grève, en particulier de type sauvage, sans préavis, sabote la production d’un établissement ou d’un service.
Un soldat qui exécute mal un ordre le sabote.
Un obstructionnisme parlementaire contre un projet de loi le sabote. Les négligences, volontaires ou non, sabotent.
L’accusation porté contre moi sabote mon droit constitutionnel de parole contraire. Le verbe « saboter » a une très large application dans le sens figuré et coïncide avec le sens d’ « entraver ».
Les procureurs exigent que le verbe « saboter » ait un seul sens. Au nom de la langue italienne et de la raison, je refuse la limitation de sens.
Il suffisait de consulter le dictionnaire pour archiver la plainte sans queue ni tête d’une société étrangère.
J’accepte volontiers une condamnation pénale, mais pas une réduction de vocabulaire.

(…)

Me voici poursuivi en justice. Si je suis condamné, la peine pourra aller de un à cinq ans. Même dans le pire des cas, je ne me déclare pas victime. Je ne suis pas un malchanceux dans cette affaire. Une tuile ne m’est pas tombée sur la tête tandis que je passais au-dessous. Au contraire, je suis témoin et partie en cause d’un dommage fait à ma liberté constitutionnelle garantie par l’article 21. « Chacun à la droit de manifester librement sa propre pensée par la parole, l’écrit et tout autre moyen de diffusion. »
J’ai exprimé mon opinion et on veut me condamner pour ça. La victime pour le moment c’est l’article 21 de la Constitution italienne.
Je suis et je resterai, même en cas de condamnation, témoin de sabotage, c’est-à-dire : d’entrave, d’obstacle, d’empêchement de la liberté de parole contraire.

Erri de Luca
La Parole contraire / 2015
Pétition de soutien
iostoconerri

maurizio-cattelan-7352_1

Point Omega / Don DeLillo

Anonymat - 3 septembre

Il y avait un homme debout contre le mur nord, à peine visible. Les gens entraient par deux ou trois, s’immobilisaient dans l’obscurité pour regarder l’écran, et puis s’en allaient. Parfois c’est à peine s’ils franchissaient le seuil, des groupes plus nombreux entrés au hasard, des touristes déconcertés. Ils regardaient en se dandinant d’un pied sur l’autre, et puis ils s’en allaient.
Il n’y avait pas de sièges dans la salle. L’écran était dressé au milieu, à hauteur d’homme. C’était un écran translucide, de trois mètres sur cinq, et quelques visiteurs, peu nombreux, prenaient le temps de passer de l’autre côté. Il s’attardaient encore un moment et puis ils s’en allaient.
La salle était froide, et seule la lueur grise de l’écran l’éclairait. Près du mur nord, l’obscurité était presque complète, et l’homme leva une main vers son visage, répétant, avec une extrême lenteur, le geste d’un personnage sur l’écran. Quand la porte coulissait pour laisser passer des gens, entrait un furtif éclat de lumière, provenant de l’autre salle, où, un peu plus loin, d’autres groupes se penchaient sur les livres d’art et les cartes postales.
Le film passait sans dialogue ni musique, sans aucune bande-son. Le gardien de musée se tenait tout près de la porte, et il arrivait qu’en sortant les gens le regardent, cherchant à croiser son regard, comme en quête d’un contact visuel qui validerait leur effarement. Il y avait d’autre salles, des étages entiers, nul besoin de s’éterniser dans une pièce hermétique où ce qui se passait prenait, à se passer un temps infini.
L’homme près du mur regardait l’écran, et puis il commença à longer le mur adjacent jusqu’à se trouver de l’autre côté de l’écran, de manière à voir la même action en image inversée. Il regarda la main d’Anthony Perkins se tendre vers la portière d’une voiture, la main droite. Il savait qu’Anthony Perkins utiliserait sa main droite de ce côté-ci et sa main gauche de l’autre côté. Il le savait mais il avait besoin de le voir, et il longea le mur dans la pénombre puis s’en écarta de quelques mètres pour regarder Anthony Perkins de ce côté-là de l’écran, au verso, Anthony Perkins qui utilisait sa main gauche, la mauvaise main, pour ouvrir la portière de la voiture.
Mais pourrait-il qualifier de mauvaise la main gauche ? Car en quoi ce côté-ci de l’écran eût-il été moins véridique que l’autre côté ?
Le gardien fut rejoint par un autre gardien et ils parlèrent à voix basse, tandis que la porte automatique coulissait et que des gens entraient, avec ou sans enfants, et l’homme retourna à sa place près du mur, où il se tint désormais immobile, les yeux fixés sur Anthony Perkins qui tournait la tête.
Le moindre mouvement de caméra provoquait un basculement profond de l’espace et du temps mais la caméra ne bougeait pas à cet instant-là. Anthony Perkins tourne la tête. C’était comme les nombres entiers. L’homme pouvait compter les gradations du mouvement de la tête d’Anthony Perkins. Anthony Perkins tourne la tête en cinq phases croissantes plutôt que dans un mouvement continu. C’était comme les briques d’un mur, qu’on peut dénombrer distinctement, pas comme le vol d’une flèche ou d’un oiseau. Là encore, ce n’était ni semblable à autre chose ni différent. La tête d’Anthony Perkins pivotant, interminablement, sur son long cou maigre.

janet 1

Seule une observation intense ouvrait à une telle perception. Il profita de quelques minutes où il  n’était plus distrait par les allées et venues du public pour regarder le film avec le degré d’intensité requis. La nature du film permettait une concentration totale mais elle en dépendait aussi. Le rythme impitoyable du film n’avait aucun sens s’il était privé de l’attention correspondante, de l’absolue vigilance de l’individu, si l’exigence était trahie. Il se tenait là et regardait. Pendant tout le temps qu’il fallut à Anthony Perkins pour tourner la tête, on eût dit que se déployait tout un éventail d’idées de l’ordre des sciences et de la philosophie et de bien d’autres choses sans définition précise, à moins qu’il n’en vît trop. Mais il était impossible de voir trop. Moins il y avait à voir, plus il regardait intensément, et plus il voyait. C’était le but du jeu. Voir ce qui est là, regarder, enfin, et savoir qu’on regarde, sentir le temps passer, avoir conscience de ce qui se produit à l’échelle des registres les plus infimes du mouvement.
Tout le monde se rappelle du nom du tueur, Norman Bates, mais personne ne se souvient du nom de la victime. Anthony Perkins est Norman Bates, Janet Leigh est Janet Leigh. La victime est tenue de partager le nom de l’actrice qui l’incarne. C’est Janet Leigh qui entre dans le motel isolé dont Norman Bates est le propriétaire.
Plus de trois heures qu’il était là, debout, à regarder. C’était le cinquième jour d’affilée qu’il venait et l’avant-dernier jour avant que l’installation ne ferme pour aller dans une autre ville ou être entreposée en quelque lieu obscur.
Nul ne semblait savoir à quoi s’attendre en entrant ici, et nul, assurément, ne s’attendait à cela.
Le film original avait été ralenti de manière à étirer sa projection sur vingt-quatre heures. Ce qu’il regardait c’était comme du film pur, du temps pur. L’horreur du vieux film d’épouvante était absorbée dans le temps. Combien de temps allait-il devoir rester là, combien de semaines ou de mois, avant que le temps du film n’absorbe le sien, ou bien était-ce déjà en train de se produire ?
Il s’approcha de l’écran et se posta à une trentaine de centimètres : bribes et fragments parasités, ébauches de lumière tremblante. Il fit plusieurs fois le tour de l’écran. La salle était vide à présent, et il pouvait se placer sous des angles et à des points de rupture divers. Il recula, sans quitter un instant l’écran des yeux. Il comprenait totalement pourquoi le film était projeté sans le son. Il fallait le silence. Il fallait engager l’individu à une profondeur bien au-delà des suppositions habituelles, des choses qu’il présume et considère comme acquises.
Il revint au mur nord, en passant devant le gardien posté à la porte. Le gardien était là mais il ne comptait pas en tant que présence dans la salle. Le gardien était là pour ne pas être vu. C’était son travail. Le gardien faisait face au bord de l’écran mais ne regardait nulle part, il regardait ce que regardent les gardiens de musée quand une salle est vide. L’homme près du mur était là mais le gardien ne le comptait peut-être pas plus pour une présence que l’homme ne comptait le gardien. L’homme venait là depuis plusieurs jours et restait chaque jour pendant de longues heures, et, de toute façon, il était retourné près du mur, dans le noir, immobile.
Il regardait le mouvement ralenti des yeux de l’acteur dans leurs orbites osseuses. S’imaginait-il lui-même en train de voir avec les yeux de l’acteur ? Ou alors avait-il l’impression que les yeux de l’acteur le traquaient ?
Il savait qu’il allait rester jusqu’à la fermeture du musée, dans deux heures et demie, et qu’il reviendrait le lendemain matin. Il regarda entrer deux hommes, le plus âgé s’aidant d’une canne et vêtu d’un costume dans lequel il semblait avoir voyagé, ses longs cheveux blancs nattés sur la nuque, quelque professeur émérite peut-être, quelque expert en cinématographie, et le plus jeune en jean et chemise décontractée, tennis aux pieds, le chargé de cours, mince, un peu nerveux. S’éloignant de la porte, ils s’enfonçaient dans la pénombre, le long du mur adjacent. Il les regarda encore un moment, les universitaires, les cinéphiles, les praticiens de la théorie filmique, cependant que Janet Leigh commençait à se déshabiller en prévision de la douche de sang à venir.
Qu’un acteur remue un muscle, que des yeux cillent, et c’était une révélation. Chaque geste était divisé en composantes si distinctes  du tout que le spectateur se trouvait coupé de tout recours à l’anticipation.
Tout le monde regardait quelque chose. Lui regardait les deux hommes, eux regardaient l’écran, Anthony Perkins regardait par le judas Janet Leigh se déshabiller.
Personne ne le regardait. C’était là le monde idéal tel qu’il aurait pu le concevoir en esprit. Il n’avait aucune idée de l’aspect qu’il avait aux yeux des autres. Il n’était pas sûr de l’aspect qu’il avait à ses propres yeux. il avait l’aspect de ce que voyait sa mère lorsqu’elle le regardait. Mais sa mère était morte. Voilà qui posait un problème pour étudiants déjà avancés. Que restait-il de lui à voir, pour les autres ?
Pour la première fois, il n’était pas contrarié de ne pas être seul ici. Ces deux hommes avaient de sérieuses raisons de se trouver là et il se demandait s’ils voyaient ce que lui-même voyait. Même si c’était le cas, ils en tireraient des conclusions différentes, ils dénicheraient des références dans un vaste éventail de filmographies et de disciplines. Filmographie. Un mot qui lui inspirait naguère un mouvement de recul, comme destiné à mettre entre lui et le mot une distance antiseptique.

janet 2

Il songea qu’il aurait voulu chronométrer la scène de la douche. Puis que c’était bien la dernière chose qu’il voulait faire. Il savait que la scène était très brève dans le film original, moins d’une minute, c’était bien connu, et il avait regardé ici même la scène étirée quelques jours plus tôt, toute en mouvement morcelé, sans suspense, sans effroi, sans la chouette. Des anneaux de rideau, voilà ce qu’il se rappelait le plus clairement, les anneaux du rideau de douche qui tournent sur la tringle quand le rideau est arraché, moment perdu à vitesse normale, quatre anneaux qui tournent lentement au-dessus du corps affaissé de Janet Leigh, étrange poème au-dessus de la mort infernale, et puis le tourbillon de l’eau ensanglantée qui submerge la bonde, minute par minute, pour finalement s’y engouffrer.
Il mourait d’envie de revoir la scène. Il voulait compter les anneaux du rideau de douche, peut-être quatre, mais peut-être cinq, pu plus, ou moins. Il savait que les deux hommes près du mur adjacent regarderaient eux aussi, intensément. C’était le type de cmaraderie rare qu’engendrent des événements singuliers, même si les autres ne savaient pas qu’il était là.
Presque personne n’entrait dans la salle. Ils venaient en équipes, en escouades, ils entraient, s’attardaient un peu près de la porte et puis s’en allaient. Un ou deux faisaient demi-tour et sortaient, puis les autres, oubliant ce qu’ils avaient vu dans les secondes qu’il leur fallait pour faire demi-tour et se diriger vers la porte. Il les considérait comme les membres d’une troupe de théâtre. Le film, songeait-il, est solitaire.
Janet Leigh dans le long intervalle de son innocence. Il la regarda commencer laisser glisser son peignoir. Pour la première fois, il comprit que le noir et blanc était le seul médium véritable pour le film en tant qu’idée, le film dans l’esprit. Il savait presque pourquoi mais pas tout à fait. Les deux hommes qui se tenaient à proximité le savaient sûrement. Pour ce film, dans cet espace froid et sombre, c’était absolument nécessaire, le noir et blanc, un élément neutralisateur de plus, un moyen de rapprocher l’action de la vie primitive, une masse en repli dans ses recoins drogués. Janet Leigh, dans le processus détaillé de son ignorance de ce qui va lui arriver.
Et puis ils s’en allèrent, juste comme ça, se dirigeant vers la porte. Il ne sut pas comment prendre la chose. Il la prit pour lui. La haute porte coulissa pour laisser passer l’homme à la canne, puis l’assistant. Ils sortirent. Quoi, l’ennui ? Ils passèrent devant le gardien et ils étaient partis. Ils avaient besoin de penser en mots. C’était leur problème. L’action se déroulait trop lentement pour s’accommoder de leur vocabulaire filmique. Il ne savait pas si cela avait le moindre sens. Ils ne pouvaient pas percevoir la pulsation des images projetées à cette vitesse. Leur vocabulaire filmique, songea-t-il, ne pouvait pas s’adapter à des tringles à rideaux, à des anneaux de rideaux et à des œillets. Quoi, un avion à prendre ? ils se prenaient pour des gens sérieux mais n’en étaient pas. Et pas de place pour qui n’est pas sérieux.
Puis il songea : Sérieux, à quel propos ?
Quelqu’un s’avançait jusqu’à un certain point de la salle et projetait une ombre sur l’écran.
Il y avait dans cette expérience un élément d’oubli. Il voulait oublier le film original ou, tout au moins, en limite le souvenir à une référence lointaine, qui ne l’encombre pas. il y avait aussi le souvenir de la version présente, visionnée et revisionnée durant toute la semaine. Anthony Perkins en Norman Bates. Le cou d’échassier, le profil d’oiseau.
Le film lui conférait le sentiment d’être quelqu’un qui regarde un film. La signification de tout cela lui échappait. Il ressentait constamment des choses dont le souvenir lui échappait. Mais ce n’était pas vraiment un film, n’est-ce pas, au sens strict. C’était un enregistrement. Mais c’était aussi un film. Au sens large il regardait un film, une image animée, une pellicule plus ou moins en mouvement.
Son peignoir qui tombait finalement sur le couvercle fermé de la cuvette des toilettes.
Le plus jeune voulait rester, songea-t-il, en tennis usagées. Mais il devait suivre le théoricien traditionnel aux cheveux nattés sous peine de voir son avenir universitaire compromis.
Ou alors la chute dans l’escalier, dans longtemps encore, des heures peut-être, avant que le détective privé, Arbogast, ne descende l’escalier à reculons le visage tailladé, les yeux exorbités, en agitant les bras, une scène qu’il se rappelait d’un autre jour de la semaine, ou peut-être seulement d’hier, impossible de distinguer les jours et les visionnages. Arbogast. Le nom profondément enraciné dans un obscur recoin du cerveau gauche. Norman Bates et le détective Arbogast. C’étaient les noms dont le souvenir lui était resté, depuis tant d’années qu’il n’avait pas revu le film original. Arbogast dans l’escalier, tombant indéfiniment.
Vingt-quatre heures. Le musée fermait à cinq heures et demie presque tous les jours. Ce qu’il aurait voulu, c’était un contexte où le musée aurait fermé mais pas cette salle. Il voulait voir le fil projeté du début à la fin pendant vingt-quatre heures consécutives. Avec interdiction à quiconque d’entrer une fois la projection commencée.
C’était de l’histoire qu’il regardait, en un sens, un film connu de tous et de partout. Il jouait avec l’idée que la salle était une sorte de site préservé, la maison ou la tombe isolée de quelque poète défunt, une chapelle médiévale. C’est là, le motel Bates. Mais ce n’est pas ce que voient les gens. Ce qu’ils voient, c’est le mouvement fragmenté, des arrêts sur image en lisière d’une vie engourdie. Il comprend ce qu’ils voient. Ils voient une salle en état de mort cérébrale dans un bâtiment de six étages resplendissant d’art accumulé. Le film original est ce qui compte à leurs yeux, une expérience ordinaire qu’on peut revivre sur un écran de télé, chez soi, avec la vaisselle dans l’évier.

norman bates

La fatigue qu’il ressentait se concentrait dans ses jambes, des heures et des journées passées debout, le poids du corps debout. Vingt-quatre heures. Qui pourrait y survivre, ne fût-ce que physiquement ? Serait-il capable de sortir et de marcher dans la rue après une journée ininterrompue de vie dans ce segment de temps radicalement modifié ? Debout dans le noir, à regarder un écran. À regarder maintenant la façon dont l’eau dans devant son visage tandis qu’elle glisse le long du mur carrelé, la main tendue vers le rideau de douche pour se retenir et arrêter le mouvement de son corps vers son dernier soupir.
Une sorte de miroitement dans la façon dont l’eau tombe de la pomme de douche, une illusion d’eau ou de vacillement.
Sortirait-il dans la rue en ayant oublié qui il était et où il habitait, après vingt-quatre heures d’affilée ? Même en fonction des horaires en vigueur, si l’exposition était prolongée et qu’il continuait à venir, cinq, six, sept heures par jour, une semaine après l’autre, lui serait-il encore possible de vivre dans le monde ? Le voulait-il ? Où était-il, le monde ?
Il compta six anneaux. Les anneaux qui tournent sur la tringle quand elle tire le rideau et qu’il s’écroule avec elle. Le couteau, le silence, les anneaux qui tournent.
Une extrême attention est requise pour voir ce qui se passe devant soi. Du travail, de pieux efforts sont nécessaires pour voir ce qu’on regarde. Cela le fascinait, les profondeurs qui devenaient possibles dans le ralenti du mouvement, les choses à voir, les profondeurs de choses si faciles à manquer dans l’habitude superficielle de voir.
Des gens, de temps en temps, qui projetaient une ombre sur l’écran.
Il commençait à penser la relation d’une chose avec une autre. Ce film avait la même relation avec le film original que le film original avec l’expérience vécue réelle.
Absurde, songea-t-il, mais peut-être pas.
La journée s’avançait, il entrait moins de gens, puis presque plus personne. Il n’avait envie d’être nulle part ailleurs, juste une ombre contre ce mur.
La façon dont une pièce semble glisser sur un rail derrière un personnage. C’est le personnage qui bouge mais c’est la pièce qui semble bouger. Il prenait un intérêt plus profond à une scène où il n’y avait qu’un seul personnage à regarder, ou, mieux peut-être, aucun.
L’escalier vide vu d’en haut. Le suspense essaie de se construire mais le silence et l’immobilité prennent le dessus.
Il commençait à comprendre, après tout ce temps, qu’il était resté debout là, à attendre quelque chose. Qu’était-ce ? C’était, jusqu’à présent, quelque chose d’extérieur à sa perception consciente. Il avait attendu qu’entre une femme, une femme seule, quelqu’un à qui il pourrait parler, ici, près du mur, en chuchotant, quelques mots seulement, bien sûr, ou plus tard, ailleurs, au fil d’un échange d’idées et d’impressions, sur ce qu’ils avaient vu et ce qu’ils avaient ressenti. N’était-ce pas cela ? Il pensait qu’une femme allait entrer, qui resterait un moment à regarder, trouvant son chemin jusqu’à un endroit près du mur, une heure, une demi-heure, c’était assez, une demi-heure, c’était suffisant, une personne sérieuse, à la voix douce, en pâle robe d’été.
Connard.
Tout donnait l’impression d’être réel, le rythme était réel, paradoxalement, des corps qui se mouvaient musicalement, des corps qui bougeaient à peine, cause et effet si radicalement séparés que tout lui paraissait réel, à la façon dont sont dites réelles toutes les choses du monde physique que nous ne comprenons pas.
La porte s’entrouvrit et un lointain bruit d’activité à l’autre bout de l’étage se fit entendre, des gens qui prenaient l’escalator, un caissier qui passait une carte de crédit, un employé qui enfouissait des achats dans d’élégants sacs de musée. Lumière et son, tonalité sans paroles, la suggestion d’une vie au-delà du film, l’étrange réalité criante qui respire et mange là-bas, cette chose qui n’est pas du cinéma.
Don DeLillo
Point Omega / 2010
Extrait de 24h Psycho de Douglas Gordon ICI
(à regarder sans le son de préférence – malgré Phil Glass)

24h psycho douglas gordon

123



boumboumjames |
femmeavenirhomme |
Toute une vie... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Warhol l'avait dit...un qua...
| juliette66
| les bonnes "occaz" de Murielle