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Ecrire déloge / Mathilde Girard / Figures de Don Quichotte / Chimères 68

Don Quichotte, la misère du monde et la littérature
Vous disiez ? Figures de Don Quichotte ? Figures des héros pour le temps présent ? C’est une provocation, probablement, sauf à penser que la littérature puisse encore se mêler de la réalité, voire qu’elle aurait vocation à nous en rappeler les traits de vérité. Alors soit. Essayons, circulons sur cette bordure qui sépare encore la littérature de la politique, défrichons ce chemin d’expérience, chemin qui toujours se repeuple de branches, de ronces et d’orties : comment y faire passer la politique? Comment faire passer sur ce chemin d’expérience le peuple absent, invisible ? Seule je n’y parviendrai pas. Nous écrirons collectivement, et nous ne terminerons pas, probablement.
Comment accueillir sur cette percée qu’est Chimères, quelque chose d’un peuple, d’une multitude politique, qui nous manquerait ? Ça sent déjà  le complexe… Peut-être, pour l’instant, ouvrir les yeux. Sur ce paysage étonnant d’une seconde ville dans la ville, urbanité précaire et transitoire des plus visibles : l’espace, la communauté de ceux qui s’appellent eux-mêmes « Enfants de Don Quichotte ».
De fait : nous n’accueillons pas les Enfants de Don Quichotte, nous ne leur ouvrons pas nos maisons, nous ne dormirons pas sous leur tente. Mais risquons néanmoins, par ici, l’expérience d’une hospitalité subjective, de « l’errance hospitalière ».
On associerait alors, par l’envers, sur ceci, de tout à fait éloquent : « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Les mots, vous les reconnaissez, sont de Michel Rocard ; ça date, déjà, mais il n’est pas inutile d’y revenir… Et notre misère ? Quel accueil pour notre misère ? Question de principe, du consensus comptable et compté de la démocratie. Question de logement. La réponse trouvée ici a valeur de démonstration : c’est par la production des conditions de visibilité que la multitude prend forme dans l’expression d’une communauté. Triste constat : comme s’il nous avait jusqu’ici manqué l’évidence colorée d’une tente Décathlon pour mesurer et compter avec le paysage les singularités qui restent exposées au dehors : les Sans Domiciles Fixes.
Les singularités de cette multitude, les singularités plurielles des sans papiers et des sans domicile fixe se rencontrent autour du travail de la démocratie, comme procédure de « vérification de l’égalité » (1) qui se pose, s’expose et s’oppose sans terme à l’évidence consensuelle de l’inégalité sociale. Il s’agit en somme, en érigeant des tentes pour les uns, en se réappropriant le droit de grêve pour les autres, de prendre part au processus démocratique, d’y participer, par une « démonstration de communauté ». Mais plus encore, et en témoignent si justement les deux films de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval, Paria et la Blessure, c’est à la jonction du visible et de l’invisible, de l’apparition et de la disparition, de la déclaration et du secret, que se joue la politique de la communauté, en tant qu’elle opère par déplacements, d’un territoire à l’autre, créant ainsi des topographies singulières, par où elle s’illustre, et où elle se retire. On retrouve la dynamique de ces mouvements dans l’esprit des luttes qui se mobilisent aux bords de cette communauté : luttes criantes et secrètes, alternativement. Secrètes parce que criantes, violentes, illégales. Secrètes aussi par élection, par désir. Et ce n’est certes pas un hasard si la question du logement est devenue le nerf de la guerre du terrain politique aujourd’hui, rassemblant dans les mêmes actions des jeunes squatteurs de 18 ans, des personnes sans papiers et sans domicile fixe. La violence préalable de la communauté répond alors à la nécessité de l’événement – comme effet / effectuation de puissance -, nécessité de « rendre visible l’invisible, [de] donner un nom à l’anonyme, [de] faire entendre une parole là où l’on ne percevait que du bruit. » (2)
Violence sans violence
Ou comment répondre à ceci : « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ».
Poursuivons notre percée. Si l’affirmation qui précède relève d’une logique consensuelle par ce qu’elle tente, suivant des modalités discursives aujourd’hui particulièrement usitées, d’élaborer « une catégorie spécifique du multiple comme catégorie de l’Autre qui ne peut être accueilli » (3), il faudrait observer comment une telle injonction pourrait être ressaisie subjectivement. Car : « objectivement nous n’avons guère plus d’immigrants qu’il y a trente ans. Subjectivement, nous en avons beaucoup plus. C’est qu’ils avaient alors un autre nom, un nom politique : ils étaient des prolétaires. Depuis lors, ils ont perdu ce nom relevant de la subjectivation politique pour retenir leur seul nom « objectif », c’est-à-dire identitaire » (4).
C’est là que Don Quichotte, le Père, intervient. Grâce à lui peut-être, à sa force de persuasion pour inventer la littérature par l’anachronisme d’une quête impossible et ininterrompue, nous pourrons avancer dans cette expérience subjective. Comment être (devenir) des « enfants de Don Quichotte » ? Il y a un risque à prendre, risque littéraire des enfants mal nés que nous sommes, des enfants que nous restons, fidèles-infidèles à nos pères, enfants dispersés sur un pan de cette communauté de ceux qui n’ont pas de communauté. Quel est notre nom ?
En face de la machine identifiante qui m’incite à justifier d’une telle filiation, qui m’engage à m’engager politiquement, faute de quoi je devrais silence garder, je répondrai avec perversité, mais sans mentir, que je préfère engager la politique (plus qu’engager la littérature, la philosophie ou la psychanalyse), au coeur d’une expérimentation d’écriture. La question, ainsi, concerne le rapport possible à établir entre de possibles enfants de Don Quichotte, Don Quichotte le Père, la littérature, et nous ici, écrivant…
Mais en quoi une revue serait-elle capable de rivaliser avec la société ? Quels sont ses moyens ? Saura-t-elle faire de la place à ceux qui n’en ont pas ? Leur offrira-t-elle, au moins, une meilleure visibilité ? Et finalement, en quoi peut-elle leur être utile ?
A ceci nous répondrons par une nouvelle question : « Que signifie littérature utile sinon traiter les hommes en matière humaine ? A cette triste besogne, en effet, la littérature est nécessaire. Ceci n’entraîne la condamnation d’aucun genre, mais du parti pris, des mots d’ordre. Je n’écris authentiquement qu’à une condition : me moquer du tiers et du quart, fouler les consignes aux pieds. » (5)
C’est encore, d’une certaine manière, les relations du langage et de l’écriture à l’action politique qui sont ici dénoncées, dans un souci cher à Walter Benjamin pour qui la tâche d’une revue consistait à « prendre en considération une relation du langage à l’acte, dans laquelle le premier ne serait pas un moyen pour le second. » La construction d’une revue, son élaboration collective, se tissent sur cette crête éprouvante qui sépare la responsabilité politique de la responsabilité littéraire. Et la figure de Don Quichotte nous précipitera facilement dans l’abyme, dans l’indistinction de cet espace brumeux où s’agrègent la littérature, la poésie, la tragédie même, déplaçant les attentes d’une politique qui communiquerait ses contenus de façon manifeste. Nous ne sommes pas journalistes, et si c’est l’efficacité de notre projet qu’il nous faut prouver, nous décevrons, probablement, en choisissant d’écrire, simplement, attentifs au plus près de « ce qui prend forme ».
Un coup d’épée dans l’ordre des discours…
Mais encore. Pour avancer vers cette intervention de la littérature dans l’espace politique, nous poursuivrons ainsi : si le jeu de la police (entendu ici sous les deux sens du terme), est celui du partage entre l’Un et le multiple, entre Nous et les autres (c’est aussi le partage de l’Europe…), « la littérature est le mode de discours qui défait les situations de partage entre la réalité et la fiction, le poétique et le prosaïque, le propre et l’impropre. [...] le propre impropre de la littérature peut se résumer dans le coup d’épée de Don Quichotte, pourfendant les marionnettes de Maître Pierre. [...] L’installation de son théâtre (celui de Maître Pierre) présuppose une convention de suspension des conventions ordinaires de la référence. Le temps de la représentation, on ne croit que pour s’amuser, tout de même que les moissonneurs, réunis autour de l’aubergiste, se délassent à l’audition des exploits de chevaliers errants qu’ils savent appartenir à un temps révolu. Don Quichotte, lui, brise toutes ces conventions et ces suspensions convenues des conventions, il brise les cercles institués de la fiction et de la représentation et affirme par l’acte que toutes les histoires et tous les textes relèvent solidairement d’un rapport de vérité. [...] Face aux conventions du théâtre et aux contrats de parole en général, le coup d’épée du chevalier errant symbolise bien un mode d’être de la littérature comme mode suspensif de la parole. J’appelle suspensive, en général, une existence qui n’a pas de place dans une répartition des propriétés et des corps. » (6)
Il y a lieu ainsi de mettre en relation deux modalités de démonstration de l’égalité : une modalité qu’on dirait littéraire, esthétique, et une modalité politique. Le geste de Don Quichotte, et le geste de ceux qui se nommeraient ses enfants, les soi-disant « enfants de Don Quichotte ». Dans les deux cas, on assiste à une expression de communauté, à l’expérience commune du traitement d’un tort, lequel étant, pour l’un, le partage des régimes de discours ou des conventions de représentation, pour les autres, le partage social par le consensus inégalitaire.
Une communauté subjective – sans sujet
Au delà d’une réflexion directement politique sur l’espace démocratique, ces expressions nous retiennent par ce qu’elles relèvent de « processus de subjectivation » procédant par « désidentification » et « déclassification ». Le sujet politique s’invente et apparaît ainsi dans l’événement de son impropriété, « existence suspensive » qui l’expose à la communauté. Et quelque chose d’une rencontre, d’une participation, d’un rapport, se tisse entre cette subjectivité temporaire, mal identifiée, exposée au dehors (de la rue, de la société), et le « mode d’être de la littérature », la figure de Don Quichotte le Père, jusqu’à celui qui l’écrit. Filiation étrange, généalogie poético-politique de l’être-au-dehors… Expérience politique et expérience littéraire procèdent du même mouvement, par lequel un sujet parle bientôt pour un peuple, toujours à venir et déjà  venu : « But ultime de la littérature, dégager dans le délire cette création d’une santé, ou cette invention d’un peuple, c’est-à-dire une possibilité de vie. Ecrire pour ce peuple qui manque…(« pour » signifie moins â »à la place de » que « à l’intention de ») » (7).
Quand la multitude traverse les individualités, quand l’extérieur envahit l’intériorité, la communauté enregistre l’irruption d’un peuple au coeur d’une subjectivité devenue « sans sujet ». C’est dire qu’à la communauté (littéraire, politique), le peuple ne saurait manquer : il apparaît sur cet espace rendu vacant par des existences suspendues à leur identification.
De là, territoire, logement, habitation interviennent littéralement : à la jonction de la politique et de la littérature, de l’écriture ; jonction d’une multiplicité en attente, au dehors, d’une détermination sociale qui viendra la relever ; et d’une subjectivité sans sujet, écrivant, l’accueillant, l’accueillant écrivant.
La communauté apparaît ainsi à la lumière d’un double devenir : au cours du processus de subjectivation par lequel le principe d’égalité se vérifie dans un jeu politique d’émancipation ; et dans l’expérience du dehors, l’écriture d’une subjectivité sans sujet. Entre ces deux mouvements, ces deux tendances, on rencontre la même figure d’un sujet exposé à la présence incommensurable de l’Autre, d’un je traversé par un il, impropre, inclassable et égaré. Suivant le désir en fragments qui conduit l’écriture de Blanchot, ce fantôme est l’oubli témoignant du dé-sastre : « le désastre signifie être séparé de l’étoile (le déclin qui marque l’égarement lorsque s’est interrompu le rapport avec le hasard d’en haut), il indique la chute sous la nécessité désastreuse » ; il s’ouvre sur « l’espace sans limite d’un soleil qui témoignerait non pour le jour, mais pour la nuit libérée d’étoiles, nuit multiple ».
Ecrire déloge
« Ecrire ne loge pas en soi-même » écrit Kafka. Ecrire m’expose à la subjectivité sans sujet, à tout ceci, encore : « la solitude ou la non-intériorité, l’exposition au dehors, la dispersion sans clôture, l’impossibilité de se tenir ferme, fermé, l’homme privé de genre, le suppléant qui n’est supplément de rien. » (8). La pensée de la communauté, qui pourra prendre les formes d’une pensée de la démocratie ou d’une épreuve du désastre, prend acte de « l’expérience d’impropriété et d’exil qui lie la littérature à l’inquiétude du multiple » (9). Et s’il nous faut répondre à ceci : comment « accueillir toute la misère du monde » ? Nous répondrons, après Rancière, que « l’accueil passe très précisément par l’expérience de désappropriation de l’écriture. » (10)
Sans logis, sans papiers, écrivains, Don Quichotte père et fils : bien que toute identification soit finalement impossible, « Qui écrit est en exil de l’écriture : là est sa patrie où il n’est pas prophète. » (11)
Mathilde Girard
Article publié dans Figures de Don Quichotte / Chimères n°68 / 2008

1 Jacques Rancière, « Politique, identification, subjectivation », in Aux bords du politique, Paris, Gallimard, p. 112.
2 Jacques Rancière, « La communauté des égaux », in. Aux bords du politique, Ibid., p. 165.
3 Ibid., p. 184.
4 Ibid., p. 125. Souligné par MG.
5 Georges Bataille, « La littérature est-elle utile ? », in Oeuvres complètes, t.XI, Paris, Gallimard, 1988, p.12. Souligné par MG.
6 J. Rancière, « La communauté des égaux », op. cit., p. 190. Souligné par MG.
7 Gilles Deleuze, « La littérature et la vie », in Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 15.
8 Maurice Blanchot, l’Ecriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 53.
9 J. Rancière, « La communauté des égaux », op. cit., p.197.
10 Ibid., p. 199.
11 M. Blanchot, l’Ecriture du désastre, op. cit., p. 105.
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Don Quichotte / Miguel de Cervantes

Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas longtemps, un hidalgo, de ceux qui ont lance au râtelier, rondache antique, bidet maigre et lévrier de chasse. Un pot-au-feu, plus souvent de mouton que de bœuf, une vinaigrette presque tous les soirs, des abatis de bétail le samedi, le vendredi des lentilles, et le dimanche quelque pigeonneau outre l’ordinaire, consumaient les trois quarts de son revenu. Le reste se dépensait en un pourpoint de drap fin et des chausses de panne avec leurs pantoufles de même étoffe, pour les jours de fête, et un habit de la meilleure serge du pays, dont il se faisait honneur les jours de la semaine. Il avait chez lui une gouvernante qui passait les quarante ans, une nièce qui n’atteignait pas les vingt, et de plus un garçon de ville et de campagne, qui sellait le bidet aussi bien qu’il maniait la serpette. L’âge de notre hidalgo frisait la cinquantaine ; il était de complexion robuste, maigre de corps, sec de visage, fort matineux et grand ami de la chasse. On a dit qu’il avait le surnom de Quixada ou Quesada, car il y a sur ce point quelque divergence entre les auteurs qui en ont écrit, bien que les conjectures les plus vraisemblables fassent entendre qu’il s’appelait Quijana. Mais cela importe peu à notre histoire ; il suffit que, dans le récit des faits, on ne s’écarte pas d’un atome de la vérité.
Or, il faut savoir que cet hidalgo, dans les moments où il restait oisif, c’est-à-dire à peu près toute l’année, s’adonnait à lire des livres de chevalerie, avec tant de goût et de plaisir, qu’il en oublia presque entièrement l’exercice de la chasse et même l’administration de son bien. Sa curiosité et son extravagance arrivèrent à ce point qu’il vendit plusieurs arpents de bonnes terres à labourer pour acheter des livres de chevalerie à lire. Aussi en amassa-t-il dans sa maison autant qu’il put s’en procurer. Mais, de tous ces livres, nul ne lui paraissait aussi parfait que ceux composés par le fameux Feliciano de Silva. En effet, l’extrême clarté de sa prose le ravissait, et ses propos si bien entortillés lui semblaient d’or ; surtout quand il venait à lire ces lettres de galanterie et de défi, où il trouvait écrit en plus d’un endroit : « La raison de la déraison qu’à ma raison vous faites, affaiblit tellement ma raison, qu’avec raison je me plains de votre beauté » et de même quand il lisait : « Les hauts cieux qui de votre divinité divinement par le secours des étoiles vous fortifient, et vous font méritante des mérites que mérite votre grandeur. »
Avec ces propos et d’autres semblables, le pauvre gentilhomme perdait le jugement. Il passait les nuits et se donnait la torture pour les comprendre, pour les approfondir, pour leur tirer le sens des entrailles, ce qu’Aristote lui-même n’aurait pu faire, s’il fût ressuscité tout exprès pour cela. Il ne s’accommodait pas autant des blessures que don Bélianis donnait ou recevait, se figurant que, par quelques excellents docteurs qu’il fût pansé, il ne pouvait manquer d’avoir le corps couvert de cicatrices, et le visage de balafres. Mais, néanmoins, il louait dans l’auteur cette façon galante de terminer son livre par la promesse de cette interminable aventure ; souvent même il lui vint envie de prendre la plume, et de le finir au pied de la lettre, comme il y est annoncé. Sans doute il l’aurait fait, et s’en serait même tiré à son honneur, si d’autres pensées, plus continuelles et plus grandes, ne l’en eussent détourné. Maintes fois il avait discuté avec le curé du pays, homme docte et gradué à Sigüenza, sur la question de savoir lequel avait été meilleur chevalier, de Palmérin d’Angleterre ou d’Amadis de Gaule. Pour maître Nicolas, barbier du même village, il assurait que nul n’approchait du chevalier de Phébus, et que si quelqu’un pouvait lui être comparé, c’était le seul don Galaor, frère d’Amadis de Gaule ; car celui-là était propre à tout, sans minauderie, sans grimaces, non point un pleurnicheur comme son frère, et pour le courage, ne lui cédant pas d’un pouce.
Enfin, notre hidalgo s’acharna tellement à sa lecture, que ses nuits se passaient en lisant du soir au matin, et ses jours, du matin au soir. Si bien qu’à force de dormir peu et de lire beaucoup, il se dessécha le cerveau, de manière qu’il vint à perdre l’esprit. Son imagination se remplit de tout ce qu’il avait lu dans les livres, enchantements, querelles, défis, batailles, blessures, galanteries, amours, tempêtes et extravagances impossibles ; et il se fourra si bien dans la tête que tout ce magasin d’inventions rêvées était la vérité pure, qu’il n’y eut pour lui nulle autre histoire plus certaine dans le monde. Il disait que le Cid Ruy Diaz avait sans doute été bon chevalier, mais qu’il n’approchait pas du chevalier de l’Ardente-Épée, lequel, d’un seul revers, avait coupé par la moitié deux farouches et démesurés géants. Il faisait plus de cas de Bernard del Carpio, parce que, dans la gorge de Roncevaux, il avait mis à mort Roland l’enchanté, s’aidant de l’adresse d’Hercule quand il étouffa Antée, le fils de la Terre, entre ses bras. Il disait grand bien du géant Morgant, qui, bien qu’issu de cette race géante, où tous sont arrogants et discourtois, était lui seul affable et bien élevé. Mais celui qu’il préférait à tous les autres, c’était Renaud de Montauban, surtout quand il le voyait sortir de son château, et détrousser autant de gens qu’il en rencontrait, ou voler, par delà le détroit, cette idole de Mahomet, qui était toute d’or, à ce que dit son histoire. Quant au traître Ganelon, pour lui administrer une volée de coups de pied dans les côtes, il aurait volontiers donné sa gouvernante et même sa nièce pardessus le marché.
Finalement, ayant perdu l’esprit sans ressource, il vint à donner dans la plus étrange pensée dont jamais fou se fût avisé dans le monde. Il lui parut convenable et nécessaire, aussi bien pour l’éclat de sa gloire que pour le service de son pays, de se faire chevalier errant, de s’en aller par le monde, avec son cheval et ses armes, chercher les aventures, et de pratiquer tout ce qu’il avait lu que pratiquaient les chevaliers errants, redressant toutes sortes de torts, et s’exposant à tant de rencontres, à tant de périls, qu’il acquît, en les surmontant, une éternelle renommée. Il s’imaginait déjà, le pauvre rêveur, voir couronner la valeur de son bras au moins par l’empire de Trébizonde. Ainsi emporté par de si douces pensées et par l’ineffable attrait qu’il y trouvait, il se hâta de mettre son désir en pratique. La première chose qu’il fit fut de nettoyer les pièces d’une armure qui avait appartenu à ses bisaïeux, et qui, moisie et rongée de rouille, gisait depuis des siècles oubliée dans un coin. Il les lava, les frotta, les raccommoda du mieux qu’il put. Mais il s’aperçut qu’il manquait à cette armure une chose importante, et qu’au lieu d’un heaume complet elle n’avait qu’un simple morion. Alors son industrie suppléa à ce défaut : avec du carton, il fit une manière de demi-salade, qui, emboîtée avec le morion, formait une apparence de salade entière. Il est vrai que, pour essayer si elle était forte et à l’épreuve d’estoc et de taille, il tira son épée, et lui porta deux coups du tranchant, dont le premier détruisit en un instant l’ouvrage d’une semaine. Cette facilité de la mettre en pièces ne laissa pas de lui déplaire, et, pour s’assurer contre un tel péril il se mit à refaire son armet, le garnissant en dedans de légères bandes de fer, de façon qu’il demeurât satisfait de sa solidité ; et, sans vouloir faire sur lui de nouvelles expériences, il le tint pour un casque à visière de la plus fine trempe.
Cela fait, il alla visiter sa monture ; et quoique l’animal eût plus de tares que de membres, et plus triste apparence que le cheval de Gonéla, qui tantum pellis et ossa fuit, il lui sembla que ni le Bucéphale d’Alexandre, ni le Babiéca du Cid, ne lui étaient comparables. Quatre jours se passèrent à ruminer dans sa tête quel nom il lui donnerait : « Car, se disait-il, il n’est pas juste que cheval d’aussi fameux chevalier, et si bon par lui-même, reste sans nom connu. » Aussi essayait-il de lui en accommoder un qui désignât ce qu’il avait été avant d’entrer dans la chevalerie errante, et ce qu’il était alors. La raison voulait d’ailleurs que son maître changeant d’état, il changeât aussi de nom, et qu’il en prît un pompeux et éclatant, tel que l’exigeaient le nouvel ordre et la nouvelle profession qu’il embrassait. Ainsi, après une quantité de noms qu’il composa, effaça, rogna, augmenta, défit et refit dans sa mémoire et son imagination, à la fin il vint à l’appeler Rossinante, nom, à son idée, majestueux et sonore, qui signifiait ce qu’il avait été et ce qu’il était devenu, la première de toutes les rosses du monde.
Ayant donné à son cheval un nom, et si à sa fantaisie, il voulut s’en donner un à lui-même ; et cette pensée lui prit huit autres jours, au bout desquels il décida de s’appeler don Quichotte. C’est de là, comme on l’a dit, que les auteurs de cette véridique histoire prirent occasion d’affirmer qu’il devait se nommer Quixada, et non Quesada comme d’autres ont voulu le faire accroire. Se rappelant alors que le valeureux Amadis ne s’était pas contenté de s’appeler Amadis tout court, mais qu’il avait ajouté à son nom celui de sa patrie, pour la rendre fameuse, et s’était appelé Amadis de Gaule, il voulut aussi, en bon chevalier, ajouter au sien le nom de la sienne, et s’appeler don Quichotte de la Manche, s’imaginant qu’il désignait clairement par là sa race et sa patrie, et qu’il honorait celle-ci en prenant d’elle son surnom.
Ayant donc nettoyé ses armes, fait du morion une salade, donné un nom à son bidet et à lui-même la confirmation, il se persuada qu’il ne lui manquait plus rien, sinon de chercher une dame de qui tomber amoureux, car, pour lui, le chevalier errant sans amour était un arbre sans feuilles et sans fruits, un corps sans âme. Il se disait : « Si, pour la punition de mes péchés, ou plutôt par faveur de ma bonne étoile, je rencontre par là quelque géant, comme il arrive d’ordinaire aux chevaliers errants, que je le renverse du premier choc ou que je le fende par le milieu du corps, qu’enfin je le vainque et le réduise à merci, ne serait-il pas bon d’avoir à qui l’envoyer en présent, pour qu’il entre et se mette à genoux devant ma douce maîtresse, et lui dise d’une voix humble et soumise : « Je suis, madame, le géant Caraculiambro, seigneur de l’île Malindrania, qu’a vaincu en combat singulier le jamais dignement loué chevalier don Quichotte de la Manche, lequel m’a ordonné de me présenter devant Votre Grâce, pour que Votre Grandeur dispose de moi tout à son aise ? » Oh ! combien se réjouit notre bon chevalier quand il eût fait ce discours, et surtout quand il eût trouvé à qui donner le nom de sa dame ! Ce fut, à ce que l’on croit, une jeune paysanne de bonne mine, qui demeurait dans un village voisin du sien, et dont il avait été quelque temps amoureux, bien que la belle n’en eût jamais rien su, et ne s’en fût pas souciée davantage. Elle s’appelait Aldonza Lorenzo, et ce fut à elle qu’il lui sembla bon d’accorder le titre de dame suzeraine de ses pensées. Lui cherchant alors un nom qui ne s’écartât pas trop du sien, qui sentît et représentât la grande dame et la princesse, il vint à l’appeler Dulcinée du Toboso, parce qu’elle était native de ce village : nom harmonieux à son avis, rare et distingué, et non moins expressif que tous ceux qu’il avait donnés à son équipage et à lui-même.
Miguel de Cervantes
Don Quichotte / 1605
le numéro 68 de la revue Chimères est paru : Figures de Don Quichotte
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Quoi / Où

« Il faut qu’il y ait un chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse. »
Friedrich Nietzsche

« Car en moi il y a toujours eu deux pitres, entre autres, celui qui ne demande qu’à rester où il se trouve, et celui qui s’imagine qu’il serait un peu moins mal plus loin. »
Samuel Beckett

« Dès qu’il y a rêve de l’autre, il y a danger. Le rêve des gens est toujours un rêve dévorant qui risque de nous engloutir. Que les autres rêvent, c’est très dangereux, le rêve est une terrible volonté de puissance, chacun de nous est plus ou moins victime du rêve des autres, même quand c’est la plus gracieuse jeune fille. Même quand c’est la plus gracieuse jeune fille, c’est une terrible dévorante, pas par son âme, mais par ses rêves. Méfiez-vous du rêve de l’autre, parce que si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutu. »
Gilles Deleuze

« À un certain moment, face aux événements publics, nous savons que nous devons refuser. Le refus est absolu, catégorique. Il ne discute pas, ni ne fait entendre ses raisons. C’est en quoi il est silencieux et solitaire, même lorsqu’il s’affirme, comme il le faut, au grand jour. Les hommes qui refusent et qui sont liés par la force du refus, savent qu’ils ne sont pas encore ensemble. Le temps de l’affirmation commune leur a précisément été enlevé. Ce qui leur reste, c’est l’irréductible refus, l’amitié de ce Non certain, inébranlable, rigoureux, qui les tient unis et solidaires. »
Maurice Blanchot / Ecrits politiques, 1953-1993

« Rentré chez lui, il eut besoin d’elle : il était comme un homme dans la vie de qui une passante qu’il a aperçue un moment vient de faire entrer l’image d’une beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité une valeur plus grande, sans qu’il sache seulement s’il pourra revoir jamais celle qu’il aime déjà et dont il ignore jusqu’au nom. Même cet amour pour une phrase musicale semble un instant devoir amorcer chez Swann la possibilité d’une sorte de rajeunissement… »
Marcel Proust

« Agis contre le temps, donc sur le temps,
et espérons-le, au bénéfice d’un temps à venir. »

Friedrich Nietzsche

Il n’est plus temps. Plus temps de se plaindre / de pleurer sur soi / d’attendre la réalisation d’idéaux qui n’ont jamais existé que dans la tête des prêtres. Il n’a jamais été temps. Ou, peut-être, est-il plus que jamais temps.
Temps d’exiger / de se battre / de rêver et d’espérer.
Ce que nous voulons ? Tout !
Aussi avons-nous la volonté de ne pas seulement dire non. Aussi affirmons-nous notre désir de construire.
N’être ni contre quelque chose ou quelqu’un, ni pour quelque chose ou quelqu’un. Pas d’objet à notre désir.
Ce contre quoi nous sommes ? Tout !
Ce pour quoi nous sommes ? Tout !

Anti / Chimères n°64-65

« Il est question de partir dans toutes les directions. De semer, comme on sème un suiveur, le pouvoir civilisé. De creuser, partout où on peut miner l’édifice. Toujours surprendre l’ennemi par-derrière. Ne jamais être là où précisément il attend. Et que devienne pratique l’évidence : il n’y a pas de sujet révolutionnaire, pas de sujet du tout. »
Guy Hocquenghem

« Et tout d’un coup, nous sentons que nous ne sommes plus les mêmes forçats. Il n’y a rien eu. Et un problème dont on ne voyait pas la fin, un problème sans issue, un problème où tout le monde était aheurté, tout d’un coup n’existe plus et on se demande de quoi on parlait. C’est qu’au lieu de recevoir une solution, ordinaire, une solution que l’on trouve, ce problème, cette difficulté, cette impossibilité vient de passer par un point de résolution pour ainsi dire physique. Par un point de crise. Et c’est qu’en même temps le monde entier est passé par un point de crise pour ainsi dire physique. Il y a des points critiques de l’événement comme il y a des points critiques de température, des points de fusion, de congélation ; d’ébullition, de condensation ; de coagulation ; de cristallisation. Et même, il y a dans l’événement de ces états de surfusion qui ne se précipitent, qui ne se cristallisent, qui ne se déterminent que par l’introduction d’un fragment de l’événement futur ».
Charles Péguy / Clio, lu dans Différence et répétition / Gilles Deleuze

1) Toute société secrète comporte une arrière-société encore plus secrète, soit qu’elle perçoive le secret, soit qu’elle le protège, soit qu’elle exécute les sanctions de sa divulgation (or il n’y a aucune pétition de principe à définir la société secrète par son arrière-société secrète : une société est secrète dès qu’elle comporte ce redoublement, cette section spéciale) ; 2) Toute société secrète comporte son mode d’action, lui-même secret, par influence, glissement, insinuation, suintement, pression, rayonnement noir, d’où naissent les « mots de passe » et les langages secrets (et il n’y a pas là de contradiction, la société secrète ne peut pas vivre hors du projet universel de pénétrer toute la société, de se glisser dans toutes les formes de la société, en en bousculant la hiérarchie et la segmentation : la hiérarchie secrète se conjugue avec une conspiration des égaux, la société secrète ordonne à ses membres d’être dans la société comme des poissons dans l’eau, mais elle aussi doit être comme l’eau parmi les poissons ; elle a besoin de la complicité de toute une société environnante).
Gilles Deleuze & Félix Guattari
« Devenir-animal, devenir-imperceptible »
Mille plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2
/ 1980

« Conspirer, c’est respirer ensemble »
Radio-Alice / 1977

« Aujourd’hui il ne s’est rien passé. Et s’il s’est passé quelque chose, le mieux est de le taire, parce que je ne l’ai pas compris. »
Roberto Bolaño
les Détectives sauvages / 1998

« Écrire comme un chien qui fait son trou, un rat qui fait son terrier. Et, pour cela, trouver son propre point de sous-développement, son propre patois, son tiers-monde à soi, son désert à soi »
Deleuze, Guattari / Kafka. Pour une littérature mineure / 1975

… quand l’âme plonge dans une vraie nuit noire, il est constamment trois heures du matin, jour après jour. (…) on n’attend plus de voir s’effacer le moindre chagrin, (…) on devient le témoin forcé d’une exécution, de la désintégration de sa propre personnalité.
Francis Scott Fitzgerald / la Fêlure

Quoi / Où anishkapoor22

 

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