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À nos amis / Comité invisible

1. Quiconque a vécu les jours de décembre 2008 à Athènes sait ce que signifie, dans une métropole occidentale, le mot « insurrection ». Les banques étaient en pièces, les commissariats assiégés, la ville aux assaillants. Dans les commerces de luxe, on avait renoncé à faire réparer les vitrines : il aurait fallu le faire chaque matin. Rien de ce qui incarnait le règne policier de la normalité ne sortit indemne de cette onde de feu et de pierre dont les porteurs étaient partout et les représentants nulle part – on incendia jusqu’à l’arbre de Noël de Syntagma.
À un certain point, les forces de l’ordre se retirèrent : elles étaient à court de grenades lacrymogènes. Impossible de dire qui, alors, prit la rue. On dit que c’était la « génération 600 euros », les « lycéens », les « anarchistes », la « racaille » issue de l’immigration albanaise, on dit tout et n’importe quoi. La presse incriminait, comme toujours, les « koukoulophoroi », les « encagoulés ».
Les anarchistes, en vérité, étaient dépassés par cette vague de rage sans visage. Le monopole de l’action sauvage et masquée, du tag inspiré et même du cocktail Molotov leur avait été ravi sans façon. Le soulèvement général dont ils n’osaient plus rêver était là, mais il ne ressemblait pas à l’idée qu’ils s’en étaient faite. Une entité inconnue, un égrégore était né, et qui ne s’apaisa que lorsque fut réduit en cendres tout ce qui devait l’être. Le temps brûlait, on fracturait le présent pour prix de tout le futur qui nous avait été ravi.
Les années qui suivirent en Grèce nous enseignèrent ce que signifie, dans un pays occidental, le mot « contre-insurrection ». La vague passée, les centaines de bandes qui s’étaient formées jusque dans les moindres villages du pays tentèrent de rester fidèles à la percée que le mois de décembre avait ouverte. Ici, on dévalisait les caisses d’un supermarché et l’on se filmait en train d’en brûler le butin. Là, on attaquait une ambassade en plein jour en solidarité avec tel ou tel ami tracassé par la police de son pays. Certains résolurent, comme dans l’Italie des années 1970, de porter l’attaque à un niveau supérieur et ciblèrent, à la bombe ou à l’arme à feu, la Bourse d’Athènes, des flics, des ministères ou encore le siège de Microsoft. Comme dans les années 1970, la gauche promulgua de nouvelles lois « antiterroristes ». Les raids, les arrestations, les procès se multiplièrent. On en fut réduit, un temps, à lutter contre « la répression ».
L’Union européenne, la Banque mondiale, le FMI, en accord avec le gouvernement socialiste, entreprirent de faire payer la Grèce pour cette révolte impardonnable. Il ne faut jamais sous-estimer le ressentiment des riches envers l’insolence des pauvres. On décida de mettre au pas le pays entier par un train de mesures « économiques » d’une violence à peu près égale, quoique étalée dans le temps, à celle de la révolte.
À cela répondirent des dizaines de grèves générales à l’appel des syndicats. Les travailleurs occupèrent des ministères, les habitants prirent possession de mairies, des départements d’universités et des hôpitaux « sacrifiés » décidèrent de s’auto-organiser. Et il y eut le « mouvement des places ». Le 5 mai 2010, nous étions 500 000 à arpenter le centre d’Athènes. On tenta plusieurs fois de brûler le Parlement. Le 12 février 2012, une énième grève générale vient s’opposer désespérément à l’énième plan de rigueur. Ce dimanche, c’est toute la Grèce, ses retraités, ses anarchistes, ses fonctionnaires, ses ouvriers et ses clochards, qui bat le pavé, en état de quasi-soulèvement.
Alors que le centre-ville d’Athènes est à nouveau en flammes, c’est, ce soir-là, un paroxysme de jubilation et de lassitude : le mouvement perçoit toute sa puissance, mais réalise aussi qu’il ne sait pas à quoi l’employer. Au fil des ans, malgré des milliers d’actions directes, des centaines d’occupations, des millions de Grecs dans la rue, l’ivresse de la révolte s’est éteinte dans l’assommoir de la « crise ». Les braises continuent évidemment de couver sous la cendre ; le mouvement a trouvé d’autres formes, s’est doté de coopératives, de centres sociaux, de « réseaux d’échange sans intermédiaires » et même d’usines et de centres de soin autogérés ; il est devenu, en un sens, plus « constructif ». Il n’empêche que nous avons été défaits, que l’une des plus vastes offensives de notre parti au cours des dernières décennies a été repoussée, à coups de dettes, de peines de prison démesurées et de faillite généralisée.
Ce ne sont pas les friperies gratuites qui feront oublier aux Grecs la détermination de la contre-insurrection à les plonger jusqu’au cou dans le besoin. Le pouvoir a pu chanceler et donner le sentiment, un instant, de s’être volatilisé ; il a su déplacer le terrain de l’affrontement et prendre le mouvement à contre-pied. On mit les Grecs devant ce chantage « le gouvernement ou le chaos » ; ils eurent le gouvernement et le chaos. Et la misère en prime.
Avec son mouvement anarchiste plus fort que partout ailleurs, avec son peuple largement rétif au fait même d’être gouverné, avec son État toujours-déjà failli, la Grèce vaut comme cas d’école de nos insurrections défaites. Cartonner la police, défoncer les banques et mettre temporairement en déroute un gouvernement, ce n’est pas encore le destituer. Ce que le cas grec nous enseigne, c’est que sans idée substantielle de ce que serait une victoire, nous ne pouvons qu’être vaincus. La seule détermination insurrectionnelle ne suffit pas ; notre confusion est encore trop épaisse. Que l’étude de nos défaites nous serve au moins à la dissiper quelque peu.

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2. Quarante ans de contre-révolution triomphante en Occident nous ont affligés de deux tares jumelles, également néfastes, mais qui forment ensemble un dispositif impitoyable : le pacifisme et le radicalisme. Le pacifisme ment et se ment en faisant de la discussion publique et de l’assemblée le modèle achevé du politique. C’est en vertu de cela qu’un mouvement comme celui des places s’est trouvé incapable de devenir autre chose qu’un indépassable point de départ.
Pour saisir ce qu’il en est du politique, il n’y a pas d’autre choix que de faire un nouveau détour par la Grèce, mais l’antique cette fois. Après tout, le politique, c’est elle qui l’a inventé. Le pacifiste répugne à s’en souvenir, mais les Grecs anciens ont d’emblée inventé le politique comme continuation de la guerre par d’autres moyens.
La pratique de l’assemblée à l’échelle de la cité provient directement de la pratique de l’assemblée de guerriers. L’égalité dans la parole découle de l’égalité devant la mort. La démocratie athénienne est une démocratie hoplitique. On y est citoyen parce que l’on y est soldat ; d’où l’exclusion des femmes et des esclaves. Dans une culture aussi violemment agonistique que la culture grecque classique, le débat se comprend lui-même comme un moment de l’affrontement guerrier, entre citoyens cette fois, dans la sphère de la parole, avec les armes de la persuasion. « Agon », d’ailleurs, signifie autant « assemblée » que « concours ». Le citoyen grec accompli, c’est celui qui est victorieux par les armes comme par les discours.
Surtout, les Grecs anciens ont conçu dans le même geste la démocratie d’assemblée et la guerre comme carnage organisé, et l’une comme garante de l’autre. On ne leur fait d’ailleurs crédit de l’invention de la première qu’à condition d’occulter son lien avec l’invention de ce type assez exceptionnel de massacre que fut la guerre de phalange – cette forme de guerre en ligne qui substitue à l’habileté, à la bravoure, à la prouesse, à la force singulière, à tout génie, la discipline pure et simple, la soumission absolue de chacun au tout. Lorsque les Perses se trouvèrent face à cette façon si efficace de mener la guerre, mais qui réduit à rien la vie du fantassin, ils la jugèrent à bon droit parfaitement barbare, comme par la suite tant de ces ennemis que les armées occidentales devaient écraser. Le paysan athénien en train de se faire héroïquement trucider devant ses proches au premier rang de la phalange est ainsi l’autre face du citoyen actif prenant part à la Boulè. Les bras inanimés des cadavres jonchant le champ de bataille antique sont la condition stricte des bras qui se lèvent pour intervenir dans les délibérations de l’assemblée.
Ce modèle grec de la guerre est si puissamment ancré dans l’imaginaire occidental que l’on en oublierait presque qu’au moment même où les hoplites accordaient le triomphe à celle des deux phalanges qui, dans le choc décisif, consentirait au maximum de morts plutôt que de céder, les Chinois inventaient un art de la guerre qui consistait justement à s’épargner les pertes, à fuir autant que possible l’affrontement, à tenter de « gagner la bataille avant la bataille » – quitte à exterminer l’armée vaincue une fois la victoire obtenue. L’équation « guerre = affrontement armé = carnage » court de la Grèce antique jusqu’au xxe siècle : c’est au fond l’aberrante définition occidentale de la guerre depuis deux mille cinq cents ans. Que l’on nomme « guerre irrégulière », « guerre psychologique », « petite guerre » ou « guérilla », ce qui est ailleurs la norme de la guerre, n’est qu’un aspect de cette aberration-là.
Le pacifiste sincère, celui qui n’est pas tout simplement en train de rationaliser sa propre lâcheté, commet l’exploit de se tromper deux fois sur la nature du phénomène qu’il prétend combattre. Non seulement la guerre n’est pas réductible à l’affrontement armé ni au carnage, mais celle-ci est la matrice même de la politique d’assemblée qu’il prône. « Un véritable guerrier, disait Sun Tzu, n’est pas belliqueux ; un véritable lutteur n’est pas violent ; un vainqueur évite le combat. » Deux conflits mondiaux et une terrifiante lutte planétaire contre le « terrorisme » nous ont appris que c’est au nom de la paix que l’on mène les plus sanglantes campagnes d’extermination.
La mise au ban de la guerre n’exprime au fond qu’un refus infantile ou sénile d’admettre l’existence de l’altérité. La guerre n’est pas le carnage, mais la logique qui préside au contact de puissances hétérogènes. Elle se livre partout, sous des formes innombrables, et le plus souvent par des moyens pacifiques. S’il y a une multiplicité de mondes, s’il y a une irréductible pluralité de formes de vie, alors la guerre est la loi de leur co-existence sur cette terre. Car rien ne permet de présager de l’issue de leur rencontre : les contraires ne demeurent pas dans des mondes séparés. Si nous ne sommes pas des individus unifiés dotés d’une identité définitive comme le voudrait la police sociale des rôles, mais le siège d’un jeu conflictuel de forces dont les configurations successives ne dessinent guère que des équilibres provisoires, il faut aller jusqu’à reconnaître que la guerre est en nous – la guerre sainte, disait René Daumal. La paix n’est pas plus possible que désirable. Le conflit est l’étoffe même de ce qui est. Reste à acquérir un art de le mener, qui est un art de vivre à même les situations, et suppose finesse et mobilité existentielle plutôt que volonté d’écraser ce qui n’est pas nous.
Le pacifisme témoigne donc ou bien d’une profonde bêtise ou bien d’une complète mauvaise foi. Il n’y a pas jusqu’à notre système immunitaire qui ne repose sur la distinction entre ami et ennemi, sans quoi nous crèverions de cancer ou de toute autre maladie auto-immune. D’ailleurs, nous crevons de cancers et de maladies auto-immunes. Le refus tactique de l’affrontement n’est lui-même qu’une ruse de guerre. On comprend très bien, par exemple, pourquoi la Commune de Oaxaca s’est immédiatement autoproclamée pacifique. Il ne s’agissait pas de réfuter la guerre, mais de refuser d’être défait dans une confrontation militaire avec l’État mexicain et ses hommes de main. Comme l’expliquaient des camarades du Caire : « On ne doit pas confondre la tactique que nous employons lorsque nous chantons “nonviolence” avec une fétichisation de la non-violence. » Ce qu’il faut, au reste, de falsification historique pour trouver des ancêtres présentables au pacifisme !
Ainsi de ce pauvre Thoreau dont on a fait, à peine décédé, un théoricien de La Désobéissance civile, en amputant le titre de son texte La désobéissance au gouvernement civil. N’avait-il pourtant pas écrit en toutes lettres dans son Plaidoyer en faveur du capitaine John Brown : « Je pense que pour une fois les fusils Sharp et les revolvers ont été employés pour une noble cause. Les outils étaient entre les mains de qui savait s’en servir. La même colère qui a chassé, jadis, les indésirables du temple fera son office une seconde fois. La question n’est pas de savoir quelle sera l’arme, mais dans quel esprit elle sera utilisée. » Mais le plus hilarant, en matière de généalogie fallacieuse, c’est certainement d’avoir fait de Nelson Mandela, le fondateur de l’organisation de lutte armée de l’ANC, une icône mondiale de la paix.
Il raconte lui-même : « J’ai dit que le temps de la résistance passive était terminé, que la nonviolence était une stratégie vaine et qu’elle ne renverserait jamais une minorité blanche prête à maintenir son pouvoir à n’importe quel prix. J’ai dit que la violence était la seule arme qui détruirait l’apartheid et que nous devions être prêts, dans un avenir proche, à l’employer. La foule était transportée ; les jeunes en particulier applaudissaient et criaient. Ils étaient prêts à agir comme je venais de le dire. À ce moment-là, j’ai entonné un chant de liberté dont les paroles disaient : “Voici nos ennemis, prenons les armes, attaquons-les.” Je chantais et la foule s’est jointe à moi et, à la fin, j’ai montré la police et j’ai dit : “Regardez, les voici, nos ennemis !” »
Des décennies de pacification des masses et de massification des peurs ont fait du pacifisme la conscience politique spontanée du citoyen. C’est à chaque mouvement qu’il faut désormais se colleter avec cet état de fait désolant. Des pacifistes livrant des émeutiers vêtus de noir à la police, cela s’est vu Plaça de Catalunya en 2011, comme on en vit lyncher des « Black Bloc » à Gênes en 2001. En réponse à cela, les milieux révolutionnaires ont sécrété, en guise d’anticorps, la figure du radical – celui qui en toutes choses prend le contrepied du citoyen. À la proscription morale de la violence chez l’un répond chez l’autre son apologie purement idéologique. Là où le pacifiste cherche à s’absoudre du cours du monde et à rester bon en ne commettant rien de mal, le radical s’absout de toute participation à « l’existant » par de menus illégalismes agrémentés de « prises de position » intransigeantes. Tous deux aspirent à la pureté, l’un par l’action violente, l’autre en s’en abstenant. Chacun est le cauchemar de l’autre. Il n’est pas sûr que ces deux figures subsisteraient longtemps si chacune n’avait l’autre en son fond. Comme si le radical ne vivait que pour faire frissonner le pacifiste en lui-même, et vice versa. Il n’est pas fortuit que la Bible des luttes citoyennes américaines depuis les années 1970 s’intitule : Rules for Radicals, de Saul Alinski.
C’est que pacifistes et radicaux sont unis dans un même refus du monde. Ils jouissent de leur extériorité à toute situation. Ils planent, et en tirent le sentiment d’on ne sait quelle excellence. Ils préfèrent vivre en extraterrestres – tel est le confort qu’autorise, pour quelque temps encore, la vie des métropoles, leur biotope privilégié. Depuis la déroute des années 1970, la question morale de la radicalité s’est insensiblement substituée à la question stratégique de la révolution.
C’est-à-dire que la révolution a subi le sort de toutes choses dans ces décennies : elle a été privatisée. Elle est devenue une occasion de valorisation personnelle, dont la radicalité est le critère d’évaluation. Les gestes « révolutionnaires » ne sont plus appréciés à partir de la situation où ils s’inscrivent, des possibles qu’ils y ouvrent ou qu’ils y referment. On extrait plutôt de chacun d’eux une forme. Tel sabotage survenu à tel moment, de telle manière, pour telle raison, devient simplement un sabotage. Et le sabotage en tant que pratique estampillée révolutionnaire vient sagement s’inscrire à sa place dans une échelle où le jet de cocktail Molotov se situe au-dessus du lancer de pierre, mais en dessous de la jambisation qui elle-même ne vaut pas la bombe. Le drame, c’est qu’aucune forme d’action n’est en soi révolutionnaire : le sabotage a aussi bien été pratiqué par des réformistes que par des nazis. Le degré de « violence » d’un mouvement n’indique en rien sa détermination révolutionnaire.
On ne mesure pas la « radicalité » d’une manifestation au nombre de vitrines brisées. Ou plutôt si, mais alors il faut laisser le critère de « radicalité » à ceux dont le souci est de mesurer les phénomènes politiques, et de les ramener sur leur échelle morale squelettique.
Quiconque se met à fréquenter les milieux radicaux s’étonne d’abord du hiatus qui règne entre leurs discours et leurs pratiques, entre leurs ambitions et leur isolement. Ils semblent comme voués à une sorte d’auto-sabordage permanent. On ne tarde pas à comprendre qu’ils ne sont pas occupés à construire une réelle force révolutionnaire, mais à entretenir une course à la radicalité qui se suffit à elle-même – et qui se livre indifféremment sur le terrain de l’action directe, du féminisme ou de l’écologie.
La petite terreur qui y règne et qui y rend tout le monde si raide n’est pas celle du parti bolchevique. C’est plutôt celle de la mode, cette terreur que nul n’exerce en personne, mais qui s’applique à tous. On craint, dans ces milieux, de ne plus être radical, comme on redoute ailleurs de ne plus être tendance, cool ou branché. Il suffit de peu pour souiller une réputation. On évite d’aller à la racine des choses au profit d’une consommation superficielle de théories, de manifs et de relations. La compétition féroce entre groupes comme en leur propre sein détermine leur implosion périodique. Il y a toujours de la chair fraîche, jeune et abusée pour compenser le départ des épuisés, des abîmés, des dégoûtés, des vidés. Un vertige prend a posteriori celui qui a déserté ces cercles : comment peut-on se soumettre à une pression si mutilante pour des enjeux si énigmatiques ? C’est à peu près le genre de vertige qui doit saisir n’importe quel ex-cadre surmené devenu boulanger lorsqu’il se remémore sa vie d’avant.
L’isolement de ces milieux est structurel : entre eux et le monde, ils ont interposé la radicalité comme critère ; ils ne perçoivent plus les phénomènes, juste leur mesure. À un certain point d’autophagie, on y rivalisera de radicalité dans la critique du milieu lui-même ; ce qui n’entamera en rien sa structure. « Il nous semble que ce qui vraiment enlève la liberté, écrivait Malatesta, et rend impossible l’initiative, c’est l’isolement qui rend impuissant. » Après cela, qu’une fraction des anarchistes s’autoproclame « nihiliste » n’est que logique : le nihilisme, c’est l’impuissance à croire à ce à quoi l’on croit pourtant – ici, à la révolution. D’ailleurs, il n’y a pas de nihilistes, il n’y a que des impuissants.
Le radical se définissant comme producteur d’actions et de discours radicaux, il a fini par se forger une idée purement quantitative de la révolution – comme une sorte de crise de surproduction d’actes de révolte individuelle. « Ne perdons pas de vue, écrivait déjà Émile Henry, que la révolution ne sera que la résultante de toutes ces révoltes particulières. » L’Histoire est là pour démentir cette thèse : que ce soit la révolution française, russe ou tunisienne, à chaque fois, la révolution est la résultante du choc entre un acte particulier – la prise d’une prison, une défaite militaire, le suicide d’un vendeur de fruits ambulant – et la situation générale, et non la somme arithmétique d’actes de révolte séparés. En attendant, cette définition absurde de la révolution fait ses dégâts prévisibles : on s’épuise dans un activisme qui n’embraye sur rien, on se livre à un culte tuant de la performance où il s’agit d’actualiser à tout moment, ici et maintenant, son identité radicale – en manif, en amour ou en discours. Cela dure un temps – le temps du burn out, de la dépression ou de la répression. Et l’on n’a rien changé.
Si une accumulation de gestes ne suffit pas à faire une stratégie, c’est qu’il n’y a pas de geste dans l’absolu. Un geste est révolutionnaire, non par son contenu propre, mais par l’enchaînement des effets qu’il engendre. C’est la situation qui détermine le sens de l’acte, non l’intention des auteurs. Sun Tzu disait qu’« il faut demander la victoire à la situation ». Toute situation est composite, traversée de lignes de forces, de tensions, de conflits explicites ou latents. Assumer la guerre qui est là, agir stratégiquement suppose de partir d’une ouverture à la situation, de la comprendre en intériorité, de saisir les rapports de force qui la configurent, les polarités qui la travaillent. C’est par le sens qu’elle prend au contact du monde qu’une action est révolutionnaire, ou pas. Jeter une pierre n’est jamais simplement « jeter une pierre ». Cela peut geler une situation, ou déclencher une intifada.
L’idée que l’on pourrait « radicaliser » une lutte en y important tout le bataclan des pratiques et des discours réputés radicaux dessine une politique d’extraterrestre. Un mouvement ne vit que par la série de déplacements qu’il opère au fil du temps. Il est donc, à tout moment, un certain écart entre son état et son potentiel. S’il cesse de se déplacer, s’il laisse son potentiel irréalisé, il se meurt. Le geste décisif est celui qui se trouve un cran en avant de l’état du mouvement, et qui, rompant ainsi avec le statu quo, lui ouvre l’accès à son propre potentiel. Ce geste, ce peut être celui d’occuper, de casser, de frapper ou simplement de parler vrai ; c’est l’état du mouvement qui en décide. Est révolutionnaire ce qui cause effectivement des révolutions. Si cela ne se laisse déterminer qu’après coup, une certaine sensibilité à la situation nourrie de connaissances historiques aide beaucoup à en avoir l’intuition.
Laissons donc le souci de la radicalité aux dépressifs, aux Jeunes-Filles et aux ratés. La véritable question pour les révolutionnaires est de faire croître les puissances vivantes auxquelles ils participent, de ménager les devenirs-révolutionnaires afin de parvenir enfin à une situation révolutionnaire. Tous ceux qui se gargarisent d’opposer dogmatiquement les « radicaux » aux « citoyens », les « révoltés en acte » à la population passive, font barrage à de tels devenirs. Sur ce point, ils anticipent le travail de la police. Dans cette époque, il faut considérer le tact comme la vertu révolutionnaire cardinale, et non la radicalité abstraite ; et par « tact » nous entendons ici l’art de ménager les devenirs-révolutionnaires.
Il faut compter au nombre des miracles de la lutte dans le Val de Suse qu’elle ait réussi à arracher bon nombre de radicaux à l’identité qu’ils s’étaient si péniblement forgée. Elle les a fait revenir sur terre. Reprenant contact avec une situation réelle, ils ont su laisser derrière eux une bonne part de leur scaphandre idéologique, non sans s’attirer l’inépuisable ressentiment de ceux qui restaient confinés dans cette radicalité intersidérale où l’on respire si mal. Cela tient certainement à l’art spécial que cette lutte a développé de ne jamais se laisser prendre dans l’image que le pouvoir lui tend pour mieux l’y enfermer – que ce soit celle d’un mouvement écologiste de citoyens légalistes ou celle d’une avant-garde de la violence armée.
En alternant les manifestations en famille et les attaques au chantier du TAV, en ayant recours tantôt au sabotage tantôt aux maires de la vallée, en associant des anarchistes et des mémés catholiques, voilà une lutte qui a au moins ceci de révolutionnaire qu’elle a su jusqu’ici désactiver le couple infernal du pacifisme et du radicalisme. « Se conduire en politique, résumait juste avant de mourir un dandy stalinien, c’est agir au lieu d’être agi, c’est faire la politique au lieu d’être fait, refait par elle. C’est mener un combat, une série de combats, faire une guerre, sa propre guerre avec des buts de guerre, des perspectives proches et lointaines, une stratégie, une tactique. »
Comité invisible
À nos amis / 2014

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Retour sur les enjeux du mariage pour tous : contrôler le sexe pour contrôler la race / Philippe Pignarre

L’importance de ce qui s’est passé avec le mariage pour tous et la Manif pour tous ne saurait être sous-estimée. Il est probable qu’à gauche (mais aussi sans doute à droite) on se dépêche d’oublier cette séquence qui n’avait pas été prévue. Il est frappant qu’aucune initiative indépendante n’ait été prise par les partis politiques (aucun meeting) pendant toute cette période (1). La question n’a pas été soulevée lors de l’appel à manifester par Jean-Luc Mélenchon et le Front de gauche le 5 mai 2013 et la manifestation des femmes du 9 juin n’a pas non plus mobilisé sur la question de la PMA. C’est comme si la gauche de la gauche, dans ses diverses composantes, avait perdu à cette occasion toute qualité « mouvementiste ». Le but de cette contribution est de montrer que le débat ne renvoie pas (ou pas seulement) à une banale question d’égalité des droits. Il est aussi de proposer un parcours à travers les textes et propositions de féministes dont certains sont peu connus des militants français et qui nous amènera à comprendre le lien qui existe entre les questions de « genres » et celles de « races » sans opposer les deux (2).
Ce que je voudrais montrer dans cette contribution, c’est que la Manif pour tous a été un mouvement sexiste, raciste et de classe. Sarkozy avait souhaité déchaîner les passions en lançant un débat sur l’« identité française », les valeurs. Cela n’avait pas eu beaucoup de succès. Mais la séquence de six mois que l’on a vécu en 2013 a posé toutes ces questions de manière brutale et dans la rue. Avant même de développer un peu, certaines apparences ne trompent pas :
- l’idée que la gauche était forcément illégitime et que l’on vivait désormais sous une « dictature socialiste ».
- La demande des maires du droit à une objection de conscience. Cela fait inévitablement penser au droit à l’objection de conscience obtenu par les médecins qui refusent de pratiquer des IVG mais aussi à un maire qui refuserait de marier un Noir et une Blanche.
- Les slogans « CRS à Barbès », « CRS en banlieue ».
- Une affiche, retirée dans un second temps, représentant Taubira en singe.
- L’indifférence des participants de la Manif pour tous au fait qu’il s’agit d’un mouvement international (du Brésil à l’Afrique du Sud, en passant par de nombreux pays d’Europe) et cela au nom de la spécificité de la nation française, de la civilisation française (Taubira ayant employé ce mot de « civilisation », il a été repris ad nauseam). Il est intéressant de constater que plusieurs auteurs américains mais connaissant bien la France, avaient pressenti cela. Ainsi l’historienne Joan Scott écrivait en 2011 dans un débat qui l’opposait à des historiens français de droite : « L’origine des tensions et des conflits qui accompagnent les relations entre les sexes est imputée aux faiseurs d’embarras du temps présent – homosexuels et féministes – qui ont perdu le contact avec ce que l’ »histoire » peut nous apprendre sur les inclinations humaines naturelles. Ces inclinations s’étendent de la sexualité à la politique : la hiérarchie du couple devient un modèle d’organisation sociale. […] En enracinant les comportements « français » contemporains dans une « tradition ancestrale », Habib et Ozouf essentialisent l’identité française et écartent les musulmans de la communauté nationale. […] Les dissidents sont les femmes qui demandent l’égalité des droits dans la vie politique, les homosexuels, le mariage et l’accès à la PMA, ou les musulmans qui veulent que le port du voile soit reconnu comme une forme légitime de pratique religieuse par les femmes. […] Les trois mettent en cause l’existence même de la communauté nationale. » (3)
Judith Butler avait pressenti la même chose dès 2008 à propos du débat sur le PACS : « Le refus d’accorder une reconnaissance légale à la parentalité gay va de pair avec des politiques d’État anti-musulmanes destinées à soutenir un ordre culturel qui maintient la normativité hétérosexuelle nouée à une conception raciste de la culture. Conçu comme intégralement paternel et nationaliste cet ordre est […] menacé par les agencements parentaux […] des communautés immigrées. » (4)
Rappelons-nous, à cette occasion, que Royal tout comme Sarkozy, expliquaient les émeutes de 2005 comme la conséquence de la dégradation des structures familiales chez les immigrés.
Si le débat ne renvoie pas à une simple « question démocratique » – pour reprendre le vocabulaire marxiste – mais que les enjeux sont beaucoup plus importants (A qui appartiennent les enfants ?, Qu’est-ce que la biologie ?, Comment la France s’est constituée ?, etc.). On ne fera pas rentrer si vite le diable dans sa boîte !

L’identité de la Manif pour tous        
La préoccupation essentielle de la Manif pour tous est la lutte contre le « relativisme » qui est depuis longtemps l’angoisse de l’Église catholique et qui avait amené en son temps le pape Léon XII à mettre les trois principaux livres de Bergson à l’Index : l’idée est que toutes les cultures ne se valent pas, elles sont hiérarchisées. Il y a « une » vérité dont l’Église est dépositaire. Il existe aussi un courant important de la Manif pour tous (en particulier les Veilleurs) qui constitue une résurgence des idées de Charles Maurras : il est volontiers « anticapitaliste » (il refuse la « marchandisation » à l’œuvre dans les nouvelles techniques de procréation) comme l’y invite toute une tradition catholique mais profondément patriarcale (5). Il y a évidemment peu de chances pour que les partis de droite, défenseurs inconditionnels du capitalisme et de ses exigences, en reprennent les thématiques. Ils ont tenté d’établir des liens avec les écologistes, par exemple les opposants au nouvel aéroport de Nantes, mais ont été accueillis comme ils le méritent : « Non à la veillée puante ! » Ils ne pourront qu’être en désaccord avec des mesures comme l’extension du travail du dimanche : ce sont les députés de l’UMP, catholiques, qui étaient en pointe contre le mariage pour tous qui s’opposent aujourd’hui à la ligne majoritaire de leur parti sur ce sujet.
L’ouverture du mariage aux couples du même sexe s’attaquerait donc à des choses qui relèvent de la nature, à des choses qui existeraient indépendamment de tout choix ou de toute construction. Il s’agit donc toujours de « naturaliser ». Les chefs de file de la Manif pour tous n’ont cessé de répéter qu’il n’y a qu’une alternative : entre ce qui est « naturel » et ce qui renverrait à des « choix ». Ainsi, ce que les opposants appellent la « théorie du genre » serait, en fait, une théorie où chacun « choisirait » son sexe. Peu importe si cela ne correspond évidemment pas du tout à la réalité des débats sur le genre qui disent souvent exactement l’inverse.
La meilleure manière d’argumenter en « nature » est d’avancer des slogans qui semblent relever de l’évidence, du bon sens. Comme « Tous nés d’un père et d’une mère », ou « Tous nés d’un homme et d’une femme ». Dans le manifeste de l’Avenir pour tous (une des structures qui a succédé à la Manif pour tous), on peut lire qu’il faut rétablir « la norme supérieure de l’engendrement humain biologique » ou le slogan d’une « écologie humaine ». Un oxymore parfait puisque l’écologie, c’est par définition le fait de ne plus rester entre humains mais de faire entrer les non-humains en politique !
Leur intervention s’est focalisée » sur trois sujets :
- La filiation : un enfant a besoin d’un père et d’une mère.
- La mise dans le même sac de la GPA et de la PMA. C’est un coup de génie, mais qui est aussi très révélateur. Car qu’est-ce qu’ont en commun la GPA et la PMA ? Rien, sinon d’être le fruit d’une intervention technique, de ne pas être « naturel ». Du point de vue de l’histoire des luttes des femmes contre le contrôle de leur corps par l’Église ou par l’État, ces deux techniques sont même à l’opposé.
- La soi-disant théorie relativiste du genre.
Cette insistance sur la nature, la biologie comme fondatrices est très liée à la question de la constitution de l’État français comme un État colonial et raciste. On y reviendra.

Un mouvement sexiste
Derrière le banal « Tous nés d’un homme et d’une femme », il y a l’idée que le père et la mère jouent naturellement des rôles différents auprès de l’enfant. Mais lesquels ? Très vite on tombe sur des préjugés sexistes naturalisés qui renvoient du côté de la mère à la tendresse, à la gardienne du foyer, à la vie privée, et, du côté du père, à l’autorité, à la vie publique, au travail rémunéré, etc. On est en plein dans ce qui définit justement l’oppression des femmes quelle que soit par ailleurs l’analyse que l’on fait du travail domestique.
Cette distribution des rôles n’a rien d’universel, elle est battue en brèche avec la généralisation du travail des femmes, elle ne renvoie justement pas au sexe mais à ce qui a pris le nom de « genre ».
Pour simplifier les choses, on pourrait dire qu’à partir des années 1975, des auteures comme Gayle Rubin ont proposé trois niveaux d’analyse qu’on a appelés le « système sexe/genre ». Le sexe renvoie à l’opposition mâle/femelle et le genre à l’opposition masculin/féminin ou homme/femme. À ce propos, beaucoup ont parlé de « construction sociale », ce qui n’est évidemment pas la même chose que le « choix ». Une formule est devenue célèbre : ce n’est pas parce qu’on a un zizi qu’on aime le foot et parce qu’on a un vagin qu’on est destiné à faire la cuisine !
Il y a, enfin, la sexualité.
On s’aperçoit très vite qu’il faut se méfier d’un rapport soi-disant matérialiste entre sexe, genre et sexualité. Il serait catastrophique de considérer que le sexe, c’est du solide (toute plaisanterie mise à part), le genre relevant de l’appris ou du choix, ce qui ferait, finalement, qu’il y aurait une sexualité logique donc « normale », l’hétérosexualité. Elle serait logique au sens où elle découlerait de la nature, de la biologie. Ce qui n’empêcherait pas d’être « tolérant » envers les sexualités qui ne sont pas dans la logique, « non-normales ».
Il faut aussi se méfier de parler de « rapport dialectique » entre homme et femme constituant la base de développements…
On pourrait dire que c’est le genre qui est encore le niveau le plus stable – comme l’a fait Daniel Bensaïd avec les classes sociales quand il explique que les classes sociales ne sont pas premières (sociologiquement en quelque sorte), que c’est la lutte des classes qui est créatrice. Le genre est ce qui stabilise, ou tente de stabiliser, la sexualité, d’un côté, et le sexe, de l’autre.
Sexualité et sexe sont deux inextricables fouillis. C’est connu pour la sexualité, un peu moins pour le sexe. On a longtemps caché qu’un enfant sur 70 naît avec des caractéristiques sexuelles « intermédiaires » plus ou moins évidentes (6). Mais, on estime que pour 200 à 300 enfants qui naissent chaque année en France, on est dans la plus grande difficulté pour les assigner à un sexe. On va donc les opérer (j’aurais envie, ici, d’employer le mot d’« excision ») à la naissance et on fabriquera le plus souvent des filles, c’est plus facile ! Plusieurs pays, comme l’Australie ou l’Allemagne, ont décidé de ne plus se voiler la face : ils ont créé une catégorie « autre » en plus de H et F au moment de la déclaration de naissance de l’enfant et ne font plus d’opération chirurgicale précoce.
Évidemment, le plus simple serait que l’on cesse d’exiger de déclarer le sexe des enfants à la naissance : en quoi cela intéresse-t-il l’État ? L’État est-il le propriétaire des enfants ?
Quant à la sexualité, il faudra encore de longues batailles contre la position qui considère que l’hétérosexualité est, « quand même », la plus « normale ». L’hétéronormativité est au cœur de la psychanalyse freudienne. Judith Butler constate ainsi à son sujet que « l’hétérosexualité incestueuse est constituée comme la matrice prétendument naturelle et pré-artificielle du désir » (7). Cela nous renvoie au complexe d’Œdipe, impossible à symétriser entre fabrication des hommes et fabrication des femmes. Le « tabou de l’inceste » protégerait un tabou de l’homosexualité.
Il ne faut pas cacher que la naturalisation du rapport homme/femme est également présente chez Marx. Ce dernier écrit dans les Manuscrits de 1844 : « Le rapport de l’homme à la femme est le rapport le plus naturel de l’homme à l’homme. » Marx n’historicise pas ce rapport qui renverrait donc à la nature. Ce serait une matière première, un matériau brut pour penser ensuite la production de l’histoire.

Le genre comme stabilisateur
Le genre ne stabilise pas impunément le sexe et la sexualité. Il est immédiatement un rapport de pouvoir. Dès 1975, Gayle Rubin écrit :    « Nous ne sommes pas seulement opprimées en tant que femmes, nous sommes opprimées par le fait de devoir être des femmes ou des hommes selon les cas » (8). De la même manière Christine Delphy écrit : « La division hommes/femmes se construit en même temps que la hiérarchie et non pas avant »  (9). Pour Judith Butler, le genre est moins la construction sociale de la différence des sexes qu’une « façon première de signifier des rapports de pouvoir ». Le rapport d’oppression ne vient pas après l’instauration de la division, il lui est consubstantiel (10).
Judith Butler va beaucoup travailler sur cette question du genre abandonnant un Freud trop biologisant pour un Lacan qui insiste sur l’importance du « symbolique » et du langage : si le genre ne se construit pas sur le sexe, dans une biologie naturelle qui serait portée par le sexe, c’est qu’il relève de l’imitation sans qu’existe un original, tout en « créant un effet de naturel ». Le genre, selon Butler, relève de la performance, de la mascarade, de la parade, de la danse de séduction. Il commande le désir.
Le corps genré est donc un corps performé et non pas « naturel » (11).
Il est temps de remarquer que toutes ces auteures font la même référence à un texte que l’on pourrait dire fondateur : Le Deuxième Sexe publié en 1949 par Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castra qu’on qualifie de féminin. » (12)

Le mariage pour tous et l’égalité des droits
Nous pouvons maintenant revenir à la question posée en introduction : le mariage pour tous relève-t-il de l’égalité des droits ? Si on considère que c’est le cas, encore faut-il préciser entre qui et qui. Qui devient égal à qui ? Qu’est-ce qui compte ? Le Sexe ? Le genre ? La sexualité ?
S’il y a égalité des droits, c ‘est qu’on choisit le niveau de la sexualité. Il s’agit alors d’une égalité des droits entre « hétérosexuels » et « homosexuels ». Il saute aux yeux que c’est très réducteur puisqu’on peut très bien imaginer que des femmes ou des hommes décideront de se marier par exemple pour des raisons d’amitié profonde afin de faire bénéficier le survivant d’un certain nombre de droits sans pour autant être homosexuels. Qui peut y trouver à redire ?
Les ennemis du mariage pour tous ont hésité à cet endroit précis. Le cardinal Barbarin a fait l’erreur de dire que le mariage était « hétérosexuel ». Ce qui revenait de sa part à confondre le niveau du sexe et celui de la sexualité ! Il affaiblissait ainsi la position des ennemis du mariage pour tous. Boutin, un peu plus maline, n’a pas fait cette erreur en insistant sur le fait que les homosexuels avaient le droit de se marier « mais avec des personnes de sexe opposé » !
Prendre le niveau de la sexualité pour proclamer l’égalité des droits n’est pas sans poser un gros problème : qu’on le veuille ou non, cela « essentialise », « naturalise » homosexualité et hétérosexualité. Ils deviennent, à leur tour, des normes universelles a priori. Michel Foucault a très tôt compris ce risque quand il mettait en garde contre l’idée de « faire de la sexualité un invariant » qui ne se modifierait que dans ses « manifestations » du fait de la « répression » (13). Il écrit : « Cela revient à mettre hors champs historique le désir et le sujet du désir, et à demander à la forme générale de l’interdit de rendre compte de ce qu’il peut y avoir d’historique dans la sexualité. » (14)
Ce serait bien la peine d’avoir déstabilisé le sexe et genre, si c’est pour restabiliser les choses de cette manière à partir d’une tradition qui est profondément occidentale. Sébastien Chauvin et Arnaud Lerch ont bien raison de venir nous compliquer la tâche :
« Le terme « hétérosexualité », invention datant de la fin du xixe siècle, fut forgé en même temps que celui d’ »homosexualité » par le militant homosexuel Karl Maria Kertbeny, qui cherchait à constituer les deux comme des réalités également naturelles et légitimes. Dans la période victorienne antérieure, les idéaux masculins et féminins étaient d’abord définis non par leur « sexualité », mais au contraire par leur distance à la concupiscence. Le désir hétérosexuel était anormal s’il ne visait pas exclusivement la procréation, ce dont témoignent encore certains usages du mot « hétérosexualité » au début du xxe siècle : un dictionnaire médical définit ainsi en 1901 l’hétérosexualité comme un « appétit sexuel morbide pour le sexe opposé ». Au début du xxe siècle, la sexualité hétérosexuelle perd sa dimension pathologique et devient revendiquée, recommandée. […] Il faut cependant attendre les années 1960 pour que la sexualité entre hommes et femmes soit finalement valorisée en tant que telle, en dehors de toute préoccupation reproductive ou matrimoniale, et qu’ainsi le modèle « hétérosexuel » arrive à maturité. » (15)
Il faut bien reconnaître qu’on a donné au reste du monde l’impression (pas si fausse) qu’on était des girouettes : en un siècle, on leur a d’abord fait inscrire (par exemple, au Maroc ou en Inde) l’homosexualité comme un crime ou un délit (ils étaient des barbares de ne pas s’en préoccuper) et, maintenant, on leur dit qu’ils sont des barbares d’avoir une telle législation ! Cela renvoie bien à notre hypocrisie et à notre suffisance colonialiste.
Mais si le mariage pour tous ne renvoie pas à une question d’égalité des droits, comment le justifier ?

Le sexe et l’État
On pourrait proposer une autre version que celle de l’égalité des droits et dire qu’avec le mariage pour tous, L’État ne se mêle plus, enfin, du sexe des partenaires (16). Il y a là un vieil enjeu qu’il faut réactiver. Michel Foucault a été le premier à le souligner en écrivant que la « technologie du sexe » « faisait du sexe non seulement une affaire laïque mais une affaire d’État : mieux une affaire où le corps social tout entier, et presque chacun de ses individus, était appelé à se mettre en surveillance » (17). Si c’est l’État qui définit la relation d’égalité qui doit être prise en compte, alors il y a lieu de se méfier : contrôler le sexe et les populations fait partie de ce que Michel Foucault a appelé la biopolitique. La question n’est jamais neutre mais engage toujours des projets de contrôle, articulant Etat et capitalisme.
On comprendra mieux en revenant sur l’œuvre, essentielle, de Monique Wittig, écrivaine de talent, connue pour avoir participé au dépôt d’une gerbe sous l’Arc de triomphe le 26 août 1970 « à la mémoire de la femme du soldat inconnu ». Elle écrit : « L’hétérosexualité n’est pas seulement une sexualité mais un « régime politique ». » Celui qui fait des femmes les esclaves des hommes. Elle va, du coup, redéfinir les lesbiennes : ce sont les femmes qui sont devenues des esclaves en fuite, marrons, transfuges. Cependant, grâce à l’abolition de l’esclavage, la « déclaration » de la « couleur » est maintenant considérée comme une discrimination. Mais ceci n’est pas vrai pour la « déclaration » de « sexe » que même les femmes n’ont pas rêvé d’abolir. Je dis : qu’attend-on pour le faire ? » (18)
Il n’y a plus aucune raison raisonnable pour que l’État s’occupe du sexe. Si l’État à partir du xviiie siècle s’intéresse tant au sexe, c’est pour des raisons d’identification mais aussi parce qu’il existe un ensemble qui fait système. Il s’agit de contrôler le genre pour contrôler la race. Utiliser le genre, c’est la principale arme du racisme constitutif de la politique coloniale européenne. Il faut avoir en mémoire que les enjeux sont considérables : « de 1815 à 1914, l’empire colonial direct de l’Europe est passé de 35 % de la surface de la terre à 85 %. Tous les continents ont été touchés. » (19)
Sexe et genre sont intimement liés comme le révèle l’étymologie. C’est ce que rappelle Donna Haraway. Elle a rédigé l’article « genre » dans la version allemande du dictionnaire du marxisme (entrée qui n’existait pas dans la version française !). Elle rappelle :
« « Gender » comme « genre » dérivent du latin generare(engendrer) dont la racine est « gener » qui a donné « race » et « genre ». » (20)
Le recoupement du sexe et de la race va prendre une forme bien résumée par Gayatri Spivak : « Des « hommes » blancs veulent aider des femmes de couleur à se libérer des hommes de couleur. » (21)
Il n’est finalement pas étonnant de constater que l’on retrouve aujourd’hui presque les mêmes mots utilisés : « Cette solution est résumée par Loubna Méliane, porte-parole de Ni putes ni soumises : « il faut aider les femmes des quartiers à quitter leur milieu et leur famille ». » (22)
Cette question n’a pas échappé à l’historienne Ann Laura Stoler qui a étudié les politiques française et néerlandaise en Indochine et dans les Indes néerlandaises. Elle remarque : « Il est toujours frappant d’observer à quel point le contrôle sur la sexualité et la reproduction se trouvait au cœur de la définition des privilèges coloniaux et de leurs limites. » (23)
Ainsi dans le Code civil de 1848 des Indes néerlandaises les femmes indigènes « n’avaient aucun droit sur les enfants reconnus par l’homme blanc ». Elle écrit encore :
« J’envisage le discours administratif et médical, ainsi que la gestion de l’activité sexuelle, du mariage et de la reproduction des Européens, comme partie prenante de l’appareil de contrôle colonial. […] La pensée raciale ne suit pas l’ordre bourgeois, elle le constitue. »
Elle rappelle qu’à partir des années 1920 « on a de plus en plus entendu la voix des défenseurs – voir des praticiens – de la stérilisation des personnes jugées « inaptes », membres des classes inférieures d’Angleterre, d’Allemagne et d’Amérique du Nord ». Cela n’est pas sans rappeler ce qui présente désormais comme une véritable interdiction de procréer pour les lesbiennes : l’interdiction de la PMA. Même si celle-ci restera en partie théorique (la PMA est une technique qui peut se pratiquer sans l’appareillage médico-technique), l’exclusion des femmes qui ne sont pas en couples hétérosexuels relève bien d’un régime de biopolitique.
Cela peut nous rappeler aussi ce qu’écrivait Frantz Fanon qui pourtant n’est pas très à l’aise pour parler de sexe et de sexualité comme en témoigne sa remarque un peu naïve selon laquelle il n’y a pas de pratiques homosexuelles en Martinique (24). Alors que son livre Peaux noires, masques blancs est consacré au racisme, il intitule le premier chapitre « La femme de couleur et le Blanc » et le deuxième « L’homme de couleur et la Blanche », témoignant de l’intrication entre sexe et race.

Retour sur le genre
Je voudrais pour terminer revenir sur la question du genre. Donna Haraway comme Bruno Latour et Isabelle Stengers nous ont appris à nous méfier des oppositions binaires. On a vu qu’il fallait les déstabiliser plutôt que de les dialectiser et que l’État les restabilisait en permanence pour se constituer comme État colonial/racial. Or, si l’opposition genre/sexe recouvre l’opposition culture/nature ou construit/naturel, on risque un nouveau désastre.
C’est sans doute la raison pour laquelle Monique Wittig a toujours refusé la notion de genre (distincte du sexe). Elle écrit : « Une relation d’appropriation spécifique par un homme, voilà ce qui fait la femme. À l’instar de la race, le sexe est une fonction « imaginaire » qui produit de la réalité, y compris des corps perçus comme préexistants à toute construction. » (25)
Si le sexe renvoie à la biologie comme indiscutable (à la Science) on retrouve sous une nouvelle forme tout ce à quoi nous avons essayé d’échapper dans cette contribution. Donna Harraway écrit aussi : « « Biologie » en est ainsi venu à dénoter le corps lui-même, plutôt qu’un discours social ouvert à l’invention. » C’est d’ailleurs ce que rend inévitable la discussion sur les intersexués – où les biologistes sont venus enrichir et multiplier les perspectives et non pas comme on aurait pu s’y attendre opérer une « réduction (mais cette ouverture à de nouvelles questions n’est-elle pas ce qui caractérise la bonne science ?) (26). On ne parle pas non plus impunément de la fécondation en utilisant des mots comme « compétitivité » pour parler de la « course des spermatozoïdes ». Il faut là aussi trouver de nouveaux mots, de nouvelles descriptions et proposer de nouveaux programmes de recherche biologiques.
Pour conclure, nous devons tenir compte des héritages lourds et particuliers que nous avons comme femmes ou comme homosexuels. Comment venir peupler « la maison des différences » et non pas en faire une arme de combat utilisable par l’État bourgeois et raciste ? On se rappelle de Bush justifiant l’intervention en Afghanistan par la nécessité de libérer les femmes ! Quand est né, dans les années 1980, le Black feminism, ce fut un moment très important : les femmes noires n’héritaient pas de la même chose que les femmes blanches. Donna Haraway rappelle : « au xixe siècle, des féministes blanches étaient mariées à des hommes blancs – à l’époque de l’esclavage – tandis les féministes noires étaient la propriété des hommes blancs. » De même les femmes noires n’avaient pas la propriété de leurs enfants. « Donc, le problème de la mère noire n’est pas seulement son statut de sujet, mais aussi le statut de ses enfants, de ses partenaires sexuels. Rien d’étonnant si la promotion de la race et le refus d’une séparation catégorique entre hommes et femmes – envers et contre toute analyse de l’oppression sexiste noire et blanche – occupent une telle place dans le discours des féministes noires du Nouveau Monde. »
On peut trouver des préoccupations semblables dans certaines interventions de Houria Bouteldja du Parti des indigènes de la république avec laquelle nous avons pourtant de multiples et graves divergences (27). Elle explique aux féministes françaises qui campent sur une position définitive – nous savons bien ce que signifie le voile ! –, comment cette question a surgi après la défaite de « l’antiracisme officiel » « dans un contexte de relégation sociale et raciale et dans un contexte où l’idéologie dominante propose aux femmes de l’immigration de se libérer de leur famille, de leur père, frère, religion, tradition ». « Par le voile, les femmes disent aux hommes blancs, notre corps n’est pas à votre disposition. » Cela mérite d’être entendu même si le débat doit continuer.
Le mariage pour tous et la rage qui s’est déchaînée à cette occasion ne sont donc pas seulement l’occasion de dénoncer une homophobie par ailleurs bien réelle. La question touche un nombre extraordinaire d’enjeux politiques au-delà de la question homosexuelle. Le débat est loin d’être terminé y compris parmi ceux qui ont soutenu la loi et qui peuvent l’avoir fait pour des raisons très différentes.
Philippe Pignarre
Retour sur les enjeux du mariage pour tous: contrôler le sexe pour contrôler la race
Publié le 19 février 2014 sur blog Mediapart

Site de Philippe Pignarre

À voir : Société Louise Michel, débat avec Eric Fassin
(lien vidéo de la note 1)

mvd

1 Seule la Société Louise-Michel a organisé une réunion le mercredi 16 janvier 2013 avec Eric Fassin. Son intervention, de grande qualité, peut être visionnée sur le site societelouisemichel.org.
2 En ce sens ce texte propose une démarche qui est totalement opposée à celle de Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani Belkacem dans Les Féministes blanches et l’empire, Paris, La Fabrique, 2012. La position que je développe ici est, en revanche, très proche de celle d’Elsa Dorlin. On lira avec profit son formidable petit livre : Sexe, genre et sexualité, Paris, PUF, 2008.
3 Joan W. Scott, De l’utilité du genre, Paris, Fayard, 2012.
4 Judith Butler, Ce qui fait une vie, Paris, Zones, 2010.
5 Sur l’anticapitalisme en « affinité élective » avec le catholicisme, on lira avec intérêt le livre de Michael Löwy, La Cage d’acier. Max Weber et le marxisme wébérien, Paris, Stock, 2013. Cet anticapitalisme peut prendre la forme la meilleure avec la théologie de la Libération et la pire avec la pensée de Charles Maurras et l’antisémitisme.
6 Anne Fausto-Sterling, Corps en tous genres. La dualité des sexes à l’épreuve de la science, Paris, La Découverte, 2012.
7 Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2005,2006.
8 Gayle Rubin, Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe, Paris, Epel, 2010.
9 Christine Delphy, Classer, dominer. Qui sont les « autres » ?, Paris, La Fabrique, 2008.
10 Christine Delphy, L’Ennemi principal. Penser le genre, T. II, Paris, Sylepse, 2009.
11 Comme le corps « racial ». Voir Jean-Paul Rocchi, «  Littérature et psychanalyse de la race », Tumultes, n° 31, 2008.
12 Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, paris, Gallimard, 1949.
13 Soulignons ici que tous ceux qui ont travaillé sur ce sujet, à l’exception de Michel Foucault sont des femmes. Les lesbiennes ont joué un rôle essentiel à partir des années 1975.
14 Michel Foucault, Histoire de la sexualité. L’usage des plaisirs, T. 2, Paris, Gallimard, 1984.
15 Sébastien Chauvin et Arnaud Lerch, Sociologie de l’homosexualité, Paris, La Découverte, « Repères », 2013.
16 J’emploie ici volontairement le mot de « version » une version n’est jamais exclusive, ne prétend pas à la vérité absolue. Sur cet usage : Vinciane Despret, Isabelle Stengers, Les Faiseuses d’histoire. Que font les femmes à la pensée, Paris, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 2011.
17 Michel Foucault, Histoire de la sexualité. La Volonté de savoir, T. 1, Paris, Gallimard, 1976.
18 Monique Wittig, La Pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, 2013.
19 Edouard Saïd, L’Orientalisme, Paris, Seuil.
20 Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes, Paris, Éditions Jacqueline Chambon, 2009.
21 Gayatri Chakravorty Spivak, Les Subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
22 Cité par Christine Delphy (Christine Delphy, Classer, dominer, op. cit.). Sur ce rapport entre sexes et races, le travail de Christine Delphy est absolument irremplaçable. Il est d’une qualité inégalée.
23 Ann Laura Stoler, La Chair de l’empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, Paris, La Découverte, 2013.
24 Il écrit en note : « Mentionnons rapidement qu’il ne nous a pas été donné de constater la présence manifeste de pédérastie en Martinique. Il faut y voir la conséquence de l’absence de l’Œdipe aux Antilles. On connaît en effet le schéma de l’homosexualité. Rappelons toutefois l’existence de ce qu’on appelle là-bas « des hommes habillés en dames » ou « Ma Commère ». Ils ont la plupart du temps une veste et une jupe. Mais nous restons persuadé qu’ils ont une vie sexuelle normale. Ils prennent le punch comme n’importe quel gaillard et ne sont pas insensibles aux charmes des femmes, – marchandes de poissons, de légumes. Par contre en Europe nous avons trouvé quelques camarades qui sont devenus pédérastes, toujours passifs. Mais ce n’était point là homosexualité névrotique, c’était pour eux un expédient comme pour d’autres celui de souteneur. » Frantz Fanon, Peaux noires, masques blancs, Paris, Seuil, « Point ». On peut lui opposer ce que déclarait récemment Patrick Chamoiseau : « Dans ma jeunesse, il n’y avait pas de problème homosexuel en  Martinique. C’était hyper réprimé, résiduel, confidentiel. Ca ne gênait personne. On voyait surtout des homos extravertis, des petites folles. Les termes qui qualifiaient les homosexuels n’étaient pas péjoratifs : Macoumé (ma commère) pour les gays, zanmi pour les lesbiennes (les amies). Ce n’était pas agressif. » <outremerlemag.fr>.
25 Monique Wittig, La Pensée straight, op. cit. Monique Wittig nous met aussi en garde contre la psychanalyse, y compris sa version lacanienne défendue, par exemple, par Judith Butler : « La linguistique engendre la sémiologie et la linguistique structurale, la linguistique engendre le structuralisme, lequel engendre l’Inconscient Structural. L’ensemble de ces discours effectue un brouillage – du bruit et de la confusion – pour les opprimés, qui leur fait perdre de vue la cause matérielle de leur oppression et les plonge dans une sorte de vacuum a-historique. » On peut penser que la référence à la psychanalyse ne permet de lier sexe et race que sur le mode analogique, ce qui est évidemment totalement insuffisant. Voir Jean-Paul Rocchi, « Frantz Fanon et la théorie queer », <csprp.univ-paris-diderot.fr>.
26 Isabelle Stengers, Une autre science est possible !, Paris, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 2013.
27 Je fais référence à son intervention à l’université de Berkeley, « Race, classe et genre : l’intersectionalité entre réalité sociale et limites politiques », < indigenes-republique. fr >. Là où Houria Bouteldja est moins convaincante, c’est quand elle fait appel à l’arsenal théorique althussérien pour défendre ses positions.

Travail sexuel, travail pour tous / Collectif Multitudes

Le travail sexuel rémunéré connaît aujourd’hui en France un nouvel épisode dans la longue histoire de sa répression capitaliste et pudibonde. Dès l’ère victorienne on a compris comment transférer vers le travail acharné l’énergie sexuelle cadenassée, comme le montre le film d’Elio Petri La classe ouvrière va au paradis (1971). La répression est aujourd’hui d’autant plus insidieuse qu’elle se présente sous le visage compatissant et protecteur de l’aide aux victimes de la violence sexuelle, en supprimant notamment le délit de racolage public au profit de mesures dissuasives et incitatives pour sortir de la prostitution. Parmi elles, le projet de pénalisation du client suscite une réaction machiste de la part d’autoproclamés « salauds » qui revendiquent leur droit naturel à aller aux putes impunément, volant ainsi leur lutte aux prostituées (« touche pas à ma pute », ont-ils l’impudence de dire).

Méphisto-valse des putes
Putes à talons hauts et à jupes courtes, sorcières à poil et à fourrures, putes théâtrales aux faux-cils et au maquillage outrancier, vamps et drags, putes à paillettes et à résilles, putes sculpturales parodiques aux mimiques surjouées. La nuit tombée, la rue périphérique devient la scène d’un grand marché sémiotique, un marché aux symboles sexuels. C’est une nouvelle nuit de Walpurgis, une nuit capitaliste, la nuit du capitalisme sémiotique. Le client au marché achète et consomme des signes en même temps que des corps. La rue ne fait ainsi qu’extérioriser une efflorescence de signes qui passent au quotidien dans nos murs : putes d’hôtels et de couloirs, putes putatives de Sofitel ou putes potentielles de bureau, putes occasionnelles, putes entre deux portes ou putes d’ascenseurs, néo-courtisanes hétaïriques du pouvoir, néo-Goulues et demi-mondaines. Entre celles qui le sont sans en avoir l’air, Jeunes et Jolies, et celles qui en ont l’air sans l’être, poupées siliconées et hyperféminisées, la frontière sémiotique entre les régimes de féminité est intrinsèquement trouble. On n’est pas pute, on fait la pute. On choisit un style.
La féminité stéréotypée et exacerbée des putes est passée de mode en même temps que la classe ouvrière, et aux jeux de rôles sémiotiques la formation laïque ne prépare pas. Misère du désir viril qui n’a plus accès qu’à des symboles de pacotille et les reporte dans ses réseaux numériques et son abstinence virtualisée. Un nouveau marché de la prostitution est en train d’apparaître, sur lequel ce qu’on pourchasse n’est que la relique du précédent. On va abolir la prostitution comme on a aboli sous la Révolution la Ferme générale des impôts. L’exemple de l’écotaxe montre bien qu’on abolit jamais rien pour de bon, il reste toujours des strates. Et les putes sont celles qui aiment en jouer le plus simplement du monde. Beaucoup de prostituées ont témoigné de l’empowerment sémiotique du déguisement, de l’« effet pute » qu’il produit. D’ailleurs quelle jeune fille de bonne famille ne s’est pas fait entendre dire « ne fais pas la pute » devant un rouge à lèvres trop rouge ou un costume d’hyperféminité ?
Mais la pute fière et libre ne doit pas exister (1). Médiatiquement et politiquement, la seule prostitution prise pour cible et emblème est la plus sordide. La bonne relique de pute est la pute étrangère, sans papiers et sans consentement, défoncée au crack, dressée par le viol, vouée à l’abattage. Comme l’a montré Gail Pheterson, le concept même de « prostituée » est une fabrication sociale qui assure une fonction de contrôle. En tant qu’injure publique, le « stigmate de la putain » peut être jeté sur chaque femme revendiquant la légitimité ou l’indépendance (2). En septembre 2013, la députée socialiste Maud Olivier a présenté à l’Assemblée Nationale un rapport d’information « sur le renforcement de la lutte contre le système prostitutionnel », au nom des droits des femmes. La réponse prototypique de la gauche socialiste à la situation précaire des prostituées a toujours été l’abolitionnisme. Comme dit Despentes, les prostituées constituent le seul prolétariat dont la condition émeut autant la société bourgeoise. Notre société tolère plus la misère économique, la mort dans les usines de confection du Bengladesh, la précarité du travail d’usine ou de la caisse de supermarché, que le travail sexuel. Les putes foutent la panique. C’est d’abord une panique féminine et conjugale défensive, la panique du contrat sexuel marital contre le contrat prostitutionnel qui lui révèle sa propre vérité : le risque de violence dont est porteuse la sexualité domestiquée. Le 18 Novembre 2013 avait lieu la journée mondiale contre les violences faites aux femmes, dans la rue certes, mais plus encore à la maison. En France une femme meurt tous les trois jours des suites de violences conjugales.

Travailleuses et intermittentes, les putes emmerdent le capitalisme
Condamner la traite est une chose, condamner la prostitution est autre chose. De ce point de vue, la stratégie abolitionniste est la même que celle de la lutte anti-porno : elle consiste à assimiler le sexe tarifé à la violence, comme on assimile la pornographie à la violence. Les prostitué-e-s sont pourtant des travailleur-se-s comme les autres, comme l’a parfaitement rappelé Thierry Schaffauser du STRASS sur le site de Libération le 31 octobre 2013 (3). Vendre sa force de travail, c’est toujours engager son corps. Ouvriers, sportifs, mannequins, masseurs, secrétaires, ambassadeurs, soldats, tous engagent leurs corps. À chaque fois qu’il est au travail, le corps doit se donner tout entier derrière une certaine façade de lui-même. Le sexe féminin n’est pas un tiroir-caisse plus honteux que les fourneaux où se mutilent les mains du sidérurgiste, ou que la précision dans laquelle s’usent les yeux du tourneur-fraiseur. Les prostituées étaient d’abord solidaires des classes laborieuses dans leur ensemble, et n’ont été isolées des autres travailleurs et ostracisées que sous la pression constante de leur persécution policière depuis la fin du XIXe siècle. Le rejet des putes à la périphérie des villes, leur immigration, épouse les localisations du capital. L’allocation de transition à 2/3 de RSA que propose le rapport Olivier pour sortir de la prostitution ressemble aux primes de licenciement dans l’industrie et aux « reconversions ». Arrêtez de travailler et vous aurez votre aumône. Soyez assistées.
La pute est une travailleuse intermittente. Son rythme de travail, avec ses afflux soudains de liquidités et ses interruptions parfois prolongées, constitue une irrégularité insupportable à l’économie libidinale du capitalisme, qui entend contrôler et calculer les flux monétaires. Les escorts de plus en plus nombreuses sont pourtant là pour démontrer que le capitalisme financier a plus que tout autre besoin de faire valser le sexe, loin du contrôle de tout un chacun. Flux saccadés de sperme et d’argent, alternés de longues périodes réfractaires : ce qui emmerde souverainement le pouvoir, c’est cette idiorythmie de la travailleuse sexuelle. Ce rythme ne se calcule pas en nombre d’heures tarifées, hiérarchisées selon le style, mais profite des opportunités, comme tout le monde le fait.
La victimisation de la pute remplit plusieurs fonctions tactiques. Elle permet d’abord d’intimider les putes-travailleuses indépendantes en les faisant s’estimer heureuses d’avoir – pour l’instant – échappé aux proxénètes et aux réseaux mafieux. En même temps qu’elle infantilise les prostituées en prétendant les protéger contre elles-mêmes, elle construit une image de la sexualité masculine comme complice de la violence sociale. Double bind pervers d’une société qui tout à la fois exige et excite une virilité impérieuse dont elle frustre et humilie la satisfaction. Le capitalisme sémiotique est intrinsèquement castrateur. C’est une société où règne l’ « esthétique pute » qui veut abolir la prostitution. Il n’y a pas lieu pour autant de prendre pitié du sexe des hommes. On sait trop combien, quelles que soient les lois, les hommes les plus puissants continueront toujours de pouvoir jouir des corps-signes les plus disciplinés, comme l’ont fait jusqu’à présent en nombre les « salauds » qui entendent continuer.

Devenir putes
Présenter la prostitution comme un « système » lui prête a priori une cohérence d’ensemble qui l’assimile tactiquement à la traite. En reprenant le terme de « système », le discours du pouvoir est pris dans le modèle stratégique des réseaux mafieux contre lesquels il veut lutter. Ce postulat de systématicité recouvre la diversité et la bigarrure des pratiques prostitutionnelles. Il est pourtant impossible de figer moralement la prostitution en recouvrant la diversité de la rue sous le visage monolithique de la femme migrante, misérable et exploitée.
L’augmentation de la proportion de migrantes en situation illégale dans la population des prostituées qui racolent en France ne saurait être purement et simplement mise sur le compte de « l’emprise croissante de la traite », comme le fait le rapport Olivier. En réalité, le chiffrage policier, exclusivement proportionné au délit de racolage, ne retient rien des tactiques de contournement et de dissimulation développées en majorité par les prostituées françaises : l’utilisation d’Internet a permis à la prostitution locale de quitter le trottoir pour se rendre moins visible de la police. La fracture entre migrantes et françaises traverse ainsi la prostitution elle-même, la divisant entre des modes d’exercice et des risques inégaux. La précarité de la prostituée migrante ne tient pas seulement à sa plus grande vulnérabilité à la traite, mais aussi à son incapacité à se rendre imperceptible aux contrôles. Sous couvert de lutte contre la prostitution, le contrôle du racolage constitue par conséquent un contrôle migratoire déguisé. Le surmoi de la gauche lui interdit de présenter la lutte contre l’immigration à visage découvert. C’est pourquoi elle a besoin de leurres politiquement corrects comme la prostitution pour viser cet objectif.
En réalité, la prostitution n’est pas un système, elle est un écheveau de lignes de vie qui sont autant de lignes de fuite. Le putatif « système prostitutionnel » ne cesse de fuir de toutes parts. Ces lignes sont certes très diverses, hétérogènes entre elles, non superposables : la ligne transmigratoire, la ligne transsexuelle, la ligne adolescente et étudiante comme rite de passage et émancipation, etc. Entre les lignes prostitutionnelles, toutes sortes de rivalités sont certes à l’œuvre, non seulement de territoire, mais de représentation symbolique, par déclassement mutuel. Mais la « condition prostituée », comme l’a appelée Lilian Mathieu, n’a de sens que par et dans ces lignes.
Forclos par le projet de loi, le ou la transsexuel-le est pourtant l’emblème de la prostitution contemporaine. Le projet de loi feint d’espérer que tous les prostitué-e-s voudront et pourront naturellement retrouver un autre emploi dès qu’on leur en aura donné les moyens. Mais la prostitution pour les transsexuel-le-s n’est pas seulement un destin contraint par leur marginalité sociale, c’est souvent un exercice ascétique dans une trajectoire presque initiatique, une manière de s’éprouver soi-même dans son identité, d’essayer son corps et ses charmes sur autrui pour se les approprier. La psychiatrisation de la transsexualité falsifie cette ascèse.
De manière générale, on ne se prostitue jamais qu’en transition, en étant trans-quelque chose, transsexuel ou transgenre, transmigrant, entre deux pays ou deux milieux sociaux, entre deux âges, entre deux vies, entre le jour et la nuit, transversal. À chaque fois, la prostitution est un passage dans une ligne de vie, par lequel quelqu’un prend le risque de se transformer lui-même sans retour possible. Devenir autre chose que ce qu’on est. Les prolétaires n’ont toujours eu que leur corps, leur force de travail, pour améliorer ou changer leur vie. La pute de métier dont Grisélidis Real a donné l’exemple, qui noue des rapports singuliers avec ses clients, est un des modèles déjà ancien de la prostitution contemporaine. Chaque prostitué-e cherche sa voix avec ses propres atouts, aussi misérable soit-elle, même dans les réseaux. La prostitution est un voyage, une migration, une recherche, même quand elle échoue (4).

Économie libidinale de la prostitution
La gauche morale a une vision salariée de l’argent et de l’économie : c’est subi, c’est indésirable. Françoise Héritier résume cette incompréhension : « dire que les femmes ont le droit de se vendre, c’est masquer que les hommes ont le droit de les acheter ». Comment confondre ce catéchisme néo-kantien ? La série de séquences porno Czech Streets présente une galerie de portraits où des femmes banales, d’âges et de profils variés, acceptent en échange de quelques billets de se dénuder devant une caméra, puis de pratiquer des actes sexuels dans les recoins de la ville, avant de retourner à la banalité quotidienne comme si de rien n’était. Authentique ou fake, cette série vise à démontrer le pouvoir de l’argent. En apparence, ces séquences de prostitution spontanée attestent d’une précarisation de masse, de la banalisation de la violence sociale et de sa porosité avec la violence sexuelle. Dis-moi le prix de ton consentement. La minable jouissance phallique qu’achète l’argent semble donner raison au féminisme victimaire. Mais de l’autre côté, cette spontanéité du service sexuel n’est possible que parce que la sexualité elle-même s’est transformée et que les femmes vivent potentiellement un nouveau type de rapport à leur corps. Il n’est plus confiné à la maison, circonscrit par le mariage ou le couvent. Il est potentiellement offert, et la ville est l’espace où se joue et se risque cette ouverture, où s’éprouvent les fantasmes qu’elle suscite. La caméra et l’argent fonctionnent ensemble comme des vecteurs de pure sexualisation : ils permettent de déréaliser les actes en les spectacularisant, de les désaffectiver en les absorbant dans les images stéréotypées qu’ils imitent et simulent. Le sexe n’est pas sans amour, il a développé son amour-propre, son amour multidirectionnel, pervers polymorphe. L’argent n’achète pas le corps comme une chose, il prolonge l’adolescence, libère le corps de toute obligation d’engagement autre que sexuel.
L’économie libidinale de la prostitution ne se réduit pas pour autant à la vision libérale de l’échange (donnant-donnant). Il est vrai que l’argent déculpabilise et solde la dette de corps. Dans le couple, la sexualité traîne toujours de vieilles dettes et paye en nature les frais de l’inégalité des époux. La chambre à coucher est un petit théâtre où se transposent et se rejouent les rapports sociaux à travers les rapports sexuels. Au contraire, l’argent comme médiation opère un rabattement sur la sexualité. Je t’en donne pour ton argent, je ne m’occupe que de te faire jouir comme tu le demandes, tant pis pour toi si tu ne demandes pas bien. Le client a besoin que la prostituée soit tenue, soit dominée par un ou des tiers, par l’État peut-être, pour que le rapport de force reste en sa faveur. Une prostituée trop libre devient une maîtresse, le rapport de force se renverse. Ce sont tous les jeux bourgeois de l’amour et du hasard qui se réinventent quand tombe le mur de l’argent entre ces deux figures siamoises.
Libérer le travail sexuel de l’opprobre est certainement la première condition. Mais libérer l’ensemble des activités économiques de la forme subordonnée est aussi essentiel : personne ne devrait être obligé pour vivre de soumettre son corps et son esprit au commandement d’un patron ou d’un client dont la position de patron ou de client est garantie par l’ensemble de la hiérarchie répressive. C’est à cette déhiérarchisation des relations sexuelles et de travail qu’une réforme devrait s’attacher, pas au renforcement de la répression.
Collectif Multitudes
Travail sexuel, travail pour tous
À paraître dans le numéro 55 de Multitudes
et en lecture sur le site www.multitudes.net

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1 Voir Maîtresse Nikita et Thierry Schaffauser, Fières d’être putes, L’Altiplano, 2007.
2 Gail Pheterson, Le prisme de la prostitution, Paris, L’Harmattan, 2001.
3 Libération, 31 octobre 2013, 12h30, « Je suis une pute. Imaginez… ».
4 C’est ce que montrent les témoignages rassemblés par Alain Tarrius et Dominique Sistach dans le dossier « Transmigrants » de Multitudes n° 49.

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