• Accueil
  • > Recherche : philosophie coupables

Résultat pour la recherche 'philosophie coupables'

Page 2 sur 4

« Si je peux faire plus qu’une phrase » / Jacques Derrida / Entretien avec Les Inrockuptibles, avril 2004 / Spectres de Marx

Pour quelles raisons estimez-vous que le gouvernement met en place une ou des politiques qu’on pourrait qualifier d’anti-intellectualistes ?

Si j’ai signé très vite et sans état d’âme l’Appel contre la guerre à l’intelligence, c’est qu’il maniait avec beaucoup de prudence le mot si équivoque d ’ “intellectuel”. En couvrant un champ qui passe par la recherche, l’enseignement, les arts mais aussi d’autres domaines comme la justice ou la santé publique, vous avez prévenu toutes les objections. On n’avait plus le droit de penser que ce texte était corporatiste ou tendait à protéger des “professions” dites intellectuelles. Le mot “intellectuel” doit être manié avec prudence, mais un mot n’a de sens que pris dans une phrase, dans un discours  – et le vôtre marquait bien ce qu’intellectuel et, par opposition, anti-intellectualisme voulaient dire. J’ai été sensible aussi au fait que, loin de tout souci électoraliste, vous débordiez la frontière de la droite chiraco-raffarinienne qui a poussé jusqu’à la caricature les agressions contre ce qu’on appelle l’intellectualité : vous avez signalé que les dangers de cette politique avaient déjà leurs prémisses sous des gouvernements dits de gauche et de cohabitation. Je le crois aussi. Depuis longtemps. Votre texte m’a inspiré confiance, il ne se limitait pas à attaquer le gouvernement actuel, mais engageait vers une analyse et une prise de conscience de ce qu’est devenue la politique française depuis des lustres. Et vous avez noté que cette politique n’était pas simplement nuisible à la recherche, à l’éducation, aux arts, mais qu’elle avait des effets sur l’ensemble de la société française. Y compris sur l’économie : le Medef, qui inspire la politique du gouvernement actuel, devrait comprendre qu’il a intérêt au développement de la recherche. Qui n’est pas, à sa manière, un “intellectuel” aujourd’hui ? Marx a beaucoup misé sur l’opposition entre travailleurs manuels et travailleurs intellectuels, mais au 19 e siècle, cette distinction était déjà problématique. Aujourd’hui, elle ne vaut plus rien. Désormais, n’importe quelle compétence professionnelle est “intellectuelle”, partout où de la techno-science ou de l’informatique (au moins) devient indispensable, dans la police aussi bien que dans la médecine, dans l’armée, dans les transports et dans l’agriculture, dans les media, dans la vie politique ( où il y a même de “grands intellectuels”, comme on dit, et des  “écrivains” (Mitterand), de “grands écrivains” même, parfois militaires d’origine (De Gaulle).

Vous avez prononcé le mot “intellectualité”. Nous avions choisi celui d’intelligence, et l’on s’est rendu compte à la violence de certaines réactions qu’il était presque devenu inutilisable.

L’intelligence a une longue histoire philosophique. On l’oppose souvent à l’intuition (Bergson). Ou à la raison (Kant, Hegel, etc.). Dans ce contexte-ci, et dans un langage plus quotidien, ce serait plutôt la vigilance quant à l’indissociabilité entre le savoir et l’action, entre savoir et faire, entre un savoir théorique et une compétence technique. Les meilleurs exemples, on peut les prendre dans les champs médicaux ou juridiques. Les professionnels de la médecine doivent être à la fois attentifs à la recherche, qui va très vite, et dans le même temps engagés dans l’urgence d’une thérapeutique. Pour le juriste, c’est la même chose : être intelligent, c’est connaître l’histoire du droit, la jurisprudence et aussi savoir prendre une décision judiciaire. Malgré mes réserves “intellectuelles” sur le mot “intellectuel”,  je trouve que vous avez bien fait de le choisir. Cela a rendu nerveux ceux-là même, et touché au nerf de cela même qu’il fallait viser.

Cet énervement autour d’un soi-disant monopole de l’intelligence, cette dévalorisation de “l’intello” semble être un phénomène très français. Ce qui peut apparaître paradoxal dans un pays qui demeure caricaturalement aux yeux de beaucoup comme celui des “intellectuels”.

Oui, le mot a une histoire très française. Ce qu’on appelle ici un intellectuel, un “grand intellectuel”, c’est le plus souvent un “grand écrivain” ou un “grand philosophe” qui, dans la tradition de Voltaire, Zola, Sartre ou Foucault, prend la parole en public pour dénoncer ou accuser. Au nom de la justice et parfois contre le droit (que je distingue toujours de la justice). Il n’existe pas de tradition analogue aussi ancienne et aussi affirmée ailleurs. Aux Etats-Unis ou en Angleterre, les intellectuels apparaissent très peu sur la place publique, ils restent dans leur université ou leur domaine de recherche ou d’écriture, ils interviennent plus rarement dans l’arène politique. Une figure comme celle de Noam Chomsky y est exceptionnelle.
En France, les intellectuels sont présents dans les journaux, à la radio et, de plus en plus, à la télévision. Cette perméabilité entre le champ intellectuel et le champ médiatique est un phénomène très français. Pour l’espace public et pour la démocratie, c’est une bonne chose que cette prise de parole et cette responsabilité assumée dans le débat politique, en tout cas si elle ne devient pas gesticulatoire, si elle ne se laisse pas contaminer par les petits narcissismes promotionnels, les facilités démagogiques ou de vulgaires appétits éditoriaux. Car, comme toujours, cela peut aussi devenir équivoque. Depuis près de quarante ans, la politique se fait de plus en plus à la télévision, qui est devenue un instrument nettement plus puissant que la presse écrite. Or, depuis vingt ans, l’histoire de la télévision française, avec la multiplication des chaînes, la concurrence publicitaire, la cohabitation jalouse entre chaînes publiques et privées, a imposé un ajustement du discours et des images au niveau supposé (à tort !) moyen, ce qui veut dire aussi médiocre, des citoyens français. Tous les discours apparemment compliqués, sophistiqués, prudents, ceux qui font des plis se sont en quelque sorte trouvés exclus de la télévision. Cette évolution, que j’ai vu se produire au fil des ans, n’épargne d’ailleurs pas la presse écrite : combien de fois m’a t-on expliqué que c’était trop compliqué, qu’il fallait couper parce que les gens ne “suivraient” pas. Les responsables des media qui structurent le champ de l’espace public français mènent une véritable chasse à l’intelligence, une offensive contre tout ce qui manifeste de l’intelligence et qui est nécessairement compliqué, plié, circonspect, qui procède à son rythme, demande du temps et de la lenteur. Bourdieu a dit des choses très justes au sujet de la  “vitesse” télégraphique violemment imposée par tant de media. J’ai peu d’expérience de la télévision, et pour cause, mais je sais qu’on me demande chaque fois aller droit au but, de tout ramasser sous une forme de slogan ou de mot d’ordre. Si je commence à prendre des précautions, à entrer dans des subtilités, on me coupe, on m’interrompt, on me laisse entendre que l’audimat en souffrira. Il valait mieux en inviter d’autres, toujours les mêmes, qui ne demandent qu’à se conformer à cette loi pour en tirer quelques petits bénéfices. Cette obligation de simplifier, ce triomphe du simplisme, on peut l’interpréter comme une guerre — consciente ou non, délibérée ou non —, mais implacable contre l’intelligence, les intellectuels, ou plus largement l’intellectualité. Qu’il s’agisse de littérature, de politique ou de n’importe quoi, faire passer un discours compliqué à la télévision reste une prouesse. Avec la multiplication des chaînes, un bref instant j’ai rêvé d’émissions où l’on puisse prendre son temps, laisser leur chance aux silences, aux hésitations (que je crois, dans certains cas, plus fascinantes et “médiatiques” que l’inverse, mais laissons). L’audimat veille, donc la publicité, et la concurrence joue en sens inverse. Les chaînes publiques se mettent au pas des chaînes privées.

Dans votre livre d’entretiens avec Elizabeth Roudinesco vous notiez qu’ “ il n’y a rien de sérieux en politique sans cette apparente “sophistication” qui aiguise les analyses sans se laisser intimider fut-ce par l’impatience des media”. Le formatage médiatique produit donc des effets désastreux jusque sur le discours et la pratique politique ?

Oui, d’autant plus qu’un grand nombre d’intellectuels ont intériorisé ces impératifs de limpidité apparente, de transparence par le vide, d’intelligibilité immédiate. Ils se sont mis à produire les discours faciles et simplificateurs qu’on leur commandait. Dans les années 60 et 70, les discours “ difficiles ” séduisaient, ils passaient, ils se “ vendaient ” même. Il y avait une réceptivité, une demande pour ce type de parole. Mais, petit à petit, certains — et souvent, c’était nos élèves… — ont compris que tout ça ne passait plus dans les media : si l’on voulait devenir très vite une figure médiatique, il fallait simplifier, opposer noir et blanc, larguer l’héritage sans s’embarrasser de concepts. La “nouvelle philosophie” a commencé à ce moment-là. Un discours simplificateur, d’un point de vue éthique, juridique et politique, s’est mis en place et a influé sur un lectorat élargi, effet pervers d’une juste démocratisation de l’enseignement. Les responsables politiques se sont aussi ajustés à ce type de discours. L’équivoque —car voilà une complication dont je veux tenir compte—, c’est que souvent ces jeunes gens se mobilisaient pour de bonnes causes, des causes justes : les droits de l’homme notamment. Cette génération se battait pour des causes souvent respectables, en principe, mais en donnant l’impression de s’en servir plutôt que de les servir. La théâtre mediatique était géré par cette occupation et il était difficile de s’ y opposer sans paraître diabolique et voler au secours de “mauvaises causes”.
Je me pose beaucoup de questions sur les droits de l’homme, sur l’histoire de ce concept, sur ce qu’on en a fait, mais je ne dirai jamais que je suis “contre”. Je ne m’opposerai jamais à quelqu’un qui se bat au nom des droits de l’homme, qui apparaît à la télévision en leur nom, je ne le peux pas et ne le veux pas. Donc, je suis muselé. Il devient très difficile de dire que les droits de l’homme ont une histoire, qu’il faut savoir quelles sont les limites conceptuelles de cette notion, combien elle a été enrichie et compliquée après 1789… Très difficile d’expliquer qu’aujourd’hui le combat pour les droits de l’homme ne se limite pas aux causes classiques que l’on invoque habituellement mais qu’il va très loin, que la majorité de l’humanité crève de faim, que le sida dévore l’Afrique, etc., et que laisser mourir est parfois tout aussi grave, voire plus grave que tuer. Par exemple aucun des tribuns “droits-de-l’hommistes” patentés, en France, ne s’est mobilisé autour de ces tragédies mondiales et de la culpabilité politique de tous les citoyens des pays riches, des “pays des droits de l’homme”. Les mêmes ne se sont pas mobilisés contre la peine de mort (surtout en Chine et aux Etats Unis). J’ai cru devoir le faire depuis des années et non seulement dans mon enseignement.
Je pourrais faire l’histoire de mes silences obligés. Il y a eu des moments où, bien que “de gauche”, comme on dit et comme je l’ai toujours été, je ne pouvais ni souscrire à la politique marxiste officielle du parti communiste, au marxisme donc, ni même à l’althussérisme, mais je ne voulais pas non plus, à tort ou à raison, m’y opposer publiquement, me faire l’allié “objectif” d’un anti-communisme à mes yeux tout aussi suspect, dans une situation donnée. Donc je l’ai fermée pendant très longtemps. Mais certains savaient interpréter mes silences à travers ce que je publiais.

Pourquoi ?

Je votais toujours à gauche, bien sûr, je marquais dans mes textes assez clairement quelles étaient mes préférences, mais je ne pouvais me dire ni marxiste, ni communiste, ni me dire — peut-être avais-je tort — frontalement opposé à cette “gauche”. Je ne voulais pas paraître de droite. Je n’étais pas de droite. C’est donc un silence que je n’ai rompu explicitement que très tard, c’est-à-dire après la chute du communisme, quand j’ai écrit Spectres de Marx. À la fin des années 70, au début des années 80, tout en ayant un jugement négatif sur une certaine théâtralisation de ces intellectuels, ceux qu’on appelle aujourd’hui les “intellectuels médiatiques”, je ne pouvais pas non plus les condamner. Néanmoins, lorsque j’ai organisé, avec d’autres, les Etats Généraux de la Philosophie en 1979, dans mon introduction, je m’en suis pris aux intellectuels qui abusaient des media et qui rendaient de mauvais services à la philosophie. Non seulement Bernard-Henri Lévy et Grisoni s’en sont pris à moi, et ont tenté de faire une obstruction physique au déroulement des Etats Généraux, mais même un inspecteur général de philosophie qui avait été mon prof, Etienne Borne, m’a accusé de prendre à partie des gens qui s’engageaient pour des causes morales et justes. Ce n’était pas à la morale, encore moins à la justice, que je m’en prenais mais à la pratique médiatique et aux abus auxquels ces gens se livraient à des fins de représentation, je le disais à l’instant, narcissico-promotionnelles. On se sentait donc un peu paralysé. Et c’est ce courant qui a favorisé l’orientation que vous dénoncez aujourd’hui, aussi bien à gauche qu’à droite. Parce que la plupart de ceux ou de celles dont je parle ici ont été politiquement à droite et à gauche, simultanément ou successivement, gommant le clivage et s’adaptant à chaque fois au pouvoir dominant, ou aux pouvoirs dominants quand il y en avait deux pendant la cohabitation. Ils ont cohabité avec tous les cohabitants.

Beaucoup d’artistes qui ont, comme vous, refusé d’apparaître à la télévision dans les années 70 regrettent aujourd’hui d’avoir finalement laissé la place à d’autres, qui continuent aujourd’hui d’occuper tout l’espace.

C’est vrai. De ma part, comme pour celles et ceux qui se sont montrés extrêmement prudents, parcimonieux, ce ne fut pas du mépris. J’avais refusé par principe d’aller à la télévision. Ce n’était pas une opposition à la télévision elle- même. C’était une méfiance à l’égard de la façon dont la télévision était mise en œuvre : le rythme, la temporalité, la culture des personnes qui vous interrogeaient. Je n’aurais jamais accepté d’aller chez Pivot (qui ne me l’a d’ailleurs, et pour cause, jamais demandé). Je n’avais rien contre cet homme estimable dont la célèbre émission à rendu des services, mais je ne pouvais pas parler avec lui, je voyais le moment où il allait m’interrompre pour me demander si mon texte était autobiographique ou non, de raconter des histoires, l’intrigue de mon livre, etc… Or bien avant cette télévision, il y en avait une autre, et des émissions littéraires d’une autre qualité. Desgraupes et Dumayet parlaient avec les intellectuels, avec les écrivains, en prenant leur temps, en laissant parler, en acceptant les silences et les hésitations. Je n’ai rien contre cette télévision-là et je continue d’espérer qu’on saura en reconnaître et ressusciter les qualités.
Vous avez longtemps refusé d’apparaître en photos, comme Buren jusqu’au moment où il s’est rendu compte que ça créait une sorte de mythe autour de lui.
Je reconnais avoir cédé alors à cette—comment dire? – “idéologie” ? à cette prude coquetterie On était contre la représentation. L’écrivain ou le philosophe n’avait pas à apparaître sur la couverture d’un livre. Ce n’était pas l’objet, ce n’était pas nécessaire. Ce fut l’attitude de Blanchot jusqu’à la fin de sa vie, j’ai partagé cette réserve. De plus, j’ai une relation difficile et tourmentée avec mon image, mais c’est autre chose. Les deux motivations se confirmant l’une l’autre, il me fut très facile, pendant près de vingt ans, de dire “non, pas d’image”. J’ai commencé à publier en 1962 et jusqu’en 1979 il n’y a pas eu une photo. Il n’était pas facile de résister aux éditeurs et aux journalistes. Mais j’ai dû céder ensuite à la force des choses. Des photographes, il y en a partout. Les Etats généraux de la philosophie furent le premier moment où mon image est devenue publique, il y avait des photographes dans la salle, aucun contrôle n’était possible. Je ne peux pas me justifier totalement sauf à dire que je n’étais pas contre la photo mais contre un certain type de photos.
Au-delà de la question de la photo, quel espace de résistance, ou peut-être de survie, reste-t-il possible dans un monde médiatisé qui rend invisible ceux qui ne se montrent pas au travail ?
Il faut sortir de cette invisibilité quand des causes politiques l’exigent, quand on ne se montre pas pour des motifs de promotion éditoriale ou personnelle… Mais il faut aussi essayer de contrôler ces apparitions, en profiter pour dire sa méfiance à l’égard de la médiatisation. Ce que je ne manque pas de faire à chaque occasion. Il faut rappeler les partenaires journalistes à leurs propres responsabilités. La première fois de ma vie où j’ai accepté d’être filmé par la télévision, c’est lorsque je suis rentré de Prague. J’avais été emprisonné, alors que, après avoir fondé avec Vernant l’Association Jan Hus (destinée et décidée à aider les intellectuels tchèques menacés par le régime communiste), je m’étais rendu à Prague pour tenir des séminaires clandestins avec certains de ces intellectuels ou chercheurs persécutés, leur apporter des livres et de l’argent. À la fin de mon séjour, on m’a arrêté à l’aéroport, on a mis de la drogue dans ma valise et on m’a emprisonné. À ma libération, j’étais le seul à pouvoir témoigner de ce qui venait de se passer. Les journalistes sont arrivés à Stuttgart dans le train qui me ramenait de Prague. C’était dans la nuit du 1er au 2 janvier 1982. Arrivée à la gare de l’Est, à l’aube. Foule de journalistes. J’avais posé comme condition aux journalistes de la télévision qui étaient montés dans le train que je puisse voir dans le studio ce qu’ils allaient monter et montrer. À 7 heures du matin donc, avec ma femme et mes deux fils qui étaient venus me chercher, nous sommes allés rue François 1er… François-Henri de Virieu m’a reçu, il m’a montré les images qu’ils allaient diffuser à midi. La résistance, c’est de choisir ses apparitions, de les lier à des causes politiques collectives qu’on juge justes et sans jouer les héros dans une aventure personnelle (pathétique et rentable). Je me suis contenté de rendre hommage aux intellectuels tchèques qui luttaient autour de la Charte 77. Il faut tout faire pour ne pas abuser des media ou ne pas se laisser abuser. Il faut déclarer, dans les media, chaque fois que c’est possible, ce qu’on pense de la responsabilité des media. Essayer de faire que sur la scène des media, la question des media soit thématisée, analysée. Autant que possible. Il ne faut pas résister aux media en général, mais à certains d’entre eux… Il faut faire la différence entre une chaîne et une autre, une émission et une autre. Ce qui suppose qu’on s’y intéresse activement. Je regarde beaucoup la télévision. Je lis attentivement les journaux. D’ailleurs, à ma manière, en un autre sens, je suis aussi un intellectuel médiatique : dans l’espace public, je publie, j’enseigne, je donne beaucoup de conférences, parfois des entretiens….
Ce retour de Prague ou les mobilisations de Foucault et Bourdieu autour de la Pologne au début des années 80 marquent la fin de ces apparitions classiques d’intellectuels. Comme si l’arrivée de la gauche au pouvoir avait coïncidé avec un long silence et un repli sur le travail académique. Il faudra attendre le début des années 90 pour voir apparaître d’autres formes d’interventions dans le débat public avec Act Up, le mouvement social de 95 ou les mobilisations altermondialistes… Des formes, une force peut-être, que l’univers politique a beaucoup de mal à saisir.
La vague dont vous parlez, elle existe déjà, elle se cherche encore un peu, mais elle est en train de s’identifier. Permettez-moi de rappeler que j’y insistais déjà clairement dans Spectres de Marx, en l993, en parlant d’une nouvelle alliance ou d’une nouvelle Internationale. Je crois beaucoup en l’altermondialisation. Non pas dans les formes qu’elle prend actuellement, souvent confuses et hétérogènes. Mais dans l’avenir, je le crois, les décisions se prendront à partir de là, les Etats-nations hégémoniques et les organisations qui en dépendent ( notamment les “sommets” économiques et monétaires) devront tenir compte de cette puissance. Les partis politiques, tels qu’ils existent actuellement, en France ou ailleurs, sont incapables d’intégrer un discours altermondialiste. La force dont vous parlez, si elle se constitue, s’identifie, agit, ne peut se reconnaître dans aucun des appareils politiques, des discours, des rhétoriques politiciennes de gauche ou de droite aujourd’hui. Les grands partis de droite et de gauche, qui se ressemblent de plus en plus, ne peuvent pas répondre à cette demande. Je n’ai rien contre les partis, il faut des partis. Mais l’idée que les partis, quels qu’ils soient, vont déterminer la politique, c’est fini. Le fonctionnement d’un parti ne peut plus s’ajuster aux problèmes dont nous parlons. La nouvelle force à laquelle nous faisons allusion est sans parti, elle traverse tout le champ social, elle n’appartient pas à une classe sociale non plus, tous les types de travailleurs s’y retrouvent. Je ne serais pas étonné qu’il y ait parmi les signataires de votre pétition des gens qui ne sont pas des “intellectuels” de profession (au vieux sens classique). J’imagine des paysans, des ouvriers comprenant parfaitement de quoi il s’agit. Ils savent que la recherche scientifique doit être soutenue, parce qu’il faut savoir, parce qu’il n’y a pas de techno-science sans ça, pas de santé publique sans ça, pas de droit et de justice sans ça. Tout le monde le sait. Pas la peine pour le savoir d’être un “intellectuel” au sens statutaire… La France “d’en bas” (expression grotesque et odieuse) le sait et le fera savoir.

Comment imaginez-vous que puisse se bâtir l’espace public européen, cet élément manquant d’une construction européenne déjà bien avancée ?

Il n’y a pas de voie royale. Il faut multiplier les discours pour que l’Europe ne soit pas seulement une union économique protectionniste. L’Europe pour laquelle je militerais serait un lieu d’invention critique à l’égard de la démocratie, elle doit penser la refonte des démocraties contre un certain type d’hégémonie américaine, contre les théocraties musulmanes, et contre une certaine Chine. Il faut donc multiplier les discours et les mises en garde. C’est là, je le crois, l’une des grandes responsabilités des intellectuels, de ceux qui font profession de réfléchir et de parler dans l’espace public, je dirais des philosophes et des juristes en premier lieu, des économistes aussi.
Une autre faiblesse de l’Europe tient sans doute au fait qu’elle ne s’est pas dotée d’une force militaire efficace et indépendante. L’Europe n’a pas la puissance armée qui lui permette d’intervenir sur le terrain pour des causes qu’elle juge justes. Les positions représentées, pour des motivations compliquées, par Chirac et Schröder quand ils se sont opposés à la politique “unilatéraliste” de Bush en Irak, ces positions que j’ai jugées justes, quelles que soient leurs motivations compliquées, ne pouvaient que prendre la forme d’oppositions verbales sur la scène du Conseil de sécurité de l’ONU dont les règles étaient violées. Il me paraît urgent que l’Europe dispose d’une force militaire qui compte au service d’une politique qui ne soit ni américaine, ni chinoise, ni arabo-islamique… C’est un peu utopique pour le moment. Mais dans l’histoire et la mémoire de l’Europe (la bonne et la mauvaise, les Lumières mais aussi les pires moments des totalitarismes modernes —fascisme, nazisme, stalinisme, la Shoah, le colonialisme et les épreuves d’une décolonisation qui n’est pas allée sans “crimes contre l’humanité”, etc.—), dans cette “vieille” Europe meurtrie, il y a une ressource certes paradoxale, une ressource d’avenir (vous savez que je ne passe pas, tout au contraire, pour un eurocentriste) qui devrait lui permettre pour changer la situation et les institutions internationales, le droit international, de résister et aux Etats-unis et aux théocratismes islamistes, en s’alliant à ceux qui, américains, arabes, iraniens ou chinois,etc. luttent contre la politique dominante de leur pays. Personne n’est plus à plaindre, par exemple, que tous les arabes et les musulmans qui souffrent aussi bien de la répression (par exemple des femmes) dans leur pays ou dans leur culture — tout en étant injustement associés, dans l’opinion publique mondiale, aux crimes terroristes du type Al Qaida. Je pense beaucoup à eux, avec amitié et compassion : par exemple aux Palestiniens qui, tout en luttant pour l’indépendance légitime et à venir de leur Etat, n’en condamnent pas moins les attentats-suicides mais aussi aux Israéliens qui luttent contre Sharon, et parfois refusent certaines des missions qu’on leur assigne,etc.

Que répondez-vous à ceux qui parlent, à propos du terrorisme aujourd’hui, d’une quatrième guerre mondiale ?

Je vais être encore obligé de compliquer les choses. Je vois bien à quoi vous faites allusion. D’abord j’hésiterais à appeler cela “guerre mondiale”. Il ne s’agit pas d’une guerre. Il y a une histoire du concept de guerre et c’est fini : il n’y aura sans doute plus de “guerre”. Il n’y a pas de guerre actuellement, si “guerre” signifie, en lexique et en droit européens, hostilités déclarées d’un Etat à un autre Etat. Ce qui se passe aujourd’hui, la “guerre contre le terrorisme”, ce n’est pas une guerre. Aucun Etat, en tant que tel, n’a approuvé ou soutenu le terrorisme du type Al Qaida. Il s’agit donc d’hostilités, de conflits de forces qui font rage, qui sont plus graves, peut-être plus inquiétants que telle ou telle guerre internationale ou civile, mais ce n’est plus une guerre. Il n’y va pas seulement de vocabulaire : le mot “guerre” égare. Politiquement. C’est ainsi que Bush a égaré son peuple, en appelant à une “guerre contre le terrorisme”. Mais contre qui en vérité? Ni l’Afghanistan, ni même l’Irak ; ce n’était pas une guerre à l’Etat-nation irakien. Il faut donc trouver un autre mot. Comme pour le mot “terrorisme”, qui est lui aussi périmé.

Pourquoi ?

On ne peut pas ne pas s’en servir, bien sûr. On dira par exemple que ce qui s’est passé récemment à Madrid, c’est du terrorisme. Mais si je demande qu’on réfléchisse à ce vocabulaire, ce n’est pas seulement par souci linguistique ou sémantique. Je crois que l’usage du mot obscurcit la chose politique, parfois à dessein. Là aussi, les mots de terrorisme ou de terreur ont une histoire. La “terreur” par exemple, “terrour” en anglais, c’est le mot dont se servait Hobbes pour définir le principal levier de tout gouvernement. Comme le disait Benjamin, tout gouvernement prétend détenir légitimement le monopole de la violence. Il opère par la crainte. On ne gouverne pas sans contraindre par la terreur, ou par la violence, ou par la peur, etc. Déjà, au sens banal, tout gouvernement est terroriste à sa manière ! Et d’ailleurs, pour sauter dans la modernité, les guerres modernes ont été pour une large part des “guerres terroristes” : les bombardements n’épargnaient pas les populations civiles françaises, anglaises, allemandes, russes ou japonaises. Et la bombe atomique , et Hiroshima et ses dizaines de milliers de victimes, n’était-ce pas du terrorisme ? N’a- t-on pas essayé d’impressionner l’ennemi en violentant de façon meurtrière des populations civiles en nombre incomparablement supérieur aux victimes des Twin Towers ou de Madrid ? Non seulement il y a du terrorisme d’Etat, mais le concept traditionnel du terrorisme est essentiellement associé au concept de l’Etat en tant que tel. Maintenant, il y a une histoire du mot “terrorisme” qui remonte, je crois, à la Terreur révolutionnaire française. Il s’est ensuite déplacé dans la modernité, mais toujours dans des situations où un groupe organisé, qui n’était ni militaire ni civil, tentait de libérer ou de reconstituer un Etat-nation. Exemples : Israël a commencé par du terrorisme, les sionistes ont recouru au terrorisme, ensuite les Palestiniens aussi, bien sûr. C’est aussi évident pour l’Algérie, des deux côtés. Les Résistants français, c’était des terroristes ! Sous Vichy, l’Occupant nazi et ses alliés français les dénonçaient et les combattaient ainsi, c’était le mot courant. Puis ils sont devenus les héros de la libération ou de la reconstitution d’un Etat-nation légitime et fier de lui, reconnu, comme Israël, comme l’Algérie, par la communauté mondiale. C’est l’équivalent de ce que Carl Schmitt appelle la “guerre des partisans” : ni une guerre civile ni une guerre internationale, mais l’action organisée d’un groupe de résistants qui utilise ce qu’on appelle aujourd’hui des attentats “terroristes” pour sauver un Etat-nation, le libérer, le reconstituer ou en reconstituer un nouveau, comme c’est le cas avec Israël et la Palestine. Or aujourd’hui, ce qu’on appelle dans la plupart des cas, en dehors de l’Irlande, terrorisme, ce sont des actions violentes qui ne sont plus, désormais, organisées à des fins politiques, c’est-à-dire en vue de transformer, de constituer ou de reconstituer un Etat-nation. . Il n’y a aucun avenir politique en tant que tel dans les actions d’Al Qaida. Un mouvement représenté par Al Qaida n’a aucun avenir, même si malheureusement un criminalité haineuse et sans avenir peut devenir désastreuse — et pour des adversaires supposés et pour ceux dont on prétend représenter la cause, la foi, la religion. Donc je n’appellerais pas ça “guerre”, ni “terrorisme” . C’est une autre situation, un autre champ, une autre histoire qui commence. Il faut inventer d’autres mots, prendre conscience d’autres structures. C’est le concept même du politique qui change. Depuis la Grèce antique, le “politique” a toujours été associé à la polis, à la cité, c’est-à-dire aux frontières d’un Etat-nation localisé sur un territoire. Aujourd’hui, et pour mille raisons, le politique n’a plus cette forme-là, il n’est plus, du moins en dernière analyse, la chose et le lieu stable de l’Etat-nation. Les conflits présents ou à venir risquent d’être encore plus terrifiants, justement à cause de cette indétermination de l’ennemi. On ne sait plus qui est l’ennemi. Schmitt disait que le politique se définit à partir de l’ennemi. Eh bien, c’est fini, il n’y a plus, ethniquement, religieusement, politiquement, d’ennemi identifiable. N’importe qui peut devenir un ennemi. C’est terrifiant, parce que la technologie au service de n’importe qui peut faire des ravages : soit avec des bombes classiques, soit avec des armes bactériologiques, chimiques, atomiques et même informatiques : on peut maintenant paralyser un pays entier et des armées à partir d’interventions subtiles dans l’appareil informatique. Vision d’allure “apocalyptique”.

Cette vision, cette lecture apocalyptique de la nouvelle donne internationale est l’un des éléments invoqués pour justifier la politique de la peur (Europe forteresse, criminalisation des petites incivilités, atteintes à la liberté d’expression…) mise en branle par les autorités européennes et américaine. Cette obsession sécuritaire, que change-t-elle au politique ? Quels nouveaux types d’exigence imposent-elle au politique ?

Qui le nierait ? Toute démocratie est menacée par la nécessité même de se protéger contre ledit “terrorisme”. On ne peut pas laisser tout le monde faire n’importe quoi sur un territoire. Il faut trouver, et c’est très difficile, une politique démocratique qui soit capable de bien gérer l’auto-immunité, ce processus quasi suicidaire qui consiste, pour un organisme, à détruire ses propres défenses et à mettre en danger son auto-protection. Dans de nombreux textes récents, j’ai étendu la “figure” de cette notion biologique à tout le champ de l’expérience, au champ politique en particulier. On en trouverait aujourd’hui mille exemples, et non seulement dans les aspects suicidaires des politiques américaine ou israélienne. Cette auto-immunité, on ne peut pas l’éradiquer, elle fait partie des possibilités structurelles de l’inconscient d’abord, mais aussi de la société, de la politique. On ne peut pas se préserver, par définition, de l’auto-immunité. La responsabilité politique ne peut alors consister, par une invention chaque fois singulière (il n’y a pas de règle préalable pour cela) qu’à en limiter les risques et les dégats.
L’ambiguïté du gouvernement Bush, comme du gouvernement Raffarin, c’est de se servir de la peur pour consolider leurs pouvoirs et leur police, tout en disant aux gens : “n’ayez pas peur, nous sommes là”. Pour lutter contre la peur, pour que l’idée d’une peur inévitable ne soit pas instrumentalisée par des gouvernements, il faut savoir que malheureusement, on ne peut pas lutter contre le terrorisme sans risquer de limiter les libertés publiques, sans menacer la démocratie. C’est le cas actuellement aux Etats-Unis, où, depuis le Patriot Act, après le 11 septembre, les atteintes aux droits civiques se multiplient. Le FBI procède “légalement” à des interventions anticonstitutionnelles, par exemple dans les e-mails. Pour ne pas parler d’intimidations plus secrètes et sournoises. Ni de ce qui se passe dans l’île de Guantanamo. La lutte nécessaire contre le “terrorisme” suppose la collaboration entre des Etats. Il faut des Etats, des polices et des armées. Je ne crois pas qu’il soit bon de militer pour la disparition de l’Etat-nation et de la souveraineté en général. Il faut partager la souveraineté, en repenser le concept et en réaménager l’espace. La souveraineté est encore, peut-être, dans certaines conditions et dans certaines limites, une bonne ressource pour lutter, et contre le terrorisme et contre les hégémonies mondiales, économiques en particulier, quand elles ne sont pas liées à des Etats-nations. Un certain ultra-libéralisme économique, par exemple, ne peut que profiter de la faiblesse de l’Etat-nation. La régulation du marché suppose aussi des autorités étatiques.
On a malheureusement aujourd’hui l’impression que chercher à comprendre le terrorisme, c’est risquer de se voir accuser de l’excuser, de le justifier, voire de l’absoudre… On se retrouve alors pris entre une suite de rappels à l’ordre, comme la loi sur le voile qui en appelle à la laïcité, et la nécessité de comprendre l’évolution de notre société, la place de l’Islam en France…
Ce qui tend à se perdre, c’est en effet l’urgence ou l’exigence de comprendre. Là même où la complexité et les contradictions auto-immunitaires sont le plus irréductibles. Mais je ne veux pas choisir ni même distinguer entre “comprendre” et “justifier”. Non pas que ce soit la même chose. Mais il faut permettre aux “intellectuels”, à tous ceux qui prennent la parole publiquement, de faire plus d’une phrase. Il faut pouvoir dire d’un côté “je condamne le terrorisme”, “je condamne Al Qaida”, “j’ai une immense compassion pour les victimes”, et en même temps, d’un autre côté, dès la phrase suivante : “Mais je veux comprendre pourquoi et comment ça s’est passé”, “je veux comprendre l’histoire du terrain géopolitique et même les racines théologiques, pour reconstituer la généalogie très lointaine d’un événement”. Cet acte de comprendre n’est pas simplement un acte d’intelligence théorique. Il ne s’agit pas de comprendre pour comprendre, de manière spéculative, mais de comprendre pour changer les choses, en se référant à des normes, à la justice (et non seulement au droit positif). Pour cela, il faut qu’on me laisse la possibilité de dire plus d’une phrase, qu’on ne m’enferme pas dans un dilemme. Si je commence à dire qu’il faut analyser la généalogie du mot “terrorisme”, qu’il faut chercher peut-être un autre terme, il faut me laisser continuer, aller un peu plus loin pour dire que ça ne m’empêche pas de condamner, d’être contre ce qu’on appelle encore le “terrorisme”. Il faut me laisser le temps de ces deux phrases. Et de quelques autres. En France, on a justifié, et on a bien fait, le terrorisme des Résistants, on doit pouvoir se demander pourquoi, et de quel droit, les Israéliens pensent qu’ils ont le droit de justifier le terrorisme à la veille de la fondation de l’Etat, puis parfois leur terrorisme d’Etat, et les Palestiniens aussi, de leur côté, le “terrorisme” au service du futur Etat palestinien. Cette analyse, que je ne peux engager ici, peut être interminable et remonter en tout cas très loin dans le temps, bien avant et pendant la seconde guerre mondiale, vers des responsabilités qui ne sont strictement, dans cet exemple, ni palestiniennes ni israéliennes.    L’évaluation normative n’est donc pas dissociable de cet acte de compréhension. Si je veux simplement soutenir une cause juste, ou justifier quelque chose, sans m’efforcer de le comprendre, alors je ne justifie rien du tout.

On a pourtant beaucoup de discours politiques et philosophiques normatifs aujourd’hui, qui parlent du monde tel qu’il devrait être, et non tel qu’il est…

Oui, mais il faut les deux références. Dans tous mes textes, j’essaie de marquer qu’il y a des affirmations inconditionnelles comme la justice, le don, l’hospitalité, qui ne sont pas praticables ou possibles, qui ne peuvent pas donner lieu à une politique ni à un droit : on ne peut pas faire de l’hospitalité inconditionnelle un concept politique ou juridique, ce n’est pas possible. Tant qu’il y a du droit, de la politique, de la nation, du territoire, on devra, si hospitalier qu’on soit, limiter l’hospitalité. Néanmoins, on ne peut pas penser et favoriser une hospitalité conditionnelle possible sans penser l’hospitalité inconditionnelle : un certain impossible non négatif. Je m’en explique mieux ailleurs. On ne peut pas améliorer ou révolutionner le droit sans l’idée d’une justice plus grande, d’un droit plus juste. Si je veux être plus juste, il faut que j’incarne la justice aujourd’hui dans un droit meilleur. Si je veux être absolument accueillant à l’autre, laisser venir l’autre sans lui demander son passeport ni son nom, et m’exposer inconditionnellement à la venue de l’autre, il faut quand même que concrètement j’aie quelque chose à donner, et que donc je conditionne l’hospitalité. Chaque fois, je me retrouve ainsi dans la pensée difficile de deux concepts qui sont hétérogènes, irréductibles l’un à l’autre, mais en même temps indissociables. Vous distinguez entre les gens qui parlent de l’avenir sans s’occuper du présent, et les autres qui font le contraire. Je refuserais, pour ma part, de pratiquer cette distinction. Je ne perds pas de vue que la démocratie est infiniment perfectible, qu’elle ne sera d’ailleurs, par essence, jamais parfaite. Mais au nom de cette perfectibilité, je voudrais pouvoir intervenir pour améliorer les choses, même modestement, aujourd’hui, ici, maintenant.
Si par malheur, on me demandait de choisir entre les Etats-Unis et Al Qaida, je choisirais les Etats-Unis, non que j’approuve en quoi que ce soit la politique de Bush, mais parce que je sais qu’il y a dans la démocratie américaine un principe de perfectibilité. Une historicité interne. C’est cela, pour moi, la démocratie : l’autocritique publique y est en droit possible, la perfectibilité y est ouverte à l’infini. Les Etats-Unis sont, certes, pour une part, coupables. Ils ont commis des actes de type génocidaire, à travers une histoire terrifiante dont on n’a pas fini de faire le procès (le traitement des Indiens, l’esclavage, les bombes atomiques ou les armes de destruction massive qu’ils sont les seuls dans l’histoire, à cette date, à avoir utilisées ou déclarées légitimes dans leur propre intérêt. On pourrait citer tant d’autres exemples de violences injustifiables après la deuxième guerre mondiale). D’ailleurs, un nouveau “Tribunal Russel”, à Bruxelles (Brussels Tribunal) est actuellement en cours de constitution : avant un procès symbolique, une Commission d’enquête ( qui agira, je l’espère, dans la probité, prudemment et honnêtement, avec témoins de la défense et de l’accusation, procureur et avocats de toutes les parties). Elle aura pour objet le PNAC, “ Project for the New American Century ”, un document élaboré dès 2001, si je ne me trompe, par les conseillers de Bush, Wolfowitz, Cheney et Rumsfeld, et définissant une stratégie de domination mondiale.
Mais en même temps, j’y insiste avec toute la force nécessaire, il serait honteusement injuste, odieux et ridicule de nier que les Etats-Unis ont aboli l’esclavage, ont tenté de réparer les violences faites aux Indiens, établi et fait progresser les droits civiques, le plus souvent respecté le Premier amendement de leur constitution (liberté de parole, liberté de la presse et d’expression publique de son opinion, séparation initiale de l’Eglise et de l’Etat— longtemps avant la France, même si le politique y est profondément marqué par la religiosité chrétienne). Ce pays et cette nation se savent perfectibles et soucieux d’un avenir plus démocratique, même si leur hégémonie économique et militaire est plus précaire qu’on ne le croit en général (d’où la crispation actuelle). C’est au nom de cet avenir démocratique que je me rangerais de ce côté-là, à l’inverse d’Al Qaida qui n’a à mes yeux, je le répète, aucun avenir. Les idéologies purement religieuses, ou prétendument religieuses, qui n’ont aucun modèle politique, qui ne font qu’opposer les croyants aux incroyants et appellent à exterminer tous les “infidèles”, je les crois condamnées à terme, même si elles peuvent pendant un temps mettre le monde à feu et à sang. Dans une situation binaire, je voterais donc pour la démocratie américaine, mais vous voyez que l’essentiel pour moi, c’est de ne pas me laisser acculer à un tel choix. Il faut préparer d’autres voies.

Ceux qui ont soutenu l’intervention américaine en Irak sont aussi ceux qui critiquent le plus le progressisme. Une critique qui rejoint celle du “droit de l’hommisme”, de l’anti-racisme… On accuse alors les défenseurs des libertés publiques d’être trop naïfs, trop conciliants, angéliques ou politiquement corrects. Quelle idéologie sous-tend cette vision des choses ?

Cette dénonciation du “politically correct” ( je tiens à laisser cette chose dans sa langue d’origine) est abusive et multiple. On importe une expression qui eut un certain sens et une certaine efficacité aux Etats-Unis, où ce terme s’inscrit dans une lutte contre le sexisme, le phallocentrisme, l’homophobie, le racisme,etc., dans des conditions qui ne sont pas celles de la France. En France, on instrumentalise l’argument pour condamner sans appel toute attitude normative, toute opinion qui se veut juste mais dont on essaye précisément de se débarrasser à peu de frais. Si vous êtes anti-raciste, vous êtes “politiquement correct”. Si vous êtes contre l’homophobie, on vous accusera bientôt d’être “politiquement correct” pour vous bâillonner, vous museler, vous imposer le silence. J’ai horreur de l’usage qu’on fait de ce mot en France parce qu’on se donne, avec bonne conscience, le droit de dénoncer tout ce qui est animé par un souci de justice. C’est une nouvelle orthodoxie. On peut se servir de cette expression pour se débarrasser de n’importe quel ennemi. Comme le fait à peu près Luc Ferry à propos du texte des Inrockuptibles, quand il nous reproche en somme d’être “politiquement corrects” : “être un intellectuel, dit-il à peu près, c’est être de gauche et signer des pétitions”. Ce fut, je crois, à peu près sa seule intervention dans les débats dramatiques avec les chercheurs, débats qu’il disait suivre depuis l’étage supérieur du ministère.
Je suis pour qu’on défende les droits de l’homme mais je suis contre un “droit de l’hommisme” qui se contenterait, par une référence purement formelle aux droits de l’homme, de masquer toutes sortes de problèmes politico-sociaux à la surface de la planète, en oubliant les droits de l’homme dans beaucoup de situations. Le droit-de-l’hommisme ne peut pas tenir lieu de politique, et notamment pas de politique sociale. On en revient à cette nécessité de nous laisser à tous la possibilité de prononcer plus d’une seule phrase “principale”, par exemple : je suis contre le droit-de-l’hommisme, mais, deuxième phrase, pas à la manière de Le Pen ou d’une certaine extrême gauche marxiste-anti-juridiste, et anti-formaliste ! Je suis en principe pour l’ONU , pour une institution et un droit international qui légifère, par exemple au nom des droits de l’homme inscrits dans sa Charte, mais (deuxième phrase) pour une ONU profondément transformée dans sa structure, dans sa constitution, ses pouvoirs législatifs et exécutifs, etc.

Dans la Pensée 68, Renaut et Ferry vous accusent de partager avec Foucault, Deleuze et Bourdieu…la haine de la démocratie alors que philosophiquement, théoriquement, politiquement, vous aviez peu de choses en commun, à part peut- être, de tous parier sur la compréhension, le désir et l’envie de rendre compte de la complexité des choses.

Oui, c’est d’ailleurs ce qui me rend nostalgique, mélancolique même quand je pense à ces années-là. Malgré nos différences et nos différends, nous avions en commun une passion, une loi éthico-politique, qui était liée à l’impératif de savoir, de comprendre, d’analyser, de raffiner, de ne pas se laisser endormir. Malgré les écarts qui nous séparaient, nous partagions quelque chose qui s’est à peu près perdue depuis. . Ce fut vrai aussi de la littérature. Il y avait, dans telles avant-gardes minoritaires, une exigence, j’oserai même dire une “culture” littéraire qui s’est totalement dissoute ou corrompue, à un degré parfois lamentable. Quant au livre auquel vous venez de faire allusion, dont on reparle pour les raisons que vous savez (on le cite maintenant dans les allées du pouvoir : tout le mal aurait commencé en 68 !), je l’ai toujours trouvé philosophiquement nul, vulgaire et confus : l’exemple même des fautes de lecture les plus irresponsables.

Quelle ont été vos expériences directes de participation au pouvoir, de “ vie politique ” ?

Je n’ai jamais été membre d’aucun parti, sauf quand j’étais étudiant : il y avait alors un parti minuscule et radical, plus petit que le PSU, entre le PS et le PC. Je ne me rappelle même plus son nom tant il était petit : UGS, peut-être, Union de la gauche socialiste ? Avec un ou deux députés, il devait être apparenté au groupe communiste à l’Assemblée, et c’est la seule fois où j’ai pris une carte. J’ai toujours été “de gauche”, comme on dit, j’ai toujours voté à gauche mais ce ne fut pas toujours pour la même gauche, ça dépendait des élections. Après l’arrivée de Mitterrand au pouvoir, il y a eu des moments très brefs et très limités où j’ai accepté d’être présent, dans des domaines qui relevaient, pensais-je, de ma compétence, comme l’enseignement. Jack Lang m’a invité deux ou trois fois à l’accompagner en délégation à l’étranger, à Tokyo, à Mexico, à Madrid. J’ai eu très peur de devenir un intellectuel d’Etat et tout cela n’a pas duré. Dans la continuité d’une lutte que j’avais entreprise avec d’autres autour de l’enseignement de la philosophie (création du Greph, groupe de recherches sur l’enseignement de la philosophie, soucieux de recherche mais aussi d’intervention politique), on avait arraché à Mitterrand des promesses qui n’ont jamais été tenues. Dans cet élan, j’ai aussi co-organisé les Etats Généraux de la Philosophie en l979 et participé à la création du Collège international de philosophie dont j’ai été le premier directeur élu. Cette institution est privée (loi l901), certes, dans son statut, , mais elle ne se serait pas faite sans le soutien et les encouragements de Jean-Pierre Chevènement. J’ai enfin accepté sous Lionel Jospin, alors ministre de l’éducation nationale, de co-présider une commission d’enseignement de la philosophie avec Jacques Bouveresse, à partir d’une mission confiée à Pierre Bourdieu et à François Gros. Cette dernière expérience fut bien décevante, tout cela était si inutile…

Pourquoi ?

C’était de la figuration ! En 1991, le rapport que nous avions remis sur l’organisation et les programmes de l’enseignement philosophique, sur les modes d’évaluation,etc., après de larges consultations et beaucoup de travail, le ministère l’a immédiatement rangé dans un tiroir dont il n’est jamais sorti. Cette instrumentalisation est à l’évidence une forme rusée d’anti-intellectualisme, une manière de se donner des alibis intellectuels. Cela consiste à dire “les intellectuels sont avec nous” : ils travaillent pour nous, ils nous remettent des rapports, ils apparaissent même dans des listes de soutien (ce que je n’ai jamais fait). Evidemment, j’étais plus enclin à travailler avec la gauche qu’avec la droite mais j’ai été abusé, parce qu’on n’en a tenu aucun compte. Et je ne suis certainement pas le seul exemple. L’anti-intellectualisme consiste dans ce cas à faire semblant de faire appel à des “intellectuels” connus pour se donner un alibi. Ensuite, on fait ce qu’exigent la cuisine politique ou électorale ou les contraintes économiques ; et on ose dire que le politique est impuissant devant l’économique sans se rendre compte de l’énormité de la chose, sans tenir aucun compte de ce qui s’est dit, même chez certains économistes, et sans même lire quoi que ce soit. Si on veut s’intéresser aux “intellectuels”, il ne faut pas seulement leur demander des rapports inutiles, il faut les lire, en tenir compte. Il faudrait même quelquefois, je rêve, assister à leurs séminaires ! il faudrait écouter ce qui s’y passe. Un premier ministre devrait aujourd’hui savoir, au moins dans leur silhouette, ce que sont    les problèmes des sciences physiques, médicales, bio-génétiques,etc. Ou si Raffarin ne le sait pas lui- même, que son ministre de la Recherche le sache ( ou un Président de la République comptable devant une majorité qui l’a élu et dont il oublie vite qu’elle n’était pas la sienne), qu’il en prenne connaissance et s’oppose, de façon responsable, à des réductions mortelles de postes et de crédits, qu’il fasse tout pour freiner ce qui commence à ressembler à une vague d’émigration des intellectuels et des chercheurs.
Il y a en France un vrai problème de migration : d’une part, l’immigration sévèrement limitée ou sans “intégration” sociale conséquente (voir le problème du “voile”), avec toute la problématique du “sécuritaire” qu’on y associe abusivement et qui commande toute la vie politico-électorale ; d’autre part, le grand risque de l’émigration croissante des chercheurs et des universitaires ; sans parler des dé-localisations économiques et de certains de ses effets sociaux désastreux. Problèmes de la politique des frontières, donc, problèmes de la souveraineté ( de son concept et de ses crises ), problème de l’Europe à venir. Tout cela est à repenser. Mais je m’en explique mieux ailleurs et cela fait trop pour un entretien improvisé.
Jacques Derrida
Si je peux faire plus qu’une phrase / avril 2004
les Inrockuptibles
Entretien mené par Sylvain Bourmeau, Jade Lindgaard et Jean Max Colard

fichier pdf Entretien Derrida-Les Inrocks2004
fichier pdf spectres_de_marx
« Si je peux faire plus qu’une phrase » / Jacques Derrida / Entretien avec Les Inrockuptibles, avril 2004 / Spectres de Marx dans Flux jacques-derrida

Sur Spinoza : l’affect et l’idée (2) / Gilles Deleuze

Et en effet, que, au niveau des idées-affections, nous n’ayons que des idées inadéquates et confuses, ça se comprend très bien puisque c’est quoi, dans l’ordre de la vie, les idées‑affections ? Et sans doute, hélas, beaucoup d’entre nous, qui ne font pas assez de philosophie, ne vivent que comme ça. Une fois, une seule fois, Spinoza emploie un mot latin, qui est très étrange mais très important, qui est ocursus. C’est littéralement la rencontre. Tant que j’ai des idées-affections, je vis au hasard des rencontres : je me promène dans la rue, je vois Pierre qui ne me plaît pas, c’est en fonction de la constitution de son corps et de son âme et de la constitution de mon corps et de mon âme. Quelqu’un qui me déplaît, corps et âme, qu’est-ce que ça veut dire ?
Je voudrais vous faire comprendre pourquoi Spinoza a eu notamment une réputation très forte de matérialiste alors qu’il ne cessait de parler de l’esprit et de l’âme, une réputation d’athée alors qu’il ne cessait de parler de Dieu – c’est très curieux. On voit bien pourquoi les gens se disaient que c’est du pur matérialisme. Quand je dis : celui-là ne me plaît pas, ça veut dire, à la lettre, que l’effet de son corps sur le mien, l’effet de son âme sur la mienne, m’affecte désagréablement, c’est des mélanges de corps ou des mélanges d’âmes. Il y a un mélange nocif ou un bon mélange, aussi bien au niveau du corps que de l’âme. C’est exactement comme : je n’aime pas le fromage. Qu’est-ce que ça veut dire ? Je n’aime pas le fromage. Ça veut dire que ça se mélange avec mon corps de manière à ce que je suis modifié d’une manière désagréable, ça ne veut rien dire d’autre. Donc il n’y a aucune raison de faire des différences entre des sympathies spirituelles et des rapports corporels. Dans « je n’aime pas le fromage », il y a aussi une affaire d’âme, mais dans « Pierre ou Paul ne me plaît pas », il y a aussi une affaire de corps, c’est du pareil au même tout cela. Simplement pourquoi est-ce que c’est une idée confuse, cette idée-affection, ce mélange ? C’est forcément confus et inadéquat puisque je ne sais absolument pas, à ce niveau, en vertu de quoi et comment le corps ou l’âme de Pierre est constitué, de telle manière qu’elle ne convienne pas avec la mienne, ou de telle manière que son corps ne convienne pas avec le mien. Je peux juste dire que ça ne convient pas, mais en vertu de quelle constitution des deux corps, et du corps affectant et du corps affecté, et du corps qui agit et du corps qui subit, à ce niveau là je n’en sais rien. Comme dit Spinoza, ce sont des conséquences séparées de leurs prémices ou, si vous préférez, c’est une connaissance des effets indépendamment de la connaissance des causes. C’est donc au hasard des rencontres. Qu’est-ce qui peut se passer au hasard des rencontres ?
Mais qu’est-ce qu’un corps ? Je ne vais pas développer, ça ferait l’objet d’un cours spécial. La théorie de qu’est-ce que c’est qu’un corps, ou bien une âme, ça revient au même, elle se trouve dans le livre II de l’Éthique. Pour Spinoza, l’individualité d’un corps se définit par ceci : c’est lorsque un certain rapport composé (j’insiste là-dessus, très composé, très complexe) ou complexe de mouvement et de repos se maintient à travers tous les changements qui affectent les parties de ce corps. C’est la permanence d’un rapport de mouvement et de repos à travers tous les changements qui affectent toutes les parties à l’infini du corps considéré. Vous comprenez qu’un corps est nécessairement composé à l’infini. Mon œil, par exemple, mon œil et la relative constance de mon œil, se définit par un certain rapport de mouvement et de repos à travers toutes les modifications des diverses parties de mon œil ; mais mon œil lui-même, qui a déjà une infinité de parties, il est une partie des parties de mon corps, l’œil à son tour est une partie du visage et le visage, à son tour, est une partie de mon corps, etc. Donc vous avez toutes sortes de rapports qui vont se composer les uns avec les autres pour former une individualité de tel ou tel degré. Mais à chacun de ces niveaux ou degrés, l’individualité sera définie par un certain rapport composé de mouvement et de repos.
Qu’est-ce qui peut se passer si mon corps est ainsi fait, un certain rapport de mouvement et de repos qui subsume une infinité de parties ? Il peut se passer deux choses : je mange quelque chose que j’aime, ou bien, autre exemple, je mange quelque chose et je m’écroule empoisonné. À la lettre, dans un cas, j’ai fait une bonne rencontre, dans l’autre cas, j’ai fait une mauvaise rencontre. Tout ça, c’est de la catégorie de l’ocursus. Lorsque je fais une mauvaise rencontre, cela veut dire que le corps qui se mélange au mien détruit mon rapport constituant, ou tend à détruire un de mes rapports subordonnés. Par exemple, je mange quelque chose et j’ai mal au ventre, ça ne me tue pas ; ça a donc détruit ou ça a inhibé, compromis un de mes sous-rapports, un de mes rapports composants. Puis je mange quelque chose et je meurs. Là, ça a décomposé mon rapport composé, ça a décomposé le rapport complexe qui définissait mon individualité. Ça n’a pas simplement détruit un de mes rapports subordonnés qui composait une de mes sous individualités, ça a détruit le rapport caractéristique de mon corps. Inversement quand je mange quelque chose qui me convient.
« Qu’est-ce que c’est que le mal ? » demande Spinoza. On trouve ça dans la correspondance. Ce sont des lettres qu’il envoya à un jeune hollandais qui était méchant comme tout. Ce hollandais n’aimait pas Spinoza et l’attaquait constamment, il lui demandait : dîtes moi ce que c’est pour vous que le mal. Vous savez qu’en ce temps-là, les lettres, c’était très important, et les philosophes envoyaient beaucoup de lettres. Spinoza, qui est très très gentil, croit au début que c’est un jeune homme qui veut s’instruire et, petit à petit, il comprend que ce n’est pas du tout ça, que le hollandais veut sa peau. De lettre en lettre, la colère de Blyenberg, qui était un bon chrétien, gonfle, et il finit par lui dire : mais vous êtes le diable ! Spinoza dit que le mal, ce n’est pas difficile, le mal c’est une mauvaise rencontre. Rencontrer un corps qui se mélange mal avec le vôtre. Se mélanger mal, ça veut dire se mélanger dans des conditions telles que un de vos rapports subordonnés ou que votre rapports constituant est, ou bien menacé ou compromis, ou bien même détruit. De plus en plus gai, voulant montrer qu’il a raison, Spinoza analyse à sa manière l’exemple d’Adam.
Dans les conditions dans lesquelles nous vivons, nous semblons absolument condamnés à n’avoir qu’une seule sorte d’idées, les idées-affections. Par quel miracle on pourrait sortir de ces actions de corps qui ne nous ont pas attendus pour exister, comment pourrait-on s’élever à une connaissance des causes ? Pour le moment on voit bien que depuis que nous naissons nous sommes condamnés au hasard des rencontres, alors ça ne va pas fort. Ça implique quoi ? Ça implique déjà une réaction forcenée contre Descartes puisque Spinoza affirmera très fort, dans le livre II, que nous ne pouvons nous connaître nous-mêmes, et nous ne pouvons connaître les corps extérieurs que par les affections que les corps extérieurs produisent sur le nôtre.
Pour ceux qui se rappellent un peu Descartes, c’est la proposition anti-cartésienne de base puisque cela exclut toute appréhension de la chose pensante par elle-même, à savoir cela exclut toute possibilité du cogito. Je ne connais jamais que les mélanges de corps et je ne me connais moi-même que par l’action des autres corps sur moi, et par les mélanges. C’est non seulement de l’anti-cartésianisme, mais c’est aussi de l’anti-christianisme. Pourquoi ? Parce qu’un des points fondamentaux de la théologie, c’est la perfection immédiate du premier homme créé, ce qu’on appelle, en théologie, la théorie de la perfection adamique. Adam, avant de pécher, est créé aussi parfait qu’il peut l’être, et puis il y a l’histoire du péché qui est précisément l’histoire de la chute, mais la chute présuppose un Adam parfait en tant que créature.
Cette idée paraît très drôle à Spinoza. Son idée, c’est que ce n’est pas possible ; à supposer que l’on se donne l’idée d’un premier homme, on ne peut se la donner comme celle de l’être le plus impuissant, le plus imparfait qui soit puisque le premier homme ne peut exister qu’au hasard des rencontres et des actions des autres corps sur lui-même. Donc, à supposer qu’Adam existe, il existe sur un mode de l’imperfection et de l’inadéquation absolue, il existe sur le mode d’un petit bébé qui est livré au hasard des rencontres, à moins qu’il ne soit dans un milieu protégé, mais là j’en ai trop dit… Qu’est-ce que ce serait, un milieu protégé ?
Le mal, c’est une mauvaise rencontre. Ça veut dire quoi ? Spinoza, dans sa correspondance au hollandais, lui dit : tu me rapportes tout le temps l’exemple de Dieu qui a interdit à Adam de manger la pomme, et tu cites ça comme l’exemple d’une loi morale. Le premier interdit. Spinoza lui dit : mais ce n’est pas du tout ça ce qui se passe, et Spinoza reprend toute l’histoire d’Adam sous la forme d’un empoisonnement et d’une intoxication. Qu’est-ce qui s’est passé en réalité ? Dieu n’a jamais interdit quoi que ce soit à Adam, il lui a accordé une révélation. Il l’a prévenu de l’effet nocif que le corps de la pomme aurait sur la constitution de son corps à lui, Adam. En d’autres termes, la pomme est un poison pour Adam. Le corps de la pomme existe sous un tel rapport caractéristique [que la pomme] ne peut agir sur le corps d’Adam tel qu’il est constitué qu’en décomposant le rapport du corps d’Adam. Et s’il a eu tort de ne pas écouter Dieu, ce n’est pas au sens de ceci qu’il aurait désobéi, c’est qu’il n’a rien compris. Ça existe aussi chez les animaux, certains ont un instinct qui les détourne de ce qui est poison pour eux, il y en a d’autres qui, sur tel point, n’ont pas cet instinct.
Lorsque je fais une rencontre telle que le rapport du corps qui me modifie, qui agit sur moi, se combine avec mon propre rapport, avec le rapport caractéristique de mon propre corps, qu’est-ce qui se passe ? Je dirais que ma puissance d’agir est augmentée ; elle est au moins augmentée sous ce rapport‑là. Lorsque, au contraire, je fais une rencontre telle que le rapport caractéristique du corps qui me modifie compromet ou détruit un de mes rapports, ou mon rapport caractéristique, je dirais que ma puissance d’agir est diminuée, ou même détruite. Nous retrouvons là nos deux affects – affectus –, fondamentaux : la tristesse et la joie.
Pour tout regrouper à ce niveau, en fonction des idées d’affection que j’ai, il y a deux sortes d’idées d’affection : idée d’un effet qui se concilie ou qui favorise mon propre rapport caractéristique. Deuxième type d’idée d’affection : l’idée d’un effet qui compromet ou détruit mon propre rapport caractéristique. À ces deux types d’idées d’affection vont correspondre les deux mouvements de la variation dans l’affectus, les deux pôles de la variation : dans un cas ma puissance d’agir est augmentée et j’éprouve un affectus de joie, dans l’autre cas ma puissance d’agir est diminuée et j’éprouve un affectus de tristesse. Et toutes les passions, dans leurs détails, Spinoza va les engendrer à partir de ces deux affects fondamentaux : la joie comme augmentation de la puissance d’agir, la tristesse comme diminution ou destruction de la puissance d’agir. Ce qui revient à dire que chaque chose, corps ou âme, se définit par un certain rapport caractéristique, complexe, mais j’aurais aussi bien dit que chaque chose, corps ou âme, se définit par un certain pouvoir d’être affecté.
Tout se passe comme si chacun de nous avait un certain pouvoir d’être affecté. Si vous considérez des bêtes, Spinoza sera très fort pour nous dire que ce qui compte dans les animaux, ce n’est pas du tout les genres et les espèces ; les genres et les espèces c’est des notions absolument confuses, c’est des idées abstraites. Ce qui compte, c’est : de quoi un corps est-il capable ? Et il lance là une des questions les plus fondamentales de toute sa philosophie (avant il y avait eu Hobbes et d’autres) en disant que la seule question, c’est que nous ne savons même pas de quoi un corps est capable, nous bavardons sur l’âme et sur l’esprit et nous ne savons pas ce que peut un corps. Or, un corps doit être défini par l’ensemble des rapports qui le composent, ou, ce qui revient exactement au même, par son pouvoir d’être affecté. Et tant que vous ne saurez pas quel est le pouvoir d’être affecté d’un corps, tant que vous l’apprendrez comme ça, au hasard des rencontres, vous n’aurez pas la vie sage, vous n’aurez pas la sagesse. Savoir de quoi vous êtes capable. Pas du tout comme question morale, mais avant tout comme question physique, comme question au corps et à l’âme. Un corps a quelque chose de fondamentalement caché : on pourra parler de l’espèce humaine, du genre humain, ça ne nous dira pas qu’est-ce qui est capable d’affecter notre corps, qu’est-ce qui est capable de le détruire. La seule question, c’est ce pouvoir d’être affecté.
Qu’est-ce qui distingue une grenouille d’un singe ? Ce ne sont pas des caractères spécifiques ou génériques, dit Spinoza, c’est qu’ils ne sont pas capables des mêmes affections. Donc il faudrait faire, pour chaque animal, de véritables cartes d’affects, les affects dont une bête est capable. Et pareil pour les hommes : les affects dont tel homme est capable. On s’apercevrait à ce moment-là que, suivant les cultures, suivant les sociétés, les hommes ne sont capables des mêmes affects. Il est bien connu qu’une méthode avec laquelle certains gouvernements ont liquidé les Indiens d’Amérique du sud, ça a été de laisser sur les chemins où passent les Indiens des vêtements de grippés, des vêtements pris dans les dispensaires parce que les Indiens ne supportent pas l’affect grippe. Même pas besoin de mitrailleuse, ils tombaient comme des mouches. Il va de soi que nous, dans les conditions de vie de la forêt, on risque de ne pas vivre très longtemps. Donc, genre humain, espèce humaine ou même race, Spinoza dira que ça n’a aucune importance tant que vous n’aurez pas fait la liste des affects dont quelqu’un est capable, au sens le plus fort du mot capable, y compris les maladies dont il est capable. C’est évident que cheval de course et cheval de labour c’est la même espèce, ce sont deux variétés de la même espèce, pourtant les affects sont très différents, les maladies sont absolument différentes, la capacité d’être affecté est complètement différente et, de ce point de vue là, il faut dire que un cheval de labour est plus proche d’un bœuf que d’un cheval de course. Donc, une carte éthologique des affects, c’est très différent d’une détermination générique et spécifique des animaux.
Vous voyez que le pouvoir d’être affecté peut être rempli de deux manières : lorsque je suis empoisonné, mon pouvoir d’être affecté est absolument rempli, mais il est rempli de telle manière que ma puissance d’agir tend vers zéro, c’est-à-dire qu’elle est inhibée ; inversement, lorsque j’éprouve de la joie, c’est à dire lorsque je rencontre un corps qui compose son rapport avec le mien, mon pouvoir d’être affecté est rempli également et ma puissance d’agir augmente et tend vers… quoi ? Dans le cas d’une mauvaise rencontre, toute ma force d’exister (vis existendi) est concentrée, tendue vers le but suivant : investir la trace du corps qui m’affecte pour repousser l’effet de ce corps, si bien que ma puissance d’agir est diminuée d’autant.
Ce sont des choses très concrètes. Vous avez mal à la tête et vous dites : je ne peux même plus lire. Ça veut dire que votre force d’exister investit tellement la trace migraine, ça implique des changements dans un de vos rapports subordonnés, elle investit tellement la trace de votre migraine que votre puissance d’agir est diminuée d’autant. Au contraire, quand vous dites : oh ! je me sens bien, et que vous êtes content, vous êtes content aussi parce que des corps se sont mélangés avec vous dans des proportions et des conditions qui sont favorables à votre rapport ; à ce moment-là, la puissance du corps qui vous affecte se combine avec la vôtre de telle manière que votre puissance d’agir est augmentée. Si bien que dans les deux cas votre pouvoir d’être affecté sera complètement effectué, mais il peut être effectué de telle manière que la puissance d’agir diminue à l’infini ou que la puissance d’agir augmente à l’infini.
A l’infini ? Est-ce que c’est vrai ? Évidemment non, puisque à notre niveau les forces d’exister, les pouvoirs d’être affecté et les puissances d’agir sont forcément finis. Seul Dieu a une puissance absolument infinie. Bon, mais dans certaines limites, je ne cesserai de passer par ces variations de la puissance d’agir en fonction des idées d’affection que j’ai, je ne cesserai de suivre la ligne de variation continue de l’affectus en fonction des idées-affection que j’ai et des rencontres que je fais, de telle manière que, à chaque instant, mon pouvoir d’être affecté est complètement effectué, complètement rempli. Simplement rempli sur le mode de la tristesse ou sur le mode de la joie. Bien entendu les deux à la fois aussi puisque c’est bien entendu que, dans les sous-rapports qui nous composent, une partie de nous-mêmes peut être composée de tristesse et une autre partie de nous-mêmes être composée de joie. Il y a des tristesses locales et des joies locales. Par exemple, Spinoza donne comme définition du chatouillement : une joie locale, ça ne veut pas dire que tout est joie dans le chatouillement, ça peut être une joie d’une telle nature que ça implique une irritation coexistante d’une autre nature, irritation qui est tristesse: mon pouvoir d’être affecté tend à être dépassé. Rien n’est bon pour quelqu’un qui dépasse son pouvoir d’être affecté. Un pouvoir d’être affecté, c’est réellement une intensité ou un seuil d’intensité.
Ce que veut réellement Spinoza, c’est définir l’essence de quelqu’un d’une façon intensive comme une quantité intensive. Tant que vous ne connaissez pas vos intensités, vous risquez la mauvaise rencontre et vous aurez beau dire: que c’est beau, et l’excès, et la démesure… pas de démesure du tout, il n’y a que l’échec, rien d’autre que l’échec. Avis pour les overdoses. C’est précisément le phénomène du pouvoir d’être affecté qui est dépassé avec une destruction totale.
Sûrement dans ma génération, en moyenne, on était beaucoup plus cultivé ou savant en philosophie, quand on en faisait, et en revanche on avait une espèce d’inculture très frappante dans d’autres domaines, en musique, en peinture, en cinéma. J’ai l’impression que pour beaucoup d’entre vous le rapport a changé, c’est à dire que vous ne savez absolument rien, rien en philosophie et que vous savez, ou plutôt que vous avez un maniement concret de choses comme une couleur, vous savez ce que c’est qu’un son ou ce que c’est qu’une image. Une philosophie, c’est une espèce de synthétiseur de concepts, créer un concept ce n’est pas du tout de l’idéologie. Un concept, c’est une bête.
Ce que j’ai défini jusqu’à maintenant c’est uniquement augmentation et diminution de la puissance d’agir, ou que la puissance d’agir augmente ou diminue, l’affect correspondant (affectus) est toujours une passion. Que ce soit une joie qui augmente ma puissance d’agir ou une tristesse qui diminue ma puissance d’agir, dans les deux cas ce sont des passions : passions joyeuses ou passions tristes. Encore une fois Spinoza dénonce un complot dans l’univers de ceux qui ont intérêt à nous affecter de passions tristes. Le prêtre a besoin de la tristesse de ses sujets, il a besoin que ses sujets se sentent coupables. Je n’ai pas encore défini ce qu’est la puissance d’agir. Les auto-affections ou affects actifs supposent que nous possédions notre puissance d’agir et que, sur tel ou tel point, nous soyons sortis du domaine des passions pour entrer dans le domaine des actions. C’est ce qui nous reste à voir.
Comment pourrions-nous sortir des idées-affection, comment pourrions-nous sortir des affects passifs qui consistent en augmentation ou diminution de notre puissance d’agir, comment pourrions-nous sortir du monde des idées inadéquates une fois dit que notre condition semble nous condamner strictement à ce monde ? C’est par là qu’il faut lire l’Éthique comme préparant une espèce de coup de théâtre. Il va nous parler d’affects actifs où il n’y a plus de passions, où la puissance d’agir est conquise au lieu de passer par toutes ces variations continues. Là, il y a un point très strict. Il y a une différence fondamentale entre éthique et morale. Spinoza ne fait pas de la morale, pour une raison toute simple : jamais il ne se demande ce que nous devons, il se demande tout le temps de quoi nous sommes capables, qu’est-ce qui est en notre puissance ; l’éthique c’est un problème de puissance, c’est jamais un problème de devoir. En ce sens Spinoza est profondément immoral. Le problème moral, le bien et le mal, il a une heureuse nature parce qu’il ne comprend même pas ce que ça veut dire. Ce qu’il comprend, c’est les bonnes rencontres, les mauvaises rencontres, les augmentations et les diminutions de puissance. Là, il fait une éthique et pas du tout une morale. C’est pourquoi il a tant marqué Nietzsche.
Nous sommes complètement enfermés dans ce monde des idées-affection et de ces variations affectives continues de joie et de tristesse, alors tantôt ma puissance d’agir augmente, d’accord, tantôt elle diminue ; mais qu’elle augmente ou qu’elle diminue, je reste dans la passion parce que, dans les deux cas, je ne la possède pas, je suis encore séparé de ma puissance d’agir. Alors quand ma puissance d’agir augmente ça veut dire que j’en suis relativement moins séparé, et inversement, mais je suis séparé formellement de ma puissance d’agir, je ne la possède pas. En d’autres termes, je ne suis pas cause de mes propres affects, et puisque je ne suis pas cause de mes propres affects, ils sont produits en moi par autre chose : je suis donc passif, je suis dans le monde de la passion. Mais il y a les idées-notion et les idées-essence.
Gilles Deleuze
Spinoza, l’Affect et l’Idée / Vincennes, cours du 24 janvier 1978
digestablestreamphrahm.jpg

Nous sommes tous des voleurs de poules roumains ! (Chimères n°73) / Alain Brossat

« Parasite » est un terme dont la fortune dans les sociétés modernes n’est pas faite pour nous étonner : il déploie en effet ses puissances à l’intersection de plusieurs domaines stratégiques – la politique, la biologie, l’économie sociale, etc. De ce fait même, sa propriété de faire image, de trouver des emplois utiles dans toutes sortes de régimes discursifs et de nourrir les rhétoriques les plus variées se manifeste constamment ; ceci dans des configurations, des séquences et des topographies très diverses. Bref, « parasite » est, davantage qu’un mot d’époque, un terme qui fait époque, un vocable puissant susceptible de se hausser, selon tel ou tel régime discursif, à la dignité du concept, voire de se prêter au jeu de la construction de paradigmes.
Qu’il suffise de le mentionner pour que tout ou presque soit dit : en plus d’une occasion, dans les moments totalitaires mais pas exclusivement, il a suffi qu’un individu ou un groupe soit désigné par le pouvoir comme « parasite » pour qu’il soit virtuellement mort – « parasite » désignant politiquement l’exterminable, l’indigne de vivre, le danger mortel.
Première singularité du terme, donc, employé comme substantif ou adjectif, dans la langue et le discours de la modernité : il met en relation, à la faveur d’une fertile in-distinction (indétermination), plusieurs domaines du vivant : l’humain, l’animal, le végétal. Le grand discours (moderne) de la vie, celui de la biologie, de la médecine notamment, saisit, redéploie et intensifie le vieux terme gréco-romain qui, lui, désignait une figure sociale (celui qui tire sa subsistance d’un mieux nanti), un personnage de la comédie humaine – le parasite, personnage récurrent de la comédie latine.
Au rebond des savoirs modernes, le parasite devient un organisme, animal, plante, qui vit aux dépens d’un ou d’une autre – mais nous verrons combien est susceptible de se diffracter, de s’effriter ce simple « aux dépens ». Cette extension, ce redéploiement du vocable va en décupler les puissances en favorisant toutes sortes de translations, d’échanges, de franchissements de la « barrière des espèces » : bien avant que les rhétoriques totalitaires ne s’emparent du terme, le discours plébéien ou révolutionnaire de la guerre des espèces va, au XIXe siècle, biologiser les représentations politiques et politiser la langue des sciences du vivant en construisant la figure du parasite – capitaliste, bourgeois, rentier qui prospère au détriment du travailleur productif, lui suce le sang, l’affame, etc. Un mot formidablement mobilisateur, mais pour autant, précisément, qu’il animalise l’imagerie politique et balise cet espace de l’affrontement des espèces en lutte ; l’ennemi y est le représentant de la classe adverse comme il est, aussi bien, une sangsue, un ténia – une forme nuisible et abjecte du vivant. La maléfique intelligence (politique) de ce terme est, précisément, dans le discours de la modernité (le parasite de Plaute et Molière est un personnage plein d’expédients et de ressources, une figure joyeuse et divertissante qui fait partie du « tableau » de la société des vivants et dont nul ne songerait à réclamer l’élimination violente), de rendre pensable et opératoire l’élimination nécessaire, requise et salutaire de cette part dégradée et dangereuse de la collectivité des vivants qui subsiste et prospère au détriment de la majorité. Le mot parasite apparaît, dans cet ordre des discours, comme l’opérateur providentiel d’une dégradation (destitution) du vivant humain, permettant d’en nommer sans ciller la séparation requise au nom de l’intérêt supérieur, d’avec le corps commun.
Comme chacun sait, ces opérations destinées à séparer la part du vivant humain dont la vie doit être promue, entretenue et protégée (celle qui est « digne de vivre », en idiome nazi) de celle qui, défectueuse ou parasitaire, défectueuse et parasitaire, le plus souvent, doit être écartée ou éliminée (« indigne de vivre » dans la même Lingua Tertii Imperii) ne sont pas, dans nos sociétés, confinées sur les bords excentrés du système – elles sont une de ses régularités les plus obstinées, il suffit d’ouvrir les journaux d’aujourd’hui pour en avoir la confirmation. En renvoyant le parasite humain, figure d’une typologie sociale, culturelle, raciale, politique, à son peu de valeur sur l’échelle du vivant, ce terme est un formidable facilitateur de solutions extrêmes – l’anesthésiant parfait des scrupules humanitaires…
Le mot parasite est, dans nos sociétés, l’adjuvant rêvé des passages à l’acte les plus destructeurs, il les habille de lin blanc et de probité candide, il est, dans la langue de l’Etat, des redresseurs de torts, des justiciers expéditifs et des policiers consciencieux, le mot magique dont se parent les actions les plus brutales. Dans La lucidité, admirable fable sur l’extinction de la démocratie contemporaine imaginée par José Saramago, c’est un premier ministre frustré par l’avalanche de bulletins blancs qui vient de submerger les urnes lors de la toute récente consultation électorale qui parle ainsi :
« (…) La lutte sera une entreprise ardue et de longue haleine, l’anéantissement de la nouvelle peste blanche exigera du temps et beaucoup d’efforts sans oublier, certes, sans oublier la tête maudite du ténia, cette tête qui se tapit quelque part. Tant que nous n’aurons pas réussi à la débusquer du sein nauséabond de la conspiration, tant que nous ne l’en arracherons pas pour l’exposer à la lumière et la livrer au châtiment qu’elle mérite, ce parasite mortel continuera à multiplier ses anneaux et à miner les forces de la nation, mais nous remporterons la dernière bataille, ma parole et la vôtre seront le gage de cette promesse aujourd’hui et jusqu’à la victoire finale ».
La relation qui s’établit entre rhétorique du parasite et violence promise apparaît, ici comme ailleurs, dans son aveuglante clarté. « Parasite » a été, au XXe siècle, l’un des sésames les plus efficaces de toutes les épurations, les bruyantes comme les silencieuses. La coagulation de sens qui s’opère dans l’emploi politique du terme entre ce qui relève de la satire des mœurs ou d’une critique sociale pratiquement immémoriale et ce qui emprunte au registre récent des sciences du vivant « dope » le terme, en démultiplie les effets, en fait, dans la mêlée des discours, une redoutable machine de guerre. L’indétermination persistante du terme (dans ses usages de combat, encore une fois), inhérente à sa polysémie, le dote d’une très expédiente plasticité : les idéologues nazis peuvent donc développer leur propre discours du parasite indexé sur le critère racial, les suppôts du régime stalinien, eux, vont le déployer sur le versant du naturalisme social – d’un côté le Juif ou le Tzigane comme parasite, de l’autre le koulak, le nepman, etc. Le « grand discours » idéologique du parasite est donc susceptible de se diffracter à l’infini, au gré des situations, des stratégies, des « grammaires » politiques – dans la fable imaginée par José Saramago, on l’a vu, il fait un retour remarqué dans des conditions non-totalitaires par excellence – celles du « pan-démocratisme » à bout de souffle. Mais ce n’est pas la première fois que nous le noterons, avec Ernesto Laclau par exemple : bien souvent, c’est le flou, le vague, l’indétermination d’un mot, d’un syntagme ou d’un énoncé politique qui en programme le succès – plutôt que sa précision, sa distinction et sa clarté.
Dans ses emplois politiques, le mot parasite prospère sur un fond de guerre – de lutte à mort des espèces. Il est un opérateur majeur du processus de zoologisation, de biologisation des discours, des représentations et des pratiques politiques – l’une des pentes le long desquelles l’Histoire du XXe siècle s’est jetée dans l’abîme. C’est, dans ce contexte, un mot dont l’idéologie (si l’on peut s’exprimer ainsi) est parfaitement incohérente : en effet, il a en propre à la fois de rétablir un plan de continuité anomique dans l’ordre du vivant (le Juif comme rat, le koulak comme pou, la chef conspiratrice, chez Saramago, comme ténia…) – ce, donc, à contre-courant d’une tradition philosophique qui va d’Aristote à Kant via Descartes (dixit Derrida), et de mettre en place des taxinomies, des hiérarchies compactes et rigides, destinées à rendre pensable et faisable l’opération d’élimination de l’en-trop « nuisible » et déchu de sa « nationalité humaine », pour parler un peu la langue des Henkersknechte du moment.
Mais, comme plus haut, cette « inconsistance » de l’idéologie politique du parasite est la condition de son succès, de son maniement aisé (la politique a besoin de mots à la fois souples, flous et puissants, d’outils à usage multiples et de dispositifs simples et robustes). Elle va rétablir de la continuité, effranger les bords et les « barrières » dans l’ordre du vivant (le « sous-homme » dégradé au rang de l’animal) non pas en vue de repenser et refonder notre (nous les humains) rapport à l’animal sur des fondements moins violents (comme Derrida et toute une sensibilité contemporaine nous invitent à le faire), mais au contraire pour penser l’extermination, ou, plus précisément, l’amputation par la communauté humaine d’une supposée part parasitaire d’elle-même. Le motif, l’image, la fantasmagorie du parasite sont nichés au creux du grand récit eugéniste de la première modernité, laquelle statue : le salut et la prospérité de la communauté ont un prix – sa séparation d’avec la part défectueuse ou nuisible du vivant susceptible d’entraîner sa dégénérescence. L’immunisation de la communauté, le renforcement de sa qualité (biologique en premier lieu, mais aussi sociale, culturelle et politique) passent donc par cette opération salutaire d’élimination de ce déchet parasitaire. Et c’est cette figure éminemment politique de l’immunisation par amputation qui, après les grands moment totalitaires et les grandes exterminations du XXe siècle, porte le nom même de l’inhumain : désormais, l’immunisation du vivant, humain ou autre, récuse les opérations de tri sélectif et les gestes d’élimination qui en découlent. Ergo la peine de mort est barbare, les corps en déshérence doivent être nourris et soignés (l’humanitaire y pourvoit), les camps accueillent des réfugiés plutôt qu’ils ne sont l’enfer où sont jetés et broyés les déclassés et les réprouvés, le vivant animal doit se voir aussi reconnaître des droits, etc. Une figure d’inclusion sans reste placée sous le signe global du « droit à la vie » refoule avec toujours davantage de rigueur celle des partages requis qui constituait la norme à l’époque antérieure (la première modernité).
Du coup, le discours du parasite, sans pour autant disparaître, tend à devenir flottant, à s’euphémiser, à se masquer, se diffracter : même un Besson, même un Hortefeux se gardent, au temps des surenchères sécuritaires, de désigner expressément et sans détour les Rroms et les sans-papiers dont ils orchestrent la persécution comme des parasites. On tiendrait peut-être là un fil nous conduisant au cœur du labyrinthe de la confusion présente : d’un côté, il y a ce profil vertueux de l’Etat démocratique qui, lorsqu’il entend édifier les enfants des écoles à propos de la barbarie nazie et de l’idéologie antisémite, leur présente des extraits de ce film de propagande terrifiant où le supposé parasitisme juif est illustré par des hordes de rats grouillant dans les égouts. Mais de l’autre, il y a ce pli toujours plus accentué de l’Etat policier, sécuritaire et xénophobe qui, à défaut d’avoir une politique, remet sans relâche en selle la figure du partage salutaire, impérieux, de la séparation brutale d’avec l’indésirable, le dangereux, le fou, l’indigent, l’allogène suspect, etc. Simplement, comme cette séparation ne peut (pour des raisons historiques plutôt que morales) prendre la forme des salutaires exterminations de jadis, le discours du parasite demeure entre deux eaux, affleurant sans cesse ici et là, immense carcasse, charogne putréfiée dérivant sans fin au fil du courant, mais impossible à renflouer vraiment – tant il est vrai que, encore une fois, le parasite, comme mot politique, ça sert avant tout à penser l’extermination.
On va donc assister à la prolifération d’un discours du parasite et du parasitisme en demi-teinte, agencé sur des dispositifs d’amputation « allégés » : le refoulement, l’expulsion, le rejet plutôt que la mise à mort ; plutôt que de parasites, on parlera d’ « en situation irrégulière », d’illégaux, de clandestins ; la neutralité du langage administratif vient masquer la brutalité des pratiques de séparation d’avec l’indésirable, comme la suggestivité de l’expression empruntée à la biologie venait intensifier et exalter les pratiques d’épuration et de nettoyage mises en œuvre par les défenseurs de la pureté du sang.

Déconstruire la fantasmagorie du parasite
La parasitologie, science très respectable, attire notre attention sur le fait que le parasitisme est avant tout une relation entre deux organismes vivants dont les interactions peuvent prendre une forme extrêmement variable : au sens courant, l’organisme parasite vit et prospère au détriment de l’organisme « hôte » ; mais aussi bien, le parasitisme pourra prendre une forme dite « mutualiste » telle que l’un et l’autre organisme en tire parti. Prenons un exemple simple, voire simpliste, qui illustre bien la complexité de la relation parasitaire, son instabilité, sa réversibilité : la sangsue, dont on sait quel imaginaire répulsif et hostile elle nourrit (très belle séquence dans African Queen où l’aventurier endurci et macho de haut vol Charlie Allnutt – Humphrey Bogart -, ayant surmonté toutes les épreuves, perd toutes ses assurances lorsque les sangsues viennent se coller à sa peau…), n’a-t-elle pas longtemps trouvé son utilité en médecine, moyen naturel des salutaires (voire…) saignées ? Autre exemple, tout aussi élémentaire : ces oiseaux qui, le long des fleuves africains, viennent se poser hardiment sur le dos des crocodiles et des hippopotames pour se nourrir des vers et autres insectes incrustés dans leur peau ; salutaires parasites de leurs hôtes, nourris d’autres parasites, néfastes, eux. Le « jeu » parasitaire se complexifie ici, faisant apparaître ses contiguïtés avec la symbiose : lorsque le parasite se nourrit des déchets de son hôte, l’association des deux organismes est profitable à l’un comme à l’autre. On est là, dans le vaste spectre de la relation parasitaire, aux antipodes du mildiou (un champignon) ou du phylloxéra (un puceron) qui ravagent nos vignes et désolent nos campagnes… D’autre part, des éléments de subjectivité humaine entrent nécessairement en compte dans la définition de ce qui sera réputé parasitaire et ne le sera pas : pour le jardinier, il ne fait aucun doute que la sauterelle, la chenille, la limace qui infestent son potager sont des parasites ; mais pas l’abeille, bien sûr, qui butine utilement dans le rosier voisin. Mais qu’en dirait la rose, eût-elle d’aventure voix au chapitre ?
Ce rapide survol de la variabilité des notions du parasite et du parasitisme, telle qu’elle a été redéployée par la biologie et la médecine modernes, suggère toute une série de métamorphoses possibles : en déconstruisant la figure abjecte du parasite construite par la première modernité, en en redéployant les puissances, les potentialités dans le domaine des conduites, des contre-conduites. En ressaisissant par le bon bout le fil de l’animalisation du parasite humain qui, dans les configurations totalitaires ou sous le régime de l’Histoire associée à la terreur, accompagne la brutalisation littéralement infernale des pratiques politiques et guerrières.
Là où se sont retirés, ont perdu leur substance stratégique et leur souffle historique, les grands modèles (politiques) de l’affrontement massif et direct (classe contre classe…), de la bataille ou de l’insurrection qui impose la décision (Clausewitz revisité par Lénine et Trotski), là où la figure de la résistance, orpheline de sa majuscule, est conduite à se redéployer sur un mode non-héroïque, moléculaire davantage que molaire, de nouvelles tactiques, de nouvelles intensités sont appelées à se nouer autour du parasite et du parasitisme – ceci dans l’horizon général d’un indispensable redéploiement général de l’entendement politique.
S’efforcer à devenir un parasite actif de tel ou tel « organisme », mammouth, Moloch ou Léviathan, peut, dans les circonstances présentes (tout autres que l’ « heure des brasiers » que célébrait le lyrisme révolutionnaire des années 1960-70), être un geste de création, un moment de réinvention de la politique – c’est, par exemple, ce que font les activistes de la « Mutuelle des fraudeurs » qui, militant en faveur de la gratuité des transports en commun et se cotisant pour payer les amendes, agissent en parasites conséquents de ces pachydermes glacés que sont la RATP et la SNCF. Faire de l’enseignement de la philosophie tout autre chose que ce qu’en attend le commanditaire de la rue de Grenelle sans franchir la limite qui exposerait le contrevenant à sa mise à pied est une pratique parasitaire active susceptible d’ouvrir un champ dans lequel peut reprendre vigueur le long combat pour l’émancipation. Celui/celle qui s’y essaiera aura d’ailleurs toujours beau jeu d’abriter cette utile expérimentation derrière l’autorité de Diogène, qui, le premier, sut faire de la philosophie non seulement un domaine de vie, mais une activité intrinsèquement parasitaire. Il aura beau jeu, aussi bien, de remarquer alors que se donner un « devenir-parasite », c’est toujours tendre à s’animaliser, pencher vers l’animal – Diogène-le-chien, Diogène vêtu de sa peau de bête !
En fait, si l’on y regarde de près, on s’avise que, sous la ligne de flottaison de la violence du souverain ou de l’Etat moderne, c’est, de Diogène à Boudu ou Bartleby en passant par le Neveu de Rameau, un fil ininterrompu qui court pour célébrer la rétivité joyeuse et inventive du parasite allergique aux hiérarchies, aux disciplines, à l’autocontrainte, moteur du « procès de civilisation » (Norbert Elias). Pour cette raison, les formes de résistance anciennes ou contemporaines qui se déploient sur le versant du parasitisme (vol, coulage, refus de travailler, mendicité…) font toujours revenir le sauvage au cœur du monde civilisé, par quelque biais, elles passent toujours par des conduites d’ensauvagement. Le braconnier, figure littéraire ou cinématographique, en ce premier XXe siècle ou la France se voit encore rurale, en est un bon exemple : le Raboliot de Genevois, le Marceau de Renoir (La Règle du jeu) sont des hommes de la forêt dont l’activité prédatrice et la proximité avec l’animal sauvage véhicule toute une morale : celle qui énonce que la vie « civilisée » moderne, c’est la guerre et le massacre (ils savaient de qui ils parlaient, écrivant, filmant entre 1918 et 1939).
Dans une autre veine, The Party, comédie de Blake Edwards, est une somptueuse déconstruction d’une fantasmagorie enracinée au plus profond du monde post-colonial occidental (blanc) : celle de l’étranger de peu (généralement un ancien colonisé au teint mat et au statut social modeste, voire carrément pauvre et précaire) en tant que parasite par vocation. A Hollywood, donc, un obscur acteur indien est invité à une réception chic par erreur et, ignorant de tous les codes en vigueur, y commet gaffe sur gaffe, produisant une série de perturbations, de désordres et de confusions, ouvrant autant de brèches dans la comédie sociale immuable que constitue ce genre de cérémonie, lézardes où se dévoile le vide de l’existence de ce microcosme et du rite lui-même qui les rassemble. Le parasite post-colonial, ici en position de pique-assiette et d’ « innocent » magnifique, en plein état d’apesanteur sociale et culturelle, se comporte (comme toujours au mieux de la comédie américaine) en fauteur d’un désordre requis, salutaire destructeur des ornements mensongers de la vie policée, révélateur, intensificateur bénéfique des antagonismes refoulés.
Les puissances de véridiction recélées par la succession ininterrompue des « gestes » inappropriés de ce maladroit consommé qu’est le sujet post-colonial en tant que parasite objectif (et ce d’autant plus et « mieux » qu’il l’est sans le savoir !) sont infinies. Une leçon fondamentale se dégage de sa traversée du monde spectral de la bonne société hollywoodienne – la production de la vérité passe par l’amplification du désordre et la production en série des catastrophes. C’est sur ce versant burlesque que se dévoilent au mieux les puissances du parasite comme énonciateur candide des vérités les plus incommodes. Dans le registre de l’animalisation, nous dirons que le flux vital qui traverse l’accumulation des bourdes dont est tissée l’inconduite de Hrundi V. Backshi (Peter Sellers) tout au long de la party est celui-là même qui met en mouvement l’éléphant dans le magasin de porcelaine : à l’issue de cette dévastatrice traversée, une chose se trouve solidement établie : tous les vases renversés, piétinés, réduits en miettes étaient de toc et nullement ces vénérables antiquités chinoises dont ils empruntaient l’apparence.
Le film de Blake Edwards, réalisé en la magique année 1968, soit dit en passant, peut être revisité aujourd’hui comme une ironique mais insistante incitation à nous doter, en autant de circonstances qu’il sera possible, d’un devenir-parasite actif, créatif, agencé sur toutes sortes de gestes et de conduites de défection, de diversion, de ralentissement ou d’entrave (de blocage), tout ce qui, selon Foucault, entre dans le registre des contre-conduites, des résistance de conduite, des révoltes de conduite (des simples inconduites aux insurrections de conduite) ; une disposition qui manifeste, selon les intensités et les modulations les plus variables, l’obstination du refus d’être gouvernés (comme nous le sommes, selon les modalités en cours et par ceux qui s’estiment fondés à le faire) ; mais aussi, inversement, le désir de nous gouverner nous-mêmes ou d’inventer d’autres formes de gouvernement.
Le devenir-parasite que chacun est susceptible de se donner est constitutif de moments ou de pôles de résistance, de constitution de contre-forces, d’élaboration de stratégies et de tactiques se déployant selon les modalités diverses du refus, de l’esquive, de l’obstruction, de la ruse, de la fuite, etc. Il engage les subjectivités individuelles mais en appelle aussi à la formation de collectifs (sur le modèle des mouvements de « chômeurs heureux » apparus en Allemagne il y a quelques années), il est aussi un espace de réinvention de la politique, d’une politique sans bords. Ainsi, le piratage joyeux, insouciant, parfois compulsif et boulimique du dernier cri des produits déversés sur le marché par les industries culturelles, ce piratage tel qu’il est universellement pratiqué par les ados, sous nos latitudes, est, bien sûr, inclus dans la sphère d’un consumérisme en tous points conforme aux canons du néo-libéralisme ambiant. Mais dès lors que ces pratiques d’appropriation sauvage heurtent de front le code de la propriété privée, suscitent des dispositifs répressifs, des débats sur les relations entre art, culture, marchandise et argent (etc.), le piratage, comme forme de parasitisme massif, global, étendu à l’échelle de la planète, devient un enjeu politique : le grand motif de la gratuité, celui de l’expansion sauvage de formes d’appropriation ou d’échange soustraites à l’emprise du marché, vient parasiter (au sens radiophonique du terme) le discours hégémonique des marchands de culture, des financiers et des défenseurs inconditionnels de la « propriété intellectuelle ».
Fondamentalement, dans ses formes multiples, éclatées, disparates, ironiques, cyniques, vertueuses, sérieuses ou futiles, le parasitisme contemporain est une pratique (une activité, une conduite, un geste…) de défection : un refus de faire « comme avant », comme prescrit (gouverner, c’est « faire faire », dit Foucault) ou, tout simplement, une interruption silencieuse de la régularité gouvernementale : on ne fait plus, on fait autrement, on se déplace, on se rend indétectable, ininscriptible, insaisissable.
Voilà qui jette peut-être quelque lumière sur deux scènes récentes où se sont manifestées avec une intensité particulières les obsessions policières, sécuritaires de ceux qui prétendent gouverner nos vies : l’affaire de Tarnac et celle des Roms. Le zèle flicard qui s’est déployé contre les terroristes imaginaires installés (en communauté) dans le village du Limousin avait valeur d’avertissement lancé à toute cette jeunesse souvent éduquée, passée par les universités, issue de la supposée classe moyenne et qui, depuis des années déjà, est entrée dans toutes sortes de conduites de rétivité, de refus des carrières programmées, de déplacements et de rebonds, d’invention de lieux de vie et de pratiques politiques radicales, tout ceci porté par un parti d’irréconciliation de principe avec les dogmes (« les valeurs », en langue de police intellectuelle) sur lesquels se fonde aujourd’hui la domination. Ce domaine d’échappées belles diffractées – variable, flottant, proliférant, innommable comme il l’est – se devait d’être désigné par les policiers de gouvernement comme une forme de parasitisme particulièrement dangereuse et perverse : celui d’une jeunesse qui ne se résout pas à être « employable », éclate de rire quand on lui parle de travailler plus pour gagner plus, ne se soucie pas beaucoup de sa retraite, ni de « fonder une famille ». A ce parasitisme, il fallait donc donner un nom de code particulièrement repoussant – et ce fut « mouvance anarcho-autonome ».
On en rit encore, du côté de Tarnac et d’autres « espaces autres » où souffle l’esprit de la défection.
Toutes choses égales par ailleurs, ceux que le bunker sécuritaire s’acharne à épingler sur son tableau de chasse sous le nom de « Roms » ou « gens du voyage » présentent également toutes les qualités requises pour être promus au rang de parasites d’élection. Ce n’est pas d’hier que leur association au motif du « voyage » (du déplacement incessant et incontrôlable) ; leur a-territorialité, leur conviction que la terre est inappropriable, leur attachement à leur liberté de mouvement, leur rejet du culte aveugle du travail, salarié ou autre, font d’eux des suspects aux yeux de l’Etat et des pouvoirs établis : même français, ils sont des citoyens sous condition, se voient imposer des obligations spéciales (carnet de circulation, livret de circulation…). La force des préjugés largement partagés dans la population, qui font d’eux des nomades vivant de rapines petites et grandes rencontre l’inertie des autorités locales rétives à leur accorder leurs droits – concernant par exemples les aires de stationnement qui leur sont dévolues. Le coup politique imaginé par le premier cercle sarkozyste au cours de l’été 2010 aura ici consisté à accorder la légitimité d’une politique, d’une priorité absolue dans la hiérarchie des tâches gouvernementales, d’un impératif d’Etat à tous ces remugles, toute cette rumeur immémoriale plus ou moins distinctement articulée, agencée autour du motif du Tzigane-Rom-Manouche-Bohémien (etc. – la variété et l’incertitude des dénominations « colle » avec le caractère approximatif et indéterminé de la rumeur, condition première de sa longévité) entendu comme parasite de toujours. L’administration qui, systématiquement, exile et parque les « gens du voyage » à la périphérie des agglomérations, du côté des déchetteries et des échangeurs autoroutiers a constamment tendu, par ce procédé, à avaliser le préjugé populaire qui voit dans le « nomade » si ce n’est un sous-homme, tout du moins un différent et un inférieur ou un « dégradé », du point de vue de la « qualité » humaine, inassimilable à tenir à distance ; son mode de vie l’établit en effet dans une topographie indistincte qui le destine à vivre ou survivre, sur un mode tendant infailliblement à l’animaliser, dans des no man’s lands indistincts, entre un tas d’ordures, une rivière et un mur de béton…
Cependant, le « coup » tenté par les pyromanes de gouvernement pendant l’été 2010 fait franchir un palier décisif au préjugé et à la discrimination : il projette le routinier, le latent, l’inavouable au cœur des espaces publics en faisant du « parasite » une figure, un personnage central de la politique et du gouvernement des vivants, en levant toutes les inhibitions qui, jusqu’alors, interdisaient de désigner ouvertement « ces gens-là » comme des coupables-nés, des boucs émissaires d’élection. Ne manque, à cette réinstallation de la figure du parasite au cœur des représentations politiques que le nom de la chose, dans son explicite même – ce pour les raisons dites plus haut : les démocraties contemporaines, quand elles persécutent et tombent sous l’emprise de leur pulsion de mort, continuent de subir la contrainte première, originaire, qui s’impose à elle : le faire sur un mode tel que ne devienne pas imperceptible ce qui distingue des régimes totalitaires de naguère.
Une ligne de front se dessine donc, dans notre présent, mieux, une actualité tissée autour du motif du parasite. Comme souvent, le stigmate ne demande qu’à être renversé, approprié, pour que prenne corps une subjectivité résistante. Arrachée, disputée à la bêtise, la condition parasitaire se redéploie du côté d’une politique qui, une fois, encore nous voue à la condition d’héritiers que n’aura précédés aucun testament – « Nous sommes tous des voleurs de poules roumains ! »
Alain Brossat
Nous sommes tous des voleurs de poules roumains !
Texte publié dans Chimères n°73 / parution décembre 2010
mauriziocattelan1.jpg
Orientation biblio-filmographique
José Saramago : la Lucidité, traduit du portugais par Geneviève Leibrich, Le Seuil, 2006.
Victor Klemperer : LTI La langue du III° Reich, traduit de l’allemand par Elisabeth Guillot, Albin Michel, 1996.
Ernesto Laclau : On Populist Reason, Verso (Londres), 2005.
Jacques Derrida : l’Animal que donc je suis, édition établie par Marie-Louise Mallet, Galilée, 2006.
Jean-Pierre Dacheux et Bernard Delemotte : Roms de France, Roms en France, Le peuple du voyage, Cedis, 2010.
Emmanuel Dreux : le Cinéma burlesque, l’Harmattan, 2008.
Maurice Genevoix : Raboliot, Omnibus, 1998.
Et, si je puis me permettre :
Alain Brossat : Droit à la vie ?, le Seuil, 2010.
La Règle du jeu, film de Jean Renoir, 1939.
The Party, film de Blake Edwards, 1968.
African Queen, film de John Huston, 1951.

1234



boumboumjames |
femmeavenirhomme |
Toute une vie... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Warhol l'avait dit...un qua...
| juliette66
| les bonnes "occaz" de Murielle