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Pour une critique de la résistance / Philippe Roy / Outis ! n°3

Si jo l’estiro fort per aqui
i tu l’estires fort per allà,
segur que tomba,tomba, tomba
i ens podrem alliberar.
Si estirem tots ella caurà
i molt de temps no pot durar
segur que tomba, tomba, tomba
ben corcada deu ser ja.
Lluis Llach / l’Estaca *

Ce titre « Pour une critique de la résistance » laisse volontairement courir une certaine indétermination. L’objet de ma critique est-il la résistance dans son effectivité ? est-ce une critique de son insuffisante portée actuelle ? ou est-ce le concept de résistance qui est ici visé en tant qu’il serait un frein pour la pensée politique. Est-ce une question portant sur l’agir ou sur la pensée ? Ces deux types d’objet ne sont cependant pas sans rapport, on ne conceptualise pas la résistance sans intention d’appeler à elle et penser ce qui se passe dans le registre de la résistance n’est pas sans teinter l’agir d’une certaine tonalité. La pensée participe de l’agir. Si bien que critiquer la résistance sera aussi de l’ordre d’un geste, envisageant une autre teinte pour l’agir.
On pourrait alors, pour commencer, se demander pourquoi on tient tant à parler de résistance en politique. Sans doute en écho aux grandes résistances victorieuses du passé comme le sont celles de la Seconde Guerre mondiale, même si cet écho nous revient en empruntant des voies labyrinthiques qui l’éloignent de plus en plus de sa source émettrice, ignorée de ceux qui en reçoivent encore les signaux. En appeler à la résistance n’est-ce pas rentrer en résistance et donc devenir un Résistant ? L’appel serait ici une subjectivation, une recharge de puissance, ce serait se prendre pour un Résistant, moyennant les différences des situations, comme on se prenait pour un révolutionnaire au dix-neuvième siècle en faisant appel aux Révolutionnaires de 89. « Se prendre pour » voici un geste bien singulier, puisqu’il est celui d’une subjectivation qui en droit peut précéder un acte. Car même si on peut « se prendre pour » en agissant, il est surtout notable qu’on le fait aussi avant d’agir et après avoir agi. « Se prendre pour » survole les différences chronologiques, comme si d’emblée on prenait date, distribuant avant même l’effectivité de l’action, l’avant, le pendant et l’après. On résiste en se disant qu’on aura été de ceux qui ont résisté. Faut-il alors, aujourd’hui, encore prendre date en se prenant pour un Résistant ? Mais quel serait l’après de cette résistance, une victoire ? contre qui ? est-ce que résister consiste encore à vaincre ? sinon de quoi prendrions-nous date ? ou est-ce que résister se dit plutôt des résistances, effets de notre liberté, ne visant donc pas nécessairement la victoire, comme Foucault l’a soutenu ? N’avons-nous donc pas préalablement à démêler les brins de ce que « résister » veut dire ? Tout n’est-il que brins de résistance ou y a-t-il d’autres types de fil dans ce nœud ?

I/ Démêler
Je voudrais, pour aborder le concept de résistance, faire usage d’une analogie, je ne me référerai donc pas seulement à la politique. On me reprochera peut-être de ne pas prendre assez de précautions méthodologiques puisqu’il faudrait expliciter quelle est la légitimité de parler de la résistance en politique par analogie avec une situation non politique. A cette objection supposée je répondrais la simple chose suivante en inversant la critique : mais n’est ce pas aussi d’une analogie dont il est question en politique quand on parle de résistance ? En quoi cela va-t-il plus loin que l’idée mécanique de l’effet d’une force qui s’oppose à une autre ? Bref, n’avons-nous pas affaire d’emblée avec le concept de résistance à un concept transversal ? Ma critique ne portera pas sur le fait qu’il ne s’agirait que d’une analogie ou, à l’opposé, elle ne commencera pas par justifier cette transversalité même si c’est cette deuxième branche de l’alternative qui aurait mes faveurs. C’est qu’en effet je pense que l’analogie est la conséquence de cette transversalité et que celle-ci est fondée en tant qu’il existe un niveau ontologique qui traverse des domaines que l’on ne voit que comme étant différents. Le travail que je mène par ailleurs sur le concept de geste en politique, dans le physico-mathématique et en art ne peut que corroborer le fait que j’assume cette position.
Simplifions-nous donc la pensée, démêlons. Envisageons une situation épurée et quelque peu insolite dans l’optique d’une réflexion à visée politique, soit donc le tir à la corde. Dans cette situation nous résistons bien à ceux qui veulent nous tirer de leur côté. Comment savons-nous que nous résistons ? Nous le sentons. Nous sommes affectés par une force et par celle que nous lui opposons. Double affection donc. Nous sentons la force de notre équipe et celle de l’équipe adverse. Ou plutôt qu’une double affection, comme si nous pouvions sentir une force séparément de l’autre, c’est un rapport de forces que nous sentons. Résister suppose donc que nous éprouvions ce rapport, c’est même ici une épreuve. En politique le sentiment de résistance n’a pas seulement lieu lors de la présence effective de ce à quoi nous résistons, mais dès que nous y pensons, dès que nous l’imaginons. Nous sentons l’affect triste, au sens de Spinoza, d’un rapport qui n’augmente pas notre puissance et c’est celle-ci qui nous pousse à résister et que nous sentons impliquée dans le rapport de forces.

1/ Gestes de résistance
Mais « résister » ne nous dit pas ce que nous faisons. Je résiste, certes, mais comment est-ce que je résiste ? Quelle est la manière d’être de ma résistance ? A cette question j’en ajoute de suite une autre : est-ce que la manière d’être est celle d’une manière de résister ou est-ce que la résistance est une conséquence d’une manière d’être ? Ce sont là deux positions différentes. Je l’illustre en revenant à ma situation.
Parler de « manière de résister » signifie que nous réagissons à la force de l’autre équipe. Pour que cela soit plus pur, il faudrait imaginer que nous sommes moi et mon équipe dans la position de ceux qui auraient été provoqués. Nous ne voulions pas affronter l’autre équipe. C’est comme si ceux-ci s’étaient saisis de la corde que nous tenions dans les mains pour nous tirer jusqu’à eux, nous sommes passés alors sous leur geste. Cela a pu se faire d’un coup ou progressivement, ils ont saisi la corde et exercé soit une prompte et puissante traction ou alors exercé une petite traction qui ne nous dérangeait pas au début et qui, petit à petit, nous a entraîné de leur côté, au point qu’à un moment un seuil a été dépassé, nous sommes alors rentrés en résistance. Dans les deux cas, nous avons donc opposé une certaine manière de tirer la corde, nous avons effectué un geste collectif de résistance. Toute manière de tirer la corde qui contrarie l’autre ferait l’affaire. Imaginez que l’on vous force à tirer la corde avec vos adversaires, vous pouvez très bien les contrarier en faisant semblant de la tirer, ou en ne respectant pas les rythmes de leur traction collective, les gestes de résistance seraient ici des contre-conduites. Le geste de résistance peut donc aller d’une opposition qui vise à vaincre l’adversaire (nous voulons maintenant vaincre ceux qui nous tirent) aux contre-conduites qui visent à empêcher la bonne effectuation du geste de ceux qui veulent que la corde soit tirée de leur côté.
Il est à noter que les gestes de résistance doivent tenir compte de la manière d’être du geste auquel ils résistent, ils en sont comme des troublants reflets faits pour les enrayer, visant la pétrification de leur gestualité. Ainsi dans le cas de l’opposition il s’agit bien d’effectuer le geste opposé, donc un geste du même ordre que celui auquel il s’oppose. On ne résiste pas au tir à la corde comme on résiste à un nœud qui nous enserre (en essayant de le défaire) ou à un coup de filet (en essayant d’en élargir les mailles). On ne s’oppose pas à l’armée d’un autre pays comme à une mesure gouvernementale ou de la même manière qu’un enfant qui ne veut pas manger. Il y a donc une grande variabilité des gestes de résistance symétrique de celle des gestes qui veulent nous assujettir.
De ces gestes de résistance on peut dire qu’ils sont ceux d’une résistance de réaction ou même d’une résistance par réaction, il sont à chaque fois une manière de résister. Ici ils étaient occasionnels puisqu’ils ont été provoqués. Ces gestes de résistance résistent à un autre geste, celui de l’autre équipe, qui lui n’est pas de résistance. Le geste de l’autre équipe est celui de tirer avec une certaine manière la corde. Et puisque résister suppose de sentir un rapport de forces, l’équipe qui a l’initiative pourra dire qu’elle résiste à la résistance de l’autre, créant alors elle aussi des gestes de résistance. Cette création pouvant même être alors des modifications de son geste fondamental. On se met à tirer la corde autrement en fonction des gestes de résistance, si bien que le geste est affecté par les résistances et va donc évoluer, se transformer. Les résistances modifient le geste auquel elles résistent. Enfin ne pensons pas qu’un geste ne s’effectue qu’en un point avec la même action, c’est peut-être vrai du tir à la corde et s’exprime alors la limite de cette analogie. Mais un geste peut s’effectuer en différents points avec des actions différentes, ainsi le geste d’enfoncer un clou suppose l’action de tenir le manche du marteau pour frapper et celui de tenir le clou en un autre point. Résister à ce geste pourrait donc se faire de façon très différente en chacun des points (je retiens le bras du frappeur ou je fais vaciller le clou) mais cela sera pourtant une résistance à un seul geste.
Je donne à présent un exemple pour traduire cela dans le domaine politique. Vous appartenez à une institution et vous êtes sous le geste d’une certaine direction ou d’une manière de gouverner Étatique. Une nouvelle équipe de direction ou un nouveau mode de gouvernementalité ont lieu, petit à petit ou d’un coup les méthodes de travail changent, relevant d’un autre management, d’une autre gestion Étatique. Ces méthodes sont comme un nouveau geste de l’équipe de direction, vous allez alors rentrer en résistance, de façon différente en fonction de la place que vous occupez, lorsque ce geste vous aura tiré trop loin. Il va falloir trouver des manières de résister, des gestes de résistance ou alors faire usage de modes d’action déjà institués comme le recours à un syndicat, une grève, des manifestations etc. Et le geste de la direction va se modifier en fonction de ces manières de résister.

2/ Résistances de gestes
Revenons au tir à la corde et imaginons maintenant la situation saugrenue suivante, un peu tordue mais dont la torsion a une vertu didactique. Les deux équipes trouvent en même temps la corde au sol. L’une veut effectuer le geste de tirer la corde vers la droite et l’autre vers la gauche mais non pas par volonté de s’opposer à l’autre. La résistance va être cette fois-ci la conséquence de deux manières d’être, de deux gestes, qui ne sont pas des gestes de résistance. On peut dans ce cas parler pour chacune des équipes, de résistances actives car elles supposent des gestes en amont qui ne sont pas destinés à la résistance. La résistance est activée par le geste. Telle celle de faucheurs de plantes « OGM » dont le geste est celui qui consiste à ne pas laisser s’implanter ce qui entrave une culture dite biologique. C’est le geste propre à cette culture qui s’effectue par l’action de faucher. Ou encore ce sont bien les gestes des bergers du Larzac qui activent la résistance de ce peuple allant à pieds jusqu’à Paris en 1978, marchant bâton en main, comme des bergers. Ici on n’a donc pas à dire fondamentalement « je résiste » mais « j’effectue mon geste », je veux comme veut mon geste. En ce point la critique du concept de résistance est nécessaire car même si je sens une résistance, je ne dois pas dire que je résiste mais plutôt et avant cela : je suis mon geste. Et « suis » doit être entendu du verbe « être » comme du verbe « suivre ». Mon geste je le suis.
La résistance n’est ici que la conséquence phénoménale d’une incompatibilité gestuelle. Cette incompatibilité devenant conflictuelle que si les gestes doivent cohabiter. Habiter une même terre, un même lieu de travail ou autres. Incompatibles sont par exemple les modes de vie de certaines communautés mexicaines actuelles et celui de ceux qui ne voient les forêts que comme des sources de profits financiers.
On distinguera donc un geste de résistance et une résistance liée à une incompatibilité gestuelle donnant lieu à une résistance active de gestes. Dans le premier cas le geste de résistance est causé par un autre geste, dans le second la résistance est l’effet de gestes incompatibles. Dans le premier cas nous sommes sous l’horizon d’un geste que nous ne voulons pas ou plus effectuer, nous n’en étions pas les principaux initiateurs, il n’y avait qu’une manière d’être, qu’un geste, qu’une seule façon de tirer la corde. Nous travaillions dans une institution en se conformant aux instructions, mais celles-ci en se modifiant ont suscité des gestes de résistance. Dans le deuxième cas ce sont deux façons de tirer la corde qui se sont opposées ou pour revenir à l’exemple politique, deux manières de travailler ou de gouverner. Le parlementarisme est d’ailleurs la modalité politique pour que l’incompatibilité gestuelle de manières de gouverner ne deviennent pas conflictuelle et soit évitée par de possibles alternances. Rendre l’alternance des gestes possibles permet d’éviter la conflictuelle cohabitation donc les résistances actives. On veut la succession au lieu de la co-présence. Mais c’est encore plus subtil. Car le parlementarisme est une pièce d’un véritable geste gouvernemental, plus vaste, qui ne laisse qu’une marge de manœuvre limitée au geste élu. Le geste élu ne l’est qu’en tant qu’il propose de nouvelles actions gouvernementales, il se dit donc plus de nouvelles actions en certains points que d’un nouveau geste. Il propose de tenir le clou ou le manche autrement plutôt que de passer à un autre geste que celui d’enfoncer le clou… Et les élections sont cela, faire croire à un changement de geste, moins donc pour éviter une conflictualité gestuelle que pour éliminer tout autre véritable geste. Les élections sont comme un tir à la corde bien réglementé dont les vainqueurs gagnent le droit de tirer seulement certaines ficelles de la corde gouvernementale.

II/ De la résistance aux gestes politiques
Faisons maintenant un pas de plus. Un geste de résistance peut être au service d’un autre geste. Une manière de résister peut défendre une manière d’exister (par exemple lors de la résistance des habitants à l’occupation de leur pays). Cela paraît évident. Mais il est plus intéressant de remarquer qu’à l’inverse, un geste de résistance peut ouvrir sur une nouvelle manière d’exister. Occuper la Puerta del Sol est un geste de résistance mais qui n’est pas sans avoir engendré des gestes de démocraties réelles indiscernables du geste de résistance, sur le même lieu. Exactement comme tirer la corde à gauche, comme geste de résistance à ceux qui nous tirent à droite, peut devenir une manière d’être, donc un geste politique qui n’est plus seulement de résistance. Nous sommes subjectivés par ce nouveau geste et nous passons alors en résistance active. Un geste de résistance peut donc se transmuer en résistance active d’un nouveau geste politique. Des contre-conduites de résistance peuvent ainsi nourrir de nouvelles manières d’exister comme par exemple dans les mouvements féministes (ne plus se conduire comme une femme pour l’homme crée de nouvelles manières d’exister) qui conditionneront des résistances actives. Comment expliquer cette capacité du geste de résistance à être relayé par des nouvelles manières d’exister, par de nouveaux gestes politiques qui petit à petit vont s’autonomiser, avoir leur vie propre ? eh bien par son événementialité, la teneur en créativité du geste de résistance vient produire un écart, un déplacement, un site en lequel va pouvoir s’ancrer un nouveau geste. C’est bien pourquoi l’Etat cherche à briser et dévoyer les gestes de résistance ou à les normaliser en modes d’actions admis (un répertoire d’actions) qui déboucheront sur des négociations, des tables rondes ou pire, des groupes de travail… Les gestes de résistance uniformisés (devenus des actions proposées par le gouvernement) n’ont plus alors l’efficace qu’ils ont en étant des troublants reflets du geste auquel ils résistent, leur enrayement est enrayé.
Ne pensons pas qu’un geste de résistance ait déjà en vue ce sur quoi il veut ouvrir, il peut même se refermer sur lui-même dans les cas où le ou les acteur(s) du geste meurent, quand ils ne sont que leur geste-événement. Le geste de résistance qu’a été l’enchaînement de grèves de la faim des prisonniers de l’IRA dans les prisons anglaises de Mme Thatcher était un geste qui se désigne lui-même comme geste de résistance, non plus sur l’horizontalité des actions, moyens en vue de fins, mais remontant le long de la verticalité du temps vide, vers un pur virtuel, un événement absolu, comme la mort. Comme l’écrit Olivier Razac à propos du film « Hunger » « On ne résiste pas pour quelque chose qui ne serait pas encore là, mais à quelque chose qui s’impose ici et maintenant, et ce geste est sans raison. Plus précisément, il ne peut pas s’expliquer avec les raisons de ce à quoi il résiste. En ce sens, le fait de la résistance est absolu. Dit autrement, la résistance n’est pas relative à un là-bas qui serait comparable, en mieux ou en moins bien, à ce qui se passe ici. Si elle est en “ relation ” avec “ quelque chose ”, c’est avec de l’incommensurable, c’est-à-dire en dernière instance avec rien. C’est l’expérience vécue du néant de la mort comme absolu qui permet de rompre la logique dialectique du relatif ».[1] Et c’est bien ce niveau du virtuel, ce niveau de l’événementialité, cet autre niveau d’existence du geste qui rend compte des possibles retentissements d’un geste sans que celui-ci ait été un moyen en vue des nouveaux gestes qu’il a déclenchés. Tel le geste d’immolation de Mohamed Bouazizi en Tunisie.
Le geste a donc une part virtuelle. Pour parler comme les Stoïciens elle se dit du verbe exprimé par les effectuations (actions) du geste mais non réductible à elles. Le geste relève d’un verbe-événement qui fait commencer et il persévère ensuite dans son être. Les Stoïciens et Deleuze nous ont appris que le verbe-événement est justement virtuel, incorporel, en suspens par rapport aux états de choses. C’est pourquoi Agamben peut dire du geste qu’il est un moyen sans fin, une part de lui n’est pas dans l’enchaînement des actions causales, mais se dit de l’axe vertical de la suspension. Voilà donc quelque chose qui peut paraître paradoxal, le geste n’est pas seulement corporel, une part incorporelle, virtuelle, s’exprime en lui et par lui. C’est bien pourquoi un geste est expressif et peut retentir. Et il y a tout un jeu des gestes lié à leur part virtuelle. Ainsi un geste de résistance peut déjà pré-supposer un geste virtuel qui insistait sous lui mais qui n’existera qu’après lui et grâce à lui. C’est au nom de ce geste virtuel insu que l’on résistait. Pour parler comme Nietzsche la résistance a été un stimulant pour actualiser cette virtualité qui s’affirmait déjà par la résistance. Par exemple une résistance contre une restructuration dans une entreprise peut être dirigée en creux par une possibilité d’autogestion qui commence à s’affirmer, à démanger les travailleurs et vers laquelle la résistance pourra se dépasser. Il y a donc un niveau d’existence ou d’insistance, de l’ordre du virtuel, pour les manières d’être politiques, pour les gestes politiques.
On comprendra alors pourquoi un geste peut être inaugurateur de nouvelles manières d’exister, un geste peut dans une situation de résistance faire événement, être un geste-événement, comme le geste de vol des montres des employés de chez LIP en 1973 à Besançon. Le geste ne vient pas seulement ouvrir un nouveau champ d’actions politique, il vient modifier les significations établies, les renverser. Un geste reconfigure le sens, il faudrait ici renverser la formule d’Austin et affirmer que parfois faire c’est dire. Enfin, et pour évoquer un autre jeu des gestes, l’incompatibilité gestuelle n’a pas comme seule modalité la résistance liée à une impossible cohabitation, l’incompatibilité peut aussi être celle d’une coexistence virtuelle donnant lieu à une conjuration. Deleuze et Guattari l’ont souligné en s’appuyant sur les études de Pierre Clastres, montrant que les sociétés primitives conjurent le geste Etatique. Conjurer n’est pas résister car il n’y a pas un rapport de forces senti. Nous ne résistons donc pas toujours, nous conjurons aussi, nous conjurons d’autres gestes incompatibles avec les nôtres dont nous détectons les signes de leur présence virtuelle.
Parler seulement de résistance occulte donc toute la dimension gestuelle et nous place dans la position de ceux qui éprouvent un rapport, nous enfermant dans ce pathos opaque de la résistance dont l’indignation est une formule parmi d’autres et pire, cela favorise la tendance à rabattre toute situation sur celle d’une résistance de réaction. Comme si nous résistions toujours et seulement contre. Nous glorifions beaucoup trop nos ennemis en parlant ainsi, on pourrait même penser que nous avons besoin d’eux pour exister. Comme le dit Nietzsche de la morale des esclaves, fondamentalement notre action serait une ré-action. Sarkozy ne faisait pas appel à autre chose lorsque dernièrement, lors de sa campagne présidentielle, il en appelait à la résistance des Français contre ceux qui ne respectent pas les valeurs de la République. Et à vrai dire ceux qui se disent anti-capitalistes, anti-fascistes etc. ne sont parfois pas dans un autre schéma. Leur action est fondamentalement une réaction.
Nous n’avons plus à nous prendre pour des Résistants. Nous n’avons même plus à dire avec Foucault que la résistance est première. Pour sortir de cette bouillie indigeste de la résistance où toutes les résistances sont grises, revenons alors simplement à ce que l’on fait. Ce qui est premier ce sont nos gestes, ce sont les gestes, ce sont eux qui font date.  Une autre allure serait alors de dire : nous sommes contre tel geste car nous sommes et suivons nos gestes et si ce n’est pas encore le cas, la création de nos gestes de résistance nous les fera trouver.
Philippe Roy
Pour une critique de la résistance / 2013
Publié dans Outis ! n°3

gordon parks invisible man

1 Olivier Razac, « Sur le film Hunger, ou la question des prisonniers politiques en démocratie », Revue Appareil, Varia, http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=1245

* «  Si je tire fort par ici et si tu tires fort aussi, c’est sûr il tombe, tombe, tombe et à nous la liberté. Si nous tirons il va tomber c’est sûr, ça ne peut plus durer, c’est sûr il tombe, tombe, tombe, il est déjà bien penché »
L’Estac (le pieu en catalan) est une chanson composée par le chanteur catalan Luis Llach en 1968 inspirée par des conversations avec un résistant au franquisme. Je remercie Jose Ignacio Benito Climent de l’avoir portée à ma connaissance lors du colloque « Philosophie et cinéma de la résistance » à Valence où j’ai donné l’intervention dont ce texte est issu.

La philosophie dans tous ses éclats, usages et pratiques de la philosophie plébéienne / Colloque 21-22 septembre 2013 Ferme Courbet de Flagey / Ateliers de philosophie plébéienne, programme 2013-2014

Ce colloque se déroule dans le cadre du Centre de réflexion et de documentation sur les philosophies plébéiennes qui est un programme de l’ethnopole Pays de Courbet, Pays d’artiste.

Il doit être considéré comme ouvrant une  série d’ateliers philosophiquesvoir plus bas le programme à télécharger – dans le cadre du centre (dont l’ambition est de développer aussi un fonds documentaire). La première, courant de novembre  2013 à juin 2014, tentera de repérer les pratiques plébéiennes d’analyse du présent, d’en définir les méthodes et les enjeux conceptuels, et d’en produire des outils. Atelier…cela veut dire un essai d’abandon de l’autorité  du maître et de la posture d’élève au profit d’une tentative de production en commun. Tous peuvent participer à ces analyses et  repérages. Une revue sera publiée à la fin de la série qui intégrera les textes des intervenants et ceux qui seront écrits par des participants aux ateliers.

Nous nous interrogerons, à l’occasion de ce colloque, sur les possibilités de pratiques de la philosophie qui ne soient soumises ni aux conditions de la distinction académique, ni à celles des industries du loisir.
Nous nous y demanderons dans quelle mesure la philosophie a la capacité d’opérer ces déplacements destinés à ce qu’elle change de position dans le monde, de locuteur, à ce qu’elle adopte des gestes inédits.
Nous expérimentons, dans cet esprit, un autre point de vue de la philosophie : celui du plébéien qui, tirant argument de l’égalité des intelligences, vient faire entendre une voix discordante dans les espaces immunisés de la philosophie.

Programme
samedi 21 septembre
10h Présentation du projet du centre de réflexion et de documentation sur les philosophies plébéiennes
10h15 « Une émancipation plébéienne » Alain Naze (Enseignant en philosophie, ayant publié Temps, récit et transmission chez W.Benjamin et P.P. Pasolini)
11h « Les dehors de l’Université. De quelques gestes de provocation aux savoirs » Orgest Azizaj (Traducteur et doctorant en philosophie)
11h45 « Rendre visible, faire du bruit » Noël Barbe (Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain)
12h30 Repas
14h15 « Avant l’excommunication. Petite histoire immédiate de la constitution d’un centre de philosophie plébéienne » Cédric Cagnat (Philosophe, et plus, dernier ouvrage paru, Politiques de la violence, l’Harmattan, 2012)
15h « La force de l’aporie » Olivier Razac (Philosophe, site internet : www.philoplebe.lautre.net)
15h45 Pause
16h15 « Quels modèles pour analyser l’assujettissement contemporain ? » Philippe Coutant (Technicien informatique, étudiant en philosophie sans titre ayant publié Le sujet et le capitalisme contemporain (http://1libertaire.free.fr)
17h00 « Des gestes, pas des idées » Philippe Roy (Enseignant en philosophie, dernier ouvrage paru, Tombeau pour Pierre Rivière, l’Harmattan, 2013 )

dimanche 22 septembre
10h « Commentaire d’une phrase de Diderot dans Le rêve de d’Alembert » Alain Brossat (Enseignant en philosophie, dernier ouvrage paru, Les serviteurs sont fatigués, l’Harmattan, 2013)
10h45 « Les gestes dans le cinéma » Joachim Dupuis (Enseignant en philosophie et en Lettres, dernier ouvrage paru, Gilles Deleuze, Félix Guattari et Gilles Châtelet, De L’expérience diagrammatique, l’Harmattan, 2012)
11h30 « La part de la plèbe » Alexandre Costanzo (Professeur de philosophie)
12h15 Repas

http://centre.philoplebe.lautre.net/

Lieu des événements (colloque et ateliers : Ferme Courbet de Flagey
28, Grande Rue / 25330 Flagey
Depuis Besançon, suivre Ornans puis Chantrans
Possibilités de transport en gares de Besançon
Renseignements : crdpp25@gmail.com ou
Philippe Roy 06 51 38 43 45
philoplebe.lautre.net/

Evénements gratuits (buffet du midi compris avec inscription obligatoire)

« Moi, qui crois que tout artiste doit être son propre maître, je ne puis pas songer à me constituer professeur »
« Vous serez forcé d’avouer que mes trois lettres sont d’une politesse méritoire, eu égard à la circonstance et à mon origine plébéienne. »

Gustave Courbet

Programme du colloque à télécharger fichier pdf Programme colloque

Programme des ateliers sur 2013-2014 à télécharger fichier pdf Programme ateliers

La philosophie dans tous ses éclats, usages et pratiques de la philosophie plébéienne / Colloque 21-22 septembre 2013 Ferme Courbet de Flagey / Ateliers de philosophie plébéienne, programme 2013-2014 dans Brossat courbet-autoportrait

Pornotopie – Playboy et l’invention de la sexualité multimédia / Beatriz Preciado

Grâce à une soigneuse distribution verticale et horizontale, ainsi qu’à une une multiplication des procédés de technicisation du regard, d’enregistrement et de diffusion médiatique d’information, le Manoir Playboy, authentique dispositif pornographique multimédia, réunit dans un même bâtiment des espaces traditionnellement incompatibles : l’appartement du célibataire, le bureau central du magazine Playboy, le plateau de télévision, le décor cinématographique, le poste de surveillance audiovisuelle, le pensionnat de jeunes filles et le bordel.
En utilisant l’expression que Gilles Deleuze et Félix Guattari ont choisi pour interpréter la littérature de Kafka, nous pourrions définir la pornotopie Playboy comme la création d’une architecture mineure, un projet à travers le quel Playboy mènera la production d’ »un monde au sein d’un autre monde » (1), un lieu de pli et de juxtaposition des espaces privés et publics, réels et virtuels, en créant un nouveau type de domesticité masculine dans laquelle, d’après Hefner, le nouveau célibataire pourrait jouir des privilèges de l’espace public (et nous devons ici comprendre des privilèges sexuels, de genre et de représentation, ainsi que les prérogatives de la consommation capitaliste) sans être assujetti aux lois (familiales, morales, antipornographiques) et aux dangers (nucléaires, de la guerre froide) de l’extérieur.
Le Manoir est un gigantesque et délirant bureau dans lequel il est possible de vivre et de jouir ; un bordel à la fois centre opérationnel d’un groupe de presse et plateau d’un reality show dont le protagoniste est un homme marié (Hefner s’est marié plusieurs fois), accompagné d’une trentaine de jeunes femmes ; un strict pensionnat de jeunes filles où les résidentes sont candidates à se transformer en playmates et à poser nues devant l’Amérique entière ; un bunker hermétique surveillé par une télévision à circuit fermé dont les images peuvent à tout moment devenir publiques.

Playboy 1959 : notre futur
Les émissions de télévision créées par Playboy et inspirées de la vie dans le Manoir, bien qu’éphémères, ont été pionnières non seulement de la tradition des reality shows, mais aussi de ce que nous pourrions appeler les « spectacles d’enfermement domestique » : ces émissions de télévision montrant un certain nombre de personnages populaires ou anonymes surveillés vingt-quatre heures sur vingt-quatre par une télévision à circuit fermé, sur un plateau qui simule un espace domestique clos. Foucault nous a appris à penser l’architecture comme une matérialisation des rapports de pouvoir, mais aussi comme une machine d’extraction du savoir. L’hôpital n’est pas seulement un lieu de soin, mais également une mégastructure destinée à la production de connaissance. Pour Foucault,l’hôpital et la prison sont au corps social du XVIII° siècle ce que la table de dissection et le microscope sont respectivement au corps anatomique et à la cellule (2) : des instruments qui produisent des formes spécifiques de savoir et de représentation. L’enfermement et la surveillance sont des mécanismes grâce auxquels il est possible d’extraire du savoir et de produire du capital. Dans ces conditions, quel type de machine épistémologiques et économique, avec son architecture d’enfermement et ses techniques des surveillance, fait fonctionner l’émission de télévision de Playboy ? Les espaces clos où se déroule l’action du Playboy Penthouse ou du Playboy After Dark, tout comme les futurs Girls of the Playboy Mansion, Big Brother, Loft ou Secret Story, ne sont ni des lieux naturels ni des espaces purement symboliques : ce sont des laboratoires médiatiques dans lesquels la subjectivité est stratégiquement spatialisée, distribuée, communiquée, et finalement capitalisée grâce à des techniques d’enfermement, de surexposition, de surveillance, de dissimulation et de production du plaisir.
Le fonctionnement de l’émission de télévision ressemble à ce que Foucault appelle un « miroir inversé » : elle projette dans l’espace ultra-domestique des spectateurs l’intérieur post-domestique du Manoir Playboy. Ainsi, pour un instant, le pavillon de banlieue contient son double inversé : l’appartement urbain du célibataire. Cette même ville de Chicago qui vantait la famille, approuvait la prohibition et promouvait la ségrégation raciale de l’espace urbain, jouissait de la consommation télévisuelle d’une fantaisie carnavalesque pop digne de Bakhtine où dominaient la nudité féminine, la polygamie, la promiscuité sexuelle et une apparente indifférence raciale (3). Le Manoir fonctionnait comme une poronotopie dans laquelle on pouvait simultanément voir représentée, récusée et inversée la sexualité américaine de la fin des années 50 et du début des années 60.
L’enseigne en latin qui surmontait la porte d’entrée du Manoir Playboy prévenait : « Si non oscillas, nili tintinare » (« Si tu ne te déhanches pas, ne sonne pas »). ce qui ressemblait à une invitation faite à tous : la seule condition était d’être prêt à s’amuser. Néanmoins, et ainsi que Foucault l’avait prévu : « En général, on n’accède pas à un emplacement hétérotopique comme dans un moulin… Il y en a d’autres au contraire qui ont l’air de purs et simples ouvertures, mais qui, en général cachent de curieuses exclusions ; tout le monde peut entrer dans ces empalcements hétérotopiques, mais, à vrai dire, ce n’est qu’une illusion : on croit pénétrer et on est, par le fait même qu’on entre, exclu » (4).
Si l’espace de l’émission de télévision Playboy Penthouse imitait l’intérieur du Manoir, ce dernier, quant à lui, satisfaisait dans ses moindres détails aux exigences techniques de production télévisuelle. Comme dans l’hétérotopie déviée évoquée par Foucault, la possibilité de pénétrer et d’habiter librement dans le Manoir, un lieu apparemment  privé et secret, n’était qu’un simple illusion visuelle, car cet espace avait été soigneusement conçu et éclairé comme un plateau de cinéma d’Hollywood, les scènes avaient été théâtralisée et les personnages dirigés sur la base d’un scénario bien précis. La maison tout entière, pièce par pièce, était surveillé par un circuit fermé de caméras scrutant chaque coin et enregistrant vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ainsi, en entrant dans la maison, l’invité pouvait se croire privilégié car il avait été accepté dans le refuge privé de Hefner, alors qu’en réalité il venait de pénétrer un territoire médiatiquement surexposé, hautement surveillé et commercialisable. Pour franchir le seuil de cet endroit exceptionnel, le prix à payer par l’invité était de devenir l’un des acteurs anonymes d’un film sans commencement ni fin. Ici aussi, la logique de réversibilité régnant sur l’architecture intérieure de la maison, sur les meubles et les dispositifs techniques (le canapé convertibe, les cloison coulissantes, la bibliothèque-bar giratoire, les miroirs sans tain et surtout les caméras), transformait le visiteur en acteur, le caché en visible, et bien entendu le privé en public.
Beatriz Preciado
Pornotopie / 2010-2011
A lire sur le Silence qui parle : Olivier Razac / l’Ecran et le zoo – Spectacle et domestication, des expositions coloniales à la télé-réalité
Pornotopie - Playboy et l'invention de la sexualité multimédia / Beatriz Preciado dans Dehors inside-story-pin-up-gil-elvgren-1959
1 La formule « projet architectural mineur » reprend le concept de « littérature mineure » développé par Gilles Deleuze et Félix Guattari à propos de Kafka : « Une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure », Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka : Pour une littérature mineure, Minuit, Paris, 1975, p. 29.
2 Voir Michel Foucault, Blandine Barret-Kriegel, Anne Thalamy et Bruno Fortier, Les Machines à guérir : aux origines de l’hôpital moderne, Institut de l’environnement, Paris, 1976.
3 Russell Miller, Bunny : The Real Story of Playboy, Michael Joseph, Londres, 1984, p. 10. L’affaire des « invités noirs » fit l’objet de controverses parmi les membres de l’équipe de l’émission, quand bien meme la plupart des Afro-Américains qui amusaient le public blanc étaient des musiciens extrêmement connus (comme Ray Charles et Sammy Davis). Mais dans tous les autres cas, les Afro-Américains ne faisaient pas parti des invités, et apparaissaient juste en qualité de musiciens ou de garçons de café. Jusqu’en 1965, il n’y eu pas une seule playmate afro-américaine. Voir Gretchen Edgren, Playboy, 40 ans, Hors Collection, Paris, 1996. Cependant, il est certain que Playboy a été pionnier pour ce qui concerne l’implantation de politiques égalitaires en termes de genre, de race et de sexualité, aussi bien dans l’entreprise que dans la représentation multimédia que celle-ci propose. Notons, néanmoins, dans ce carnaval pop, l’impossible présence de l’homosexualité masculine.
4 Michel Foucault, « Des espaces autres », Dits et écrits, 1976-1988, Gallimard, Paris, 2001, p. 1579.




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