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Fragment(s) subjectif(s), un voyage dans les Iles enchantées nietzschéennes / Stéphane Nadaud

Toute saisie de l’oeuvre de Nietzsche – ou de n’importe qui d’autre mais c’est celui à la hauteur duquel je me situe – oblige ainsi à repenser une théorie du (des) sujet(s). Ce point de méthode doit nous pousser à démonter la distinction que l’on a coutume de faire, lorsque l’on parle d’oeuvre et d’auteur (notamment pour une oeuvre qui see donne de façon aussi disparate que celle de Nietzsche), entre le tout et la partie, et donc à repenser ce qu’on appelle classiquement le fragment. Jaspers donne une image parlante : « Servons-nous d’une comparaison. L’oeuvre de Nietzsche se présente à nous comme un chantier. On a fait sauter le flanc d’une montagne ; les pierres, déjà plus ou moins taillées, donnent à penser que nous sommes en présence d’un tout. Mais l’oeuvre pour laquelle cette explosion a eu lieu n’a pas encore été élevée. Que l’oeuvre soit restée un amas de décombres, ne semble cependant pas avoir empêché Nietzsche d’entrevoir les possibilités d’arrangement ; de nombreux fragments se répètent sous des formes innombrables, qui n’offrent que peu de changements entre eux, d’autres apparaissent comme des formes précieuses, uniques, comme s’ils eussent dû constituer quelque part une pierre d’angle ou une clef de voûte. On ne reconnaît les divers fragments qu’en les comparant minutieusement entre eux à partir de l’idée de l’ensemble de l’édifice. On ne saurait dire avec certitude que celui-ci soit unique. Il y a, semble-t-il, plusieurs possibilités de construction à s’entrecroiser ; on se demande parfois s’il manque quelque chose à un fragment ou s’il répond à une autre idée de l’édifice ». (1) La question posée est celle de la bonne méthode permettant de faire quelque chose de cet amas – ce que l’on appelle l’oeuvre de Nietzsche. Faut-il s’intéresser à chaque fragment individuellement ? Mais c’est alors prendre le risque de perdre de vue l’ensemble, l’édifice que l’on suppose qu’il composait (ou pourrait composer) avec les autres. faut-il s’obnubiler à reconstruire l’édifice à partir des fragments à notre disposition ? Mais c’est alors prendre le risque d’en construire un qui serait uniquement le nôtre et de tenir celui de Nietzsche pour un idéal. Dès lors, pour ne pas se perdre dans ce type d’errances et de ratiocinations, la piste que je propose, fortement inspiré par Foucault que je suis, sera la méthode généalogique : elle consiste à considérer que l’édifice en question n’a même pas été construit par Nietzsche lui-même, même si le lecteur se doit de le supposer, un temps seulement, comme tel. Il ne s’agit pas d’un paradoxe,, mais d’une saisie méthodique. Le lecteur de Nietzsche doit se considérer (car il l’est) comme se retrouvant exactement dans la même position que Nietzsche lui-même lorsqu’il écrivait – pensait – ce qu’il écrivait – pensait. Le lecteur (le généalogiste) se retrouve, face à tous ces fragments, dans la position du compositeur : compositeur au sens de l’imprimerie, la composition consistant à mettre côte à côte, à agencer des pièces de métal pour préparer la plaque d’impression ; mais aussi, compositeur au sens musical du terme, le compositeur qui crée – qui invente si l’on veut – un agencement, un montage de notes inédit et nouveau composant le morceau achevé. Composition, donc, et pas recomposition : car aucun tout ne préexiste à celui que le lecteur compose avec le matériel que lui a laissé Nietzsche. Autrement dit, le jeu consiste à ne pas croire qu’il s’agit de recomposer un tout qui aurait préexisté, même si l’on considère un instant, juste un instant, que ces fragments dussent composer un tout. Il s’agira donc, dans un premier temps et dans un premier temps uniquement, de croire à l’unité de Nietzsche, comme étant le tout sous lequel sont rassemblés les fragments qui lui sont attribués – et, de fait il s’agit d’une position facile (trop facile) à tenir, car ces fragments ont effectivement été écrits par un individu dont le nom de baptême était Nietzsche. Et s’il existe un risque, quand on se saisit des fragments qu’il a laissés, de perdre l’Auteur Nietzsche, le plus grand risque est au contraire de ne pas réussir, lorsqu’il le faut, à lâcher l’Auteur – à lâcher le sujet.
Car cette croyance en l’unité de Nietzsche devra être dans un second temps oubliée – totalement oubliée - au profit de l’édifice que l’on compose non pas à la place de Nietzsche, mais avec Nietzsche. Cette seconde posture est autrement plus difficile à tenir, car il s’agit de se confronter à une sorte d’infidélité envers l’auteur, d’affirmer sa subjectivité au risque de faire totalement disparaître Nietzsche. Mais cette affirmation subjective est illusoire, car d’infidélité il n’y aurait qu’à croire que Nietzsche avait déjà construit un édifice que la seule tâche du compositeur serait de relever de ses ruines – de reconstruire -, d’illusion il n’y aurait qu’à présumer que l’affirmation de son individualité serait plus pérenne que l’affirmation, préalable, de celle de Nietzsche. Il faut donc se garder, après avoir commencé à monter cet édifice, de l’attribuer à Nietzsche, ou à soi-même. C’est le point essentiel : ce n’est pas parce qu’on ne prête pas cet édifice à Nietzsche qu’il faut se l’approprier ! Et c’est ici que le généalogiste se doit d’être à la hauteur de Nietzsche – qu’il doit être aussi fort. Car il ne doit pas prendre l’effacement de l’auteur pour un exhaussement de lui-même. Et si Nietzsche n’avait pas, lui-même, construit l’édifice en question, s’il était, lui aussi, un généalogiste face à tous les fragments qu’il écrivait – qu’il pensait -, je (le lecteur) suis dans la même position et l’édifice que je monte, à partir de ces fragments, ne m’appartient pas plus qu’il n’appartient à Nietzsche. Bien plutôt, le lecteur de Nietzsche (ou de quiconque qui a laissé une oeuvre, même finalisée, c’est-à-dire en fin de compte que des fragment(s) qui sont, on le comprend d’ores et déjà, nécessairement subjectif(s) doit accepter qu’au sein de la rencontre qu’on appelle habituellement l’oeuvre, ces deux pertes (ces oublis) subjectives (celle de Nietzsche et celle du lecteur que je suis) sont consubstantielles. C’est cet édifice, cette rencontre, que j’appelle fragment(s) subjecti(fs).

Ce livre sera un voyage en bateau où je veux tenir la posture d’Ismaël et non celle d’Achab, une expédition qui poursuivra sur la route (maritime bien entendu) qui s’ouvre à partir de ce port d’attache. La mer (ou l’océan) sur laquelle se jette ce navire est celui que Deleuze-Guattari appelle(nt) plan de consistance, d’où apparaissent, vagues éphémères et éternelles, les fragment(s) subjectif(s) qui, lors des calmes alizés, lèchent sa proue et qui, lors des violentes tempêtes, inondent le pont et l’emportent, bateau ivre, dans les sombres abîmes. Quitter le territoire du Sujet pour se perdre dans l’océan des subjectivités, tel est le présent voyage. Peut-être le navire croisera-t-il, à l’instar de Melville, quelques-unes des îles enchantées (2). J’ai déjà une vague idée, guidé par la carte que fut ma thèse de philosophie d’où est tiré cet ouvrage, de la voie qu’il est possible de parcourir (3). Mais ce voyage sera, forcément, plein de surprises et de découvertes que je n’imagine pas encore. Et, après la rude traversée (ou même pendant, selon l’envie, la fatigue, ou la simple nécessité de ravitaillement), peut-être sera-t-il possible de faire halte dans telle ou telle île, plus ou moins grande, plus ou moins sauvage, peuplée, déserte, connue ou inédite… par-delà la douceur nodale des Borromées… la vigueur enchantée de l’Hyperborée…
Ce voyage est tout autant pratique que théorie. saisissant les vagues, ces fragment(s) subjectif(s) qui sont le nom que je donne au concept permettant de se saisir de l’instant de la rencontre qu’est l’expérience d’un processus de subjectivation désindividualisant au seuil de l’éternel retour, devenu le navire lui-même, je (l’écrivain, le lecteur) les embrasse, ces vagues, de tout mon corps, trempé jusqu’aux os par leur vigoureuse liquidité, moi le vaillant navigateur, le fort navigateur, car je sais que seuls les plus puissants peuvent ce type d’expérimentations, car seuls eux le veulent : seuls les plus forts peuvent, à la fois, être dans le fragment(s) et le tout, car ils sont, eux-mêmes, et fragment(s) et tout.
Stéphane Nadaud
Fragment(s) subjectif(s), un voyage dans les Iles enchantées nietzschéennes / 2010
voir également l’Unebévue
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1 Karl Jaspers, Nietzsche, introduction à sa philosophie, pp. 11-12, Paris, Gallimard (1950) coll. Tel, 2000.
2 « Prenez vingt-cinq amas de cendres disséminés ça et là sur un terrain vague de banlieue, prêtez à quelques uns d’entre eux des proportions de montagne et faites du terrain vague une mer, vous aurez alors une juste idée de l’aspect général des Encantandas ou Iles Enchantées », in Oeuvres tome IV, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 2010, p. 345. « En chanté », c’est aussi la façon dont Jacques Demy imagine que le ciné est fait.
ici irruption intempestive du Silence qui… chante :) :
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3 Stéphane Nadaud, Lecture(s) de Nietzsche, théorie et pratique du fragment(s), thèse pour le doctorat de philosophie sous la direction d’Alain Brossat, Université de Paris 8, soutenue le 11/06/2009. Je remercie Nicolas Berloquin de l’avoir mise à disposition sur internet où elle est téléchargeable à l’adresse suivante : http://www.lepoulsdumonde.com/lecture_s_de_nietzsche/
Elle est également visible sur le Silence qui parle :
1ère partie / 2ème partie / 3ème partie

Utopies nomades (2) / René Schérer

L’hospitalité est inhérente à l’implantation de l’homme sur la terre. Et il convient ici d’entendre : de l’agriculteur, du défricheur de sol fixé à sa demeure. Car la première condition de l’hospitalité est de pouvoir offrir pain et vin : » ici, le « il faut » (es braucht) désigne une appartenance essentielle du rocher et des fentes, de la terre et des sillons. Mais cette appartenance essentielle, de son côté, est déterminée par l’essence de l’hospitalité et du séjour. Donner et recevoir l’hospitalité, et séjourner, caractérisent la demeure des mortels sur la terre. »
Ce texte est incontestablement profond. Il est le seul qui, dans la philosophie contemporaine, accorde à l’hospitalité une fonction qui, dans l’ordre ontologique, puisse être mise en parallèle avec celle que lui accorde Kant. Mais nous avons dit que cette ontologie allait en sens inverse de la démarche kantienne : la sédentarité paysanne.
Au regard de l’errance
Et, à se référer maintenant au poème de Hölderlin dans son intégralité, il apparaît même que le fragment détaché induirait un contresens. Car, l’hymne à l’Ister, nom ancien du Danube, ne célèbre pas le paysan souabe, mais les peuples barbares qui, depuis l’orient, sont venus s’installer sur ses rives. De sorte que la rêverie poétique sur le Danube devient une vision grandiose sur l’orient originel, l’asie par-delà la Grèce même :
« Mais voici que ce fleuve semble presque vouloir
remonter vers sa source
et il me semble venir de l’orient  »
(14).
Le poème de Holderlin, dont l’idéal est cosmopolitique, n’est pas célébration de la permanence de l’Être, mais du Devenir. Celle de la provenance orientale des peuples d’europe, encore plus nettement saluée dans un hymne antérieur, À la source du Danube (15) : « Asie, ô mère, je te salue ! », évoquant la « voix formatrice des humains », « l’étrangère », « l’éveilleuse ». Le contraire apparemment de ce que Heidegger suggère et « fonde » sur sa lecture de Hölderlin dans Qu’appelle-t-on penser ? mais seulement « apparemment », et pour une lecture tout aussi tronquée. Plus attentive, plus complète, elle permettrait de découvrir que :
1 L’objet de la recherche heideggerienne, la « Demeure » de l’Être et de la pensée (finalement le langage) ne s’identifie pas au séjour hospitalier ; ce dernier est un des jalons de cette recherche, d’ailleurs non close dans les leçons de 191 ;
2 L’Ister de Hölderlin a fait l’objet en 192 de tout un séminaire, aujourd’hui seulement publié (16). Ce séminaire est du plus haut intérêt, car il nous révèle un Heidegger pas du tout « sédentariste » ni « paysan » souabe (du moins apparemment), mais attentif à dégager du poème de Hölderlin tout ce qui accorde à l’étranger, à l’hôte, une place de choix, une fonction constitutive auprès du résident : « L’appropriation de ce qui nous est propre n’est que dans la confrontation et le dialogue hospitalier avec l’étranger ». Le fleuve est lieu de passage ; en lui le séjour, le site (die ortschaft) se conjugue avec l’errance (die Wanderschaft).
Plus intéressante encore, pour ce qui concerne notre idée d’utopie nomade, est, dans ce cours de 1942, la notation que « le rapport au propre (das Eigene) ne peut jamais consister en la simple affirmation autosuffisante de ce qu’on appelle le naturel et l’organique », que « le propre est le plus lointain » (das Eigene, das Fernste). Écho de Nietzsche, distances prises avec une idéologie de la race et du sang. Manière également, peut-être, comme l’avait fait Être et temps avec Wilhelm Dilthey et sa « philosophie de la vie », de reprendre en compte certaines analyses de Georg simmel sur l’importance de l’étranger, sa fonction critique. Mais de les reprendre en les détournant, dans un cadre où l’abstraction ontologique élude le juif de simmel, où tout converge, comme plus tard dans Qu’appelle-t-on penser ?, vers l’ontologie de la langue. L’objet du séminaire devient finalement l’apport à la langue poétique allemande de la langue philosophique grecque.
Cette inflexion de l’hospitalité de l’homme vers celle de la langue, ne saurait du reste être traitée simplement comme une manière d’éluder de plus pressants problèmes. Jabès, de son côté, célébrera aussi « l’hospitalité du livre » (17). Ce n’est pas là ce qui nous retient, qui fait que nous ne pouvons adopter la voie ontologique que Heidegger propose. Le différend est ailleurs. L’essentiel de cette divergence est encore le présupposé de sédentarité : le langage, « demeure » de l’être, sa maison. Là où Hölderlin évoque des flux, Heidegger pense des demeures. Un instant inspirée à la suite du poète cosmopolitique, cette pensée en change le ton et le cours, comme elle le fait pour Nietzsche, pendant la même période : une absorption de la puissance passionnelle, de l’affirmation du mouvement et du devenir, de la vision utopique d’un nouveau monde, dans la calme ontologie du retour.
Car, toujours dans l’ontologie heideggerienne, il s’agit d’un retour aux Grecs, et d’un retour à partir d’un oubli (oubli de l’Être) qui en rend impossible l’accès ; qui immobilise toute pensée dans l’attente d’une impossible présence. Il projette sur les autres – les poètes avec lesquels il entre en « dialogue », Hölderlin, Nietzsche – ce mouvement arrêté. Tandis que pour Hölderlin et nietzsche, il s’agit moins d’un retour aux Grecs que de faire revenir leurs dieux, d’épouser leur passion : le Dionysos de Nietzsche, utopiquement porté parmi nous.
L’esprit de l’utopie, à reformuler dans l’ouverture du plan d’immanence de la terre, n’est pas une ontologie de la présence – pas plus que d’une supposée absence qui lui est corollaire. Il ne se préoccupe pas du tout de « l’être » oublié ; ce qui aurait pu être suggéré par l’assimilation de l’utopie à « l’âge d’or ». Mais cette image, qui reste parfois suggestive, n’a jamais correspondu au concept de l’utopie moderne. Celle-ci se développe dans une ouverture « au- delà de l’être », dans un « autrement qu’être, au-delà de l’essence » que ces expressions, empruntées cette fois à emmanuel Lévinas (18), expriment parfaitement. Comme l’exprime aussi l’idée levinassienne que la priorité « ontologique » revient à « l’autre », non au moi-sujet, à « l’égoïté », ou, dit plus simplement, à l’égoïsme auquel Fourier opposait la « passion foyère » de « l’unitéisme ».
l’Utopie selon son pli
L’utopie nomade – mais est-il même besoin, désormais, de lui adjoindre ce qualificatif impliqué dans la plénitude de son concept et de son jeu ? – est, par elle-même, unitéiste. L’unitéisme est la propriété de son sujet, mieux, des processus de subjectivation, des productions de subjectivité qu’elle entraîne. Processus de subjectivation : langage de Foucault, de Guattari, de Deleuze, qu’il me convient d’associer pour nommer les subjectivités nouvelles, individuelles et collectives, qui appellent aujourd’hui à de nouveaux modes d’habiter : que ce soit relativement aux « habitations » proprement dites ou aux villes, aux « sans domicile fixe », aux vagabonds et aux nomades, aux voyageurs de tous genres, aux déplacements forcés de peuples, ou à leur recherche obsessionnelle d’un territoire portant leur nom. En tout cela, de multiples processus sont engagés, souvent antagonistes les uns des autres, comportant des objectifs incompatibles, se déroulant dans des temporalités de différents niveaux.
Le monde est tout entier dans chacun de ces points de vue, et n’existe nulle part ailleurs que dans leur entrecroisement. Il y est, selon le mot-concept choisi par Deleuze, plié. Tous coexistent, sont « compossibles » dans le langage de Leibniz qui s’impose ici. Le plan de l’utopie est celui de ces compossiblités, qui sont toutefois de principe seulement, sans avoir trouvé le mécanisme de leur accord. On peut concevoir l’utopie, s’en former l’image, comme un pli, « pli de subjectivation » (19) qui parcourt la terre la réfléchit en soi dans la pensée, l’exprime, en formule « le problème » et lui donne sens.
L’utopie est alors le plissement – plissement de subjectivation de la terre. Ou si l’on veut, énoncé de façon plus « humaniste » : la manière dont nous sommes décidés à habiter la terre en tant que sujets.
Mais cette formulation est précisément trop humaniste, de cet humanisme du sujet abstrait du droit, du sujet raisonnable qui a été pris du vertige de son identification européenne dont on sait les désastres auxquels elle a conduit et continue de conduire.
La subjectivation en tant que pli élude le sujet et sa transcendance. La concevoir dans l’immanence, c’est-à- dire non comme transcendance vers l’être (ou identification à l’être transcendant), est l’enrichir de virtualités multiples, de singularités sans point de convergence « au-dedans », mais tendant au contraire vers des points de fuite « au-dehors ». Le pli est le dehors, la « force du dehors » (Blanchot) pénétrant le sujet du droit, lui donnant accès à l’autre, le rendant perméable à toutes les autres conditions.
Plissement de subjectivation est l’hospitalité sur le plan de la terre, où elle vient courber, ployer les forces hostiles, révéler leur compossibilité et les transformer en bienveillance.
L’utopie de Fourier ne fut pas davantage dépendante d’un sujet du droit, idéalement rationnel, en ce sens « humaniste ». Elle recourbe le mouvement cosmique en une sujectivation passionnelle qui assure l’unité des « quatre mouvements » et finalement les commande, conférant à l’utopie, non le sens d’un projet volontariste de l’homme seul, mais d’une expression de l’univers ; ou, selon sa vision qui procède toujours par multiplicités, des univers, de « l’omnivers ».
Clausule : fin d’une illusion
Ce pli, on s’en aperçoit, est loin d’être celui de l’europe frileuse et repliée sur soi, incapable de se déplier pour s’adresser au monde. pourtant, selon son pli, elle fut longtemps une utopie positive et crédible qui allait dans le sens de la terre, qui occupait son plan d’immanence. Ce pli a laissé ses traces en paul valéry, Romain Rolland, Thomas mann, Husserl, Nietzsche aussi. « Nous européens » pouvait vouloir dire quelque chose ; mais quoi, au juste ?
En ce cas, comme en d’autres, l’hospitalité est le critère. Mort de l’hospitalité européenne, mort de son utopie, mort de l’europe pour la pensée. Schengen et Maastricht en ont signé la fin. Je lis – entre autres, et les exemples peuvent se ramasser à la pelle – dans le Monde du 8 janvier 1996, le titre Inhospitalité occidentale, avec le commentaire : « Chaque jour un peu plus, l’Occident – Europe de l’ouest et États-Unis confondus – ferme ses portes aux demandeurs d’asile politique ». Un autre article antérieur, du journal Libération celui-là, et concernant plus spécialement la France, établissait, chiffres à l’appui, qu’elle tenait le premier rang en europe dans les refus d’asile (novembre 1995), sans compter les innombrables tracasseries administratives auxquelles les étrangers sont soumis (20).
Oui, l’utopie européenne est morte, morte de son inhospitalité. Cette mort donne à penser. Donne à se retourner sur l’europe elle-même, sur une europe de l’esprit qui, bien que ne s’étant jamais confondue avec l’europe politique, et encore moins avec l’europe présente, n’est pas sans avoir été entachée de ses limitations.
On a, au cours de ces dernières années, et à juste titre, pointé dans Hegel et sa philosophie de l’histoire, des jugements à l’emporte-pièce, excluant les peuples non-européens du développement du Concept : Afrique, Asie. mais plus près de nous, Edmund Husserl, dans sa conférence la Crise de l’humanité européenne et la philosophie (1935), ne compte pas non plus dans l’Europe « au sens spirituel », « les Esquimaux ou les Indiens des ménageries foraines (sic), ni les Tsiganes qui vagabondent perpétuellement en europe » (21).
Il ne peut être question, bien sûr, de jeter unilatéralement la pierre à ce philosophe rationaliste, victime lui-même, en tant que juif, de l’ostracisme nazi, mais de mettre le doigt sur une curieuse cécité, une étrange étroitesse de la raison dite universelle. Tout se passe comme si l’europe avait toujours fonctionné, non comme un principe d’accueil et d’ouverture, mais comme une machine d’exclusion. Tout au moins en ce qui concerne les dits, les auto-proclamés « grands européens » autour d’une pensée majoritaire et consensuelle. Chaque fois que l’europe s’est auto-affirmée en prétendant positivement se définir, elle s’est sédentarisée, refermée sur soi, a éliminé toute autre forme de pensée, nié toute pensée et forme de vie autres. Nié l’autre même, en tant que tel, s’est refusée à lui. Et aujourd’hui, concrètement, en sa personne et en sa chair, le refuse et le chasse.
Si l’europe a voulu, à un certain moment et dans un certain contexte, signifier quelque chose, c’est dans son mouvement affirmatif contre les frontières nationales et les États. Contre la France fermée et cocardière, contre une allemagne impérialiste. L’affirmation européenne de Nietzsche a ce sens. Européen synonyme d’apatride, d’anarchiste, d’immoraliste : « Nous sans patrie. » « Il ne manque pas aujourd’hui d’européens qui puissent se dire des sans-patrie, au sens flatteur, avec quelque raison de le faire ; c’est à eux que je recommande ma secrète sagesse, mon gai savoir » (22). ou plus loin : « Nous, sans patrie, nous sommes encore d’origine trop diverses, nous sommes de races trop mêlées pour faire des « hommes modernes » ; nous sommes donc peu tentés d’aller participer à ces auto-admirations ethniques et à ces impudicités dont on fait parade en allemagne comme d’une cocarde loyaliste. » Paroles aisément transposables contre le nouveau patriotisme européen qui se mijote sous nos yeux. Le « bon européen » que Nietzsche, toutefois, se dit être, n’est pas le citoyen de l’Europe chrétienne, mais le voyageur de l’incroyance, le perpétuel émigrant. non pas le majoritaire se ralliant, mais le minoritaire refusant toutes les idéologies en cours, qu’elles soient ou non « progressistes ». Minoritaire comme se dit Kafka – cet autre européen, grand par sa marginalité, par son appartenance à ce que Deleuze et Guattari ont appelé une « littérature mineure ». Autour de ceux-ci : Nietzsche, Kafka – et j’ajouterais Jean Genet qui l’a bien incarnée,
A l’étranger, aux États-Unis parmi les Blacks Panthers, en Palestine –, pourrait se définir une utopie pour laquelle le qualificatif d’européen ne serait pas une tache ou un signe de suspicion ; et qui prendrait en considération et en compte les exclus, les vagabonds, les nomades. Leur invocation illustre, allégorise le mouvement, en europe même ou ailleurs, des sans-lieu, que l’on nomme aussi personnes « déplacées ». Elles seules deviennent aujourd’hui porteuses et révélatrices de l’utopie qui vient (23). C’est en ayant les yeux fixés sur elles qu’on s’oriente ; elles sont « boussole d’harmonie », aurait dit Fourier.
Mais si leur destinée nous guide, les perspectives utopiques qu’elles ouvrent ne sont pas pourtant celles d’une « nouvelle demeure ». Elles donnent le sens au mouvement. Relativement à elles, en elles, la pensée utopique doit se faire inventive de sociétés enfin libérées de la quête obsessionnelle des identités, des « racines », des territorialisations archaïques. Une utopie aussi, qui assurera, autrement que des déclarations creuses, une ouverture de la terre et de ses chemins à la circulation et à la différence.
Une utopie dont les tenants pourraient retrouver leurs aspirations dans cette poétique phrase que j’emprunte à Nietzsche pour conclure : « Nous, les prodigues et les riches de l’esprit, nous nous tenons au bord des routes comme des fontaines et ne pouvons empêcher personne de venir puiser dans nos eaux » (24).
Une utopie du voyageur.
René Schérer
Utopies nomades / 1996
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Texte écrit pour le colloque « Crollo del communismo sovietico » qui se tint à Lecce, en 1992, entièrement remanié en 1999. Une version italienne (trad. Laura Tundo) a paru dans les actes de ce colloque sous le titre Spostamenti dell’utopia dopa il crollo in Crollo del communismo sovietico e ripresa dell’utopia, sous la dir. de arrigo Colombo, edizioni oedalo, Bari, 199, p. 120-129.

14 Cité d’après Friedrich Hölderlin, Poèmes, Paris, Aubier, 1943, p.433 (trad. Geneviève Bianquis).
15 ibid. p 38.
16 Martin Heidegger, Hölderlin’s Hymne « Der Isrer », Klosrermann, Francfort, 198, 1 et suiv.
17 Edmond Jabès, le Livre de l’hospitalité, Paris, Gallimard, 1991.
18 Emmaneul Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974.
19 Sur tout ceci, voir Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Éd. de Minuit, p.101 et suiv.
20 Complément, en 1996, d’un texte rédigé en 1992.
21 Edmund Husserl, la Crise des sciences européennes et la phénoménologie trancendantale, Paris, Gallimard, 1976, p.352 (trad. Gérard Granel).
22 Friedrich nietzsche, le Gai savoir, Gallimard, paris, 1950, livre V, n°277, p.210 (trad. Alexandre Vialatte).
23 À l’instar de la Philosophie qui vient de Walter Benjamin (1925), (Gesammelte schriften, II, 1, p.1, Francfort, suhrkamp, 1972 : Über das progtamm der kommenden philosophie) et de Giorgio agamben, la Communauté qui vient, Paris, seuil, 1990.
24 Friedrich Nietzsche, op. cit., n°378, p.212.

Vade-me (te) cum Nietzsche en Dedans-Dehors / Chimères n°70

* On assiste aujourd’hui en plusieurs endroits à l’apparition de la culture d’une société dont le commerce constitue l’âme tout autant que la rivalité individuelle chez les anciens Grecs et que la guerre, la victoire et le droit chez les Romains. Celui qui pratique un commerce s’entend à tout taxer sans le fabriquer et, très précisément, à taxer d’après les besoins du consommateur, non d’après ses propres besoins les plus personnels : « »Quels gens et combien de gens consomment cela ? », voilà pour lui la question des questions. Ce type d’estimation, il l’applique dès lors instinctivement et constamment : à tout, et donc aussi aux productions des arts et des sciences des penseurs, savants, artistes et hommes d’Etat, des peuples et des partis, des époques tout entières : à propos de tout ce qui se crée, il s’informe de l’offre et de la demande, afin de fixer pour lui-même la valeur d’une chose. Cette attitude érigée en caractère déterminant de toute une culture, élaborée jusqu’à l’illimité comme jusqu’au plus subtil, imposant sa forme à tout vouloir et à tout pouvoir : voilà ce dont vous serez fiers, homme du siècle à venir : si les prophètes de la classe commerçante ont raison de vous en promettre la possession ! Mais j’ai peu de foi en ces prophètes…

* Danger effroyable : que la politique d’affaires américaine et la civilisation inconsistante des intellectuels viennent à s’unir.

* Toutes les situations politiques et économiques ne méritent pas que les esprits précisément les plus doués soient autorisés et contraints à s’en préoccuper : un tel gaspillage d’esprit est au fond pire qu’un état de misère extrême. Ce domaine d’activité est et demeure celui des esprits médiocres, et d’autres que les esprits médiocres ne devraient pas se mettre au service de ces ateliers : mieux vaudrait que la machine volât en éclats une fois de plus ! Mais telles que se présentent aujourd’hui les choses, alors que non seulement tous croient devoir savoir chaque jour ce qui se passe, mais qu’en outre chacun veut constamment intervenir activement et laisse du coup son propre travail en plan, c’est une folie énorme et ridicule. On paye la « sécurité générale » beaucoup trop cher à ce prix : et de ce qu’il y a de plus dément, c’est qu’en plus on engendre de la sorte le contraire de la sécurité générale, ainsi que notre cher siècle entreprend de le démontrer : comme si cela n’avait encore jamais été démontré ! Mettre la société à l’abri des voleurs et de l’incendie, la rendre infiniment commode pour les trafics et transports de toutes sortes et transformer l’Etat en une Providence, au bon et au mauvais sens – ce sont là des buts inférieurs, médiocres et nullement indispensables, auxquels on ne devrait pas tendre avec les moyens et les outils les plus nobles qui soient au monde, – les moyens qu’il faudrait précisément mettre en réserve pour les fins les plus nobles et les plus exceptionnelles ! Notre époque, bien qu’elle parle sans cesse d’économie, est une gaspilleuse : elle gaspille la chose la plus précieuse : l’esprit.

* Vos affaires – c’est votre plus grand préjugé, elles vous lient à votre résidence, à votre société, à vos penchants. Travailleurs en affaires – mais paresseux spirituellement, satisfaits de votre indigence, le tablier du devoir drapé sur cette satisfaction : c’est ainsi que vous vivez, c’est ainsi que vous souhaitez vos enfants !

* Fi des repas que font aujourd’hui les hommes, au restaurant comme partout où vit la classe aisée de la société ! Même lorsque des savants réputés se rencontrent, un usage commun surcharge leur table autant que celle d’un banquier : selon la loi du « beaucoup trop » et du « toutes sortes de choses », – d’où il suit que les mets sont préparés en vue de l’effet et non du résultat, et que des boissons doivent contribuer à chasser la lourdeur de l’estomac et du cerveau. Pouah ! Quel désordre et quelle hypersensibilité doivent en résulter universellement ! Pouah ! Quels rêves ils doivent faire ! Pouah ! Quels arts et quels livres constitueront le dessert de pareils repas ! Et ils auront beau faire, leurs actes seront dominés par le poivre et la contradiction, ou par la lassitude du monde ! (La classe riche, en Angleterre, a besoin de son christianisme pour pouvoir endurer ses digestions difficiles et ses maux de tête.) En fin de compte, pour exprimer également le côté amusant de la chose et ne pas se borner à son côté dégoûtant, ces hommes ne sont aucunement des viveurs ; notre siècle et son genre d’activité a plus d’influence sur leurs membres que sur leur ventre : que signifient alors ces repas ? – Ils sont représentatifs ! Mais de quoi, juste ciel ? De la classe ? – non, de l’argent : on n’a plus de classe ! On est un « individu » ! Mais l’argent est puissance, gloire, dignité, préséance, influence ; l’argent entraîne maintenant chez un homme, selon ce qu’il possède, la grandeur ou la petitesse du préjugé moral ! Personne ne veut mettre son argent sous le boisseau, personne ne voudrait l’étaler sur la table ; par conséquent l’argent doit avoir un représentant que l’on puisse mettre sur la table : voyez nos repas !

* Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir – qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse, et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme divinité suprême…

* Ce qui se paie n’a guère de valeur ; voilà la croyance que je cracherai au visage des esprits mercantiles.

* Pauvre, joyeux et indépendant ! – ces qualités peuvent se trouver réunies chez une seule personne ; pauvre, joyeux et esclave ! – cela se trouve aussi, – et je ne saurais rien dire de mieux aux ouvriers esclaves des fabriques : en admettant que cela ne leur apparaisse pas en général comme une honte d’être utilisés, ainsi que cela arrive, comme la vis d’une machine et en quelque sorte comme bouche-trou de l’esprit inventif des hommes. Fi de croire que, par un salaire plus élevé, ce qu’il y a d’essentiel dans leur détresse, je veux dire leur asservissement impersonnel, pourrait être supprimé ! Fi de se laisser convaincre que, par une augmentation de cette impersonnalité, au milieu des rouages de machine d’une nouvelle société, la honte de l’esclavage pourrait être transformée en vertu ! Fi d’avoir un prix pour lequel on cesse d’être une personne pour devenir un rouage ! Êtes-vous complices de la folie actuelle des nations, ces nations qui veulent avant tout produire beaucoup et être aussi riches que possible ? Votre tâche serait de leur présenter un autre décompte, de leur montrer quelles grandes sommes de valeur intérieure sont gaspillées pour un but aussi extérieur ! Mais où est votre valeur intérieure si vous ne savez plus ce que c’est que respirer librement ? Si vous savez à peine vous posséder vous-mêmes ? Si vous êtes trop souvent fatigués de vous-mêmes, comme d’une boisson qui a perdu sa fraîcheur ? Si vous prêtez l’oreille à la voix des journaux et regardez de travers votre voisin riche, dévorés d’envie en voyant la montée et la chute rapide du pouvoir, de l’argent et des opinions ? Si vous n’avez plus foi en la philosophie qui va en haillons, en la liberté d’esprit de l’homme sans besoins ? Si la pauvreté volontaire et idyllique, l’absence de profession et le célibat, tels qu’ils devraient convenir parfaitement aux plus intellectuels d’entre vous, sont devenus pour vous un objet de risée ? Par contre, le fifre socialiste des attrapeurs de rats vous résonne toujours à l’oreille, – ces attrapeurs de rats qui veulent vous enflammer d’espoirs absurdes ! Qui vous disent d’être prêts et rien de plus, prêts d’aujourd’hui à demain, en sorte que vous attendez quelque chose du dehors, que vous attendez sans cesse, vivant pour le reste comme d’habitude – jusqu’à ce que cette attente se change en faim et en soif, en fièvre et en folie, et que se lève enfin, dans toute sa splendeur, le jour de la bête triomphante ! …

* Derrière le principe de l’actuelle mode morale : « les actions morales sont les actions de sympathie pour les autres », je discerne la puissance de l’instinct social de poltronnerie qui revêt ce déguisement intellectuel : cet instinct réclame, comme le but suprême, majeur, immédiat, que l’on enlève à la vie tous les aspects dangereux qu’elle possédait autrefois, et que chacun travaille de toutes ses forces pour ce résultat : c’est pourquoi seules les actions qui visent à renforcer la sécurité collective et le sentiment de sécurité de la société peuvent recevoir le prédicat « bon » ! – Comme il faut que les hommes prennent aujourd’hui peu de plaisirs à eux-mêmes pour qu’une telle tyrannie de la poltronnerie leur prescrive la loi morale suprême, pour qu’ils se laissent ainsi enjoindre sans contestation de lever ou de détourner le regard de leur propre personne et d’avoir des yeux de lynx pour toute détresse, toute souffrance qui s’offre ailleurs ! Avec un aussi monstrueux dessein de raboter toutes les aspérités et tous les angles de la vie, ne prenons-nous pas le plus court chemin pour transformer l’humanité en sable ? En sable ! Un sable fin, doux, rond, infini ! Est-ce là votre idéal, ô héros des affections sympathiques ? – En attendant, il n’existe toujours pas de réponse à la question même de savoir si l’on est plus utile à autrui en venant toujours immédiatement à son secours et en l’aidant – ce qui ne peut pourtant se faire que très superficiellement, à moins de devenir volonté tyrannique d’empiètement et de modification – ou en se formant soi-même pour de venir quelque chose qu’autrui voit avec plaisir, par exemple un beau jardin tranquille et fermé sur lui-même, avec des hautes murailles contre les tempêtes et la poussière des grandes routes, mais avec aussi une porte accueillante.

* Quand je songe au désir de faire quelque chose, tel qu’il chatouille et stimule sans cesse des milliers de jeunes Européens dont aucun ne supporte l’ennui, pas plus qu’il ne se supporte soi-même, – je me rends compte qu’il doit y avoir en eux un désir de souffrir d’une façon quelconque afin de tirer de leur souffrance une raison probante pour agir. La détresse est nécessaire ! De là, les criailleries des politiciens, de là les prétendues « crises sociales » de toutes les classes imaginables, aussi nombreuses que fausses, imaginaires, exagérées, et l’aveugle empressement à y croire. Ce que réclame cette jeune génération, c’est que ce soit du dehors que lui vienne et se manifeste – non pas le bonheur – mais le malheur ; et leur imagination s’occupe déjà d’avance à en faire un monstre, afin d’avoir ensuite un monstre à combattre. Si ces êtres avides de détresse sentaient en eux la force de faire du bien, en eux-mêmes, pour eux-mêmes, ils s’entendraient aussi à se créer, en eux-mêmes, une détresse propre et personnelle. Leurs sensations pourraient alors être plus subtiles, et leurs satisfactions résonner comme une musique de qualité ; tandis que maintenant ils remplissent le monde de leurs cris de détresse et, par conséquent, trop souvent, en premier lieu, de leur sentiment de détresse ! Ils ne savent rien faire d’eux-mêmes – c’est pourquoi ils crayonnent au mur le malheur des autres : ils ont toujours besoin des autres ! Et toujours d’autres autres !

* Ne vous y trompez pas ! Les peuples les plus actifs sont actuellement les plus las ! Ils n’ont plus la force d’être paresseux !
Notre siècle est un siècle agité, c’est pourquoi ce n’est pas un siècle passionné ; il s’échauffe continuellement parce qu’il sent qu’il n’est pas chaud – au fond, il gèle. Je ne crois pas à la grandeur de tous « ces grands évènements » dont vous parlez.

* On se plaint de la dépravation de la masse ; à supposer qu’elle fût démontrée, la responsabilité en retomberait sur l’élite cultivée ; la masse n’est ni meilleure ni pire que l’élite. Elle est mauvaise et dépravée dans la mesure exacte où l’élite se montre dépravée ; comme que l’on vive, on lui sert de chef ; on l’élève ou on la déprave selon que l’on s’élève ou se déprave soi-même.

* Partout des symptômes que la culture de l’esprit est morte, complètement extirpée. La hâte, la baisse de la vie religieuse, les luttes nationales ; la science fragmentaire et dissolvante, le règne méprisable du plaisir et de l’argent dans les classes cultivées, leur absence de vie affective et de grandeur. Les intellectuels eux-mêmes participent à cette tendance et je m’en aperçois avec une clarté croissante. Ils s’appauvrissent de jour en jour en pensée et en tendresse. Tout est au service de la barbarie qui vient, l’art comme la science. Où porter les yeux ? Le grand raz de marée de barbarie est à nos portes.
Un siècle de barbarie commence et les sciences seront à son service.

* Plus le sentiment de l’unité avec nos contemporains augmente, plus les hommes s’uniformisent, plus aussi ils ressentent sévèrement la moindre différence comme immorale. C’est ainsi que se forme nécessairement le sable humain : tous très semblables, très petits, très arrondis, très accommodants, très ennuyeux. Le christianisme et la démocratie sont les deux forces qui ont mené l’humanité le plus loin dans cette voie. Un petit sentiment faible et obscur de bien-être médiocre uniformément répandu, une chinoiserie générale améliorée et poussée au bout – serait-ce là l’ultime image de l’humanité ? Inévitablement, si elle persévère dans les voies de la moralité antérieure. Il faut y réfléchir à fond : peut-être faudra-t-il que l’humanité tire un trait sous son passé, peut-être faudra-t-il appliquer à tout homme ce canon nouveau : soit différent de tous les autres et sois heureux que chacun diffère de son voisin.

* Je vois de monstrueux conglomérats destinés à remplacer le capitalisme individuel. Je vois la Bourse vouée aux malédictions sous lesquelles succombent actuellement les maisons de jeu.

* Aussi peu d’Etat que possible ! Je n’ai pas besoin de l’Etat ; sans la contrainte de la tradition, je me serais donné une éducation meilleure, adaptée à mon corps, et j’aurais économisé les forces que j’ai gaspillées à me libérer. Dussent les choses autour de nous devenir un peu plus incertaines : tant mieux ! Je souhaite que nous puissions vivre avec plus de circonspection, sur un pied de guerre. Ce sont les esprits mercantiles qui tâchent de nous rendre aussi engageant que possible cet Etat, confortable comme un bon fauteuil au coin du feu ; leur philosophie est celle qui actuellement domine le monde. L’Etat « industriel » de Spencer n’est pas l’Etat de mon choix. Je veux, pour ma part, jouer autant que possible le rôle de l’Etat. J’ai telles et telles dépenses, tel et tel revenu, tels et tels besoins, tant à donner. Pauvre avec cela et sans ambition pour les honneurs, sans admiration pour les lauriers guerriers. Je sais ce qui mènera les Etats modernes à leur perte, ce sera l’Etat non plus ultra des socialistes ; j’en suis l’ennemi et je le hais déjà sous la forme de l’Etat actuel. Je tâche, dans cette prison, de vivre encore avec sérénité et d’une façon digne d’un homme. Les grandes lamentations au sujet de la misère humaine ne me poussent point à y joindre mes propres lamentations, mais à dire : Ce qui vous manque, c’est de savoir vivre d’une vie personnelle et de savoir opposer aux privations votre richesse et votre goût de dominer. La statistique prouve que les hommes deviennent de plus en plus semblable entre eux, c’est-à-dire…

* Les ouvriers vivront un jour comme vivent aujourd’hui les bourgeois ; mais au-dessus d’eux, se distinguant par son absence de besoins, vivra la caste supérieure ; plus pauvre et plus simple, mais en possession de la puissance.

* Contre le goût de la « culture générale » : rechercher bien plutôt une culture vraie, rare et profonde, rétrécir et concentrer la culture, en réaction contre le journalisme.

* La division du travail, dans la science et les écoles techniques, tend à rendre la culture plus étroite. Jusqu’à présent, il est vrai, on n’a réussi qu’à la rendre plus médiocre. L’homme parfaitement cultivé est une anomalie. L’usine règne. L’homme n’est plus qu’un boulon.

* Vous qui ne relevez que de vous-mêmes, vous qui rayonnez par vous-mêmes : tous ceux dont la nature est subalterne, tous ces êtres innombrables et qu’on n’a jamais dénombrés ne travaillent que pour vous, bien qu’il puisse en sembler autrement au regard superficiel ! Ces princes, ces négociants, ces fonctionnaires, ces paysans, ces soldats qui peut-être se croient au-dessus de vous tous, sont des esclaves qui de nécessité éternelle ne travaillent pas pour eux-mêmes : jamais il n’y eut d’esclaves sans maîtres, et vous serez toujours ces maîtres pour lesquels on travaille ; un siècle ultérieur comprendra ce spectacle ! Laissez-leur leurs opinions et leurs croyances qui sont une miséricorde pour des esclaves ! Mais croyez fermement que ces peines infinies, cette sueur, cette poussière, cette rumeur laborieuse de la civilisation ne sont là que pour ceux qui savent les utiliser sans travailler eux-mêmes, qu’il faut qu’il y ait des hommes superflus, entretenus par le surplus du travail commun et que ces hommes superflus sont le sens et la justification de toute cette activité ! Soyez les meuniers qui laissent ces ruisseaux mouvoir leurs roues ! Ne vous inquiétez pas de leurs luttes et du bruyant vacarme de ces chutes d’eau ! Quelles que soient les formes politiques ou sociales qui en résultent, toutes seront éternellement des formes de l’esclavage, et quelles que soient ces formes vous resterez les maîtres parce que vous seuls n’appartenez qu’à vous-même et que ceux-là ne seront à jamais que des subalternes !

* S’adapter trop tôt aux tâches, aux sociétés, aux règles de vie et de travail dans lesquelles le hasard nous place, alors que nous n’avons encore conscience ni de notre force ni de notre but ; la sécurité morale trop précoce qui en résulte, la tranquillité, la communauté de vues, la résignation prématurée qui s’insinue en nous et nous délivre de toute inquiétude extérieure ou intérieure, nous endort et nous rabaisse de la plus dangereuse façon. Apprendre à porter les mêmes jugements que nos semblables, comme si nous n’avions pas en nous notre propre règle et le droit de fixer nos valeurs, s’efforcer de juger conformément à l’opinion courante, contre la voix intérieure de notre goût qui est aussi une conscience, c’est une chaîne subtile qui nous assujettit terriblement ; à moins qu’une explosion finale ne fasse éclater d’un seul coup tous les liens de l’affection et de la morale, un tel esprit se rabougrit, devient mesquin efféminé, matériel. Le contraire est certes regrettable, mais vaut tout de même mieux : souffrir de l’entourage, de sa louange comme de son blâme, en être blessé et meurtri sans le montrer ; se défendre involontairement par la méfiance contre l’affection de l’entourage, devenir taciturne, ou peut-être se dissimuler derrière ses paroles, se créer des retraites et des solitudes ignorées, de tous pour y respirer un moment, y pleurer, y goûter de sublimes consolations – jusqu’à ce qu’on soit assez fort pour dire : « Qu’ai-je affaire à vous ? » et pour aller son propre chemin.

* Un échange ne pourrait se faire d’une façon honnête et conforme au droit que si chacune des deux parties ne demandait que ce qui lui semble être la valeur de son objet, en estimant la peine de l’acquérir, la rareté, le temps employé, etc., sans oublier la valeur morale que l’on y attache. Dès qu’elle fixe le prix par rapport au besoin de l’autre, cela devient une façon plus subtile de brigandage et d’exaction. – Si l’objet de l’échange est de l’argent, il faut considérer qu’un thaler dans la main d’un riche héritier ou d’un manœuvre, d’un négociant ou d’un étudiant change complètement de valeur : chacun pourra en recevoir plus ou moins, selon qu’il aura fourni un travail plus ou moins grand pour l’acquérir, – c’est ainsi que ce serait équitable : mais, dans la réalité, on ne l’ignore pas, c’est absolument le contraire. Dans le monde de la haute finance, le thaler d’un riche paresseux rapporte plus que celui du pauvre et du laborieux.

* La machine enseigne sur elle-même l’enchaînement des foules humaines, dans les actions où chacun n’a qu’une seule chose à faire : elle donne le modèle d’une organisation des partis et de la tactique militaire en cas de guerre. Par contre elle n’enseigne pas la souveraineté individuelle : elle fait une seule machine du grand nombre et de chaque individu un instrument à utiliser en vue d’un seul but. Son effet le plus général, c’est d’enseigner l’utilité de la centralisation.

* La machine, produit elle-même de la plus haute capacité intellectuelle, ne met en mouvement, chez les personnes qui la desservent, que les forces inférieures et irréfléchies. Il est vrai que son action déchaîne une somme de forces énorme qui autrement demeurerait endormie ; mais elle n’incite pas à s’élever, à faire mieux, à devenir artiste. Elle rend actif et uniforme, mais ceci produit à la longue un effet contraire : un ennui désespéré s’empare de l’âme qui apprend à aspirer, par la machine, à une oisiveté mouvementée.

* La machine est impersonnelle, elle enlève au travail sa fierté, ses qualités et ses défauts individuels qui sont le propre de tout travail qui n’est pas fait à la machine, – donc une parcelle d’humanité. Autrefois tout achat chez des artisans était une distinction accordée à une personne, car on s’entourait des insignes de cette personne : de la sorte les objets usuels et les vêtements devenaient, une sorte de symbolique d’estime réciproque et d’homogénéité personnelle, tandis qu’aujourd’hui nous semblons vivre seulement au milieu d’un esclavage anonyme et impersonnel. – Il ne faut pas acheter trop cher la facilitation du travail.

* Ne se pourrait-il pas que toutes les quantités fussent les symptômes de qualités ? La puissance accrue correspond à une autre conscience, à d’autres sensations, à d’autres désirs, à une autre perspective ; la croissance elle-même est un désir d’être plus ; d’un quale naît le désir d’une augmentation du quantum ; dans un monde purement quantitatif tout serait mort, figé, immobile. Vouloir réduire toutes les qualités à des quantités est folie ; ce qui en résulte, c’est que les unes subsistent à côté des autres, c’est une analogie.
Friedrich Nietzsche
Aurore / le Gai savoir / la Volonté de puissance
voir Chimères
et la soutenance de thèse de Stéphane Nadaud sur le Silence qui parle :
vidéo 1 / vidéo 2 / vidéo 3
voir aussi Machines désirantes

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