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In Dubious Battles – le cinéma et la mémoire collective de la seconde guerre mondiale dans le Pacifique et en Asie orientale / Alain Brossat

Nous avons, étant ce que nous sommes (des Européens, des Français ayant subi l’Occupation allemande pendant près de cinq ans) une vision très unilatérale de la seconde guerre mondiale. Le déroulement de cette guerre sur son autre front, en Asie orientale et dans le Pacifique est demeuré pour nous une scène lointaine, d’où émergent quelques noms propres – Pearl Harbor, Hiroshima, Nagasaki et éventuellement Guadalcanal, Nankin, Midway, des noms de batailles et de « tragédies », pour l’essentiel… Nous avons tendance à oublier à quel point cette autre guerre a été une guerre totale, une guerre d’entre-extermination, qui a commencé bien avant la « nôtre » (1937, invasion de la Mandchourie par l’armée impériale japonaise) et fini après celle-ci – avec la capitulation du Japon, suite aux bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945.
Qui dit guerre totale, dit, dans les sociétés modernes, mobilisation totale des populations impliquées dans le conflit et je voudrais essayer de montrer le rôle que joue le cinéma dans cette mobilisation en tant que fabrique de « récits », au sens le plus extensif du terme, récits qui, à leur tour, vont constituer la trame d’une mémoire collective plastique, fragmentée, traversée par toutes sortes de conflits et d’oppositions. Dans les conditions de la guerre elle-même, cette mémoire est une sorte de psyché collective destinée à soutenir la mobilisation du public dans les pays directement engagés dans le conflit, c’est une sorte de mémoire immédiate dont la « pâte » est faite de souvenirs récents ou plus anciens ( par exemple dans le cinéma de Hollywood, des images apocalyptiques évoquant l’attaque surprise de la base de Pearl Harbor à Hawaï par les « Zero » japonais, en décembre 1941 ou d’autres représentant l’ennemi sous des traits simiesques et barbares) -  des « messages», , des signaux, des slogans qui constituent la trame de la propagande officielle relayée par le cinéma (1).
De ce point de vue, on ne relève pas de différence de fond entre l’usage que peut faire du cinéma, à des fins propagandistes, dans ces conditions de la guerre totale, un régime démocratique comme celui des Etats-Unis et un régime militariste autoritaire, expansionniste de type fasciste comme celui qui est alors en place au Japon (2). Le cinéma se voit confier la tâche d’être l’usine des récits d’hostilité qui vont servir à conduire cette guerre comme guerre des espèces en recourant notamment au procédé de l’animalisation de l’ennemi. Pour que cette mise en condition du public national puisse avoir lieu, il faut l’immerger dans ce bain de sons, d’images et d’impressions qui forment le matériau de ces « récits » destinés à le rendre mobilisable et gouvernable dans l’esprit de la guerre totale. Il faut lui fabriquer cette mémoire immédiate du conflit et de l’ennemi, cet autre absolu et absolument haïssable ;  cette mémoire immédiate est la condition pour que le public ne forme plus qu’une masse homogène dont ont disparu les habituels facteurs de séparation et de fractionnement (classes, catégories sociales, opinions…).
Rappelons en passant que ce qui caractérise la guerre totale, c’est la production d’une communauté pour la guerre (communauté nationale) dans laquelle est abolie toute différence entre l’arrière et le front et où donc, le cinéma va jouer un rôle décisif pour mobiliser ceux/celles qui ne sont directement engagés, comme soldats, dans les hostilités armées. Dans ces conditions, le cinéma, comme fabrique des récits d’hostilité, est une arme, au même titre que les tanks, les porte-avions et les bombardiers et le pouvoir cinématographique (Hollywood aux Etats-Unis ou les grandes compagnies au Japon) un facteur de la guerre et un pouvoir au même titre que le pouvoir des médias, l’industrie lourde, etc.
Ce qui est frappant aux Etats-Unis et aussi bien au Japon (les deux principaux protagonistes de cette guerre, sur l’autre front), c’est l’implication immédiate et massive du cinéma dans le conflit, sa mobilisation, dans les deux camps, au service des objectifs de guerre – ceci dans son rôle propre : fabrication de récits de mobilisation et de propagande destinés à galvaniser le public et à lui inoculer les messages utiles   qui soutiendront sa participation à l’effort de guerre : les premiers films, aussi bien documentaires que de fiction consacrés à l’attaque surprise sur Pearl Harbor ( et agencés autour du motif de la forfaiture et de la fourberie japonaise) sont mis en circulation quelques mois à peine après le déclenchement de la guerre dans le Pacifique. Se manifeste dans ces circonstances exceptionnelles l’extrême réactivité de l’industrie cinématographique au service de la bonne cause (3).

Avec la fin de la guerre dans le Pacifique et en Asie orientale, la production de films ayant cette scène globale de sang et de feu pour cadre ne s’interrompt pas, au contraire, elle se poursuit sans relâche aux Etats-Unis et au Japon et s’étend à d’autres pays, notamment ceux qui ont été impliqués dans le conflit : Chine, Grande-Bretagne et plus tard France, Philippines, Australie, Vietnam, etc. On entre alors, avec le récit cinématographique, dans un régime de mémoire collective  beaucoup plus classique ;  le cinéma va cesser désormais d’être un instrument de mobilisation en vue de la conduite de la guerre, pour devenir un moyen d’élaboration du souvenir traumatique de celle-ci. Pensons par exemple, dans le registre du cinéma français, à Hiroshima mon amour  de Duras et Resnais, (1959) qui est, exemplairement, un film de mémoire. Le cinéma devient alors une sorte de médium de la mémoire collective, dans tous les pays qui ont été impliqués dans ce conflit, c’est-à-dire le moyen par lequel les récits collectifs de la guerre vont être fixés, réécrits, corrigés, les souffrances et les traumatismes collectifs élaborés, le moyen par excellence par lequel tout un travail du deuil sur les pertes de la guerre va être conduit.
Lorsque Maurice Halbwachs, dans l’entre-deux-guerres, élabore la notion de mémoire collective, il parle d’une mémoire involontaire, qui s’enracine dans l’expérience passée stratifiée d’un groupe, et qui se situe au carrefour de l’historique, du social et du psychique (4). Ce dont il est question ici est un peu différent, dans la mesure où cette mémoire de la guerre est nourrie et constamment modifiée, réorientée par des récits, des productions qui sont, elles, volontaires – des films. Mais, d’un autre côté, les messages, les images, les « impressions » produits par ces films et qui se déposent dans la mémoire de leurs publics respectifs ne font pas l’objet d’une appropriation consciente et volontaire. Ils alimentent la mémoire collective de manière subreptice, comme un fleuve dépose ses alluvions sur une plaine. C’est cette combinaison du volontaire et de l’involontaire, cette double nature des récits filmiques qui, ici, « complique » un peu la question de la mémoire collective.
En tout cas, une chose reste assurée : le milieu ou l’élément de la mémoire collective est le particulier ; la mémoire collective est toujours celle d’un groupe en particulier, par conséquent, dans le cas ici étudié, tout film sur la guerre du Pacifique et en Asie orientale émane d’un milieu de mémoire spécifique et s’adresse à un public particulier avant, dans certains cas, de tenter sa chance auprès d’un public « global » – et ceci d’une manière croissante au fur et à mesure que l’industrie cinématographique, notamment américaine, destine ses produits à la planète entière. Mémoire de nos pères (Flag of our Fathers, 2006) de Clint Eastwood, qui traite de la bataille d’Iwo Jima et de la mémoire des vétérans de la sanglante campagne au cours de laquelle les marines remontent vers le Japon d’île en île avant de débarquer à Okinawa, est à l’évidence un film qui s’adresse en premier lieu au public états-unien et « secoue» à sa manière la mémoire collective de ce public en levant quelques tabous. De la même façon, Pluie noire, le film de Shohei Imamura (1989) qui traite du destin des hibakushas, les irradiés survivants des bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki, est un film enraciné avant tout dans le milieu de mémoire japonais avant de délivrer un message universel – pour autant qu’à l’évidence le legs empoisonné des bombardements atomiques concerne l’humanité entière.
Ce caractère segmenté et fractionné des récits filmiques « enveloppés » dans des milieux de mémoire particuliers va rendre possible le fait que non seulement ces récits se construisent en mosaïque au lieu de former la trame d’un unique récit « global » de cette guerre, mais aussi et surtout qu’ils soient traversés par une multitude de tensions et de lignes de divergence qui, parfois, tournent au conflit ouvert – là où l’on voit le cinéma devenir l’instrument ou la surface de réfraction de la guerre des mémoires et de la concurrence des victimes.
C’est que ces récits s’élaborent sous un régime du temps ou de la durée tout à fait à fait particulier, qui est celui du passé-présent. Que faut-il entendre par là ? Dans ces films de l’après-guerre en ses différentes séquences et « époques », le passé est saisi par le présent entendu comme « actualité » dans laquelle sont en question toutes sortes de tensions, de rivalités, de contentieux entre des peuples, des Etats, des nations – ou aussi bien, à l’inverse, survient une actualité dans laquelle se produisent des phénomènes de détente, d’ouverture, des réconciliations, des changements d’alliances, etc. Le passé-présent, c’est ce régime sous lequel le récit du passé litigieux et douloureux, traumatique, est repris aux conditions nouvelles du présent. Un régime de contamination du passé par le présent ou bien, si l’on préfère, de repolitisation sans fin du passé « historique » sous le signe de cette actualité, des rapports de force qui s’y construisent et dont la construction passent, entre autres choses, par l’agencement des récits du passé contentieux.
Prenons quelques exemples. A la fin de l’année 1937, l’armée impériale japonaise, poursuivant sa progression en Chine continentale, du nord vers le sud, s’est emparée de l’ancienne capitale de l’Empire du Milieu, de Nankin. A l’occasion de cette bataille, les soldats japonais se sont livrés à des massacres et des viols à grande échelle, l’état-major de l’armée impériale a ordonné l’extermination à la mitrailleuse et à l’arme lourde de milliers de prisonniers de guerre. Les Chinois du continent nomment  ce crime de guerre « le viol de Nankin » et lui accordent une très forte portée symbolique, du fait notamment que cette ville était l’ancienne capitale impériale. Ils y voient, pour dire les choses rapidement, le symbole de la volonté de la caste militariste japonaise de mettre à mal l’intégrité du peuple chinois et d’abattre la civilisation chinoise à laquelle, pourtant, le Japon doit tant. Leurs historiens évaluent le nombre de victimes à 300 000, alors que l’historiographie révisionniste japonaise parle elle, contre toute évidence, de quelques dizaines de milliers de morts. .
Au cours des dernières décennies, cette scène du passé est régulièrement réintensifiée par des films dont certains ont connu un grand succès auprès du public chinois et même eu une carrière internationale : Don’t Cry Nanking alias Nankin 1937 de Wu Ziniu et City of Life and Death de Lu Chuan, 2010, pour ne mentionner que les plus connus. Ces films chinois, mais parfois avec participation hong-kongaise et dans lesquels le public d’Asie orientale retrouve aussi des acteurs japonais, taïwanais, hong-kongais connus et- appréciés présentent, pour aller à l’essentiel, une double particularité : ils revisitent la scène du crime d’Etat perpétré par les impérialistes japonais dans le but d’instruire, au nom du peuple chinois, au nom des victimes, une plainte à propos de tout ce qui, du côté japonais, continue de faire l’objet de dénis ou de refus de reconnaître l’ampleur du crime (Les néo-nationalistes au pouvoir au Japon refusent d’employer l’expression « le massacre de Nankin » et recourent à l’euphémisme « l’incident de Nankin »).
Ces films  énoncent les conditions d’un apaisement, voire d’une réconciliation dont on est aujourd’hui encore très éloigné. Ils tentent aussi d’éduquer le public chinois du continent en évitant les tons excessivement nationalistes et en présentant envers et contre tout certains personnages japonais en positif. La second volet dans ce « travail de mémoire » conduit par ces films, c’est l’adresse à l’Occident dans le contexte de la concurrence des victimes à l’échelle globale : ils s’opposent implicitement mais avec insistance au récit victimaire euro-centrique ou occidentalo-centrique de la seconde guerre mondiale qui insiste sur le caractère unique et incomparable du crime (racial) commis par les nazis en plaçant leur description des horreurs du massacre de Nankin sous ce signe : nous aussi avons connu une tentative de génocide, nous aussi avons « notre Auschwitz » et c’est le viol de Nankin défini non pas seulement comme série d’excès commis par une soldatesque en folie, mais comme entreprise exterminationniste concertée (5).
On voit donc bien ici à quel point la mémoire historique soumise à ce régime du passé-présent est un matériau inflammable. On imagine aisément comment ce type de film peut servir d’instrument de mobilisation ou d’arme de guerre froide dans des conditions où, brusquement, les relations entre le Chine continentale et le Japon connaissent un regain de tension. Je ne dirais pas que le cinéma est ici pris en otage par la politique car, après tout, personne n’oblige les réalisateurs expérimentés qui se lancent dans l’aventure de la réalisation de ce type de « fresque  historique » à grand spectacle à le faire ; je dirais plutôt que le cinéma se situe ici, en sa qualité d’intensificateur de la mémoire collective, à la jointure de la politique et de l’écriture de l’histoire pour le plus grand nombre. C’est sa puissance, c’est sa fragilité aussi.
Un autre exemple serait celui des « femmes de réconfort » : pendant toute la durée de la guerre en Asie orientale et dans le Pacifique, l’Armée impériale japonaise a mis en place un vaste système de bordels militaires, dans l’ensemble des pays occupés par le Japon, de la Mandchourie aux  Philippines en passant par Taïwan et la Malaisie, un système très rigoureusement organisé pour lequel des milliers de jeunes femmes japonaises mais aussi coréennes, chinoises, taïwanaises, indonésiennes, etc. ont été  contraintes de « travailler » comme esclaves sexuelles, y étant assignées soit par ruse soit de force. Depuis une trentaine d’années environ, cette question est progressivement revenue dans l’actualité comme une source de tensions entre le Japon et les pays qu’il occupait pendant la guerre et d’où provenaient les « femmes de réconfort » – la question étant devenue particulièrement sensible en Corée du sud, en Chine et, plus récemment, à Taïwan. Ceci du fait que les autorités japonaises se sont toujours évertuées à nier la dimension criminelle de ce système d’esclavage sexuel promu à une échelle de masse en tentant d’accréditer, contre toute évidence, la fable selon laquelle les femmes qui s’étaient retrouvées dans les « stations » destinées au « réconfort » du soldat de l’Armée impériale étaient des prostituées professionnelles… (6)
Le cinéma est devenu une plaque sensible de cette plaie ou blessure de la mémoire collective sans cesse réenvenimée, du fait de la politique du déni pratiquée par les gouvernants japonais. De nombreux films documentaires sud-coréens, taïwanais ou autres donnent à des femmes rescapées de ces bordels l’occasion de faire entendre leur récit longtemps contenu, retenu pour des raisons liées, bien sûr, à l’enjeu de la « honte » , la victime tendant, dans ce contexte, à se transformer en coupable. Ce n’est qu’une fois entrées dans le grand âge que ces femmes, encouragées souvent par de jeunes féministes et des associations de soutien militantes trouvent la force de témoigner.
Le cinéma joue ici un rôle réparateur en permettant à ce milieu de mémoire longtemps muet, invisible, de faire entendre sa plainte et sa cause dans l’espace public.
Mais c’est aussi bien dans les films de fiction que ce motif s’est fait entendre d’une manière toujours plus insistante, ceci dans ce courant du cinéma japonais humaniste, pacifiste, anti-militariste qui, à partir des années 1960, propose un contre-récit de la période de la guerre, un récit de deuil et de destruction des mythologies militaristes et impérialistes qui ont nourri la guerre de conquête menée par le Japon entre 1937 et 1945. Une pierre blanche dans ce courant est La condition humaine,  vaste fresque pacifiste en quatre parties que Masaki Kobayashi réalise entre 1959 et 1961, et qui, dans une longue séquence, évoque le destin des femmes chinoises réduites à la condition d’esclaves sexuelles dans le Nord de la Chine.
Dans le cinéma chinois du continent, le motif des femmes de réconfort se renforce au fil des années, en relation étroite avec celui du viol en masse des femmes chinoises par la soldatesque japonaise, il devient une sorte de document d’accusation au service d’une politique de la mémoire indissociable des aléas de la relation tendue qui s’est établie ces dernières années entre les deux puissances dominantes en Asie orientale – la Chine continentale et le Japon.
Dans une situation durable où les circuits qui relient le passé qui ne passe pas au présent tendent à se raccourcir sans cesse, une visite en forme de provocation calculée d’un premier ministre japonais au Yasukuni, (le sanctuaire où sont vénérées les âmes des soldats morts au service de l’Empereur, incluant quelques criminels de catégorie « A »   pendus à l’issue des procès de Tokyo) peut déboucher, dans l’instant ou presque, sur l’incendie de voitures de marque japonaise par une foule furieuse dans les rues d’une métropole de Chine continentale… Le cinéma peut, on le voit, indifféremment, jouer un rôle de pousse-au-crime ou de modérateur, voire de pacificateur d’une mémoire hypersensible.
On peut mettre au compte du premier cas de figure la prolifération ces dernières décennies de films japonais qui reviennent sur l’épisode des kamikazes pour tenter d’accréditer la légende de leur sacrifice utile au service tant désintéressé  qu’héroïque de la protection de la population japonaise. Toute une gamme de films de tous genres s’activent ainsi à restaurer l’honneur perdu du militarisme japonais et à travailler dans le sens du réarmement moral du nationalisme. En réenchantant dans le présent l’esprit aristocratique du bushido, en produisant des effets de concaténation entre tradition aristocratique et modernité nationaliste et militariste, en tirant parti de tous les ressorts du cinéma de guerre, d’animation, du fantastique, de l’anticipation… (7)
A l’opposé, dans la cinématographie japonaise contemporaine, tout un courant néo-pacifiste s’oppose à cet esprit de restauration. Ce courant qui va insister sur les désastres de la guerre tels que les a connus la population japonaise à partir de 1944, avec les bombardements en tapis de l’aviation américaine sur les villes de l’archipel, une campagne de destruction massive qui culmine avec Hiroshima et Nagasaki. Certains de ces films néo-pacifistes ont fait le tour du monde et, chose intéressante, les plus connus sont des films d’animation, destinés, donc, en premier lieu à un public jeune – des films d’éducation, donc, à ce titre : Le tombeau des lucioles, Le vent se lève (Myazaki), Barefoot Gen, etc.
On peut donc dire  sans exagérer que la mémoire collective d’un chapitre aussi disputé et contentieux que la seconde guerre mondiale peut devenir un véritable champ de bataille, mettant aux prises non seulement des milieux de mémoire séparés par les logiques de l’organisation en Etats-nations, peuples, ethnies, communautés, etc., mais aussi bien un champ de bataille (tout implicite mais distinct) à l’intérieur même d’un même milieu – ici le Japon, l’opinion ou le public japonais. Ce qu’on voit bien ici, c’est que la mémoire collective, dans les sociétés contemporaines, loin d’être un matériau inerte établi dans le soubassement du présent, comme une sorte de nappe phréatique remplie de souvenirs partagés de toutes sortes, est un élément dynamique que s’activent à façonner toutes sortes d’acteurs du présent – la mémoire collective, ça se travaille, ça se façonne, c’est un enjeu majeur dans des sociétés où, dans la dimension du gouvernement des vivants, le passé est devenu un enjeu beaucoup plus important qu’un avenir massivement désinvesti car surtout peuplé de périls annoncés…
Il n’est pas facile de proposer une image équilibrée du rôle du cinéma dans l’organisation et la prise en charge de ces flux de mémoire collective dans le présent. Dans le cas ici étudié, le cinéma est au meilleur de lui-même lorsqu’il entreprend de rendre justice et de rétablir dans ses droits et sa dignité à une catégorie excentrée ou subalterne de vivants et de morts (de survivants, souvent) dont le tort subi pendant la guerre est passé aux pertes et profits – un groupe qui n’a jamais eu la possibilité de faire entendre son point de vue, de transmettre son expérience, de réclamer réparation. C’est, je l’ai dit, ce que font les films documentaires qui donnent la parole aux anciennes esclaves sexuelles de l’armée japonaise qui se sont tues si longtemps, et que tant de leurs contemporains ont ignorées ou méprisées du fait de toutes sortes de préjugés qui s’imaginent aisément. Ou bien encore les survivants irradiés d’Hiroshima et Nagasaki, victimes d’une double conspiration du silence : celle qu’organise l’Etat qui n’a jamais reconnu le caractère criminel de l’emploi de l’arme atomique dans ces circonstances et celle, plus insidieuse, de la société japonaise elle-même qui, constamment, a entretenu toutes sortes de discriminations contre ces survivants considérés comme porteurs d’une sorte de stigmate, un signe d’impureté et un risque de contamination imaginaire.
Le cinéma est au meilleur de lui-même quand il donne la parole à ces survivants, donne corps à leur point de vue ou position, fait entendre leur récit sur la guerre et les demandes de réparation (morales) qui les accompagnent. D’où l’importance d’un film comme Rhapsodie en août, d’Akira Kurosawa, film tardif  (1991)dans lequel il examine les conditions d’une interlocution entre les survivants du désastre atomique, leurs propres descendants et les descendants de ceux qui ont le crime à leur charge.

Il faudrait insister ici sur ceci: voir un film, ce n’est pas la même chose que lire un livre ou même une affiche, nous ne le lisons pas et donc son emprise sur la mémoire collective ne se contente pas de s’exercer sous la forme de messages qui seraient comme du texte, des slogans, des préceptes, des injonctions, etc. Je l’ai dit, le cinéma se branche directement sur l’inconscient en produisant des « impressions »  et le cinéma de guerre présente, à ce titre, une particularité : le spectateur n’y est pas seulement saisi et enveloppé par des combinaisons d’images/sons, il est constamment soumis à l’expérience-limite du choc. Le cinéma de guerre, c’est l’empire du choc, ce qui rappelle ce que disait Walter Benjamin dans un texte célèbre (« Le narrateur ») à propos de l’expérience faite par les poilus dans les tranchées – celle d’une suite de chocs dont ils sont ensuite dans l’incapacité de transmettre un récit à leurs proches (les poilus sont revenus muets du front, etc.) (8). Le choc, c’est l’état dans lequel se forment, dans le monde intérieur du spectateur (dans son corps aussi, c’est une expérience physique également) toutes sortes d’impressions subjectives au cours desquelles se déposent et se stratifient des images subliminaires – le Jap-monkey, la femme coloniale lascive, mais aussi bien des effets d’immersion plus ou moins violents dans les différents milieux de cette guerre – la jungle, le ciel des combats aériens, la mer des batailles navales, la destruction des villes au moyen de bombes incendiaires, etc.
Le choc, c’est bien sûr l’état dans lequel le spectateur devient perméable à toutes sortes de représentations et d’intensités qui vont irriguer sa « mémoire » de l’événement global (la seconde guerre mondiale sur cet autre côté de la Terre), une mémoire construite et disputée.
Comme le savent tous les spécialistes de la mémoire collective (Pierre Nora et ses collaborateurs ont amplement développé ce motif dans Les lieux de mémoire), l’oubli n’est pas ici ce qui s’oppose à la mémoire, il en est au contraire l’une des formes (9). Pour ce qui concerne le corpus de films ici envisagé, l’exemple le plus probant de cette figure (l’oubli comme forme de la mémoire), c’est la cinématographie états-unienne concernant la destruction par l’arme atomique de Hiroshima et Nagasaki. Ce n’est pas seulement que les films consacrés par la grande industrie cinématographique états-unienne à cette double scène sont relativement rares, en comparaison du grand nombre de productions évoquant, par exemple,  les batailles navales dans le Pacifique, la guerre de reconquête conduite par les Américains et scandée par des batailles sanglantes comme celle d’Iwo Jima, Saipan ou Okinawa. C’est surtout que les films qui reviennent sur cette double scène peuvent, globalement, être décrits comme des récits d’évitement ou de diversion face à ce qui constitue évidemment le cœur de ces événements – leur dimension criminelle inédite, leur caractère patent de crime contre l’humanité demeuré impuni.
La diversion narrative peut en l’occurrence prendre plusieurs tournures. L’une d’elle va consister à déplacer le champ de vision du lieu du crime lui-même – la destruction atomique des deux villes avec ses effets au sol, sur les populations, effets immédiats et différés, vers une autre scène – celle de l’élaboration de la bombe, racontée comme un suspense, voire une épopée mobilisant savants, militaires et politiques engagés dans ce qu’ils pensaient être une course de vitesse contre les nazis et finissant, par un enchaînement de circonstances implacables, par « tester » les deux bombes (version uranium et version plutonium) sur deux grandes villes japonaises choisies à la dernière minute au gré d’aléas météorologiques. La question du crime et de la responsabilité des uns et des autres face à celui-ci se trouve éludée au profit de considérations plus ou moins vagues ou fumeuses sur les noces de la science et de la politique.
Deux films, également médiocres, peuvent être mentionnés ici : Les maîtres de l’ombre de  Roland Joffe, avec Paul Newman, 1989, et Day One de Joseph Sargent, 1989 également. Le fait que ces deux films présentent aussi bien Oppenheimer, le physicien responsable scientifique du programme que le général Groves, son responsable militaire,  sous un jour variablement critique ne change rien au fond de l’affaire : en déplaçant l’attention du spectateur vers cette scène située en amont de celle du crime proprement dit (une scène peuplée,donc, non pas de corps carbonisés mais de discussions techniques et de querelles d’ego entre les différents protagonistes du projet Manhattan), il s’agit bien de construire un récit d’évasion, d’oblitération de la seule question qui importe au fond ici : comment qualifier la dimension criminelle de ce qui a été perpétré à Hiroshima et Nagasaki ? Qui doit en porter la responsabilité et comment est-il encore possible de travailler à réparer ce crime demeuré jusqu’ici sans coupables?
Une fois effacée cette question, le programme Manhattan peut être transfiguré en cette opération salutaire qui précipite la fin de la seconde guerre mondiale, « sauvant » ainsi des centaines de milliers de vies humaines au prix du « sacrifice » (holocauste) des deux villes atomisées…
On remarquera que le travail de déresponsabilisation opéré de facto (ce n’est pas nécessairement l’intention des réalisateurs, Joffe notamment est connu comme un cinéaste progressiste, défenseur de « bonnes causes »…) porte effectivement ses fruits, même si l’industrie du film n’est pas ici seule en cause, loin de là : à l’occasion du récent 70ème anniversaire de Hiroshima et Nagasaki, un sondage révélait que plus de 70% des citoyens des Etats-Unis pensaient que ces actions étaient justifiées et que les Etats-Unis n’avaient pas à s’en excuser ou manifester des regrets.
Mais j’aimerais  mentionner un exemple encore plus probant de la façon dont le cinéma peut contribuer à l’organisation de l’oubli d’un crime, c’est-à-dire à l’empêchement de la formation d’une mémoire collective de celui-ci et de la formation d’un sentiment de responsabilité face à lui,  devant l’histoire – et cette fois, me semble-il, d’une façon tout à fait concertée. Il s’agit d’un film intitulé Le grand secret en français, Above and Beyond dans sa version originale, film de Melvyn Frank et Norman Panama, 1952, les rôles titres étant interprétés par Robert Taylor et Eleanor Parker. Ce film raconte la façon dont un aviateur militaire de carrière, Paul Tibbets est embarqué par ses supérieurs dans la préparation de l’opération ultra-secrète qui va se conclure par le bombardement des deux bombes A sur Hiroshima et Nagasaki – Tibbets sera le pilote du B 29 qui largue la bombe du Hiroshima le 6 juin 1944. On pourrait penser que le scénario va, ici, nous conduire au cœur du sujet. C’est tout l’inverse : la question de la légitimité de l’action entreprise ayant été réglée en 20 secondes, chrono en main, tout le film va tourner autour de la seule question qui importe vraiment: un militaire de carrière est-il en droit de sacrifier sa vie de famille, de mettre son couple en danger pour obéir aux ordres de ses supérieurs et se consacrer entièrement à la mission qui lui est assignée ?
La question historique et philosophique de premier plan – celle de l’entrée de l’humanité dans l’âge sans fin de la guerre nucléaire ou de ce que Günther Anders appelle « la situation atomique » est « transfigurée » ou plutôt rendue infigurable au profit d’un de ces bons petits drames familiaux auxquels est accoutumé le public américain des séances du dimanche après-midi… (10) Ce changement d’échelle et de genre opéré par un standard de l’industrie hollywoodienne (des acteurs connus en service commandé, des salariés dociles et médiocres d’une « major » aux manettes, doing the job, comme les militaires faisaient le leur pendant la guerre…) , tout ceci montre d’une part combien la production de l’oubli peut être, dans un cas comme celui-ci, un processus actif et concerté et, deuxièmement, comment la fonction propagandiste du cinéma en termes de construction des récits ne s’arrête pas avec la fin de la guerre… Simplement, on est dorénavant- dans la figure de la démobilisation (circulez, il n’y a rien à voir du côté de ce crime d’Etat majeur…), par opposition à  celle de la mobilisation totale…
Le cinéma hollywoodien est ici l’outil ou le truchement d’une stratégie d’évitement d’une question d’histoire qui est autrement sophistiquée que les pures et simples interdictions d’en parler pratiquées par les régimes autoritaires ou totalitaires (les silhouettes et visages de personnages officiels tombés en disgrâce ou liquidés effacés sur les photos) ou bien encore des « oublis » décrétés comme l’amnistie pratiquée dans la cité grecque et qui prenait la forme de l’interdiction de parler, sous peine de lourdes sanctions, d’une récente guerre civile, d’une stasis (Nicole Loraux) (11). On est également dans un autre cas de figure que celui d’une communauté, d’un groupe humain qui « passe à l’ordre du jour », tombe dans l’amnésie lorsqu’il  s’agit d’ « oublier »  une scène récente d’un passé coupable ou auquel il ne peut ni ne veut pas faire face – les exemples abondent dans les sociétés qui, au XX° siècle ont eu affaire à des crimes de masse.
Ici, on a quelque chose d’infiniment plus subtil et qui se produit par déplacement , comme dans un rêve: une façon d’ « en parler », d’évoquer « la chose » qui est source d’angoisse et de sentiment de culpabilité en la déplaçant de façon à ce que le crime devienne méconnaissable. Une façon d’en parler sans en parler. Le cinéma, un certain cinéma, est expert dans l’art de ces manipulations qui supposent une certaine familiarité avec ce qu’on pourrait appeler la grammaire de la mémoire collective. Si, comme le dit Lacan, l’inconscient est structuré comme un langage, je ne vois pas pourquoi la mémoire collective qui lui est assez étroitement apparentée n’aurait pas sa grammaire – je dis ça en plaisantant, mais pas entièrement et c’est le point sur lequel je finirai.
Qui dit grammaire dit « règles ». La première de ces règles serait celle de la « substituabilité ». Je m’explique. Dans une discussion politique, dans un débat entre spécialistes, dans quelque domaine de connaissance ou de savoir que ce soit, si vous changez de position, vous expliquez pourquoi, vous argumentez, vous vous confrontez aux arguments de vos adversaires, etc. Dans le domaine de la mémoire collective, les choses se passent d’une façon toute différente : un récit en efface un autre, une image se substitue à une autre ou s’y superpose, et le tour est joué, la vie continue. C’est, dans le corpus filmique ici envisagé, la façon dont le singe grimaçant (le soldat jap, nip) est subrepticement remplacé au fil du temps, dans la cinématographie états-unienne d’après-guerre, par l’innocente fiancée d’origine japonaise que les circonstances malheureuses de la guerre séparent de son amoureux mobilisé dans les rangs de l’armée américaine (12). Cette capacité qu’a le cinéma, ce cinéma en particulier, d’effacer une image, une impression ou un message ou un récit pour en actualiser un autre est proprement infinie. C’est une des dimensions de la plasticité de la mémoire telle qu’elle est pratiquée, intensifiée par le récit cinématographique.
La seconde règle serait par conséquent celle qui établit l’absolue suprématie des récits sur les faits. Les faits passés qui composent le trame de cette séquence historique (qui a forgé le destin de l’humanité pour les temps ultérieurs) ne sont ici qu’un matériau malléable et susceptible d’être modelé de mille façons. Le cinéma est le maître des récits, de leur sens et des interprétations. Il lui suffit de changer de perspective, d’angle de vue, de narrateur pour que l’histoire change complètement de sens. L’objectivité des faits, en ce sens, importe peu, le cinéma, ce cinéma ne cesse ici de battre en brèche les prétentions de l’histoire positiviste à l’ancienne – il peut raconter une défaite cuisante comme une victoire (Wake Island) ou, inversement, une épopée en infamie, il suffit pour ça de « déplacer la caméra » (Come See the Paradise).
Cette faculté est à la fois fascinante et inquiétante – elle dévoile certaines affinités cachées entre le cinéma politique et historique et les pouvoirs autoritaires voire totalitaires – cette puissance à peu près infinie de celui qui s’installe dans la position du narrateur-roi ou du maître des récits. Il est, par excellence, celui qui « print the legend » (L’homme qui tua Liberty Valance).
Mais on peut aussi bien voir les choses à l’inverse. En mettant en valeur cette dimension résolument perspectiviste (le cinéma est ce dispositif narratif qui dispose de la faculté de multiplier les changements de perspective en changeant la position de caméra, en introduisant du contrechamp, etc.), le film historique met en exergue sa dimension « pluraliste » – il survient dans un espace ou un champ public où ce qui est premier, c’est la condition de pluralité établie dans le domaine des récits – on peut toujours ajouter, à propos du même objet du passé, de la même scène d’histoire un nouveau récit qui contredit le précédent, le corrige, le complique, le contrarie, etc. – ce qui est une définition comme une autre de la démocratie.
Le cinéma, ici, viendrait se faire l’apôtre non pas tant d’une conception relativiste de la vérité que, plutôt, d’une approche supérieure de celle-ci : là où il apparaît que la vérité comme pure et simple objectivité n’est au fond qu’une forme de basse intensité ou élémentaire – essentielle mais insuffisante- du vrai et que la question de la vérité ne devient vraiment intéressante et importante que lorsqu’elle entre dans la dimension du point de vue ou de la position, là où elle se lie à l’enjeu de la puissance d’énonciation d’un sujet ou d’un narrateur (tous/toutes ceux/celles qui font de la politique sont familiers de cette distinction entre ces deux régimes de la vérité, celui  sous lequel on se contente de l’établissement des faits et celui qui pose que, pour qu’une vérité engage à quelque chose, il importe qu’elle dessine une perspective).
Si l’on accepte cette distinction, alors on pourrait se risquer à dire que le cinéma, quand il élabore le passé, le revisite et le remet en scène, est d’emblée, un art politique. Pour le meilleur et pour le pire. Pour que la vérité « vaille » quelque chose, dirait Nietzsche, encore faut-il qu’elle soit intéressante. Il existe des quantités de vérités irrécusables qui sont insipides et sans intérêt. A l’évidence, si l’on prend les choses sous cet angle, un film comme Hiroshima mon amour est placé sous le signe d’un régime de vérité infiniment plus stimulant et « intelligent » que le plus scrupuleux des documentaires sur la destruction atomique de Hiroshima. Le cinéma, quand il travaille dans cette veine, tourne le dos aussi bien au régime de mémoire antiquaire qu’au régime de mémoire placé sous le signe de l’injonction morale et du devoir civique – le « devoir de mémoire ». La mémoire peut sous ce signe redevenir une puissance et non un « esclavage », indissociable dès lors de l’imagination.
Alain Brossat
In Dubious Battles – le cinéma et la mémoire collective de la seconde guerre mondiale dans le Pacifique et en Asie orientale / 2015

hiroshima-mon-amour

1 Sur l’animalisation de l’ennemi par la propagande états-unienne pendant la guerre du Pacifique, voir l’ouvrage de référence de John W. Dower : War Without Mercy – Race and Power in the Pacific, Pantheon Books, 1986. Non traduit en français. Au cinéma, voir parmi de nombreux autres : Gung Ho ! De Ray Enright, 1943, Objective, Burma !, Raoul Walsh, 1945…
2 Ce point est important pour quiconque entreprend de réfléchir sur la généalogie et les formes des violences extrêmes de masse au XX° siècle – l’association du motif de l’animalisation de l’ « autre absolu » à celui de son extermination nécessaire est loin d’être l’apanage des seuls régimes totalitaires. De ce point de vue, la guerre du Pacifique constitue un « laboratoire » le plus souvent oublié, dans les récits eurocentriques de ces violences.
3 Voir notamment à ce propos Wake Island de John Farrow (1942) , December 7th de John Ford et Greg Toland..
4 Maurice Holbwachs : La mémoire collective, PUF (1950, posthume)
5 Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article « Le marché aux traumatismes », Europe, juin-juillet 2006.
6 Voir sur ce point le film documentaire sud-coréen Murmures, une histoire des femmes coréennes, film de Byun Young-joo, 1995.
7 Dans ce registre, voir : Oba, the Last Samurai de Hideyuki Hirayama, 2011, Lorelei, the Witch of the Pacific de Shinji  Higushi, 2005, Kamikaze de Taku Shinjo, 2006, etc.
8 Walter Benjamin : « Le narrateur » (le « conteur »), in Oeuvres III, traduit de l’allemand par Pierre Rusch, Gallimard 2000.
9 Les lieux de mémoire (collectif), Gallimard 1984-1992. Voir aussi à ce propos A l’Est la mémoire retrouvée, collectif, La Découverte, 1990.
10 Voir sur ce point Günther Anders : Hiroshima est partout, Seuil, 2008, traduit de l’allemand par Ariel Morabia et al.
11 Nicole Loraux : La cité divisée, Payot, 1997.
12 Voir sur ce point : Midway, film de Jack Smight, 1976, Come See the Paradise, d’Alan Parker, 1990…

Pourparlers sur le théâtre / Flore Garcin-Marrou

Nous avons voulu apprécier ici la puissance de Pourparlers à affecter notre pensée. Même si ce recueil de textes fait état principalement d’entretiens sur l’esthétique du cinéma, nous avons pris le parti de faire dialoguer Pourparlers avec la problématique du théâtre, en la mettant en perspective avec nos recherches antérieures (1), afin d’esquisser les grands traits d’une pensée deleuzienne du théâtre et de donner des outils à ceux qui « font » le théâtre et qui seraient désireux d’articuler leur pratique à la philosophie de Gilles Deleuze.

De la dramatisation
Il est difficile de dire que Gilles Deleuze a véritablement été en guerre contre le théâtre. En 1988, il déclare dans L’Abécédaire : « Le théâtre est trop long, trop discipliné ». Ce n’est pas « un art très emporté sur notre époque ». « Rester quatre heures assis sur un mauvais fauteuil, je ne peux plus, pour des raisons de santé. Ça liquide le théâtre, ça, pour moi » (2). La condamnation semble sans équivoque. Le théâtre est une mimèsis, un art d’imitateurs : il est lié à la problématique de la représentation que Deleuze s’efforce de retravailler (PP, 120) (3). Dès la première page de Différence et répétition, le philosophe se positionne contre un « monde de la représentation », au sein duquel s’exerce un théâtre noétique de la répétition, y opposant un théâtre noétique de la différence, capable de mettre à jour « toutes les forces qui agissent sous la représentation de l’identique ». Selon Deleuze, les représentations qui ont cours dans notre monde moderne ne doivent plus être conformes au réel qu’elles imitent. Au contraire, la modernité donne à penser un type de représentation différentielle, symptôme d’une crise de la représentation mimétique et facteur du surgissement de la différence. La modernité ne cherche plus à représenter le monde, d’après une exigence mimétique, mais laisse la liberté à des forces différentielles de s’exprimer dans l’art et en philosophie.
Lorsque nous parlons de « théâtre noétique de la différence » (4), nous voulons souligner le fait que Deleuze conçoit la pensée comme un ensemble de représentations. En cela, la pensée est un théâtre, parcouru d’idées qu’il décrit comme des personnages conceptuels. Michel Foucault, dans son article portant sur la pensée de Deleuze intitulé « Theatrum philosophicum », publié dans la revue Critique en 1970, propose plusieurs voies d’accès à Différence et répétition et à Logique du sens. Le théâtre est proposé comme étant l’une des voies possibles : Foucault affirme que cet art est constitutif de l’agencement des idées deleuziennes (5). Différence et répétition est à lire comme on assisterait à une représentation de théâtre : « Je voudrais que vous ouvriez le livre de Deleuze comme on pousse les portes d’un théâtre, quand s’allument les feux d’une rampe, et quand le rideau se lève. » Les auteurs cités sont des personnages qui récitent leurs textes, prononcés dans d’autres livres et sur d’autres scènes (6)… Les idées sont mises en mouvement au sein d’un drame de la pensée.
Dès ses premiers travaux d’histoire de la philosophie, Deleuze élabore le concept de « dramatisation de la pensée ». Lorsque Deleuze étudie un auteur (entre 1953 et 1969, il écrit huit monographies consacrées à Hume, Nietzsche, Kant, Proust, Bergson, Sacher-Masoch, Spinoza), il conçoit ces monographies comme de petits castelets de marionnettes qui donnent à voir une image de la pensée en miniature. Il analyse le théâtre de la pensée kantienne dans La Philosophie critique de Kant : la transcendance de l’œil qui regarde, surplombe et juge une action suffit, selon lui, à invalider le projet critique (PP, 198-199). Dans Différence et répétition, Deleuze considère que les mouvements de la pensée hégélienne sont des faux mouvements car ils sont dialectiques, abstraits et spéculatifs. Hume, Nietzsche, Kierkegaard proposent d’autres théâtres de la pensée, affranchis de la représentation. Hume élabore un théâtre empiriste, où l’esprit est une « une pièce de théâtre sans théâtre » (7), Kierkegaard, un théâtre de la reprise, Nietzsche, un théâtre de l’éternel retour…
Dans Différence et répétition, Deleuze fait état, de manière plus assurée, de la dramatisation de sa propre pensée. Pourparlers s’en fait la chambre d’écho. Deleuze ne se place pas en spectateur qui observe et juge ses prédécesseurs. Au contraire, il occupe de plain-pied la scène philosophique et joue avec le philosophe qu’il étudie, en récréant l’acte par lequel cette pensée s’est effectuée. Deleuze met en jeu son objet d’étude, en apprécie les mouvements de l’intérieur. Il n’étudie pas seulement des philosophies, il les « performe », les expérimente, les joue de nouveau (« Le philosophe est créateur, il n’est pas réflexif » PP, 166). Dramatiser les idées, c’est se comporter en acteur et animer sa philosophie comme un metteur en scène.
S’il opère un travail d’acteur, il n’en est pas pour le moins la « vedette » qu’évoque Michel Cressole auquel Deleuze répond dans la « Lettre à un critique sévère » (PP, 11). Deleuze ne cache pas son scepticisme envers ceux que l’on nomme les « nouveaux philosophes » et pointe du doigt leur habileté à utiliser les médias pour se mettre en scène et promouvoir leur pensée. BHL, le personnage de Bernard-Henri Lévy, tient à avoir le premier rôle dans ce cirque médiatique, relayé par les émissions littéraires (« Apostrophes » est « devenu spectacle de variétés », PP, 175). Deleuze se range du côté des penseurs qui cultivent une méfiance à l’égard de la télévision (aux côtés de Bourdieu, Derrida…). Ainsi, il est étonnant de lire de la part de Michel Cressole que Deleuze est une « sale vedette » (PP, 11), qui « fait sa Greta Garbo » (PP, 14) se laissant abusivement pousser les ongles (PP, 13) comme BHL arbore une chemise immaculée et un brushing impeccable. Cressole reproche à Deleuze de se constituer en personnage. Mais Deleuze ne veut en aucun cas endosser un rôle sur la scène médiatique. Au contraire, il entend brouiller les pistes. Il ne veut jouer aucun rôle, mais plutôt une multitude de rôles interchangeables à loisir. Alors que la vedette attire sur elle la lumière, Deleuze entend se dissimuler derrière des masques pour faire oublier sa personnalité et faire entendre une polyphonie de voix. Il n’est pas une vedette car il ne croit pas au sujet constitué, à l’unité d’une personnalité. Au contraire, chaque homme est un agencement collectif d’énonciation. Tout processus de subjectivation montre qu’il est possible de se constituer tout à la fois en personne, en animal, en événement, en lieu, etc. (PP, 156) :
Un processus de subjectivation, c’est-à-dire une production de mode d’existence, ne peut se confondre avec un sujet, à moins de destituer celui-ci de toute intériorité et même de toute identité. La subjectivation n’a même rien à voir avec la « personne » : c’est une individuation, particulière ou collective, qui caractérise un événement (une heure du jour, un fleuve, un vent, une vie…). C’est un mode intensif et non un mode personnel. (PP, 135)
Deleuze est multiple. Il est une série de masques. Il est un acteur qui parle à la troisième personne (PP, 133). Il est une doublure (PP, 139). Deleuze est traversé par des personnages de fiction. Ses ongles longs lui font ressembler au professeur Challenger, évoqué dans Mille Plateaux, inspiré du personnage de Conan Doyle dans Le Monde perdu, auquel il pousse des pinces de homard…
Deleuze n’est pas non plus un acteur de monologue. De la même façon que Heinrich von Kleist dialogue avec sa sœur pour animer le mouvement de sa pensée, dans le texte « De l’élaboration progressive des idées par la parole » (8), Deleuze trouve en Félix Guattari un intercesseur idéal, prompt à lui donner la réplique, pour produire du vrai (PP, 171-172). Eux-mêmes deviennent des personnages conceptuels, des lieux, des batailles, des événements, des heccéités où se creuse une pensée de la différence (PP, 193). La philosophie et le théâtre ont en commun une nature agonistique qui permet des combats d’idées. Le théâtre est le lieu même de la contradiction et sa résolution fait l’objet du drame. Les pourparlers sont des joutes, qui tiennent davantage du registre de la comédie que de la tragédie. Deleuze l’a compris tôt, lorsque d’une manière plutôt provocatrice, il présente la pataphysique d’Alfred Jarry comme une des meilleures introductions à la philosophie de Heidegger (9). Il décèle également dans La vie des hommes infâmes de Foucault, un « chef d’œuvre de comique et de beauté », « proche de Tchekhov » (PP, 206). Alors que la tragédie place le héros devant un choix, imposé par son destin, les batailles philosophiques sont au contraire, selon Deleuze, des « batailles pour rire », des « guerres sans bataille », des combats comiques (PP, 7). Les pourparlers s’extraient du schéma dramatique aristotélicien que l’on pourrait qualifier de téléologique, où toute l’action est tendue, dès le début, vers son dénouement. Les pourparlers, au contraire, n’engagent pas le lecteur dans un propos qui serait joué d’avance, dès les premières lignes des entretiens. Les pourparlers doivent être suffisamment larges et ouverts pour laisser une marge de négociation.
En philosophie, jamais rien n’est joué d’avance. Elle peut être encore pleine de surprises lorsqu’elle est dite à haute voix, interprétée et performée. Alors, la voix du philosophe-lecteur, acteur de sa pensée, charrie des percepts et des affects qui viennent éclairer les concepts (PP, 191 ; 224). La voix de Deleuze s’élevant lors de ses cours à Vincennes est une sorte de Sprechgesang (PP, 190), un parlé-chanté qui permet aux non-philosophes de suivre sa pensée. La dramatisation deleuzienne appelle une lecture d’intensité (PP, 18). L’auditeur n’est pas seulement au contact des signifiés et des signifiants de la pensée. Il est invité à en faire une lecture active, électrique : le lecteur se branche sur le courant de la pensée et attend que le courant circule. Deleuze rêve d’entendre l’acteur Alain Cuny dire l’Ethique de Spinoza, dans « Ce que la voix apporte au texte » :
Qu’est-ce qu’un texte, surtout quand il est philosophique, attend de la voix de l’acteur ? […] Les concepts ont des vitesses et des lenteurs, des mouvements, des dynamiques qui s’étendent ou se contractent à travers le texte : ils ne renvoient plus à des personnages, mais sont eux-mêmes personnages, personnages rythmiques. Ils se complètent ou se séparent, s’affrontent, s’étreignent comme des lutteurs ou comme des amoureux. C’est la voix de l’acteur qui trace ces rythmes, ces mouvements de l’esprit dans l’espace et le temps. L’acteur est l’opérateur du texte : il opère une dramatisation du concept, la plus précise, la plus sobre, la plus linéaire aussi. Presque des lignes chinoises, des lignes vocales (10).
La dramatisation deleuzienne encourage une « pragmatique des mots », une mise en scène des mots, de la même façon que Nathalie Sarraute vocalise ses tropismes (PP, 43). Dramatiser la langue de la philosophie permet de mettre en scène des propositions et d’approcher ce qui pourrait paraître purement spéculatif avec ses propres affects et ses propres percepts. On peut aborder la philosophie comme on aborde une œuvre d’art.

Contre le théâtre œdipien
Si Deleuze envisage une dramatisation active, participative de sa philosophie, il entend écarter néanmoins, dès L’Anti-Œdipe, tout malentendu : s’il parle de drame et de théâtre, ce n’est pas dans un sens métaphorique (la métaphore reste, tout au long de son œuvre, un ennemi farouche à combattre – PP, 44). Il s’agit d’un théâtre qui a rompu, nous l’avons vu, avec la représentation. Peut-être faut-il alors chercher d’autres termes que le « drame » ou que le « théâtre » pour désigner cette image de la pensée qui fonctionne plutôt qu’elle n’imite, qui produit plutôt qu’elle ne métaphorise ? Un changement de paradigme a lieu dès L’Anti-Œdipe : ce qui était appelé « théâtre » ou « drame » est remplacé par la notion d’« usine ». Les deux philosophes opèrent une clarification radicale de leur vocabulaire. Freud s’est adonné à une « mise en scène de théâtre qui substitue de simples valeurs représentatives aux véritables forces productives de l’inconscient ». Le surmoi, la pulsion de mort sont devenus des dei ex machina, des « machines à illusion, à effets » (PP, 28). Freud montre une « représentation du désir », au lieu d’une « production de désir ». En effet, selon Deleuze et Guattari, l’« autre scène » qu’est l’inconscient ne doit plus appartenir au régime de la représentation (l’inconscient ne représente rien), mais à une pragmatique, un fonctionnalisme (l’inconscient produit). Ils déplorent que « les usines de l’inconscient » aient été réduites à des « scènes de théâtre » (PP, 29), où le drame d’Œdipe est montré, par simplification, comme un drame familial qui se joue entre papa-maman.
Deleuze et Guattari partent en croisade contre le théâtre bourgeois, œdipien, psychanalytique et se mettent à évoquer d’autres théâtres, en-deçà de la représentation, qui ont la particularité de laisser le processus schizo de la pensée se libérer. Un théâtre psychanalytique et un théâtre schizoanalytique s’opposent désormais, comme pourraient s’opposer un théâtre de la névrose et un théâtre de la psychose. L’un se situe dans un cadre familial (Freud recherche les causes de la névrose dans le cercle restreint des parents proches), l’autre se situe dans un cadre « historico-mondial » (PP, 33). Le théâtre de la pensée schizo se bat contre l’impérialisme du Signifiant, ne cherche pas à interpréter le discours du patient analysé, mais au contraire, invite le schizoanalyste à procéder à une analyse fonctionnaliste de l’inconscient. Au lieu de se demander « Qu’est-ce que cela veut dire ? », il encourage le patient à comprendre comment son inconscient « fonctionne ». Alors que le théâtre œdipien repose sur la représentation, le théâtre schizoanalytique est bâti sur un certain constructivisme de la pensée, constituée de flux, d’intensités, de processus. Le changement de paradigme (représentation/production) a été initié par Nietzsche qui le premier « passe du mode du vrai au mode du devenir » (PP, 95). A partir de là, la philosophie suit une autre dramaturgie, qui ne remonte plus à des points fixes mais suit et démêle des lignes (PP, 119). Il ne s’agit plus de composer une philosophie systématique ou de penser en termes de structure, mais en termes d’agencements machiniques, qui mettent en mouvement un « théâtre de la production », un « théâtre schizo ».
Il convient de faire référence à l’histoire du théâtre pour comprendre de quoi il s’agit véritablement ici. Le passage de la question « Qu’est-ce que ça veut dire ? » à la question « comment ça fonctionne ? » s’illustre par l’opposition entre les metteurs en scène russes Constantin Stanislavski et Vsevolod Meyerhold. L’un est connu pour appartenir à l’école naturaliste et pour enseigner à ses élèves une méthode de jeu recommandant d’aborder le personnage par le biais de la psychologie. L’acteur doit préalablement inventer une biographie imaginaire de son personnage et motiver mouvements et pensées par des nécessités psychologiques. L’autre, Meyerhold, qui a été un élève de Stanislavski, se désolidarise de l’esthétique de son maître, envisageant la prise de rôle de manière plus fonctionnaliste que psychologique. La biomécanique est une méthode révolutionnaire d’entraînement de l’acteur, se basant sur une approche purement physique et s’inspirant du théâtre japonais, de la danse, de la commedia dell’arte, de la rythmique de Jacques Dalcroze. Un jeu d’acteur qui se veut en rupture avec le théâtre bourgeois. Les acteurs meyerholdiens sont des machines désirantes couplées à d’autres machines. Lors d’une conversation entre deux personnages, il ne s’agit pas d’un échange entre deux individus déterminés par une psychologie mais un échange transversal de flux, de connexions, de disjonctions. Le postulat de Meyerhold est de penser la représentation comme une production. Les décors sont utilitaires, libérés de leur tâche représentative au profit de leur fonction. L’acteur devient un ingénieur, un constructeur, couplé à la machine du décor, réceptif aux vitesses, aux intensités et aux flux qui relient les personnages entre eux et traversent le sien. Il est le signe d’un champ de potentiels : il n’est plus un personnage mais vit la perte de son ego et de son nom. Il acquiert une multiplicité de noms. Il est désormais un effet, une intensité vibratoire. Gilles Deleuze questionne ce « schizo-théâtre » dans Logique du sens au cours des développements sur le théâtre d’Artaud et sur l’acteur stoïcien, mais aussi dans Kafka. Pour une littérature mineure (évoquant le théâtre yiddish et le concept de « théâtre mineur »), dans Superpositions (commentant le théâtre de Carmelo Bene), dans « L’Épuisé », postface de Quad (à propos des pièces pour la télévision de Samuel Beckett)…

De la scène de théâtre au plateau
Plus particulièrement dans Pourparlers, c’est l’espace de ce théâtre schizo qui est questionné dans l’« Entretien sur Mille Plateaux » (PP, 39). Le plateau serait-il une scène de théâtre d’un autre type qui siérait à la dramatisation deleuzienne dont nous venons d’évoquer quelques caractéristiques ? Selon Deleuze et Guattari, le plateau est une carte, déterminée par une date et une image, davantage envisagée selon un mode musical. Au sein de la dramatisation deleuzienne, la mise en plateau des concepts est une mise en espace où les concepts s’entrechoquent dans une guerre de position, dans un agencement spécifique qui met en relation les idées. Le plateau est un champ d’immanence traversé par des lignes abstraites, dimensionnelles, directionnelles. Le concept est toujours en déplacement, dans différents lieux, dans des différents espaces-temps. Il surgit toujours dans une imminence.
Si l’on transpose cette réflexion dans le domaine du théâtre, l’abolition de la transcendance abolit la distinction entre la salle et la scène. Si la scène devient champ d’immanence, acteurs et spectateurs sont mélangés dans un même espace. L’espace théâtral n’est plus duel. On peut aller même jusqu’à dire qu’il n’y a plus que des participants amenés à suivre des dynamiques spatio-temporelles dans un espace neutre. Acteurs et spectateurs sont libérés de leurs rôles présupposés et font partie, au même titre, du même espace de jeu. Les rôles sont abolis. Comme le note Deleuze, Félix Guattari proposait dans les congrès de psychanalyse que les psychanalysés se fassent payer autant que les psychanalystes, fournissant chacun « deux types de travaux non parallèles » (PP, 58). Le spectateur peut être un « spect-acteur » qui s’affranchit d’une passivité transcendantale et joue un rôle actif dans le processus théâtral : il est intercesseur, co-créateur (11). Le théâtre devient alors une œuvre ouverte (celle qu’Umberto Eco a théorisé) de type happening, performance ou installation… Ces types de dramaturgie ont la spécificité de ne pas être essentialistes : elles organisent des circonstances, mettent en relation (PP, 48). L’affranchissement du dispositif phénoménologique permet au théâtre de tendre vers sa propre a-dramatisation. L’intrigue mise en scène ne suit plus un processus téléologique (aristotélicien), mais procède par accident, par surprise, et les agencements prolifèrent selon un mode rhizomatique. Deleuze insiste sur le fait que l’espace n’est plus à percevoir comme une grande et belle totalité, close sur elle-même, mais se rapproche davantage d’un type d’espace appelé « riemannien ». En mathématique, il s’agit d’un espace constitué de « petits morceaux voisins dont le raccordement peut se faire d’une infinité de manières » (PP, 169). Cet exemple de géométrie différentielle inventée par le mathématicien Bernhard Riemann permet de penser la théorie de la relativité. Le quatorzième plateau de Mille plateaux, intitulé « Le lisse et le strié », s’ouvre sur la photographie d’un patchwork en tissu. Cet ouvrage de pièces mises bout-à-bout diffère de la broderie en tant qu’il n’a pas de centre, mais se caractérise par la répétition d’un élément de base. L’espace riemannien est un espace conçu ainsi. Cette nouvelle pensée de l’espace trouve des échos certains dans le domaine de l’art.
L’espace riemannien est souvent comparé par Deleuze au manteau d’Arlequin, constitué de losanges cousus entre eux, à l’image d’une pensée en patchwork faite de « bigarrures et de fragments non totalisables où l’on communique par relations extérieures »(12). Dans le domaine des études théâtrales, l’espace riemannien fait écho au théâtre de la fin du xxe siècle, que l’universitaire Hans-Thies Lehmann a qualifié de « théâtre postdramatique ». La crise du drame marque l’émergence de la modernité au théâtre. Le muthos, selon Aristote, est comparé à un être vivant, un bel animal, une totalité ordonnée. Cette conception organiciste est remise en cause par la crise de la fable. Le théâtre postdramatique donne lieu à des écritures qui se caractérisent par une hybridation de formes qui mettent en question l’idée même de composition d’une œuvre. On parle alors de théâtre documentaire, fait de montages d’archives, de théâtre fragmentaire qui ont en commun cette « écriture rhapsodique » exposée par Jean-Pierre Sarrazac dans L’Avenir du drame. (13). Le rhapsode coud ensemble la narration et le dialogue, l’épique et le dramatique, assemblant des éléments disparates au détriment de l’avancement de l’action, de la même façon que des auteurs modernes pratiquent le montage, la couture de fragments. Dès Strindberg, Tchekhov, Pirandello, on décèle une crise du drame qui fonde le théâtre moderne (14). Le drame est poussé vers des formes plus libres, où le personnage s’efface au profit de voix et de figures dépersonnalisées, où le dialogue et la fable sont morcelés. Les fragments induisent une pluralité, une multiplication des points de vue, une hétérogénéité caractéristiques de l’écriture fragmentaire du rhapsode, celui qui délie et relie, casse et reconstruit. Les fragments sont des actions moléculaires, réseau d’actions de détail qui ne convergent plus vers une action principale. La pièce de théâtre n’est plus jouée en vue d’un dénouement, mais opère en son sein un « devenir scénique » (15), s’attachant à jouer les lignes de fuite d’un texte.

L’avenir du théâtre serait-il dans le cinéma ?
Le cinéma moderne donne à voir également des espaces de type riemannien, des espaces qui procèdent par voisinages, par connections de petits morceaux avec d’autres. Robert Bresson attire l’attention de Deleuze avec ses « voisinages raccordés d’une infinité de manières possibles, voisinages visuels et sonores raccordés de manière tactile » (PP, 169). Deleuze apprécie également les cinéastes qui empruntent au théâtre certains de leurs éléments de langage : Bergman filme un « théâtre embellissant la vie », un « antithéâtre spirituel des visages » (PP, 112).
Mais le cinéma lui apparaît, dès ses travaux sur Bergson (Le Bergsonisme, 1966), bien plus apte à s’accommoder de la faillite de la représentation que le théâtre. Le cinéma s’émancipe de la mimèsis et permet de dresser une sémiotique renouvelée, une nouvelle image comme une matière-mouvement. C’est un art qui s’impose comme un champ d’expérimentation du mouvement réel et de la durée, alors que le théâtre présente un mouvement vraisemblable et un temps artificiel. Le cinéma connecte le spectateur au réel, au mouvement mur, sans médiation. Dès Différence et répétition, Deleuze se sert de façon récurrente de l’analyse du mouvement au sein des réflexions sur le théâtre de Kierkegaard pour penser le mouvement au cinéma. Selon lui, Kierkegaard est sur la voie d’un « vrai » mouvement dans son analyse sur le théâtre de la répétition (dans La Reprise) et ouvre la voie, ainsi, au cinéma de Dreyer (PP, 84).
Il y a un lien certain entre les deux arts, mais aussi, une volonté d’en finir avec le théâtre, avec « les marionnettes et les projections frontales » (PP, 108). Le cinéma se distingue par l’auto-mouvement de ses images. Au théâtre, l’acteur se superpose au fond de scène et son action est une réaction à une perception. Au cinéma, l’acteur est pris dans le mouvement général de la caméra. « Il ne suffit pas de faire des ombres chinoises. Il faut construire des images capables d’auto-mouvement » (PP, 167). Comment l’acteur de théâtre joue-t-il l’alcoolique ? Il incarne l’état et le présentifie. Comment l’acteur de cinéma joue-t-il l’alcoolique ? Par un gestus construit, il se laisse glisser dans le mouvement de la caméra (PP, 100). L’acteur de cinéma se rapproche en cela de ceux qui pratiquent les sports modernes : les surfeurs, les planchistes ne sont pas eux-mêmes la source du mouvement, mais ils s’insèrent « sur une onde préexistante » (PP, 165). L’acteur de cinéma « arrive entre » des flux de mouvement divers, alors que l’acteur de théâtre est à la source du mouvement. L’acteur de cinéma, capable d’auto-mouvement, est un « automate spirituel », sorte de sur-marionnette cinématographique largement abordée dans L’Image-Temps.
L’automatisme du cinéma contamine la fable. La crise de la fable, de l’intrigue constitue le cinéma moderne (PP, 73). Le drame structure le théâtre traditionnel et contient, par définition, l’action (le drama). Au cinéma, un autre type d’image émerge. Il ne s’agit pas d’une image vraisemblable, à laquelle le spectateur de théâtre est tenu de croire mais d’une image-action. Deleuze reproche au théâtre de se situer au croisement du couple vrai/faux, alors que le cinéma met en jeu le couple actuel/virtuel qui compose l’image cinématographique, bien plus à même, selon lui, de présenter le temps pur et le mouvement pur (PP, 94). Le spectateur de cinéma ne se demande plus si ce qui se passe sur l’écran est vrai ou faux, mais de quelle manière des situations virtuelles s’actualisent. Si le théâtre permet de penser l’imitation et les simulacres, le cinéma permet de penser le mouvement, notamment l’auto-mouvement de l’image, que l’on ne trouve pas au théâtre, puisque c’est l’acteur qui introduit le mouvement dans le cadre de scène qui reste fixe. Le passage du théâtre au cinéma engendre une « nouvelle compréhension des images » (PP, 68). La Nouvelle vague expérimente la crise de l’image-action qui donne à voir une réalité lacunaire et dispersive et marque une rupture entre la situation donnée et l’action d’un personnage.
Godard réalise un art de l’immanence. Sa direction d’acteur est une direction « de plain-pied » (PP, 56). Le metteur en scène ne s’impose pas à son acteur, comme un patron à son ouvrier. Sa mise en scène est pragmatique : « avoir une idée, ce n’est pas de l’idéologie, mais de la pratique » (PP, 57). Il n’est d’ailleurs pas metteur en scène, il est un « bureau de production » (PP, 61). Les images qu’il construit ne sont pas de l’ordre d’un Signifiant : elles ne tendent pas à signifier quelque chose, mais surgissent de façon imminente sur un champ d’immanence : « juste une image » cousue, rapiécée à une autre image et ainsi de suite. Son cinéma se situe dans un « devenir-présent », plus que dans une représentation du présent (PP, 58). Cette image-mouvement invite l’acteur à exploiter des modes de jeu différents : il ne doit pas interpréter, prétendant « représenter quelque chose ou quelqu’un », mais au contraire, faire émerger une voix intensive qui fait parler « ceux qui n’ont pas le droit » de parler. L’acteur exprime le contre-pouvoir, la minorité et utilise un langage « en dessous », « en deçà », plus souterrain que le langage communicationnel : un langage du silence, du cri ou du bégaiement (PP, 60). Le principe même d’incarnation dicté par la méthode stanislavskienne) est abandonné. Lorsqu’un acteur incarne un personnage, il exerce une prise de pouvoir sur son rôle. Il annexe le rôle pour le représenter, de la même façon qu’un délégué syndical prend le pouvoir sur un ouvrier, soi-disant parce qu’il parle mieux et que c’est son métier de représenter les gens (PP, 61). L’acteur n’est pas un délégué syndical, il n’a pas à « prendre la place de quelqu’un » (PP, 66). Il doit être un rouage dans une machinerie, qui établit des relations avec les autres machines – partenaires de jeu, décors, musiques…-. Le jeu consiste à articuler ces machines dans des évolutions non parallèles. L’acteur devient un « opérateur ».
Mais si l’on suit Deleuze, il semble que le théâtre ait été imperméable aux innovations expressives du cinéma. Ce qui est inexact. Alors que les situations optiques-sonores pures sont présentées comme une des spécificités du cinéma moderne, elles existent également dans le « théâtre d’images » inventé dans les années 1970, dont le fer de lance est le metteur en scène américain Bob Wilson. A la différence d’un personnage pris dans une situation sensori-motrice (où ses actions sont engendrées par ses perceptions), les personnages de Wilson habitent des images optiques et sonores pures : le personnage n’agit ni ne réagit face à la situation, si tant est qu’il y en ait encore une. Le personnage est comme sidéré par l’intensité de la situation. De sorte que l’action et la narration s’effondrent, l’espace devient un espace vide, déconnecté, l’action est remplacée par une sorte de longue promenade en devenir (nous faisons référence à la lente traversée de l’homme-grenouille dans Le Regard du sourd, ou au parcours du train dans Einstein on the beach). Le personnage devient un pivot, un rouage d’une grande machinerie spectaculaire. C’est ainsi que Deleuze voit également Carmelo Bene, qu’il qualifie, plutôt que de metteur en scène et d’acteur, d’« opérateur » sonore de pures intensités et de « machine actoriale » dans Superpositions. L’acteur ne travaille plus dans le sens d’une recherche de l’identification (mimèsis). Il est « traversé » par des énergies et des flux. Les voix s’affranchissent de toute incarnation. Elles traversent le corps sans organes de l’acteur, qui n’est plus guidé par une intention, mais par une intensité de jeu. Le personnage n’est plus une forme en présence, mais une force en présence. Il devient une interface, un opérateur, un révélateur sans ancrage mimétique.
Carmelo Bene reconnaît la force inventive du théâtre : « Il pense bientôt que le théâtre est plus apte à se renouveler lui-même, et à libérer les puissances sonores, que le cinéma trop visuel »(16). Après une étape d’assimilation de procédés proprement cinématographiques, Bene invente un « cinéma théâtralisé » représenté sur les scènes de théâtre et théâtralise son cinéma, de sorte que la relation entre les deux arts s’envisage dans une stimulation mutuelle dont le but est toujours une élévation de l’un et de l’autre à la « nième puissance ». À l’aune des pratiques contemporaines du théâtre, nous sommes aujourd’hui enclins à nous demander, dans un renversement de notre question initiale, si l’avenir du cinéma d’auteur n’est pas à chercher dans les formes spectaculaires les plus contemporaines.

Flore Garcin-Marrou
Pourparlers sur le théâtre /2013
Extrait du texte publié dans Pourparlers, entre art et philosophie. Images et langages chez Gilles Deleuze, Fabrice Bourlez, Lorenzo Vinciguerra dir., Reims, Presses de l’ESAD, Université Champagne Ardennes, parmi les contributions de Manola Antonioli, Anne Sauvagnargues, Dork Zabunyan, Jehanne Dautrey, Silvia Maglioni, Graeme Thomson, Agnès Turnhauer, Benoit Maire…

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LABO LAPS

Garbo, Greta (Painted Veil, The)_01

1 Garcin-Marrou, Flore, « Gilles Deleuze, Félix Guattari : entre théâtre et philosophie. Pour un théâtre de l’à venir. », thèse de doctorat en Littérature française, dirigée par Denis Guénoun, Université Paris-Sorbonne, soutenue le 13/12/2011.
2 Deleuze, Gilles, ABC, lettre C comme culture, 48:00. On retrouve une formule presque identique chez F. Nietzsche : « Rester cinq heures assis : première étape vers la sainteté ! », dans Le Cas Wagner, Paris, Pauvert, Libertés nouvelles, p. 39.
3 Toutes les références à Pourparlers sont notées dans le texte suivant PP.
4 Nous employons « noétique » au sens étymologique de l’adjectif. Un théâtre noétique est synonyme d’un « théâtre de la pensée ».
5 Foucault, Michel, « Theatrum philosophicum », revue Critique, n° 282, novembre 1970, p. 885-908 ; repris dans Dits et écrits I, Paris, Gallimard, Quarto, [1994], 2001, p. 943-967.
6 « Ariane s’est pendue », Le Nouvel Observateur, n° 229, 31 mars-avril 1969, p. 36-37 ; repris dans Dits et écrits I, op. cit., p. 795-799.
7 Deleuze, Gilles, Empirisme et subjectivité, Paris, PUF, 1953, rééd. coll. « Epiméthée », 1993, p. 4.
8 Kleist, Heinrich von, Petits écrits, trad. P. Deshusses, préface G.-A. Goldschmidt, Paris, Gallimard, Le Promeneur, 1999.
9 Deleuze, Gilles, « En créant la pataphysique Jarry a ouvert la voie à la phénoménologie », revue Arts, 1964, repris dans L’Ile déserte, Textes et entretiens, 1953-1974, éd. préparée par David Lapoujade, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2002, p. 105-108; « Un précurseur méconnu de Heidegger, Alfred Jarry », Critique et clinique, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 1993, p. 115-125.
10 Deleuze, Gilles, « Ce que la voix apporte au texte », Théâtre National de Lyon, 1987, repris dans Deux régimes de fous et autres textes, Paris, Les Éditions de Minuit, 2003, p. 303-304.
11 « L’œuvre d’art, telle que nous la concevons aujourd’hui […] déborde des beaux-arts sur la vie […], fait du “spectateur” plutôt un récepteur activement engagé dans la saisie des polyvalences, une sorte de créateur empruntant plusieurs modes de perception et de liaison simultanément, fait de “l’auteur” plutôt un intercesseur, un accoucheur, un pilote », Lebel, Jean-Jacques, Lettre ouverte aux regardeurs, Paris, Librairie Anglaise, 1966 ; cité dans Lebel, Jean-Jacques, Michaël, Androula, Les Happenings de Jean-Jacques Lebel, ou l’insoumission radicale, Paris, Hazan, 2009, p. 257.
12 Deleuze, Gilles, L’Ile déserte, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 228.
13 Sarrazac, Jean-Pierre, L’Avenir du drame, Écritures dramatiques contemporaines, Lausanne, Éditions de L’Aire, 1981.
14 Szondi, Peter, Théorie du drame moderne, Belval, Circé, 2006.
15 Sarrazac, Jean-Pierre, « Devenir scénique », Lexique du drame moderne et contemporain, coll. sous la direction de J-P Sarrazac, Circé, Poche, 2005, p. 63.
16 Deleuze, Gilles, Cinéma 2. L’Image-Temps, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 248.

Compte-rendu du séminaire avec Jean-Pierre Sarrazac / Labo LAPS

Flore Garcin-Marrou : Pour présenter brièvement Jean-Pierre Sarrazac, j’aimerais évoquer trois années. 1981 : la parution de votre livre L’Avenir du drame. Premier temps de réflexion autour du drame. 1994 : les débuts du Groupe de Recherche sur la poétique du drame moderne et contemporain à l’Université Paris-Sorbonne. Ce groupe questionne la « crise du drame » qui a lieu à la fin du XIXe siècle : la forme ancienne perd sa qualité de « bel animal », voit sa temporalité fragmentée, ses dialogues distordus, ses personnages désindividualisés… Enfin, 2012 : la publication de la Poétique du drame moderne. De Henrik Ibsen à Bernard-Marie Koltès aux éditions du Seuil. Le drame a été l’objet de vos recherches pendant trente ans. Aujourd’hui, nous aimerions évoquer avec vous la notion de drame, mise en perspective avec la philosophie de Gilles Deleuze.
Mais avant d’en arriver là, ma première question porte sur votre rapport à la Théorie du drame moderne de Peter Szondi. Face à la crise du drame, l’auteur envisage des « sauvetages », des « solutions ». Son interprétation est dialectique, historicisante, post-hégélienne. Or, dès les premières pages de la Poétique du drame moderne, vous tenez à vous en distinguer : « il faut se rendre à l’évidence, l’esprit téléologique post-hégélien aussi bien que le dogme de l’identité de la forme et du contenu ont vécu ». Vous nous avertissez, de cette manière, que votre fonds référentiel théorique n’est pas identique à celui de Szondi : s’il situe sa pensée plutôt au sein d’un systématisme propre à Hegel, de votre côté, vous penchez pour une vision du monde où « règne le désordre »… Voilà qui vous rapprocherait ainsi de Deleuze et de sa pensée de l’hétérogène, de la multiplicité et de la chaosmose…

Résistances à Deleuze

Jean-Pierre Sarrazac : Quand j’ai écrit L’Avenir du drame, je ne connaissais pas encore Peter Szondi. Puis Bernard Dort m’a signalé des passerelles entre mon livre et Théorie du drame moderne. Dès que l’ouvrage a été traduit en français, je peux dire que je suis devenu szondien. Un szondien critique, qui devait tenir compte de la dimension téléologique de cette théorie, de son caractère post-hégélien et post-lukácsien.
Quant à mon rapport à Deleuze, dans un premier temps, les années soixante-dix, il est quasiment nul. Je n’ai pas suivi son séminaire, alors que je suivais celui de Barthes. J’ai d’abord cultivé une sorte de résistance à sa pensée, du fait peut-être de l’influence que Brecht – pièces et théorie – exerçait sur moi. Ernst Bloch aussi, avait une influence sur moi : j’aimais l’idée d’  « utopie concrète » que rejette implicitement Deleuze. C’est au fil du temps que sa lecture a créé des chocs, des impacts successifs, qui ont modifié ma propre trajectoire intellectuelle et artistique. Qui ont mis en mouvement ma propre pensée. Le premier impact a été celui de Logique de la sensation, le deuxième, celui de Kafka. Pour une littérature mineure, co-écrit avec Guattari.
J’ai lu Logique de la sensation dans un entre-deux bien particulier : entre l’achèvement de ma thèse et sa réécriture. Quand Deleuze y évoque Bacon, c’est comme si je l’entendais me parler de Beckett. Il cite d’ailleurs Le Dépeupleur. « Arracher la figure au figuratif » est une formule qui, en tant que chercheur comme en tant qu’auteur, m’a tout de suite parlé. Dans L’Avenir du drame, un chapitre intitulé « Figures d’homme » traite du personnage en tant qu’il est défiguré. Tout au long de mon travail d’auteur de théâtre, j’ai cherché à expérimenter ce que Anders appelle « la défiguration qui informe ». Ma première pièce présente un personnage picaresque, inspiré de Lazarillo de Tormes, dont j’ai fait le prototype de l’émigrant, sorte de sous-homme, de créature dans une problématique de survie (1). La deuxième pièce s’appelle L’Enfant-roi : l’histoire est celle d’une sorte de Petit Poucet. Il a le corps d’un homme de trente ans atteint d’obésité et l’esprit d’un enfant de sept ans (2). Dans ces deux premières pièces, je me suis intéressé au devenir-monstrueux du personnage de théâtre. Le devenir-monstre, la défiguration du personnage sont des préoccupations fondatrices de mon écriture dramatique.
J’ai donc d’abord eu une résistance à Deleuze. Je me suis longtemps méfié de l’effet de sidération que la lecture des textes de Deleuze pouvait provoquer. Pour le dire naïvement, ce qu’il écrivait me paraissait trop beau, trop radical. Mais, peu à peu, je l’ai apprivoisé, comme j’ai apprivoisé Artaud. Dans les années 1970, je me méfiais en effet de l’artaudisme, de l’idée d’  « insurrection du corps ». J’aimais en revanche l’Artaud du tome 2 des éditions Gallimard, celui de l’époque du Théâtre Alfred Jarry et du compagnonnage avec Vitrac. Artaud est alors nourri du théâtre de Strindberg : il monte Le Songe en 1928 – spectacle qui fait scandale auprès des surréalistes (3) –, il écrit un projet de mise en scène pour La Sonate des Spectres…

Deleuze, premier lecteur de Strindberg

Ismaël Jude : 1880 est le tournant dont sont issues toutes les mutations du drame : vous le faites apparaître dans votre Poétique du drame moderne. Derrière cette date, il y a Nietzsche et Kierkegaard, la critique de Hegel : cela, Deleuze ne manque pas de le souligner dans Différence et répétition. Il y a donc bien des racines communes, entre votre analyse critique du drame et l’élaboration conceptuelle deleuzienne autour du drame.

Jean-Pierre Sarrazac : Bergson et Schopenhauer interviennent aussi dans ma Poétique du drame moderne… Oui, je peux dire que j’ai rencontré mon auteur : Strindberg, à propos duquel j’ai entrepris un travail théorique et pratique. Strindberg est pétri, de façon sauvage, de la philosophie de Kierkegaard : Le Chemin de Damas (1898) décrit des « stades sur le chemin de la vie ». A l’époque du Théâtre intime, du Théâtre de chambre (La Maison brûlée ou Orage, datées de 1907), Strindberg est également proche de Schopenhauer. Il a aussi, précédemment, entretenu une correspondance avec un Nietzsche qui a déjà basculé dans la folie. Strindberg s’est autant nourri des travaux de Nietzsche que le fera Deleuze, mais pas en philosophe, en écrivain-pirate. Toujours est-il qu’il s’empare de l’idée de cruauté, d’éternel retour… Strindberg est un lecteur prédateur de Nietzsche. Il écrit très vite, ne rature jamais. Il ne faut donc pas attendre de sa part une lecture savante de Nietzsche. Il dépèce Nietzsche pour l’intégrer à son patchwork, à sa rhapsodie personnelle.
Qu’est-ce qui me fait prétendre que Deleuze est le premier lecteur – un lecteur génial – de Strindberg ? Et cela même s’il ne le cite jamais, s’il ne le connaît pas ou très peu ? C’est une citation (p. 19) de Différence et répétition qui m’a amené à penser cela :

« Le théâtre de la répétition s’oppose au  théâtre de la représentation, comme le mouvement s’oppose au concept et à la représentation qui le rapporte au concept. Dans le théâtre de la répétition, on éprouve des forces pures, des tracés dynamiques dans l’espace qui agissent sur l’esprit sans intermédiaire, et qui l’unissent directement à la nature et à l’histoire, un langage qui parle avant les mots, des gestes qui s’élaborent avant les corps organisés, des masques avant les visages, des spectres et des fantômes avant les personnages – tout l’appareil de répétition comme « puissance terrible » (4). »

C’est l’art poétique de Strindberg même ! Je vois toute une lignée d’auteurs, d’O’Neill et d’Adamov à Thomas Bernhard et Sarah Kane, qui relève de cette poétique strindbergienne si bien formulée par Deleuze. Ces auteurs coïncident particulièrement avec l’œuvre d’après la crise d’Inferno. (5)
Pour préparer la séance d’aujourd’hui, je me suis prêté à un « exercice deleuzien » que j’ai là, avec moi : je vous propose d’en faire la lecture en ouvrant ce document.

Jean-Pierre Sarrazac, « Enquête sur un inconnu : la déterritorialisation de l’homme ». Labo LAPS 2013.

Par ce texte, j’ai voulu attester que Deleuze était en quelque sorte le premier lecteur de Strindberg. Je suis parti des idées – très dramatiques – de « fuite » et de « traîtrise », chères à Deleuze, lesquelles s’appliquent bien à l’Inconnu du Chemin de Damas, personnage qui n’a pas de visage mais une superposition, une accumulation de masques. J’ai d’ailleurs forgé la notion d’« impersonnage » en résonance avec cela.

Flore Garcin-Marrou : Ce type de personnage est évoqué par Deleuze dans le « Traité de nomadologie » dans Mille plateaux. Ces « hommes de guerre(6) » qui peuvent être aussi des femmes, sont des personnages nomades, dressés « contre l’appareil d’État », contre la pensée-reine, que cela soit celle de la souveraineté politique du despote ou de celle du législateur. Le personnage-machine-de-guerre suit une ligne de fuite : il est parent de Prométhée, figure anarchiste qui se révolte contre l’ordre, cousin de Bartleby et d’Achab. Penthésilée, dans la pièce éponyme de Kleist, est d’ailleurs appelée l’ « Achab-femme (7)  » : subissant de part et d’autre, les pressions des Grecs et des Troyens opposés dans une guerre, elle trace une ligne de fuite au sein de ce combat duel, personnalise un « milieu » d’où peuvent émerger différents potentiels. Ligne de fuite existentielle, abstraite et non figurative, elle permet d’aller au-delà de ce qui a fonction de segmentariser (l’État, les représentations) et permet l’émergence de « blocs de devenir ». Elle « trahit les puissances fixes (8) ». La trahison est création d’un devenir (en cela, elle est à distinguer de la simple tricherie qui consiste à s’emparer des codes fixes dans l’optique d’en instaurer de nouveaux, et non à sortir des codes fixes). C’est par sa capacité à trahir qu’elle crée une ligne de fuite. La ligne de fuite est alors ce qui permet l’expression du devenir minoritaire, que ce soit en politique ou dans un équilibre dramaturgique. « Aucune forme ne se développe, aucun sujet ne se forme, mais des affects se déplacent, des devenirs se catapultent et font bloc, comme le devenir-femme d’Achille et le devenir-chienne de Penthésilée (9) » lit-on dans Mille Plateaux.

Un théâtre de spectres

Ismaël Jude : La citation de Différence et répétition évoque aussi les « spectres », les « fantômes ». Et à ce propos, on peut évoquer un autre auteur qui vous est cher : Pirandello.

Jean-Pierre Sarrazac : J’ai une relation ambivalente avec Pirandello. Je le trouve quelquefois très, trop théorique. Mais j’apprécie tout particulièrement Vêtir ceux qui sont nus, pièce où le drame, tout en étant déconstruit, conserve une véritable force émotionnelle et ébranle le spectateur. Et  J’apprécie tout particulièrement ses propos de la préface aux Six personnages… sur le « drame refusé » et le « drame joué ». Propos sur lesquels je m’appuie pour proposer le concept de métadrame. Oui, Pirandello prend une large place dans ma réflexion sur le drame moderne ; Strindberg, c’est différent,  je m’y abandonne, je me laisse envahir.

Flore Garcin-Marrou : En mai 1923, Artaud assiste à une mise en scène de Six personnages en quête d’auteur des Pitoëff et écrit un article relatant ses impressions de spectateur (10).  Ce texte me paraît très important pour comprendre la pensée des spectres chez Deleuze. Artaud dit que le spectateur ne va pas assister à une « représentation », mais à une «répétition » d’avant la représentation : le « drame va se faire devant nos yeux ». Par l’ascenseur de la Comédie des Champs-Élysées débarque une « famille en deuil, aux visages tout blancs, et comme mal sortis d’un rêve ». Ces fantômes sont les six personnages qui demandent à vivre…  Ce sont des « larves en quête d’un moule où se couler ». Que cela résonne avec le théâtre de la répétition évoqué par Deleuze : théâtre de masques, d’avant la figuration, des souterrains, des larves…

Jean-Pierre Sarrazac : Deleuze oppose de façon duelle le théâtre de la répétition et le théâtre de la représentation, la répétition excluant toute mimèsis. Je n’envisage pas cette problématique au théâtre de la même manière. Car, s’opposer à la représentation, dans un contexte théâtral et non plus philosophique, cela ne veut rien dire. Au théâtre, iI faut nécessairement composer avec la mimèsis et, simplement, œuvrer à la mettre en retrait. Il s’agit de jouer non pas d’une absence de mimèsis mais d’un défaut de mimèsis.
De même, je trouve aujourd’hui aventureux de dire qu’il n’y a plus de fable au théâtre. En fait, il y a toujours de la fable,  mais une fable déconstruite. Sur le plan philosophique, Deleuze a cent fois raisons d’opposer la « dramatisation des idées » à la dialectique – hégélienne – des concepts. Mais sur le plan théâtral, c’est une autre affaire : le théâtre de la répétition est un combat pour une mimèsis déconstruite et renouvelée tout à la fois.
Quand on s’occupe de théâtre, l’angle théorique et l’angle pratique ne sont pas dans un rapport d’exclusion. Mon travail bénéficie (ou, peut-être parfois, en pâtit-il ?) de mon éclectisme. Le poéticien doit être ouvert à la diversité des textes, les accueillir : le patchwork se constitue de la sorte, en rendant communicants les textes, en procédant par adjonction. Il y a une différence entre la poétique du poéticien dont je dis qu’elle procède d’un accueil, le plus large possible, et la poétique de l’auteur, qui est davantage dans l’exclusion. C’est pour cette raison que je compare, dans la Poétique du drame moderne, la posture, parfaitement légitime et productive, de Denis Guénoun, auteur de théâtre, qui veut en finir avec le personnage, et celle de Robert Abirached dans La Crise du personnage dans le théâtre moderne (11), qui constate en poéticien que le personnage ne cesse de renaître de ses cendres. En fait,  il ne renaît pas identique à lui-même. Pas sous les traits d’une représentation anthropomorphique et psychologique, mais plutôt sous l’espèce de la Figure, touchant alors au devenir-monstre et à la défiguration. Il est important de faire jouer entre elles les deux poétiques : celle de l’artiste et celle du poéticien. Important aussi de se tenir au carrefour entre poétique du drame et la philosophie.

Ismaël Jude : Deleuze a tenu ce rôle, en dépit de son goût modéré pour le théâtre.

Jean-Pierre Sarrazac : Plus qu’une affaire de goût, je pense plutôt qu’il ne s’est pas complètement mis à jour de son rapport au théâtre. Cela dit, il y a ses remarquables écrits sur Artaud, Bene, Beckett… Et puis, lorsqu’il parle du roman et, par exemple, de Thomas Hardy, il n’est vraiment pas loin de Strindberg !

Déterritorialisations

Flore Garcin-Marrou : Ce qui m’intéresse dans votre concept de rhapsodie, c’est qu’il tient de la déconstruction chez Derrida, mais aussi de la déterritorialisation chez Deleuze et Guattari. En effet, le rhapsode découd, recoud tout à la fois, comme la déterritorialisation comporte dans son mouvement de fuite, un mouvement de reterritorialisation.
Mais je trouve aussi que la rhapsodie nous aide à faire un saut dans le XXIe siècle – au-delà des concepts deleuzo-guattaro-derridiens qui ont marqué le XXe siècle -, car la rhapsodie nous amène à penser le texte de théâtre, la scène, le public en termes d’éthique. Vous évoquez cette trajectoire dans le paragraphe portant sur la performance notamment (12). J’aimerais avoir votre sentiment sur un constat concernant les scènes contemporaines : ne serions-nous pas en train de nous détacher d’un questionnement emprunt de déconstruction et favoriser des questions liées à une éthique relationnelle au théâtre, un rapport au public, à l’événement, à la performance… ?

Jean-Pierre Sarrazac : En termes de dramaturgie, la rhapsodie décompose et recompose en même temps. Les auteurs qui me convainquent sont ceux là. Le rhapsode ne suture pas. Les coutures sont toujours bien visibles. C’est une des conditions pour qu’une pièce ne devienne pas un « zapping de formes ».
Ce qui m’intéresse dans le côté performance de l’écriture contemporaine, c’est qu’elle insiste sur le présent, qu’elle rêve d’un plus-que-présent du théâtre. Ce geste n’est pas nouveau. Peter Handke, dans Outrage au public, essayait déjà de faire coïncider le temps réel de la performance sportive et le temps de la représentation théâtrale. Il pose cette question : qu’est-ce que serait un temps qui ne serait pas d’illusion ? Il me semble, encore une fois, que le drame et la performance ne sont pas à opposer, mais que l’on doit penser les greffes –  les déterritorialisations – du temps de la performance sur le temps théâtral. Quant au rapport au public, j’y réfléchis à la fin de la Poétique du drame moderne, en abordant le jeu cérémoniel… Mais au fond, si l’on devait opposer un « théâtre clinique » à un « théâtre critique » – pour reprendre un vocabulaire deleuzien -, je me situerais au milieu, n’ayant toujours pas tout à fait renoncé à un théâtre critique… De mon strindbergisme, on pourrait peut-être dire qu’il est teinté de brechtisme !

La place du spectateur

Flore Garcin-Marrou : Vous appelez « théâtre critique » un théâtre où le spectateur est invité à avoir un regard critique envers le spectacle et « théâtre clinique », un théâtre d’expérience, c’est bien cela ? Au sein du LAPS, la question du spectateur a déjà fait question, lors de nos séances pratiques. L’année dernière, nous avons mis en jeu des concepts avec des comédiens. Lors de son expérimentation, Ismaël avait testé du théâtre traversé par des dynamiques spatio-temporelles, un théâtre que j’appellerai : « théâtre de l’immanence ». Or dans ce type de théâtre, il ne peut y avoir de spectateur qui objective la scène.

Ismaël Jude : La critique de la représentation suppose qu’il faut supprimer la distance représentative du spectateur à la scène.

Flore Garcin-Marrou : Deleuze, dans son livre sur Kant, dit qu’il faut en finir avec le tribunal de la raison, avec le jugement du spectateur sur le spectacle (sentiment qui fait écho avec celui d’Artaud, dans « Pour en finir avec le jugement de dieu »). Dans ce théâtre immanent, le spectateur est-il intégré dans ce qui se passe sur un plan d’immanence ? Acteurs et spectateurs sont-ils mélangés, sur le même plan ?

Ismaël Jude : Les acteurs seraient alors emportés dans des devenirs. Le fait « théâtre » serait alors un mouvement qui emporte ensemble.

Jean-Pierre Sarrazac : Il y a un texte du philosophe Etienne Souriau qui pourrait entrer en résonance avec cette idée : « Le Cube et la sphère », conférence publiée en 1948 dans un ouvrage collectif sur Architecture et dramaturgie (Flammarion) (13). Il décrit deux types de scénographie : un principe « cubique » propre à la scène à l’italienne caractérisé par un lieu déterminé où a lieu la représentation, un principe « sphérique » où tout, l’intérieur et l’extérieur, participent d’un même espace, où le spectateur est au centre, entouré par le spectacle, comme dans le théâtre de la cruauté d’Artaud (14).
Là encore, je ne pense pas qu’il faille raisonner en termes dualistes mais plutôt penser en termes de coexistence de contraires, d’opposés qui fonctionnent en couple. Je maintiens cette idée d’un balancement entre un théâtre critique et un théâtre clinique : comme spectateur, j’ai envie d’être pris, mais j’ai aussi envie de me reprendre. L’éthique, c’est cela : être exposé à des actions qui nous interpellent, où l’on se prend au jeu, mais pas être submergé. Mais peut-être Josette Féral pourrait-elle nous dire quelques mots sur cette question de la performance…

Josette Féral : Personnellement, je m’intéresse à Deleuze pour sa pensée des images dans ses livres sur le cinéma. Ce qu’il en dit permet de lire les scènes actuelles, pas du point de vue du personnage ni de la dramaturgie, mais du point de vue de la perception du spectateur. Ce qu’il dit sur le cinéma peut s’appliquer au théâtre performatif aujourd’hui, le théâtre faisant intervenir des formes médiatisées. Carmelo Bene en était un exemple avant la lettre. Je ne sais si Deleuze fréquentait les performances dans les années 60…

Flore Garcin-Marrou : Je peux y répondre, car j’ai mené cette enquête dans la première partie de ma thèse. Deleuze ne fréquentait pas les performances. Pourtant il avait fait la rencontre assez tôt de Jean-Jacques Lebel lors de réunions de la revue Arguments avec Kostas Axelos. Deleuze était alors professeur à Lyon ; il était difficile pour lui d’assister aux happenings parisiens de Lebel. Il n’en a vu aucun mais lira attentivement les livres de Lebel sur le happening (15). Après son opération du poumon, il ne fréquentera que très rarement les théâtres. Et lorsqu’il enseignera à Vincennes, il viendra donner son cours, et en repartira aussitôt, sans voir les travaux de Georges Lapassade, ni les ateliers de pratique de jeu d’inspiration meyerholdienne de Stéphanette Vendeville… Par contre, Guattari a été performeur, à l’occasion de plusieurs éditions du festival de Jean-Jacques Lebel, Polyphonix, notamment en 1986 au Café de la danse avec Joël Hubaut.

Ismaël Jude : Ce qui mériterait une réflexion plus poussée, c’est qu’à l’époque où Deleuze maintient un vocabulaire théâtral dans ses textes (jusque dans L’Anti-Œdipe), il affirme que la dramatisation est une pensée sans images. Il est intéressant de voir qu’après, dans les livres sur le cinéma, émerge une pensée des images.

Virtuel

Ismaël Jude : L’idée d’un « théâtre critique » nous amène à la question du politique chez Deleuze, qui s’articule autour de la notion du « nouveau ». « Comment peut-il y avoir de la création ? » est une question politique. Pour Deleuze, être révolutionnaire, c’est faire advenir du nouveau. Ainsi, au théâtre, qu’y a-t-il de politique ? L’émergence scénique d’un nouveau. Je renvoie à l’article de François Zourabichvili sur « Deleuze et le possible (de l’involontarisme en politique (16) ».

Jean-Pierre Sarrazac : « Ce qui est né nouveau, reste nouveau à jamais », dit Pirandello.

Flore Garcin-Marrou : Cette question occupe un paragraphe à la fin de la Poétique du drame moderne, intitulé « Des possibles aux ‘possibilités’ (17) ». Vous y affirmez que le théâtre moderne « joue le jeu des possibles », devient un « lieu quasi utopique où faire varier les comportements des personnages et le cours d’une vie », en « examinant toutes les virtualités d’une situation concrète ». De cette manière, le théâtre est philosophique, « susceptible de variations quasi illimitées » : théâtre de la ligne de fuite, de l’optation, de la virtualité.

Ismaël Jude : Chez Deleuze, le couple actuel/virtuel récuse l’idée des possibles. Il est question du virtuel dans La Boule d’or. La pièce met en situation cinq ou six personnages qui se réunissaient dans les années 1960 au sous-sol d’un café, La Boule d’or, remplacé aujourd’hui par une annexe de la librairie Gibert jeune. Ce sont des personnages qui, au lieu de se parler, s’écrivent. Les personnages échangent des mails entre eux sans qu’on ait une preuve tangible de leur existence. La création radiophonique rend très bien compte de ce théâtre des voix, de cet espace virtuel. Le personnage de la stagiaire – qui a trente ou quarante ans – est un personnage auquel on s’identifie, nous qui n’avons pas connu ces réunions politiques. Elle cherche son père, parmi le « grand journaliste fatigué », le « grand écrivain alcoolisée et fatigué ». Le personnage mystérieux, Pluvinage, est le nom du traître. Mais que cela signifie-t-il ? Que nous sommes tous des traîtres ?

Jean-Pierre Sarrazac : Ils sont au début de la pièce dans une remémoration un peu calamiteuse. « Qu’est-ce que j’ai bien pu faire à la fin des années 1960 ? » Puis cela devient un processus de reviviscence. On glisse sur un même plan. Ils se rencontrent alors vraiment dans ce lieu qui n’existe plus, mais il s’agit d’une rencontre télépathique.

Ismaël Jude : Les personnages ont tous un rapport avec l’écriture. Cela provoque un espace mental qui a trait avec le virtuel. Ils sont dans des espaces-temps proches de ceux que fabriquent Michel Vinaver, lorsqu’un personnage est en train de discuter avec un personnage d’un autre temps…

Jean-Pierre Sarrazac : Effectivement, dans La Demande d’emploi de Vinaver, un personnage est à la fois dans un rapport avec sa femme et sa fille, mis en morceaux, fragmenté par deux espaces-temps concurrents.

Le rêve

Flore Garcin-Marrou : Il y a aussi quelque chose dont on n’a pas encore directement parlé, qui est lié à la question du virtuel, c’est le rêve : très présent dans votre Poétique du drame moderne, mais aussi dans l’œuvre de Deleuze, notamment dans son livre Kafka. Pour une littérature mineure.

Anne Querrien : Un livre que Deleuze a écrit avec Guattari. Il faut le dire car Kafka était un auteur, en premier lieu, cher à Guattari. Il a d’ailleurs écrit un autre livre intitulé 65 Rêves de Franz Kafka (éd. Lignes).

Jean-Pierre Sarrazac : Enzo Cormann, qui était un ami de Guattari, en a fait un spectacle, mis en scène par Philippe Adrien : Rêves de Kafka. Si l’on me demande si je connais un metteur en scène deleuzien, je citerais volontiers Philippe Adrien ou Mathias Langhoff.

Flore Garcin-Marrou : François Tanguy pourrait être aussi un metteur en scène deleuzien. En 1984, les Rêves de Kafka ont été effectivement montés à partir des textes de Félix Guattari. Enzo Cormann, dans un entretien qui figure dans ma thèse, m’a rapporté que Guattari a assisté à quelques répétitions et qu’il se hasardait parfois à donner des indications de jeu un peu hors propos aux comédiens. Ce spectacle y est pour beaucoup dans son écriture dramatique, qui s’est accélérée à la même époque. Dans la Poétique du drame moderne, vous parlez souvent du somnambulisme, des « rêves à côté de l’insomnie »…

Jean-Pierre Sarrazac : Le rêve à côté de l’insomnie est typiquement strindbergien : il s’agit d’un rêve qui n’est pas le rêve freudien, ni celui, politique, de Ernst Bloch… C’est une espèce de somnambulisme très particulier qui est très présent dans Le Songe, qui donne son mouvement à la pièce. Les personnages vivent à côté de leur propre vie. Ce type de rêve – qui n’est ni freudien ni blochien –, nous le retrouvons chez Jon Fosse ou chez Sarah Kane. Il est profondément kafkaïen et deleuzien, c’est-à-dire fondé sur la répétition/variation et il n’a rien à voir avec le rêve éveillé de l’Utopie.

Flore Garcin-Marrou : Cette question du rêve utopique résonne avec le spectacle qui a suivi Rêves de Kafka, conçu par la même équipe Cormann/Adrien, qui s’appelait Ké voï ? portant justement sur l’utopie. Guattari était venu voir le spectacle et n’avait pas aimé : pour lui, il s’agissait d’une utopie ouatée, un peu molle. Cormann aujourd’hui, m’a-t-il raconté, qu’il n’écrirait plus cette pièce ainsi…

Ismaël Jude : Il est très rare que Deleuze parle d’acteur, mais lorsque le terme est mentionné, il est employé dans ce sens : « l’acteur ou le rêveur ». La dramatisation se passe dans un espace de rêve. On en trouve plusieurs occurrences dans Différence et répétition, ainsi que dans Logique du sens. Lorsque cet acteur larvaire est pris dans des devenirs, il est un rêveur.

Jean-Pierre Sarrazac : C’est un « je » qui devient un « ils » : processus que l’on identifie dan les pièces de Strindberg, mais aussi dans 4:48 Psychose de Sarah Kane, ou dans Roberto Zucco de Koltès. Cette pièce n’est pas l’histoire d’un tueur, mais l’histoire d’un rêveur, d’un impersonnage, d’un transpersonnage qui ne se dépersonnalise pas, mais qui s’impersonnalise, qui devient une superposition de masques.  Le moi est la « différence des masques (18) » disait Foucault.

La métaphore

Jean-Pierre Sarrazac : J’aimerais aussi que l’on aborde la question de la métaphore, critiquée dans Kafka. Pour une littérature mineure. Deleuze fait dire à Kafka que ce qui le fait désespérer de la littérature, c’est la métaphore. Or, quand on lit les Journaux de Kafka, on ne trouve aucune trace d’une telle affirmation. Sur la question de la métaphore, je me situe résolument plus du côté de Paul Ricoeur lorsqu’il distingue la métaphore morte et la « métaphore vive ». D’une certaine manière, la parabole – sur laquelle j’ai beaucoup travaillé et écrit un livre – est une métaphore prolongée en récit.

Flore Garcin-Marrou : Pour comprendre le refus de la métaphore, il faut se référer à L’Anti-Œdipe, qui ne cesse d’opposer l’interprétation à l’expérimentation, qui correspond à deux visions de l’inconscient différentes. Le refus de la métaphore permet à Deleuze et Guattari de forger le terme de schizoanalyse : alors que le psychanalyste interprète le rêve du patient, le schizoanalyste va être dans une expérimentation du discours du patient.

Anne Querrien : Le refus de la métaphore est lié au refus de l’interprétation comme posture du psychanalyste.

Jean-Pierre Sarrazac : Je comprends bien. Mais cette critique de la métaphore joue le jeu d’un certain avant-gardisme de l’époque, comme celui de Robbe-Grillet, qui oppose la littéralité à la métaphore. Kafka est un auteur qui se dérobe à l’interprétation. La parabole kafkaïenne est un Gleichnis, une parabole contractée – rétractée, même – qui ne permet pas l’interprétation immédiate, une métaphore qui se contrarie elle-même, qui se déconstruit elle-même en tant que métaphore. Pas une similitude persuasive mais une similitude énigmatique. La similitude énigmatique convient bien au théâtre.

Anne Querrien : C’est ce Deleuze appelle dans Différence et répétition, la « synthèse disjonctive ». François Zourabichvili, philosophe deleuzien, a écrit sur la littéralité (19). Sur la question du politique, j’aimerais préciser que Deleuze s’est engagé parfois, sur des choses toujours très précises : il était au GIP, militait pour l’avortement, s’engageait auprès des palestiniens… En 1968, Différence et répétition était le livre du moment pour sortir de la faillite évidente du marxisme militant. Deleuze est très politique, mais pas directement comme on le demande. Quand Deleuze est mort, il écrivait un livre sur Marx pour défendre l’actualité et la virtualité de Marx contre toutes les attaques qui allaient dans ce sens.

Marco Candore : Effectivement, Deleuze et Guattari avaient une approche marxienne : sur ce point, le numéro d’Actuel Marx sur Deleuze et Guattari est intéressant, dans sa façon de rabattre l’apport deleuzo-guattarien comme une des tendances possibles du marxisme (20). Or je pense que le rapport est davantage sur le mode d’un dedans/dehors. Deleuze et Guattari cherchent aussi une sortie, non pas sous la forme d’un contre/contre, encore moins comme les « nouveaux philosophes » sur lesquels Deleuze a écrit un article cinglant, mais plutôt du côté d’une coexistence de contraires, de ce qui se joue dans cette tension et ne peut se rabattre uniquement sur un néo-marxisme.

Jean-Pierre Sarrazac : Deleuze serait ainsi du côté de Proudhon, de Fourier, de l’anti-autoritaire…

Ismaël Jude et Flore Garcin-Marrou : Il nous reste à remercier tous les participants et particulièrement, Jean-Pierre Sarrazac.

Laboratoire des Arts et philosophies de la scène
Labo LAPS

À paraître en novembre 2013 :
Chimères n° 80, « Squizodrame et schizo-scènes »,
coordonné par Anne Querrien, Flore Garcin-Marrou et Marco Candore.

Présentation du numéro samedi 30 novembre à partir de 19h à la Bellevilloise
Compte-rendu du séminaire avec Jean-Pierre Sarrazac / Labo LAPS dans Flore Garcin-Marrou leroy_small
1 Lazare lui aussi rêvait d’eldorado, Paris, Pierre-Jean Oswald, L’Harmattan, coll. « Théâtre en France », 1976.
2 L’Enfant-roi, Paris, Edilig, coll. « Théâtrales », 1985.
3 « Le Songe, de Strindberg, fait partie de ce répertoire d’un théâtre idéal, constitue une de ces pièces types dont la réalisation est pour un metteur en scène comme le couronnement d’une carrière. », A. Artaud, texte joint au programme des représentations en juin 1928, OC, II, éd. Gallimard, p. 30-31 ; Œuvres, Paris, Quarto, Gallimard, p. 286.
4 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, rééd. Epiméthée, 1996, p. 19.
5 Inferno est un roman autobiographique publié en français, écrit en 1896-1897, qui relate une période de troubles psychologiques et d’errances. Coll. « L’Imaginaire », n° 451, Paris, Gallimard, 2001.
6 G. Deleuze, F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Les Editions de minuit, coll. « Critique », 1980, p. 439-441.
7 G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Les Editions de minuit, coll. « Paradoxe », 1993, p. 101.
8 G. Deleuze (avec Claire Parnet), Dialogues, Paris, Flammarion |1977], éd. augmentée, Champs, 1996, p. 54.
9 G. Deleuze, Mille Plateaux, op. cit., p. 328.
10 A. Artaud, « Six personnages en quête d’auteur » à la Comédie des Champs-Elysées, La Criée, n° 24, mai 1923, OC, II, p. 142-143 ; Œuvres, Quarto, Gallimard, p. 39.
11 Tel Gallimard, 1978.
12 J-P Sarrazac, Poétique du drame moderne, Paris, Editions du Seuil, coll. « Poétique », 2012, p. 372-382.
13 Etienne Souriau est connu pour être l’auteur des Deux Cent Mille Situations dramatiques, Flammarion, Paris, 1950. Architecture et dramaturgie, ouvrage collectif, Flammarion, Bibliothèque d’esthétique, 1950.
14 « Pas de scène, pas de salle, pas de limites. Au lieu de découper d’avance un fragment déterminé dans le monde à instaurer, on cherche le centre dynamique, le cœur battant (…) ; et on laisse ce centre irradier indéfiniment sa force (…). [Les acteurs] sont centre, et la circonférence n’est nulle part – il s’agit de la faire fuir à l’infini, englobant les spectateurs eux-mêmes, les prenant dans sa sphère illimitée. Pas de scène ! … » Ibid, p. 66.
15 Le Happening (Denoël, 1966), Lettre ouverte au regardeur (Librairie anglaise, 1966), Entretiens avec le Living Theatre (Belfond, 1969).
16 F. Zourabichvili, « Deleuze et le possible (de l’involontarisme en politique) » in Gilles Deleuze, une vie philosophique, Rencontres internationales de Rio de Janeiro – Sao Paulo, 10-14 juin 1996, sous la direction d’Eric Alliez, Le Plessis Robinson, Institut Synthélabo pour le progrès de la connaissance, 1998, p. 335-357.
17 J-P Sarrazac, Poétique du drame moderne, op. cit., p. 382-391.
18 Il est établi que « nous sommes différence, que notre raison c’est la différence des discours, notre histoire la différence des temps, notre moi la différence des masques. Que la différence, loin d’être origine oubliée et recouverte, c’est cette dispersion que nous sommes et que nous faisons », M. Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 172-173.
19 La littéralité et autres essais sur l’art, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Lignes d’art », 2011.
20 Actuel Marx 2012 n° 52 : Deleuze / Guattari.

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