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Le temps de l’œuvre, le temps de l’acte / Entretien de Bernard Aspe avec Erik Bordeleau

Les mots et les actes, ou de l’incarnation du vrai

Erik Bordeleau Le titre de ton dernier ouvrage est fort suggestif et annonce clairement ses couleurs : il s’agit de « marquer l’hétérogénéité du dire et du faire », de faire l’épreuve (en actes) du gouffre qui sépare les mots et les choses. Comme dirait à la fois Foucault et Wittgenstein, dont on te sent très proche, tu te réclames de la nécessité d’un « frottement » avec le réel qui passe par la tenue d’un « discours de vérité ». Tu vas jusqu’à dire que dans le régime de l’économie en vigueur dans nos sociétés, lequel tu définis comme étant triomphe du « scepticisme généralisé », il est impossible d’accorder les mots et les actes. Hors du politique, point de cohérence possible donc entre ce que l’on dit et ce que l’on fait ?

Bernard Aspe Dans le fait de tenir liés les mots et les actes — de les tenir liés malgré tout, c’est–à–dire malgré le fait qu’il y a bien entre eux un abîme — il ne s’agit pas seulement de la cohérence entre ce que l’on dit et ce que l’on fait. Il s’agit avant tout de ne pas recouvrir l’épreuve du saut existentiel qui nous fait passer des uns aux autres. En ce sens, on pourrait presque dire le contraire de ce que semble indiquer la question : la politique est bien ce qui, contre l’économie, nous restitue le hiatus, l’impossible cohérence, entre le dire et le faire. Mais cela même, bien sûr, est justement ce qui nous autorise à parler de « vérité ». Les sujets de l’économie sont moins, en ce sens, des êtres incohérents que des êtres privés de vérité (du moins de vérité politique) — et c’est pour cette raison que leur parole est constitutivement flottante. Il n’y a de vérité, il n’y a de dire–vrai que là où le dire ne suffit pas, et exige pour s’avérer d’être inscrit dans le réel, non en y étant « appliqué », mais en y étant prolongé par des voies que le dire lui–même ne peut anticiper ni prescrire. Comment se fait le passage du dire à l’exister : cela ne se dit pas, cela se montre (je fais ici une paraphrase de Wittgenstein) ; on ne saurait faire la « théorie » de ce passage. Et pour que cela puisse avoir lieu, il faut que l’existant fasse de son existence même (et non de ce qu’il en ressaisit dans son dire) le paradigme d’une telle inscription. L’inscription « littérale » du dire en constitue toujours une transposition, un déplacement radical. Le dire du dire vrai devient toujours autre chose quand il est existé.
Il n’y a de vérité que là où il y a incarnation du vrai, étant entendu donc que celle–ci ne saurait se réduire à une « application » de ce qui aura été dit ou pensé. De ce point de vue, je ne peux que suivre le point de vue développé par Foucault dans les Mots et les choses concernant le statut de la pensée « moderne » : celle–ci ne possède pas sa teneur éthique dans la mesure où elle serait capable de prescrire les règles de l’action ; cette capacité prescriptive, elle l’a irrémédiablement perdue. C’est « dès le départ », nous dit Foucault, que la pensée « blesse ou réconcilie », c’est dès le départ qu’elle possède une teneur éthique. Celle–ci ne vient pas s’ajouter comme un ensemble de préceptes qui découleraient de la « théorie ». La pensée moderne implique des positions subjectives qui sont en tant que telles mises en œuvre par le déploiement de la pensée (on peut ici penser par exemple au texte « Mon corps, ce papier, ce feu », que Foucault a écrit en 1971 en réponse à Derrida). Ces positions subjectives ne sont pas activées après coup par l’application de ce qui aurait fonction de « préceptes ». Elles sont l’effet immédiat des déplacements subjectifs inhérents au trajet de la pensée en tant que pensée. Le problème est de conclure de cela que dès lors la question de l’agir, de l’action dans l’existence, se dissout. Si Foucault se moque à juste titre des innombrables empêtrements auxquels donne lieu la fameuse question des « rapports entre la théorie et la pratique », c’est à moins juste titre qu’il considère (du moins à l’époque où il écrit les Mots et les choses) tout questionnement du rapport entre la pensée et l’existence comme irrémédiablement périmé.

Comment cette conception de l’agir se distingue–t–elle, par exemple, de celle développée par Rainer Schürmann dans Le principe d’anarchie. Heidegger et la question de l’agir (Seuil, 1982) ?

Concernant Reiner Schürmann, il me semble qu’il ne fait que développer cette idée : l’agir ne doit pas être conçu comme ce qui doit au préalable être éclairé par la pensée. Mais il fait ce développement en l’inscrivant dans l’orbe de la « déconstruction » heideggérienne. Or je ne crois aucunement que la « déconstruction de la métaphysique », pas plus que la métaphysique elle–même, puissent le moins du monde se substituer à l’agir réel. Et le fait de renverser l’approche, comme le fait Agamben dans l’un de ses derniers ouvrages [Le règne et la gloire, Seuil 2008], en disant que l’histoire de la « métaphysique occidentale » tout entière est celle de la scission constitutive de l’agir et de la pensée et de leur permanente réarticulation, ne change rien au problème.
Voilà le paradoxe : je suis bien d’accord avec la critique du caractère rétrograde de la posture « prescriptive », mais je crois que les problèmes commencent justement une fois que cette critique a été opérée, et que l’on ne s’autorise pas pour autant à demeurer dans l’espace de la pensée qui n’est que pensée. D’où mon retour aux penseurs du XIXème siècle (Kierkegaard, Nietzsche) ou du début XXème (Wittgenstein) : ils sont tous profondément hostiles à l’idée que la pensée pourrait formuler des « propositions éthiques », qui devraient être suivies ; mais ils sont tout aussi hostiles à l’idée que la pensée doive demeurer dans son ordre propre, et se clore sur elle–même en ce que l’on pourrait appeler sa boucle spéculative.
On pourrait peut–être éclairer ce point à partir de la distinction que fait Deleuze entre les « états de choses » et les événements. Disons grossièrement que le problème central est pour lui de dégager l’événement, de faire en sorte qu’il ne retombe pas dans les états de choses. Mais peut–être que c’est exactement le contraire qui devrait être en vue : comment faire pour que la lumière de l’événement vienne illuminer les états de choses eux–mêmes ? Comment faire pour que ce à quoi les œuvres semblent seules à pouvoir donner abri se déploie en dehors de l’espace de l’œuvre ? Ces questions peuvent paraître archaïques, mais en ce sens, je souhaite que le XXIème siècle soit plus proche du XIXème que du XXème.

Lire l’entretien intégral sur http://1libertaire.free.fr/BAspe01.html

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Pour une critique de la résistance / Philippe Roy / Outis ! n°3

Si jo l’estiro fort per aqui
i tu l’estires fort per allà,
segur que tomba,tomba, tomba
i ens podrem alliberar.
Si estirem tots ella caurà
i molt de temps no pot durar
segur que tomba, tomba, tomba
ben corcada deu ser ja.
Lluis Llach / l’Estaca *

Ce titre « Pour une critique de la résistance » laisse volontairement courir une certaine indétermination. L’objet de ma critique est-il la résistance dans son effectivité ? est-ce une critique de son insuffisante portée actuelle ? ou est-ce le concept de résistance qui est ici visé en tant qu’il serait un frein pour la pensée politique. Est-ce une question portant sur l’agir ou sur la pensée ? Ces deux types d’objet ne sont cependant pas sans rapport, on ne conceptualise pas la résistance sans intention d’appeler à elle et penser ce qui se passe dans le registre de la résistance n’est pas sans teinter l’agir d’une certaine tonalité. La pensée participe de l’agir. Si bien que critiquer la résistance sera aussi de l’ordre d’un geste, envisageant une autre teinte pour l’agir.
On pourrait alors, pour commencer, se demander pourquoi on tient tant à parler de résistance en politique. Sans doute en écho aux grandes résistances victorieuses du passé comme le sont celles de la Seconde Guerre mondiale, même si cet écho nous revient en empruntant des voies labyrinthiques qui l’éloignent de plus en plus de sa source émettrice, ignorée de ceux qui en reçoivent encore les signaux. En appeler à la résistance n’est-ce pas rentrer en résistance et donc devenir un Résistant ? L’appel serait ici une subjectivation, une recharge de puissance, ce serait se prendre pour un Résistant, moyennant les différences des situations, comme on se prenait pour un révolutionnaire au dix-neuvième siècle en faisant appel aux Révolutionnaires de 89. « Se prendre pour » voici un geste bien singulier, puisqu’il est celui d’une subjectivation qui en droit peut précéder un acte. Car même si on peut « se prendre pour » en agissant, il est surtout notable qu’on le fait aussi avant d’agir et après avoir agi. « Se prendre pour » survole les différences chronologiques, comme si d’emblée on prenait date, distribuant avant même l’effectivité de l’action, l’avant, le pendant et l’après. On résiste en se disant qu’on aura été de ceux qui ont résisté. Faut-il alors, aujourd’hui, encore prendre date en se prenant pour un Résistant ? Mais quel serait l’après de cette résistance, une victoire ? contre qui ? est-ce que résister consiste encore à vaincre ? sinon de quoi prendrions-nous date ? ou est-ce que résister se dit plutôt des résistances, effets de notre liberté, ne visant donc pas nécessairement la victoire, comme Foucault l’a soutenu ? N’avons-nous donc pas préalablement à démêler les brins de ce que « résister » veut dire ? Tout n’est-il que brins de résistance ou y a-t-il d’autres types de fil dans ce nœud ?

I/ Démêler
Je voudrais, pour aborder le concept de résistance, faire usage d’une analogie, je ne me référerai donc pas seulement à la politique. On me reprochera peut-être de ne pas prendre assez de précautions méthodologiques puisqu’il faudrait expliciter quelle est la légitimité de parler de la résistance en politique par analogie avec une situation non politique. A cette objection supposée je répondrais la simple chose suivante en inversant la critique : mais n’est ce pas aussi d’une analogie dont il est question en politique quand on parle de résistance ? En quoi cela va-t-il plus loin que l’idée mécanique de l’effet d’une force qui s’oppose à une autre ? Bref, n’avons-nous pas affaire d’emblée avec le concept de résistance à un concept transversal ? Ma critique ne portera pas sur le fait qu’il ne s’agirait que d’une analogie ou, à l’opposé, elle ne commencera pas par justifier cette transversalité même si c’est cette deuxième branche de l’alternative qui aurait mes faveurs. C’est qu’en effet je pense que l’analogie est la conséquence de cette transversalité et que celle-ci est fondée en tant qu’il existe un niveau ontologique qui traverse des domaines que l’on ne voit que comme étant différents. Le travail que je mène par ailleurs sur le concept de geste en politique, dans le physico-mathématique et en art ne peut que corroborer le fait que j’assume cette position.
Simplifions-nous donc la pensée, démêlons. Envisageons une situation épurée et quelque peu insolite dans l’optique d’une réflexion à visée politique, soit donc le tir à la corde. Dans cette situation nous résistons bien à ceux qui veulent nous tirer de leur côté. Comment savons-nous que nous résistons ? Nous le sentons. Nous sommes affectés par une force et par celle que nous lui opposons. Double affection donc. Nous sentons la force de notre équipe et celle de l’équipe adverse. Ou plutôt qu’une double affection, comme si nous pouvions sentir une force séparément de l’autre, c’est un rapport de forces que nous sentons. Résister suppose donc que nous éprouvions ce rapport, c’est même ici une épreuve. En politique le sentiment de résistance n’a pas seulement lieu lors de la présence effective de ce à quoi nous résistons, mais dès que nous y pensons, dès que nous l’imaginons. Nous sentons l’affect triste, au sens de Spinoza, d’un rapport qui n’augmente pas notre puissance et c’est celle-ci qui nous pousse à résister et que nous sentons impliquée dans le rapport de forces.

1/ Gestes de résistance
Mais « résister » ne nous dit pas ce que nous faisons. Je résiste, certes, mais comment est-ce que je résiste ? Quelle est la manière d’être de ma résistance ? A cette question j’en ajoute de suite une autre : est-ce que la manière d’être est celle d’une manière de résister ou est-ce que la résistance est une conséquence d’une manière d’être ? Ce sont là deux positions différentes. Je l’illustre en revenant à ma situation.
Parler de « manière de résister » signifie que nous réagissons à la force de l’autre équipe. Pour que cela soit plus pur, il faudrait imaginer que nous sommes moi et mon équipe dans la position de ceux qui auraient été provoqués. Nous ne voulions pas affronter l’autre équipe. C’est comme si ceux-ci s’étaient saisis de la corde que nous tenions dans les mains pour nous tirer jusqu’à eux, nous sommes passés alors sous leur geste. Cela a pu se faire d’un coup ou progressivement, ils ont saisi la corde et exercé soit une prompte et puissante traction ou alors exercé une petite traction qui ne nous dérangeait pas au début et qui, petit à petit, nous a entraîné de leur côté, au point qu’à un moment un seuil a été dépassé, nous sommes alors rentrés en résistance. Dans les deux cas, nous avons donc opposé une certaine manière de tirer la corde, nous avons effectué un geste collectif de résistance. Toute manière de tirer la corde qui contrarie l’autre ferait l’affaire. Imaginez que l’on vous force à tirer la corde avec vos adversaires, vous pouvez très bien les contrarier en faisant semblant de la tirer, ou en ne respectant pas les rythmes de leur traction collective, les gestes de résistance seraient ici des contre-conduites. Le geste de résistance peut donc aller d’une opposition qui vise à vaincre l’adversaire (nous voulons maintenant vaincre ceux qui nous tirent) aux contre-conduites qui visent à empêcher la bonne effectuation du geste de ceux qui veulent que la corde soit tirée de leur côté.
Il est à noter que les gestes de résistance doivent tenir compte de la manière d’être du geste auquel ils résistent, ils en sont comme des troublants reflets faits pour les enrayer, visant la pétrification de leur gestualité. Ainsi dans le cas de l’opposition il s’agit bien d’effectuer le geste opposé, donc un geste du même ordre que celui auquel il s’oppose. On ne résiste pas au tir à la corde comme on résiste à un nœud qui nous enserre (en essayant de le défaire) ou à un coup de filet (en essayant d’en élargir les mailles). On ne s’oppose pas à l’armée d’un autre pays comme à une mesure gouvernementale ou de la même manière qu’un enfant qui ne veut pas manger. Il y a donc une grande variabilité des gestes de résistance symétrique de celle des gestes qui veulent nous assujettir.
De ces gestes de résistance on peut dire qu’ils sont ceux d’une résistance de réaction ou même d’une résistance par réaction, il sont à chaque fois une manière de résister. Ici ils étaient occasionnels puisqu’ils ont été provoqués. Ces gestes de résistance résistent à un autre geste, celui de l’autre équipe, qui lui n’est pas de résistance. Le geste de l’autre équipe est celui de tirer avec une certaine manière la corde. Et puisque résister suppose de sentir un rapport de forces, l’équipe qui a l’initiative pourra dire qu’elle résiste à la résistance de l’autre, créant alors elle aussi des gestes de résistance. Cette création pouvant même être alors des modifications de son geste fondamental. On se met à tirer la corde autrement en fonction des gestes de résistance, si bien que le geste est affecté par les résistances et va donc évoluer, se transformer. Les résistances modifient le geste auquel elles résistent. Enfin ne pensons pas qu’un geste ne s’effectue qu’en un point avec la même action, c’est peut-être vrai du tir à la corde et s’exprime alors la limite de cette analogie. Mais un geste peut s’effectuer en différents points avec des actions différentes, ainsi le geste d’enfoncer un clou suppose l’action de tenir le manche du marteau pour frapper et celui de tenir le clou en un autre point. Résister à ce geste pourrait donc se faire de façon très différente en chacun des points (je retiens le bras du frappeur ou je fais vaciller le clou) mais cela sera pourtant une résistance à un seul geste.
Je donne à présent un exemple pour traduire cela dans le domaine politique. Vous appartenez à une institution et vous êtes sous le geste d’une certaine direction ou d’une manière de gouverner Étatique. Une nouvelle équipe de direction ou un nouveau mode de gouvernementalité ont lieu, petit à petit ou d’un coup les méthodes de travail changent, relevant d’un autre management, d’une autre gestion Étatique. Ces méthodes sont comme un nouveau geste de l’équipe de direction, vous allez alors rentrer en résistance, de façon différente en fonction de la place que vous occupez, lorsque ce geste vous aura tiré trop loin. Il va falloir trouver des manières de résister, des gestes de résistance ou alors faire usage de modes d’action déjà institués comme le recours à un syndicat, une grève, des manifestations etc. Et le geste de la direction va se modifier en fonction de ces manières de résister.

2/ Résistances de gestes
Revenons au tir à la corde et imaginons maintenant la situation saugrenue suivante, un peu tordue mais dont la torsion a une vertu didactique. Les deux équipes trouvent en même temps la corde au sol. L’une veut effectuer le geste de tirer la corde vers la droite et l’autre vers la gauche mais non pas par volonté de s’opposer à l’autre. La résistance va être cette fois-ci la conséquence de deux manières d’être, de deux gestes, qui ne sont pas des gestes de résistance. On peut dans ce cas parler pour chacune des équipes, de résistances actives car elles supposent des gestes en amont qui ne sont pas destinés à la résistance. La résistance est activée par le geste. Telle celle de faucheurs de plantes « OGM » dont le geste est celui qui consiste à ne pas laisser s’implanter ce qui entrave une culture dite biologique. C’est le geste propre à cette culture qui s’effectue par l’action de faucher. Ou encore ce sont bien les gestes des bergers du Larzac qui activent la résistance de ce peuple allant à pieds jusqu’à Paris en 1978, marchant bâton en main, comme des bergers. Ici on n’a donc pas à dire fondamentalement « je résiste » mais « j’effectue mon geste », je veux comme veut mon geste. En ce point la critique du concept de résistance est nécessaire car même si je sens une résistance, je ne dois pas dire que je résiste mais plutôt et avant cela : je suis mon geste. Et « suis » doit être entendu du verbe « être » comme du verbe « suivre ». Mon geste je le suis.
La résistance n’est ici que la conséquence phénoménale d’une incompatibilité gestuelle. Cette incompatibilité devenant conflictuelle que si les gestes doivent cohabiter. Habiter une même terre, un même lieu de travail ou autres. Incompatibles sont par exemple les modes de vie de certaines communautés mexicaines actuelles et celui de ceux qui ne voient les forêts que comme des sources de profits financiers.
On distinguera donc un geste de résistance et une résistance liée à une incompatibilité gestuelle donnant lieu à une résistance active de gestes. Dans le premier cas le geste de résistance est causé par un autre geste, dans le second la résistance est l’effet de gestes incompatibles. Dans le premier cas nous sommes sous l’horizon d’un geste que nous ne voulons pas ou plus effectuer, nous n’en étions pas les principaux initiateurs, il n’y avait qu’une manière d’être, qu’un geste, qu’une seule façon de tirer la corde. Nous travaillions dans une institution en se conformant aux instructions, mais celles-ci en se modifiant ont suscité des gestes de résistance. Dans le deuxième cas ce sont deux façons de tirer la corde qui se sont opposées ou pour revenir à l’exemple politique, deux manières de travailler ou de gouverner. Le parlementarisme est d’ailleurs la modalité politique pour que l’incompatibilité gestuelle de manières de gouverner ne deviennent pas conflictuelle et soit évitée par de possibles alternances. Rendre l’alternance des gestes possibles permet d’éviter la conflictuelle cohabitation donc les résistances actives. On veut la succession au lieu de la co-présence. Mais c’est encore plus subtil. Car le parlementarisme est une pièce d’un véritable geste gouvernemental, plus vaste, qui ne laisse qu’une marge de manœuvre limitée au geste élu. Le geste élu ne l’est qu’en tant qu’il propose de nouvelles actions gouvernementales, il se dit donc plus de nouvelles actions en certains points que d’un nouveau geste. Il propose de tenir le clou ou le manche autrement plutôt que de passer à un autre geste que celui d’enfoncer le clou… Et les élections sont cela, faire croire à un changement de geste, moins donc pour éviter une conflictualité gestuelle que pour éliminer tout autre véritable geste. Les élections sont comme un tir à la corde bien réglementé dont les vainqueurs gagnent le droit de tirer seulement certaines ficelles de la corde gouvernementale.

II/ De la résistance aux gestes politiques
Faisons maintenant un pas de plus. Un geste de résistance peut être au service d’un autre geste. Une manière de résister peut défendre une manière d’exister (par exemple lors de la résistance des habitants à l’occupation de leur pays). Cela paraît évident. Mais il est plus intéressant de remarquer qu’à l’inverse, un geste de résistance peut ouvrir sur une nouvelle manière d’exister. Occuper la Puerta del Sol est un geste de résistance mais qui n’est pas sans avoir engendré des gestes de démocraties réelles indiscernables du geste de résistance, sur le même lieu. Exactement comme tirer la corde à gauche, comme geste de résistance à ceux qui nous tirent à droite, peut devenir une manière d’être, donc un geste politique qui n’est plus seulement de résistance. Nous sommes subjectivés par ce nouveau geste et nous passons alors en résistance active. Un geste de résistance peut donc se transmuer en résistance active d’un nouveau geste politique. Des contre-conduites de résistance peuvent ainsi nourrir de nouvelles manières d’exister comme par exemple dans les mouvements féministes (ne plus se conduire comme une femme pour l’homme crée de nouvelles manières d’exister) qui conditionneront des résistances actives. Comment expliquer cette capacité du geste de résistance à être relayé par des nouvelles manières d’exister, par de nouveaux gestes politiques qui petit à petit vont s’autonomiser, avoir leur vie propre ? eh bien par son événementialité, la teneur en créativité du geste de résistance vient produire un écart, un déplacement, un site en lequel va pouvoir s’ancrer un nouveau geste. C’est bien pourquoi l’Etat cherche à briser et dévoyer les gestes de résistance ou à les normaliser en modes d’actions admis (un répertoire d’actions) qui déboucheront sur des négociations, des tables rondes ou pire, des groupes de travail… Les gestes de résistance uniformisés (devenus des actions proposées par le gouvernement) n’ont plus alors l’efficace qu’ils ont en étant des troublants reflets du geste auquel ils résistent, leur enrayement est enrayé.
Ne pensons pas qu’un geste de résistance ait déjà en vue ce sur quoi il veut ouvrir, il peut même se refermer sur lui-même dans les cas où le ou les acteur(s) du geste meurent, quand ils ne sont que leur geste-événement. Le geste de résistance qu’a été l’enchaînement de grèves de la faim des prisonniers de l’IRA dans les prisons anglaises de Mme Thatcher était un geste qui se désigne lui-même comme geste de résistance, non plus sur l’horizontalité des actions, moyens en vue de fins, mais remontant le long de la verticalité du temps vide, vers un pur virtuel, un événement absolu, comme la mort. Comme l’écrit Olivier Razac à propos du film « Hunger » « On ne résiste pas pour quelque chose qui ne serait pas encore là, mais à quelque chose qui s’impose ici et maintenant, et ce geste est sans raison. Plus précisément, il ne peut pas s’expliquer avec les raisons de ce à quoi il résiste. En ce sens, le fait de la résistance est absolu. Dit autrement, la résistance n’est pas relative à un là-bas qui serait comparable, en mieux ou en moins bien, à ce qui se passe ici. Si elle est en “ relation ” avec “ quelque chose ”, c’est avec de l’incommensurable, c’est-à-dire en dernière instance avec rien. C’est l’expérience vécue du néant de la mort comme absolu qui permet de rompre la logique dialectique du relatif ».[1] Et c’est bien ce niveau du virtuel, ce niveau de l’événementialité, cet autre niveau d’existence du geste qui rend compte des possibles retentissements d’un geste sans que celui-ci ait été un moyen en vue des nouveaux gestes qu’il a déclenchés. Tel le geste d’immolation de Mohamed Bouazizi en Tunisie.
Le geste a donc une part virtuelle. Pour parler comme les Stoïciens elle se dit du verbe exprimé par les effectuations (actions) du geste mais non réductible à elles. Le geste relève d’un verbe-événement qui fait commencer et il persévère ensuite dans son être. Les Stoïciens et Deleuze nous ont appris que le verbe-événement est justement virtuel, incorporel, en suspens par rapport aux états de choses. C’est pourquoi Agamben peut dire du geste qu’il est un moyen sans fin, une part de lui n’est pas dans l’enchaînement des actions causales, mais se dit de l’axe vertical de la suspension. Voilà donc quelque chose qui peut paraître paradoxal, le geste n’est pas seulement corporel, une part incorporelle, virtuelle, s’exprime en lui et par lui. C’est bien pourquoi un geste est expressif et peut retentir. Et il y a tout un jeu des gestes lié à leur part virtuelle. Ainsi un geste de résistance peut déjà pré-supposer un geste virtuel qui insistait sous lui mais qui n’existera qu’après lui et grâce à lui. C’est au nom de ce geste virtuel insu que l’on résistait. Pour parler comme Nietzsche la résistance a été un stimulant pour actualiser cette virtualité qui s’affirmait déjà par la résistance. Par exemple une résistance contre une restructuration dans une entreprise peut être dirigée en creux par une possibilité d’autogestion qui commence à s’affirmer, à démanger les travailleurs et vers laquelle la résistance pourra se dépasser. Il y a donc un niveau d’existence ou d’insistance, de l’ordre du virtuel, pour les manières d’être politiques, pour les gestes politiques.
On comprendra alors pourquoi un geste peut être inaugurateur de nouvelles manières d’exister, un geste peut dans une situation de résistance faire événement, être un geste-événement, comme le geste de vol des montres des employés de chez LIP en 1973 à Besançon. Le geste ne vient pas seulement ouvrir un nouveau champ d’actions politique, il vient modifier les significations établies, les renverser. Un geste reconfigure le sens, il faudrait ici renverser la formule d’Austin et affirmer que parfois faire c’est dire. Enfin, et pour évoquer un autre jeu des gestes, l’incompatibilité gestuelle n’a pas comme seule modalité la résistance liée à une impossible cohabitation, l’incompatibilité peut aussi être celle d’une coexistence virtuelle donnant lieu à une conjuration. Deleuze et Guattari l’ont souligné en s’appuyant sur les études de Pierre Clastres, montrant que les sociétés primitives conjurent le geste Etatique. Conjurer n’est pas résister car il n’y a pas un rapport de forces senti. Nous ne résistons donc pas toujours, nous conjurons aussi, nous conjurons d’autres gestes incompatibles avec les nôtres dont nous détectons les signes de leur présence virtuelle.
Parler seulement de résistance occulte donc toute la dimension gestuelle et nous place dans la position de ceux qui éprouvent un rapport, nous enfermant dans ce pathos opaque de la résistance dont l’indignation est une formule parmi d’autres et pire, cela favorise la tendance à rabattre toute situation sur celle d’une résistance de réaction. Comme si nous résistions toujours et seulement contre. Nous glorifions beaucoup trop nos ennemis en parlant ainsi, on pourrait même penser que nous avons besoin d’eux pour exister. Comme le dit Nietzsche de la morale des esclaves, fondamentalement notre action serait une ré-action. Sarkozy ne faisait pas appel à autre chose lorsque dernièrement, lors de sa campagne présidentielle, il en appelait à la résistance des Français contre ceux qui ne respectent pas les valeurs de la République. Et à vrai dire ceux qui se disent anti-capitalistes, anti-fascistes etc. ne sont parfois pas dans un autre schéma. Leur action est fondamentalement une réaction.
Nous n’avons plus à nous prendre pour des Résistants. Nous n’avons même plus à dire avec Foucault que la résistance est première. Pour sortir de cette bouillie indigeste de la résistance où toutes les résistances sont grises, revenons alors simplement à ce que l’on fait. Ce qui est premier ce sont nos gestes, ce sont les gestes, ce sont eux qui font date.  Une autre allure serait alors de dire : nous sommes contre tel geste car nous sommes et suivons nos gestes et si ce n’est pas encore le cas, la création de nos gestes de résistance nous les fera trouver.
Philippe Roy
Pour une critique de la résistance / 2013
Publié dans Outis ! n°3

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1 Olivier Razac, « Sur le film Hunger, ou la question des prisonniers politiques en démocratie », Revue Appareil, Varia, http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=1245

* «  Si je tire fort par ici et si tu tires fort aussi, c’est sûr il tombe, tombe, tombe et à nous la liberté. Si nous tirons il va tomber c’est sûr, ça ne peut plus durer, c’est sûr il tombe, tombe, tombe, il est déjà bien penché »
L’Estac (le pieu en catalan) est une chanson composée par le chanteur catalan Luis Llach en 1968 inspirée par des conversations avec un résistant au franquisme. Je remercie Jose Ignacio Benito Climent de l’avoir portée à ma connaissance lors du colloque « Philosophie et cinéma de la résistance » à Valence où j’ai donné l’intervention dont ce texte est issu.

Nos corps nous appartiennent / Jean-Philippe Cazier

Les féministes, en inventant le slogan « Mon corps m’appartient », ont exprimé une façon de créer les conditions d’un rapport à soi et aux autres nouveau, mais aussi une nouvelle façon de faire de la politique. A l’inverse, les manifestations actuelles du Printemps français, des Jeunesses nationalistes, de la Manif pour tous ou de Civitas, les discours actuels rejetant l’égalité des droits, la PMA, la GPA, ou encore les Gender Studies, et de même les discours racistes, antisémites, identitaires, nationalistes, se rejoignent en un même mot d’ordre affirmant que mon corps n’est pas à moi, que mon corps est un objet énonçable, manipulable, utilisable par ceux qui s’érigent en maîtres de nos corps et par là reconduisent une politique de la domination, une politique violente et mortifère.
Mon corps m’appartient signifie que le corps n’existe pas, qu’en tant qu’il est mien – et, qu’en un sens, il est moi – le corps ne saurait se réduire à un objet, une objectivation anatomique, biologique, naturelle, pas plus qu’à une objectivation sociale ou culturelle. Si mon corps m’appartient, c’est parce qu’il est un des vecteurs par lesquels je me pense et me vis, c’est-à-dire est un vecteur de subjectivation. Ainsi, d’une part, le corps n’existe que pluriel et, d’autre part, il est le lieu de possibles, une réalité à créer autant qu’elle est créatrice de rapports à soi singuliers, de relations aux autres inédites. Contre cette puissance des corps, l’hétérosexisme, le communautarisme blanc, universaliste, religieux, masculin, bourgeois, raciste, essaient de préserver les privilèges qu’ils impliquent, les hiérarchies qu’ils imposent, la domination qu’ils exercent, les subjectivités qu’ils façonnent : l’ordre des corps qui permet actuellement les rapports de pouvoir dans lesquels nous sommes pris.
Il est faux de dire que les revendications portant sur les droits des populations LGBT ne remettent rien en cause et sont la reproduction stricte de l’ordre hétéronormatif : dans la mesure où ces revendications impliquent de nouvelles réalités des corps, des désirs et des plaisirs, dans la mesure où ces transformations du droit rendent possibles de nouvelles visibilités et de nouveaux discours, elles ouvrent des brèches dans l’ordre hétéronormatif des corps et des relations affectives, sociales, politiques, subjectivantes. L’UMP ou le Pape François ont très bien compris cela. Que ces revendications soient l’occasion de mutations sociales, politiques et subjectives, devrait être affirmé et revendiqué, au lieu d’être nié par ceux qui, homos ou hétéros, les déplorent au nom d’une marginalité essentielle des LGBT, d’une conception anhistorique des institutions, du caractère secondaire de ces revendications, ou d’une volonté de se fondre dans un ordre existant : autant de positions qui manifestent le refus de remises en cause de l’ordre hétéronormatif et hétérosexiste, le refus de transformations sociales, politiques et subjectives réelles.
La même importance devrait être reconnue aux revendications des prostitué.e.s, des sans-papiers, des associations de consommateurs de drogues. A chaque fois, il s’agit d’affirmer l’existence de ces corps, d’en revendiquer la visibilité et l’égale dignité. Bien sûr, comme pour les revendications relatives aux droits des LGBT, celles qui sont portées par les groupes de prostitué.e.s ou de toxicomanes (par exemple pour la dépénalisation ou l’institution de salles de consommation) concernent d’abord des individus dont la marginalisation et l’effacement du paysage social ont des conséquences immédiatement violentes et dramatiques : il s’agit de cesser d’avoir peur, de cesser d’être discriminés, de cesser d’être exploités, de cesser de souffrir. Combattre la souffrance subie, n’est-ce pas par définition l’enjeu des luttes sociales et politiques ? Revendiquer le fait de ne pas avoir à souffrir, revendiquer l’égale valeur de sa propre existence – celle des Roms, des sans-papiers, des homos, des trans, des prisonniers, des séropositifs, des handicapés, des SDF – est déjà, en soi, une revendication et un acte politiques contestant l’ordre des valeurs et la hiérarchie des existences qui servent d’appui à la politique oppressive du pouvoir. De telles revendications portent l’exigence d’une mutation des valeurs, des hiérarchies et relations inhérentes à ce pouvoir, et sont en elles-mêmes le moyen de mutations sociales et politiques réelles. A chaque fois, il s’agit d’affirmer que mon corps m’appartient, que le corps est le lieu d’une bifurcation possible par rapport à l’ordre social, que cette réalité de mon corps ne regarde personne d’autre que moi et ceux avec lesquels, par ce corps et les possibilités qu’il déploie, j’entre en relation, que mon corps prostitué, drogué, clandestin, transgenre, voilé ou juif, existe autant et est aussi digne que celui d’une bourgeoise versaillaise ou d’un ouvrier de chez Renault. Et, à chaque fois, il s’agit d’affirmer d’autres subjectivités personnelles, collectives, politiques.
Que la politique s’appuie sur les corps, que le pouvoir soit aussi un investissement des corps, n’est pas une idée nouvelle : les œuvres de Michel Foucault, de Christine Delphy, de Judith Butler, d’Erwin Goffman, de Gilles Deleuze, de Marx, de Gayle Rubin, de Nietzsche, l’ont montré depuis longtemps. Que la prise en compte de cette dimension physique, matérielle, du pouvoir soit une condition de la résistance à ce pouvoir, qu’un travail sur nos corps soit nécessaire pour créer des lignes de fuite, n’est pas non plus une idée nouvelle. Cependant, les discours discriminatoires, les manifestations effectivement violentes, les politiques policières, la bonne conscience bourgeoise, les décisions des institutions étatiques et internationales que nous devons encore subir, rappellent que ce pouvoir est toujours actif, intact car mobile, structurant l’ordre des corps et des psychés selon un dynamisme qui, transformant les productions du pouvoir, maintient celui-ci dans toute son extension et son efficacité.
Il aurait été naïf, voire stupide, de croire que l’ordre de la domination était dissout : il suffit de regarder et nous le voyons partout. Ce qui pourtant pourrait être nouveau, en tout cas en France, ce sont les modalités par lesquelles ce pouvoir produit et diffuse ses discours, ainsi que les relations nouvelles qu’il met en place. Il est surprenant de constater la visibilité acquise par des groupes fascisants qui, d’une manière ou d’une autre, étaient déjà là mais demeuraient apparemment marginaux, comme il est surprenant de constater que les discours qu’ils tiennent semblent devenus audibles, acceptables et efficaces. Que des discours homophobes ou racistes soient également possibles et valables, diffusés à travers les médias de masse ou par les institutions politiques, qu’ils fassent l’objet et l’enjeu de campagnes politiques, qu’ils informent les subjectivités de manière « décomplexée », est peut-être une nouveauté qui serait à analyser. Comme il serait à interroger le fait que le gouvernement de droite espagnol, lorsqu’il rédige un projet de loi anti-IVG, et que le gouvernement socialiste français, lorsqu’il refuse le droit à la pma pour les lesbiennes, font la même chose : investir le corps des femmes, s’approprier leur utérus, discriminer, reconduire la domination, nier que mon corps m’appartient.
Toutes ces pratiques et tous ces discours ne sont peut-être pas nouveaux, mais ce qui peut l’être est le franchissement d’un certain seuil de visibilité et d’acceptation qui en change la nature et le degré d’efficacité : ne s’imposent-ils pas, aujourd’hui, comme des grilles légitimes de lecture, de compréhension du monde, des schémas à partir desquels il est possible d’agir légitimement en donnant une forme nouvelle à la domination (par exemple en justifiant la persécution des immigrés comme une politique légitime) ? Nous avons compris que la crise économique et ce qu’elle implique sont en réalité les moyens pour une bonne santé du capitalisme actuel. Il nous faudrait comprendre ce qui se met en place par ce qui semble être un changement dans l’ordre de la domination, dans l’ordre de la gestion des corps et la production des subjectivités. Il nous faudrait comprendre – par un travail qui ne peut être que collectif – ce que signifient ces visibilités nouvelles, ces discours et leurs effets nouveaux, ces alliances nouvelles que semble rendre possible le pouvoir aujourd’hui : tout ceci apparaissant comme le signe d’une reconfiguration que nous avons du mal à saisir mais qu’il faudrait pourtant saisir pour résister à ce que nous subissons et produire de nouvelles possibilités libératrices pour le corps, la pensée, l’existence, la subjectivité.
Ce qui se passe aujourd’hui semble réaffirmer, mais selon d’autres modalités – lesquelles ? – certains des partages qui structurent la domination. Partages entre les désirs acceptables et ceux qui ne le sont pas, entre les plaisirs valables et les autres, entre ceux dont les corps sont légitimement visibles, dont les paroles sont légitimement audibles, et ceux qui ne peuvent que demeurer dans les zones réservées de l’espace public, qui n’ont qu’à se taire ou parler selon les normes de l’hétérosexisme. Partages également entre les hommes et les femmes, partages entre les sexes et les genres, entre la nature et le social. Entre les bonnes communautés et les communautés nuisibles. Entre le religieux et le laïque, le privé et le public, le normal et le pathologique, le local et l’universel. Entre les existences valables et les existences maudites. Entre ceux dont la mort mérite d’être pleurée et ceux dont la mort est indifférente. Ce sont ces partages, à la fois généraux et individuants, matériels et psychiques, que s’efforcent de maintenir et de reconduire le Printemps français, le président de l’UMP, le ministre Manuel Valls, le cardinal Barbarin, Alain Finkielkraut, Houria Bouteldja, Dieudonné, Marine Le Pen, etc. Ce jeu d’oppositions, nécessaire à la domination, produit une série d’identités par lesquelles cette domination peut s’exercer de manière efficace, peut produire des subjectivités, investir les corps, légitimer des inégalités et des violences.
Par là, ces oppositions et identités construites, relatives, correspondent à une hiérarchisation des individus et des groupes que le discours actuellement dominant s’efforce d’imposer, de justifier par la référence à un ordre naturel inscrit dans les corps ou les psychés, par un modèle pseudo-biologique et naturaliste, essentialisant, qui transforme les existences en destin et justifie les discriminations en retrouvant, sous d’autres formes, la rhétorique et les pratiques racistes, sexistes, psychiatriques, policières, antisémites, homophobes, que la référence politique et sociale à la biologie a fondées et justifiées depuis le XIXe siècle. Ces partages fonctionnent comme un système d’exclusion/inclusion sans alternative, sans dehors, et impliquent une hiérarchisation des valeurs, des conduites, des existences, des individus, des groupes. Chacun est distingué, marqué, portant le signe qui le rend visible aux yeux des autres, montrant sur son visage l’identité qui lui assigne telle place, telle valeur, telles possibilités. Dans tous les cas, je ne m’appartiens pas, mon corps ne m’appartient pas, mon esprit ne m’appartient pas : rien ne peut faire l’objet d’une subjectivation singulière, d’un rapport à soi et aux autres inédit par rapport au système hiérarchique et réglé des corps et des âmes. Ce refus de la variation au nom d’une nature inscrite dans les corps ou dans la psyché – variation dont la réalité est pensée et produite comme dangereuse, morbide, ou marginale – est l’expression actuelle de l’idéologie d’un pouvoir qui se maintient à condition de ne pas reconnaître sa propre idéologie, celle qui domine notre société et fait apparaître comme allant de soi les discours et pratiques sexistes, homophobes, racistes, discriminatoires, auxquels nous sommes confrontés, que nous devons affronter, et par lesquels les sujets se construisent en reproduisant en eux et autour d’eux les conditions de la domination qui les produit.
Par delà le cas ponctuel des rassemblements anti-égalité ou des actions violentes des groupes fascistes, le problème du pouvoir actuel, celui auquel nous avons affaire, est que des individus ou des populations sortent des relations dichotomiques par lesquelles ce pouvoir fonctionne et qu’ils s’affirment en tant que corps singuliers, en tant qu’existences légitimes. Le problème est que l’immigré clandestin ou l’héroïnomane demandent les mêmes droits que n’importe qui, affirment leur propre valeur comme étant égale à celle de n’importe qui. Il est significatif que le gouvernement socialiste français n’ait pu entendre et accepter les revendications des populations homosexuelles que dans la mesure où ces revendications demeuraient dans les limites habituelles du mariage : l’égalité des droits n’a été validée – de manière partielle, laissant demeurer certaines discriminations – que parce que ces droits étaient liés au mariage et parce que le mariage entre personnes de même sexe se conformait aux habitudes du mariage. Toute autre possibilité est exclue, toute reconfiguration non habituelle du modèle familial et de la filiation est jusqu’à présent niée, le refus de la PMA – sans parler de la GPA – n’étant que l’effet le plus visible de la perspective hétérosexiste dont ce gouvernement ne sort pas et que nombre d’homosexuels comme d’hétérosexuels partagent. Les nouvelles relations ne sont ici possibles qu’à condition de pouvoir être rapportées aux anciennes, les corps avec leurs désirs et plaisirs ne peuvent être reconnus qu’à condition de pouvoir se superposer aux habitudes normées et normatives des corps.
Le fait est que les droits des trans sont restés dans les oubliettes dont ils ne sont jamais sortis, que les salles de consommation de drogue sont refusées, que la volonté de chasser les Roms de l’espace public n’a jamais faibli, que le droit de vote des étrangers a été une fois de plus enterré, que l’hétérosexisme imprègne toujours autant la culture gay, les médias de masse, la visibilité commune, que les corps des femmes musulmanes voilées, que les corps juifs, arabes, clandestins, transgenres, sont non seulement toujours aussi invisibles mais sont, de manière nouvelle, l’objet d’une invisibilisation, d’une dénégation, d’un refus, d’une assignation à résidence à l’intérieur des hiérarchies toujours présentes du pouvoir : « Vos corps ne vous appartiennent pas ».
Il faudrait, à chaque fois, pour chacun, affirmer la légitimité de dire « mon corps m’appartient », de dire que l’on ne se reconnait pas dans les identités assignées, les dichotomies imposées, les relations instituées. Si, par exemple, le travail de Judith Butler rencontre en France autant de résistance, c’est parce qu’il affirme cette légitimité. Et qu’il l’affirme comme le moyen d’une action sur l’ordre hétéronormé du pouvoir, sur l’ordre raciste, sexiste, néolibéral, qui règle les corps, mais aussi comme le moyen de subjectivités nouvelles. Affirmer que mon corps m’appartient revient à dire que le corps n’existe pas mais qu’il est créé et à créer, dans des conditions relatives et changeantes, qu’il ne relève pas d’une réalité biologique qu’il actualiserait ou effectuerait, pas plus que d’une réalité sociale ou culturelle à laquelle il devrait nécessairement correspondre. Affirmer que mon corps m’appartient revient à dire qu’en tant qu’il est à créer, le corps est aussi une source d’invention pour de nouvelles relations amoureuses, familiales, politiques. Affirmer cela revient également à dire que nous n’avons rien à faire de ce que nous disent la psychanalyse, la biologie, la génétique, le droit, l’Eglise, l’Etat – que nous ne sommes pas concernés par ce qu’ils prétendent nous dire sur la façon dont nous devons avoir un corps, dont nous devons désirer et avoir du plaisir, dont nous devons aimer et mener nos existences, dont nous devons établir des relations et avec qui. Reprendre aujourd’hui le slogan « Mon corps m’appartient », c’est aussi en faire la formule de nouvelles possibilités de subjectivation qui ne respecteraient pas les sens interdits de l’hétérosexisme et de ses relais scientifiques, médicaux, culturels, médiatiques, technologiques, politiques et institutionnels. Cette formule, en elle-même, implique la nécessité d’inventer des conditions nouvelles de désidentification et de subjectivation – invention qui n’est possible qu’en créant, au minimum, d’autres possibilités collectives d’analyse, d’action, d’existence.
Jean-Philippe Cazier
Nos corps nous appartiennent
Publié sur blog Mediapart le 17 février 2014

Également : Le Corps collectif, laboratoire de recherche, groupe de performance
« Nous nous tenons poreux, incertains, joyeux, sur le seuil des transductions, oscillant entre le mouvement et l’image, entre un corps et un autre, entre visible et invisible. Nous habitons l’interface mouvante entre humain et animal, culture et nature, lointain et proche… Nous sommes traversés et nous traversons. Et nos corps sont réels. »

Photo : Xavier Le Roy / Floor Pieces

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