« Qu’est-ce que la philosophie ? ». Dans ce livre, écrit à deux mains (Gilles Deleuze et Félix Guattari, les Editions de Minuit, Paris, septembre 1991, pp. 207), on est d’abord saisi par l’extraordinaire richesse de la pensée. Et puis, il y a l’écriture, de multiples plans d’écriture qui se succèdent, se superposent, s’entrecroisent. Comme dans l’Anti-OEdipe, Mille Plateaux, une écriture plurielle et intense, rhizomatique et pleine. Ce qui est nouveau, c’est que ce livre est simple. Pour la première fois un ouvrage de Deleuze-Guattari est animé par une veine pédagogique profonde et heureuse. On y sent la volonté (qui a réussi) d’élaborer un schéma de raisonnement qui, en parcourant les oeuvres précédentes (celles que les deux auteurs ont écrites ensemble et celles qu’ils ont produites individuellement), offre une grille d’interprétation longuement mûrie, liée à un ensemble systématique de concepts et de dynamiques conceptuelles. Il s’agit donc d’abord d’une instance pédagogique, qui s’avoue expressément comme telle, organisée de façon à établir une trame conceptuelle qui sépare les différentes approches de la production de vérité (la philosophie, la science, l’art) pour les réunifier par la construction de l’esprit, que les auteurs requalifient en bons matérialistes comme « cerveau ». Ce qui saute encore aux yeux, dans une première approche du texte, c’est la volonté de se confronter à l’histoire de la philosophie. L’histoire de la philosophie est toujours une pédagogie organisée autour des concepts-clés d’une vérité qui se déploie historiquement. Ce concept d’histoire de la philosophie est a priori nié ici : l’histoire de la philosophie, dans son ensemble comme dans ses traditions singulières, ne constitue pas une totalité en tant que telle mais un ensemble complexe de singularités. L’irruption de la pensée dans ce domaine se fera donc sous la forme de la confrontation singulière, et son exposition se fera sous la forme d »"Exempla« . Il s’agit d’une proposition méthodologique d’une histoire de la philosophie conduite selon la tradition des « Scolia » spinoziennes : l’histoire de la philosophie est désormais fragmentée en problématiques, ramenée à la discontinuité des différentes singularités. Ce n’est pas une Geschichte mais une Geschehen, ce n’est pas une historia mais les res cogitatae mêmes. Ceci n’empêche pas qu’il soit possible de faire une lecture horizontale et spécifique de ces « Exempla » : ce qui nous est offert, c’est le fil conducteur pour une nouvelle lecture de la tradition philosophique, une « autre » histoire, discontinue, non plus fondée sur un concept générique historiquement distendu mais sur (intensité de l’élaboration de termes philosophiques qui révèlent de nouvelles choses au cerveau humain. Toute découverte philosophique est « intempestive » et « inactuelle ». C’est entre Nietzsche et Foucault que la nouvelle histoire de la philosophie, que Deleuze et Guattari illustrent pédagogiquement, trouve sa fondation.
Et ‘est sur cette base, tout à la fois pédagogique et critique, que l’oeuvre de Deleuze et Guattari s’élance vers son premier objectif substantiel : définir la philosophie face aux autres formes de production de connaissance que sont la science et l’art, non pas comme encyclopédie de l’esprit mais comme herméneutique de la singularité. Nous avons là un troisième niveau de lecture de Qu’est-ce que la philosophie ?, et c’est le point central, quand la définition surgit de la capacité de se confronter à la différence. Qu’est-ce donc que la philosophie ? « La philosophie c’est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts ». Et qu’est-ce que le concept ? « Le concept se définit par l’inséparabilité d’un nombre fini de composantes hétérogènes parcourues par un point en survol absolu, à vitesse infinie » (p. 26). « Le concept philosophique ne se réfère pas au vécu par compensation, mais consiste, par sa propre création, à dresser unévénement qui survole tout vécu, non moins que tout état de chose. Chaque concept taille l’événement, le retaille à sa façon. La grandeur d’une philosophie s’évalue à la nature des événements auxquels ses concepts nous appellent, ou qu’elle nous rend capables de dégager dans des concepts. Aussi faut-il éprouver dans ses moindres détails le lien unique, exclusif, des concepts avec la philosophie comme discipline créatrice » (p. 37). Le concept c’est la singularité et l’événement de la singularité. La philosophie n’est ni réflexion abstraite, ni contemplation, ni volonté de vérité, mais fabrication de vérité. Mais qu’est-ce alors que la science face à la philosophie ? « La science n’a pas pour objet des concepts, mais des fonctions qui se présentent comme des propositions dans des systèmes discursifs (…) Une notion scientifique est déterminée non par des concepts, mais par fonctions ou propositions » (p. 111). La fonction scientifique renonce à la tentative qu’effectue le concept de donner consistance à l’infini et figure au virtuel : par ce renoncement elle se qualifie cependant comme « une référence capable d’actualiser le virtuel ». La science ralentit le mouvement infini et par ce ralentissement crée une condition de réflexivité coextensive au mouvement. La science est paradigmatique, idéographique, davantage animée par une tension spirituelle que par une intuition spatiale. La création scientifique se redouble et se singularise chez les « observateurs partiels » qui se déploient sur un champ de variables, continuellement réouvertes, de manière multiple, comme le sont les états de choses, les ruptures, les bifurcations, les catastrophes, les branchements que poursuit la fonction. Le champ de la référence et la référence elle-même sont élaborés en permanence ; il n’est jamais question de la relativité du vrai, appréhendée d’un point de vue absolu, mais de la vérité du relatif construite par les fonctions. Au contraire du concept qui s’absolutise dans le survol du réel, la fonction scientifique et les observateurs partiels qui l’élaborent s’établissent dans le flux du réel. Les observateurs partiels idéaux, ce sont les fonctions elles-mêmes, comme perceptions et affects, telles qu’elles se construisent dans le réel. Quant à l’art (et à ce sujet, ce livre apporte des ouvertures formidables), c’est ici la sensation qui domine (« affect et percept »), et fait se dresser les figures esthétiques à partir d’un plan de composition. L’art nous jette dans le fini – là où précisément, il veut dans l’expression concrète, dans le monument, construire, comprendre, produire l’infini, l’absolu. Une fois déterminée la différence au niveau de la perception (concepts, prospects, affects), chacune de ces trois formes d’esprit développe un niveau ontologique spécifique à l’intérieur d’elle-même. Pour les concepts c’est le « plan d’immanence », pour les fonctions le « plan de référence », pour l’art le « plan de composition ». Les mille plateaux sont réduits à trois dans la schématisation pédagogique actuelle. « Ce qui définit la pensée, les trois grandes formes de la pensée, l’art, la science et la philosophie, c’est toujours affronter le chaos, tracer un plan, tirer un plan sur le chaos. Mais la philosophie veut sauver l’infini en lui donnant de la consistance : elle trace le plan d’immanence, qui porte à l’infini des événements ou concepts consistants, sous l’action de personnages conceptuels. La science au contraire renonce à l’infini pour gagner la référence : elle trace un plan de coordonnées seulement indéfinies, qui définit, chaque fois des états de choses, des fonctions ou des propositions référentielles, sous l’action d’observateurs partiels. L’art veut créer du fini qui redonne l’infini : il trace un plan de composition, qui porte à son tour des monuments ou sensations composées, sous l’action de figures esthétiques. » (p. 186). Mais s’il n’existe aucune hégémonie de l’une de ces formes sur les autres, il existe cependant un effet négatif : quand il y a confusion de ces différentes formes, il n’y a pas de pensée, il n’y a que l’ »opinion ». La pensée contemporaine excelle dans cette confusion, toutes les fois qu’elle requiert des synthèses supérieures. De fait, quand la puissance singulière du concept est réduite à la forme discursive de la fonction, aucune des deux ne survit, et c’est de nouveau le chaos qui règne. Quand la puissance du concept ou la forme de la fonction se trouvent subordonnées à la communication, alors c’est le rapport même à l’être qui vole en éclats. La « doxa » la plus banale, démocratique, populaire, la conversation à la Rorty, se substituent au philosophe qui plonge dans la vie et seul lui rend sa dignité. Chaque forme de perception renvoie donc à un plan de fonctionnement. En outre, toute forme perceptive renvoie à une figure d’ »agencement » structural (les personnages conceptuels, les observateurs partiels, les figures esthétiques). Avec l’identification de ces plans et l’élaboration de ces figures, nous abordons une quatrième approche dans la lecture de l’oeuvre de Deleuze-Guattari, que nous pouvons définir alors comme « essai de philosophie de l’au-delà du post-moderne ». Cet « au-delà » est défini dans des directions de recherche différentes, celles-ci ayant en commun une seule dimension fondamentale : l’insertion ontologique. C’est en cela que résident l’élément essentiel de Qu’est-ce que la philosophie ? et sa véritable nouveauté. Une profonde nouveauté qui – selon nous – marque un moment essentiel de la pensée contemporaine et fait que cette oeuvre (comme les précédentes) ajoute un élément de plus au seul système métaphysique que le XXe siècle ait produit après Heidegger – et qui est, plus encore, le premier système du XXIe siècle. En effet, entre Heidegger et Deleuze-Guattari, il y a 68, c’est-à-dire l’invention du XXe siècle, et la distance qui les sépare consiste en la réinvention par les seconds d’une ontologie ouverte et constructive. L’insertion ontologique est immédiate : ce qui veut dire que la théorie des plans est une théorie de la transformation des formes perceptives en figures de l’être… « Penser et être sont une seule et même chose. Ou plutôt le mouvement n’est pas image de la pensée sans être aussi matière de l’être. » (p. 41). La référence à Heidegger est précise « Heidegger invoque une « compréhension pré-ontologique de l’être », une compréhension « pré-conceptuelle » qui semble bien impliquer la saisie d’une matière de l’être en rapport avec une disposition de la pensée » (p. 43). Mais la différence par rapport à Heidegger, le bond en avant constitutif, est tout aussi précise : « Pré-philosophique ne signifie pas quelque chose qui préexiste, mais quelque chose qui n’existe pas hors de la philosophie, bien que celle-ci le suppose. Ce sont ses conditions internes. Le non-philosophique est peut-être plus au coeur de la philosophie que la philosophie même, et signifie que la philosophie ne peut pas se contenter d’être comprise seulement de manière philosophique ou conceptuelle, mais s’adresse aussi aux non-philosophes, dans son essence. La philosophie est à la fois création de concepts et instauration du plan. Le concept est le commencement de la philosophie, mais le plan en est l’instauration. Le plan ne consiste évidemment pas en un programme, un dessein, un but ou un moyen ; c’est un plan d’immanence qui constitue le sol absolu de la philosophie, sa Terre ou sa déterritorialisation, sa fondation, sur lesquels elle crée ses concepts. Il faut les deux, créer les concepts et instaurer le plan, comme deux ailes ou deux nageoires. » (pp. 43-44). La théorie des plans ne se présente donc pas comme théorie du fondement mais comme ontologie de la constitution. Elle se confronte au chaos et construit de l’être à l’intérieur du chaos : « Le plan d’immanence est comme une coupe du chaos, et agit comme un crible. » (p. 44). « Le chaos n’est pas un état inerte ou stationnaire, ce n’est pas un mélange au hasard. Le chaos chaotise, et défait dans l’infini toute consistance. Le problème de la philosophie est d’acquérir une consistance, sans perdre l’infini dans lequel la pensée plonge… Donner consistance sans rien perdre de l’infini… » (p. 45). L’au-delà du post-moderne, dans un autre sens, ce sont aussi ces points autour desquels s’organise l’être que sont les personnages intellectuels, les observateurs partiels, les figures esthétiques. Dans le survol du réel qu’effectue le concept, les territoires se construisent d’une part et d’autre part se peuplent. L‘insertion ontologique se subjectivise. Ici, le constructivisme radical qui marque si profondément la métaphysique de cette théorie, se singularise. Le concept, la fonction, l’affect se singularisent. Il n’y a plus rien de faible dans cette métaphysique : « Le philosophe opère un vaste détournement de la sagesse, il la met au service de l’immanence pure. Il remplace la généalogie par une géologie. » (p. 46). Et « les personnages conceptuels ont ce rôle, manifester les territoires, déterritorialisations et reterritorialisations absolues de la pensée. » (p. 67). En philosophie, comme dans la science et l’art sous d’autres aspects, le réel est reconstruit de manière singulière après la traversée du chaos. En survolant le réel, le concept charge ses ailes de réalité. Les plans d’immanence révèlent des degrés d’être différents et spécifiques : mais le processus, le devenir, la singularisation du « cerveau » sont irrésistibles, c’est une production d’être continue. L’au-delà du post-moderne c’est enfin la reconstruction de l’horizon humain : « Du chaos au cerveau. » Voilà donc le post-moderne redéfini dans son angoissante indétermination, et voici la philosophie exerçant sa vocation qui est à la fois de recomposer un horizon et de constituer des sujets. D’un côté : « Nous demandons seulement un peu d’ordre pour nous protéger du chaos. Rien n’est plus douloureux, plus angoissant qu’une pensée qui échappe à elle-même, des idées qui fuient, qui disparaissent à peine ébauchées, déjà rongées par l’oubli ou précipitées dans d’autres que nous ne maîtrisons pas davantage. Ce sont des variabilités infinies dont la disparition et l’apparition coïncident. Ce sont des vitesses infinies qui se confondent avec l’immobilité du néant incolore et silencieux qu’elles parcourent, sans nature ni pensée. C’est l’instant dont nous ne savons s’il est trop long ou trop court pour le temps. Nous recevons des coups de fouets qui claquent comme des artères. » (p. 189). Nous cherchons des certitudes, quelques certitudes, un ordre de pensée qui nous empêche de sombrer dans le délire ou la folie. Mais, d’un autre côté, nous voici toujours pris dans l’être : « On dirait que la lutte contre le chaos ne va pas sans affinité avec l’ennemi, parce qu’une autre lutte se développe et prend plus d’importance, contre l’opinion qui prétendait pourtant nous protéger du chaos lui-même. » (p. 191). Philosophie, science et art éprouvent une profonde attraction pour le chaos que pourtant ils combattent. De ce point de vue nous reconnaissons que « le chaos a trois filles suivant le plan qui le recoupe : ce sont les chaoïdes (objets chaotiques), l’art, la science et la philosophie, comme formes de la pensée ou de la création. On appelle chaoïdes les réalités produites sur des plans qui recoupent le chaos. » (p. 196). Mais nous n’allons pas nous arrêter là. Il y a malgré tout une force qui dépasse le chaos, qui construit à travers lui le désir du cosmos. Des figures diverses se succèdent ; dans ce mouvement alterné, le monde se représente comme « chaosmos » selon le mot de Joyce. C’est le « cerveau » qui opère cette traversée qui est reconstruction, constitution – son oeuvre est de réouvrir sans cesse l’infini tout en continuant d’organiser la finitude constructive des singularités : « La jonction des trois plans (non pas l’unité), c’est le cerveau » (p. 196). Là est le tournant de tout le raisonnement – là ou le cerveau devient sujet, il y a sujet : « La philosophie, l’art, la science ne sont pas les objets mentaux d’un cerveau objectivé, mais les trois aspects sous lesquels le cerveau devient sujet » (p. 198). Une forme en soi, une forme consistante absolue : « Le cerveau est l’esprit même. » (p. 198). Reprenons et poursuivons le raisonnement. Il s’est agi de rechercher la spécificité des niveaux d’expression du vrai. Mais « les trois plans sont irréductibles à leurs éléments : plan d’immanence de la philosophie, plan de composition de l’art, plan de référence ou de coordination de la science ; forme du concept, force de la sensation, fonction de la connaissance ; concepts et personnages conceptuels, sensations et figures esthétiques, fonctions et observateurs partiels » (p. 204). Mais cette irréductibilité n’empêche pas l’interférence des plans qui se joignent dans le cerveau. Ces interférences sont complexes : elles peuvent être extrinsèques, comme lorsque la vérité est recherchée à travers la forme des perceptions ; elles peuvent être intrinsèques, comme lorsque le plan d’immanence se forme et se développe à travers les « agencements » singuliers, les processus de subjectivation. C’est ainsi que l’ordre de la production de l’être se constitue et avance. Mais de nouveau celui-ci s’ouvre : les interférences redeviennent illocalisables parce qu’elles se présentent singulièrement sur le nouveau plan d’immanence et donc s’ouvrent à nouveau à l’être. Illocalisables parce que leur mouvement et leur construction ont reproduit cet élément pré-philosophique qui est au coeur de la philosophie, parce qu’elles se sont de nouveau ouvertes au fond potentiel de l’être : « La philosophie a besoin d’une non philosophie qui la comprend, elle a besoin d’une compréhension non-philosophique, comme l’art a besoin de non-art, et la science de non-science. Ils n’en ont pas besoin comme commencement, ni comme fin dans laquelle ils seraient appelés à disparaître en se réalisant, mais à chaque instant de leur devenir ou de leur développement. Or, si les trois Non se distinguent encore par rapport au plan cérébral, ils ne se distinguent plus par rapport au chaos dans lequel le cerveau plonge. Dans cette plongée, on dirait que s’extrait du chaos l’ombre du « peuple à venir », tel que l’art l’appelle, mais aussi la philosophie, la science : peuple-masse, peuple-monde, peuple-cerveau, peuple-chaos. » (pp. 205-206). Ce passage nous amène à la cinquième approche de notre ouvrage. Il s’agit de la perspective éthico-politique. Celle-ci se trouve au coeur des oeuvres de Deleuze-Guattari, elle est en quelque sorte décisive : y compris ici. Au coeur de l’oeuvre, qui plus est, parce que c’est vraiment au beau milieu qu’elle affronte le discours spécifiquement politique, là où l’analyse du plan d’immanence rencontre la problématique de l’événement historique. La question du devenir se heurte au probléme de la territorialisation du sujet historique et la détermination historique à celui de la production subjective du cerveau, ou bien à la production singulière d’infini, toujours reprise, et la reterritorialisation à une déterritorialisation toujours en progrès. Ce processus, c’est le processus révolutionnaire : « Dire que la révolution est elle-même utopie d’immanence n’est pas dire que c’est un rêve, quelque chose qui ne se réalise pas ou qui ne se réalise qu’en se trahissant. Au contraire, c’est poser la révolution comme plan d’immanence, mouvement infini, survol absolu… » (p. 96). « Il n’est pas faux de dire que la révolution, « c’est la faute des philosophes » (bien que ce ne soit pas les philosophes qui la mènent). Que les deux grandes révolutions modernes, l’américaine et la soviétique, aient si mal tourné n’empêche pas le concept de poursuivre sa voie immanente. Comme le montrait Kant, le concept de révolution n’est pas dans la manière dont celle-ci peut être menée dans un champ social nécessairement relatif, mais dans « l’enthousiasme » avec lequel elle est pensée sur un plan d’immanence absolu, comme une présentation de l’infini dans l’ici-maintenant, qui ne comporte rien de rationnel ou même de raisonnable. Le concept libère l’immanence de toutes les limites que le capital lui imposait encore (ou qu’elle s’imposait à elle-même sous la forme du capital apparaissant comme quelque chose de transcendant). Dans cet enthousiasme il s’agit pourtant moins d’une séparation du spectateur et de l’acteur que d’une distinction dans l’action même entre les facteurs historiques et « la nuée non historique », entre l’état de choses et l’événement. A titre de concept et comme événement, la révolution est auto-référentielle ou jouit d’une auto-position qui se laisse appréhender dans un enthousiasme immanent sans que rien dans les états de choses ou le vécu puisse l’atténuer, même les déceptions de la raison. La révolution est la déterritorialisation absolue au point même où celle-ci fait appel à la nouvelle terre, au nouveau peuple. » (pp. 96-97). Pour ce nouveau peuple, la démocratie est trop étriquée. La forme actuelle de l’Etat démocratique, qui veut se présenter comme cogito communicationnel de la totalité des citoyens, est trop inconsistante et hypocrite. Elle perpétue la stabilité capitalistique et bloque toute transformation. C’est un concept réduit à l’opinion. Il sanctifie le présent et lui ôte sa dimension de résistance. Alors que résister c’est créer – « contre-effectuation », réouverture du devenir pur, affirmation de l’événement sur le terrain de l’immanence. A nouveau, l’inactuel, l’intempestif définissent l’être. La perspective politique prend donc tout son sens en se conjuguant à l’ouverture éthique du devenir. En quoi consiste alors l’éthique philosophique ? A donner un contenu créatif à la dimension pré-philosophique, en développant à l’extrême l’adhésion au plan d’immanence – éthique comme amor fati, amour du devenir pur : « Il y a une dignité de l’événement qui a toujours été inséparable de la philosophie comme amor fati ; s’égaler à l’événement, ou devenir le fils de ses propres événements -« ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner » (Joe Bousquet). Je suis né pour l’incarner comme événement parce que j’ai su la désincarner comme état de choses ou situation vécue. Il n’y a pas d’autre éthique dans l’amor fati de la philosophie. La philosophie est toujours entre-temps. » (p. 151). La référenceà Spinoza n’étonnera pas ici . « Peut-on présenter toute l’histoire de la philosophie du point de vue de l’instauration d’un plan d’immanence ? » (p. 46) : c’est cette interrogation spinozienne qui est proposée comme fil conducteur pour opérer la rupture de l’histoire de la philosophie et l’identification des alternatives de la modernité. C’est un « exemplum » (pp. 46-50), destiné à illustrer et à approfondir l’alternative créative de la modernité qui se termine ainsi : « Celui qui savait pleinement que l’immanence n’était qu’à soi-même, et ainsi qu’elle était un plan parcouru par les mouvements de l’infini, rempli par les ordonnées intensives, c’est Spinoza » (p. 49). « Serons-nous jamais mûrs pour une inspiration spinoziste ? » (p. 50).
Le sommes-nous donc ? Sur ce point, probablement, l’ensemble des motivations théoriques qui constituent le cadre problématique se prête aux mises l’épreuve les plus exigeantes. L’éthique traverse l’ontologie pour se faire philosophie politique, expérience politique, ou encore philosophie et expérience de la révolution. S’avançant au-delà des limites de la théorie, la singularité traverse tout « agencement » collectif que lui présente l’histoire, en prend possession dans le survol du concept, et en même temps s’approprie réellement l’événement, créant ainsi une nouvelle réalité sans la soustraire à l’infini. L’éthique vit la mutation du concept en événement et produit dans la singularité la nouvelle réalité collective. Quant à la politique, elle apparaît ici comme un véritable entreprenariat de l’être, fabrique sociale de l’être collectif, construction de la liberté à travers son expression de masse. Adjoindre (ou non) le mot « communisme » à cette qualification ontologique n’est qu’une question de terminologie. Le retour à Spinoza dans la phase culturelle du post-marxisme se révèle ici chargé de tous les « enjeux » que la perspective marxiste a laissé ouverts. Serons-nous donc mûrs pour une inspiration communiste, dans la pratique de l’être ? Nous nous devons aussi de signaler les points faibles de l’argumentation, dans l’oeuvre qui nous occupe. Il me semble qu’il y a deux points faibles. Le premier réside dans la prise en considération de la fonction scientifique qui est peut-être insuffisante et dans l’absence d’analyse de son rapport à la technique par laquelle elle se traduit dans une efficace permanente. Les observateurs partiels se présentent aussi en tant qu’ingénieurs, et cette transformation implique un rapport spécifique, un nouveau rapport entre science et histoire, entre science et événement, entre science et capitalisme, qui est ici négligé, ou tout du moins laissé à l’arrière-plan (non soumis au regard de la critique des institutions politiques). Cette « doxa » interne au savoir scientifique qui le laisse désarmé face aux politiques d’armement, ce savoir capable de consacrer ses victoires à la destruction du monde, n’est pas problématisée. Le second point faible concerne ces caractérisations de la « géo-philosophie », ou encore de l’analyse de la reterritorialisation créative de la philosophie où un point de vue parfaitement juste – sur l’ordre stratigraphique du cours de l’histoire, sur les périodisations grandioses de la coexistence d’ordres de mentalité différents – semble se plier à la neutralité d’un développement braudélien et oublier (ou tout du moins laisser à part) les dimensions conflictuelles, les résistances, les contre-effectuations qui sont à l’origine de l’historicité (et aussi de l’accumulation de son résidu ontologique – toujours pourvu de sens, toujours tendanciel). L’analyse des caractères des « philosophies nationales » en résulte particulièrement floue. Le cadre d’ensemble est en contradiction avec les prémisses éthiques et la méthodologie même mise en acte dans l’élaboration des « exempla« . Ici, comme dans l’école braudelienne, la singularité semble quelque peu aplatie – la détermination antagoniste en est étouffée. Le temps long étouffe le temps court, l’histoire, l’événement. L’accumulation historique (ontologique) des contre-effectuations a été mise en évidence à juste titre, mais il faudrait malgré tout montrer qu’y est incluse une généalogie de l’antagonisme, de la pluralité, de la révolution qui brise la géologie du présent, qui exprime l’irréductibilité du devenir. Mais le fait de souligner ces points faibles ne remet pas l’oeuvre en cause. Ce sont des points à préciser dans un cadre métaphysique amplement et substantiellement consistant, – ces points faibles restant cependant importants.
Cette philosophie est en réalité l’exemple le plus fort d’une « philosophia comununis » qui se présente dans notre modernité comme une alternative à la modernité capitalistique. Par son matérialisme rigoureux elle se présente comme philosophia communis, par son instance d’immanence absolue elle liquide le post-moderne. Désormais cette philosophia communis doit se confronter aux problèmes nouveaux qu’elle pose et qu’elle révèle, elle doit effectuer sa propre contre-effectuation devant la nouvelle réalité sociale et politique du XXIe siècle. C’est à cette philosophie qu’échoit la tâche d’être le mime qui contre-effectue le nouveau réel : « Un tel mime ne reproduit pas l’état de chose, pas plus qu’il n’imite le vécu ; il ne donne pas une image, mais construit le concept. De ce qui arrive, il ne cherche pas la fonction mais extrait l’événement ou la part de ce qui ne se laisse pas actualiser, la réalité du concept. Non pas vouloir ce qui arrive, avec cette fausse volonté qui se plaint et se défend, et se perd en mimique, mais porter la plainte et la fureur au point où elles se retournent contre ce qui arrive, pour dresser l’événement, le dégager, l’extraire dans le concept vivant. Devenir digne de l’événement, la philosophie n’a pas d’autre but, et celui qui contre-effectue l’événement, c’est précisément le personnage conceptuel. Mime est un nom ambigu. C’est lui, le personnage conceptuel opérant le mouvement infini. Vouloir la guerre contre les guerres à venir et passées, l’agonie contre tous les morts, et la blessure contre toutes les cicatrices, au nom du devenir et non pas de l’éternel : c’est en ce sens seulement que le concept rassemble. » (p. 151). Que signifie donc mimer le monde du XXIe siècle ? Deleuze-Guattari laissent la question en suspens. Mieux, après nous avoir dit que l’horizon reste celui de la révolution, après nous avoir montré les déterminations de l’insurrection éthique et pointé l’urgence du devenir, après avoir dénoncé l’état de droit et la société de la communication comme forme actuelle du despotisme et de l’imbécillité, ils passent le relais. Est-ce cela le mime, le personnage conceptuel qui doit procéder dans le sens de la révolution aussi bien dans le travail que dans l’imagination collectifs ? Nous, nous croyons qu’il s’agit là du « general intellect » de la tradition marxienne. Deleuze et Guattari sont très probablement d’accord.
Toni Negri
Article publié dans Futur antérieur n°8 / 1991
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Dans votre vie intellectuelle le problème du politique semble avoir été toujours présent. D’un côté la participation aux mouvements (prisons, homosexuels, autonomie italienne, Palestiniens), de l’autre la problématisation constante des institutions se suivent et s’entremêlent dans votre votre oeuvre, depuis le livre sur Hume jusqu’à celui sur Foucault. D’où naît cette approche continue à la question du politique et comment réussit-elle à se maintenir toujours là, au fil de votre oeuvre ? Pourquoi le rapport mouvement-institutions est-il toujours problématique ?
Ce qui m’intéressait, c’était les créations collectives plutôt que les représentations. Dans les « institutions », il y a tout un mouvement qui se distingue à la fois des lois et des contrats. Ce que je trouvais chez Hume, c’était une conception très créatrice de l’institution et du droit. Au début, je m’intéressais plus au droit qu’à la politique. Ce qui me plaisait même chez Masoch et Sade, c’était leur conception tout à fait tordue du contrat selon Masoch, de l’institution selon Sade, rapportés à la sexualité. Aujourd’hui encore, le travail de François Ewald pour restaurer une philosophie du droit me semble essentiel. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la loi ni les lois, (l’une est une notion vide, les autres des notions complaisantes), ni même le droit ou les droits, c’est la jurisprudence. C’est la jurisprudence qui est vraiment créatrice de droit : il faudrait qu’elle ne reste pas confiée aux juges. Ce n’est pas le Code civil que les écrivains devraient lire, mais plutôt les recueils de jurisprudence. On songe déjà à établir le droit de la biologie moderne ; mais tout, dans la biologie moderne et les nouvelles situations qu’elle crée, les nouveaux événements qu’elle rend possibles, est affaire de jurisprudence. Ce n’est pas d’un comité des sages, moral et pseudo-compétent, dont on a besoin, mais de groupes d’usagers. C’est là qu’on passe du droit à la politique. Une sorte de passage à la politique, je l’ai fait pour mon compte, avec Mai 68, à mesure que je prenais contact avec des problèmes précis, grâce à Guattari, grâce à Foucault, grâce à Elie Sambar. L’Anti-Oedipe fut tout entier un livre de philosophie politique.
Vous avez ressenti les événements de 68 comme étant le triomphe de l’Intempestif, la réalisation de la contre-effectuation. Déjà dans les années avant 68, dans le travail sur Nietzsche, de même qu’un peu plus tard dans Sacher Masoch, le politique est reconquis chez vous comme possibilité, événement, singularité. Il y a des courts-circuits, qui ouvrent le présent sur le futur. Et qui modifient, donc, les institutions mêmes. Mais après 68 votre évaluation semble se nuancer : la pensée nomade se présente toujours, dans le temps, sous la forme de la contre-effectuation instantanée ; dans l’espace, seulement un « devenir minoritaire est universel ». Mais qu’est-ce que donc cette universalité de l’intempestif ?
C’est que, de plus en plus, j’ai été sensible à une distinction possible entre le devenir et l’histoire. C’est Nietzsche qui disait que rien d’important ne se fait sans une « nuée non historique ». Ce n’est pas une opposition entre l’éternel et l’historique, ni entre la contemplation et l’action : Nietzsche parle de ce qui se fait, de l’événement même ou du devenir. Ce que l’histoire saisit de l’événement, c’est son effectuation dans des états de choses, mais l’événement dans son devenir échappe à l’histoire. L’histoire n’est pas l’expérimentation, elle est seulement l’ensemble des conditions presque négatives qui rendent possibles l’expérimentation de quelque chose qui échappe à l’histoire. Sans l’histoire, l’expérimentation resterait indéterminée, inconditionnée, mais l’expérimentation n’est pas historique. Dans un grand livre de philosophie, Clio, Péguy expliquait qu’il y a deux manières de considérer l’événement, l’une qui consiste à passer le long de l’événement, à en recueillir l’effectuation dans l’histoire, le conditionnement et le pourrissement dans l’histoire, mais l’autre à remonter l’événement, à s’installer en lui comme dans un devenir, à rajeunir et à vieillir en lui tout à la fois, à passer par toutes ses composantes ou singularités. Le devenir n’est pas de l’histoire ; l’histoire désigne seulement l’ensemble des conditions si récentes soient-elles, dont on se détourne pour « devenir », c’est-à-dire pour créer quelque chose de nouveau. C’est exactement ce que Nietzsche appelle l’Intempestif. Mai 68 a été la manifestation, l’irruption d’un devenir à l’état pur. Aujourd’hui, la mode est de dénoncer les horreurs de la révolution. Ce n’est même pas nouveau, tout le romantisme anglais est plein d’une réflexion sur Cromwell très analogue à celle sur Staline aujourd’hui. On dit que les révolutions ont un mauvais avenir. Mais on ne cesse de mélanger deux choses, l’avenir des révolutions et le devenir révolutionnaire des gens. Ce ne sont même pas les mêmes gens dans les deux cas. La seule chance des hommes est dans le devenir révolutionnaire, qui peut seul conjurer la honte, ou répondre à l’intolérable.
Il me semble que Mille plateaux, que je considère comme une grande oeuvre philosophique, est aussi un catalogue de problèmes irrésolus, surtout dans le domaine de la philosophie politique. Les couples conflictuels processus-projet, singularité-sujet, composition-organisation, lignes de fuite-dispositifs et stratégies, micro-macro, etc., tout cela, non seulement reste toujours ouvert mais est sans cesse rouvert, avec une volonté théorique inouïe et avec une violence qui rappelle le ton des hérésies. Je n’ai rien contre une telle subversion, bien au contraire… Mais quelquefois il me semble entendre une note tragique, là où on ne sait pas où amène la « machine de guerre ».
Je suis touché de ce que vous dites. Je crois que Félix Guattari et moi, nous somme restés marxistes, de deux manières différentes peut-être, mais tous les deux. C’est que nous ne croyons pas à une philosophie politique qui ne serait pas centrée sur l’analyse du capitalisme et de ses développements. Ce qui nous intéresse le plus chez Marx, c’est l’analyse du capitalisme comme système immanent qui ne cesse de repousser ses propres limites, et qui les retrouven toujours à une échelle agrandie, parce que la limite, c’est la Capital lui-même. Mille plateaux indique beaucoup de directions dont voici les trois principales : d’abord, une société nous semble se définir moins par ses contradictions que par ses lignes de fuite, elle fuit de partout, et c’est très intéressant d’essayer de suivre à tel ou tel moment les lignes de fuite qui se dessinent. Soit l’exemple de l’Europe aujourd’hui : les hommes politiques occidentaux se sont donné beaucoup de mal pour la faire, les technocrates, beaucoup de mal pour uniformiser régimes et règlements, mais d’une part ce qui risque de surprendre, c’est les explosions qui peuvent se faire chez les jeunes, chez les femmes, en fonction du simple élargissement des limites (cela n’est pas « technocratisable »), et d’autre part, c’est assez gai de se dire que cette Europe est déjà complètement dépassée avant d’avoir commencé, dépassée par les mouvements qui viennent de l’Est. Ce sont de sérieuses lignes de fuite. Il y a une autre direction dans Mille plateaux, qui ne consiste plus seulement à considérer les lignes de fuite plutôt que les contradictions, mais les minorités plutôt que les classes. Enfin, une troisième direction, qui consiste à chercher un statut des « machines de guerre », qui ne se définiraient pas du tout par la guerre, mais par une certaine manière d’occuper, de remplir l’espace-temps, ou d’inventer de nouveaux espaces-temps : les mouvements révolutionnaires (on ne considère pas suffisamment par exemple comment l’OLP a dû inventer un espace-temps dans le monde arabe), mais aussi des mouvements d’art sont de telles machines de guerre.
Vous dites que tout cela n’est pas sans une tonalité tragique, ou mélancolique. Je crois voir pourquoi. J’ai été très frappé par toutes les pages de Primo Levi où il explique que les camps nazis ont introduit en nous « la honte d’être un homme ». Non pas, dit-il, que nous soyons tous responsables su nazisme, comme on voudrait nous le faire croire, mais nous avons été souillés par lui : même les survivants des camps ont dû passer des compromis, ne serait-ce que pour survivre. Honte qu’il y ait eu des hommes pour être nazis, honte de n’avoir pas pu ni su l’empêcher, honte d’avoir passé des compromis, c’est tout ce que Primo Levi appelle la « zone grise ». Et la honte d’être un homme, il arrive aussi que nous l’éprouvions dans des circonstances simplement dérisoires : devant une trop grande vulgarité de penser, devant une émission de variétés, devant le discours d’un ministre, devant des propos de « bons vivants ». C’est un des motifs les plus puissants de la philosophie, ce qui en fait forcément une philosophie politique. dans le capitalisme, il n’y qu’une chose qui soit universel, c’est le marché. Il n’y a pas d’Etat universel, justement parce qu’il y a un marché universel dont les Etats sont des foyers, des bourses. Or il n’est pas universalisant, homogénéisant, c’est une fantastique fabrication de richesse et de misère. Les droits de l’homme ne nous feront pas bénir les « joies » du capitalisme libéral auquel ils participent activement. il n’y a pas d’Etat démocratique qui ne soit compromis jusqu’au coeur dans cette fabrication de la misère humaine. La honte, c’est que nous n’ayons aucun moyen sûr pour préserver, et à plus forte raison faire lever les devenirs, y compris en nous-mêmes. Comment un groupe tournera, comment il retombera dans l’histoire, c’est ce qui impose un perpétuel « souci ». Nous ne disposons plus d’une image du prolétaire auquel il suffirait de prendre conscience.
Comment le devenir minoritaire peut-il être puissant ? Comment la résistance peut-elle devenir une insurrection ? En vous lisant, je suis toujours dans le doute à propos des réponses à donner à de telles questions, même si dans vos oeuvres je trouve toujours l’impulsion qui m’oblige à reformuler théoriquement et pratiquement de telles questions. Et pourtant, quand je lis vos pages sur l’imagination ou les notions communes chez Spinoza, ou quand je suis dans l’Image-temps votre description sur la composition du cinéma révolutionnaire dans les pays du tiers monde, et que je saisis avec vous le passage de l’image à la fabulation, à la praxis politique, j’ai presque l’impression d’avoir trouvé une réponse… Ou est-ce que je me trompe ? Existe-t-il donc un mode pour que la résistance des opprimés puisse devenir efficace et l’intolérable définitivement effacé ? Existe-t-il un mode pour que la masse de singularités et d’atomes que nous sommes tous puisse se présenter comme pouvoir constituant, ou, au contraire, devons-nous accepter le paradoxe juridique d’après lequel le pouvoir constituant ne peut être défini que par le pouvoir constitué ?
Les minorités et les majorités ne se distinguent pas par le nombre. Une minorité peut être plus nombreuse qu’une majorité. Ce qui définit la majorité, c’est un modèle auquel il faut être conforme : par exemple l’Européen moyen adulte mâle habitant des villes… Tandis qu’une minorité n’a pas de modèle, c’est un devenir, un processus. On peut dire que la majorité, ce n’est personne. Tout le monde, sous un aspect ou un autre, est pris dans un devenir minoritaire qui l’entraînerait dans des voies inconnues s’il se décidait à le suivre. Quand une minorités se crée des modèles, c’est parce qu’elle veut devenir majoritaire, et c’est sans doute inévitable pour sa survie ou son salut (par exemple avoir un Etat, être reconnue, imposer ses droits). Mais sa puissance vient de ce qu’elle a su créer, et qui passera plus ou moins dans le modèle, sans en dépendre. Le peuple, c’est toujours une minorité créatrice, et qui le reste, même quand elle conquiert une majorité : les deux choses peuvent coexister parce qu’elles ne se vivent pas sur le même plan. Les plus grands artistes (pas du tout des artistes populistes) font appel à un peuple, et constatent que « le peuple manque » : Mallarmé, Rimbaud, Klee, Berg. Au cinéma, les Straub. L’artiste ne peut que faire appel à un peuple, il en a besoin au plus profond de son entreprise, il n’a pas à le créer et ne le peut pas. L’art, c’est ce qui résiste : il résiste à la mort, à la servitude, à l’infamie, à la honte. Mais le peuple ne peut pas s’occuper d’art. Comment un peuple se crée, dans quelles souffrances abominables ? Quand un peuple se crée, c’est par ses moyens propres, mais de manière à rejoindre quelque chose de l’art (Garel dit que le musée du Louvre, lui aussi, contient une somme de souffrance abominable), ou de manière que l’art rejoigne ce qui lui manquait. L’utopie n’est pas un bon concept : il y a plutôt une « fabulation » commune au peuple et à l’art. Il faudrait reprendre la notion bergsonnienne de fabulation pour lui donner un sens politique.
Dans votre livre sur Foucault et puis aussi dans l’interview télévisuelle à l’INA, vous proposez d’approfondir l’étude de trois pratiques du pouvoir : le Souverain, le Disciplinaire, et surtout celui du Contrôle sur la « communication » qui aujourd’hui est en train de devenir hégémonique. D’un côté, ce dernier scénario renvoie à la plus haute perfection de la domination qui touche aussi la parole et l’imagination, mais de l’autre, jamais autant qu’aujourd’hui, tous les hommes, toutes les minorités, toutes les singularités sont potentiellement capables de prendre la parole, et avec elle, un plus haut degré de liberté. Dans l’utopie marxienne des Grundrisse, le communisme se configure justement comme une organisation transversale d’individus libres, sur une base technique qui en garantit les conditions. Le communisme est-il encore pensable ? Dans la société de la communication, peut-être est-il moins utopique qu’hier ?
C’est certain que nous entrons dans des sociétés de « contrôle » qui ne sont plus exactement disciplinaires. Foucault est souvent considéré comme le penseur des sociétés de discipline, et de leur technique principale, l’enfermement (pas seulement l’hôpital et la prison, mais l’école, l’usine, la caserne). Mais, en fait, il est l’un des premiers à dire que les société disciplinaires, c’est ce que nous sommes en train de quitter, ce que nous ne sommes déjà plus. Nous entrons dans des sociétés de contrôle, qui fonctionnent non plus par enfermement, mais par contrôle continu et communication instantanée. Burroughs en a commencé l’analyse. Bien sûr, on ne cesse de parler de prison, d’école, d’hôpital : ces institutions sont en crise. Mais, si elles sont en crise, c’est précisément dans des combats d’arrière-garde. Ce qui se met en place, à tâtons, ce sont de nouveaux types de sanctions, d’éducation, de soin. Les hôpitaux ouverts, les équipes soignantes à domicile, etc., sont déjà apparus depuis longtemps. On peut prévoir que l’éducation sera de moins en moins un milieu clos, se distinguant du milieu professionnel comme autre milieu clos, mais que tous les deux disparaîtront au profit d’une terrible formation permanente, d’un contrôle continu s’exerçant sur l’ouvrier-lycéen ou le cadre-universitaire. On essaie de nous faire croire à une réforme de l’école, alors que c’est une liquidation. Dans un régime de contrôle, on n’en a jamais fini avec rien. Vous-même, il y a longtemps que vous avez analysé une mutation du travail en Italie, avec des formes de travail intérimaire, à domicile, qui se sont confirmées depuis (et de nouvelles formes de circulation et de distribution des produits). A chaque type de société, évidemment, on peut faire correspondre un type de machine : les machines simples ou dynamiques pour les sociétés de souveraineté, les machines énergétiques pour les disciplines, les cybernétiques et les ordinateurs pour les sociétés de contrôle. Mais les machines n’expliquent rien, il faut analyser les agencements collectifs dont les machines ne sont qu’une partie. Face aux formes prochaines de contrôle incessant en milieu ouvert, il se peut que les plus durs enfermements nous paraissent appartenir à un passé délicieux et bienveillant. La recherche des « universaux de la communication » a de quoi nous faire trembler. Il est vrai que, avant même que les sociétés de contrôle se soient réellement organisées, les formes de délinquance ou de résistance (deux cas distincts) apparaissent aussi. Par exemple les piratages ou les virus d’ordinateurs, qui remplaceront les grèves et ce qu’on appelait au XIX° siècle « sabotage » (le sabot dans la machine). Vous demandez si les sociétés de contrôle ou de communication ne susciteront pas des formes de résistance capables de redonner des chances à un communisme conçu comme « organisation transversale d’individus libres ». Je ne sais pas, peut-être. Mais ce ne serait pas dans la mesure où les minorités pourraient reprendre la parole. Peut-être la parole, la communication, sont-elles pourries. Elles sont entièrement pénétrées par l’argent : non par accident, mais par nature. Il faut un détournement de la parole. Créer a toujours été autre chose que communiquer. L’important, ce sera peut-être de créer des vacuoles de non-commmunication, des interrupteurs, pour échapper au contrôle.
Dans Foucault et dans le Pli, il semble que les processus de subjectivation soient observés avec davantage d’attention que dans certaines de vos oeuvres. Le sujet est la limite d’un mouvement continu entre un dedans et un dehors. Quelles conséquences politiques cette conception du sujet a-t-elle ? Si le sujet ne peut pas être résolu dans l’extériorité de la citoyenneté, peut-il instaurer celle-ci dans la puissance et la vie ? Peut-il rendre possible une nouvelle pragmatique militante, à la fois piétàs pour le monde et construction très radicale ? Quelle politique pour prolonger dans l’histoire la splendeur de l’événement et de la subjectivité ? Comment penser une communauté sans fondement mais puissante, sans totalité, mais, comme chez Spinoza, absolue ?
On peut en effet parler de processus de subjectivation quand on considère les diverses manières dont des individus ou des collectivités se constituent comme sujets : de tels processus ne valent que dans la mesure où, quand ils se font, il échappent à la fois aux savoirs constitués et aux pouvoirs dominants. Même si par la suite ils engendrent de nouveaux pouvoirs ou repassent dans de nouveaux savoirs. Mais, sur le moment, ils ont bien une spontanéité rebelle. Il n’y a là nul retour au « sujet », c’est-à-dire à une instance douée de devoirs, de pouvoir et de savoir. Plutôt que processus de subjectivation, on pourrait parler aussi bien de nouveaux types d’événements : des événements qui ne s’expliquent pas par les états de choses qui les suscitent, ou dans lesquels ils retombent. Ils se lèvent un instant, et c’est ce moment-là qui est important, c’est la chance qu’il faut saisir. Ou bien on pourrait parler simplement du cerveau : c’est le cerveau qui est exactement cette limite d’un mouvement continu réversible entre un Dedans et un Dehors, cette membrane entre les deux. De nouveaux frayages cérébraux, de nouvelles manières de penser ne s’expliquent pas par la microchirurgie, c’est au contraire la science qui doit s’efforcer de découvrir ce qu’il peut bien y avoir eu dans le cerveau pour qu’on se mette à penser de telle ou tele manière. Subjectivation, événement ou cerveau, il me semble que c’est un peu la même chose. Croire au monde, c’est ce qui nous manque le plus ; nous avons tout à fait perdu le monde, on nous en a dépossédé. Croire au monde, c’est aussi bien susciter des événements même petits qui échappent au contrôle, ou faire naître de nouveaux espaces-temps, même de surface ou de volume réduits. C’est ce que vous appelez piétàs. C’est au niveau de chaque tentative que se jugent la capacité de résistance ou au contraire la soumission à un contrôle. Il faut à la fois création et peuple.
Gilles Deleuze
Entretien avec Toni Negri publié dans Futur antérieur / 1990
Le lien entre philosophie et anarchisme a longtemps paru défait, si ce n’est infondé. L’anarchisme, expliquait-on, aurait disparu de la scène sociale et politique dans le désastre de la guerre civile espagnole. En outre, à l’inverse du marxisme, la pensée libertaire n’aurait jamais constitué une philosophie digne de ce nom – d’où le désintérêt des philosophes et, a fortiori, des instances académiques (1).
L’anarchisme naît au milieu du XIXe siècle, en même temps que le marxisme, à partir de préoccupations semblables – la question sociale et les mouvements ouvriers –, mais suivant des modalités pratiques et théoriques assez nettement différentes. Sa gestation relève de deux processus distincts. Il y a d’abord une démarche théorique et politique qui lui donne son principal concept : l’anarchie, considérée comme une valeur positive, à la fois pour rendre compte de la réalité du monde et, de manière apparemment plus surprenante, pour dire comment ce monde, d’abord placé sous le signe de la domination et de l’exploitation de l’homme par l’homme, pourrait s’émanciper, affirmer la liberté et l’égalité de tous à travers ce que Pierre-Joseph Proudhon appelle l’anarchie positive. L’originalité de cette naissance tient à ce qu’elle ne dépend pas d’un théoricien unique, contrairement par exemple au marxisme, mais de prises de position multiples et différentes, d’auteurs eux-mêmes très divers dans leurs points de vue, qui se lisent et se reconnaissent mais sans se concerter, ni constituer un groupe, ni se soumettre à l’autorité ou à la maîtrise de l’un d’entre eux.
De ces auteurs, Proudhon est sans doute le plus connu (lire l’Infréquentable Pierre-Joseph Proudhon). C’est lui qui, le premier, en 1840, dans son livre Qu’est-ce que la propriété ?, se réfère positivement et, théoriquement, de façon déterminante à l’idée d’anarchie. C’est également lui qui produit l’œuvre la plus conséquente, ne serait-ce qu’en quantité. Mais, à côté de lui, il faut également citer Max Stirner dont le livre l’Unique et sa propriété (1845) deviendra l’une des références ultérieures de l’anarchisme en train de naître. Ou encore le médecin Ernest Cœurderoy (1825-1862) (2), le colleur de papier peint Joseph Déjacque (1822-1864) (3) et, bien sûr, Mikhaïl Aleksandrovitch Bakounine (1814-1876), un ancien et atypique hégélien de gauche qui, en quelques années, devait non seulement contribuer de façon déterminante au développement de la pensée libertaire mais aussi, en opposition au marxisme, à la naissance de l’anarchisme ouvrier.
Le second berceau de l’anarchisme, du point de vue de la philosophie, se trouve (paradoxalement) là où l’on ne s’attendrait pas à le trouver : dans des pratiques ouvrières et révolutionnaires qui, sous des formes très différentes et pendant un peu plus d’un demi-siècle, de la Ière Internationale à l’écrasement de la révolution espagnole en mai 1937, se manifestent dans la plupart des pays en voie d’industrialisation, en France, en Espagne, en Italie, mais aussi de la Russie aux Pays-Bas, des Etats-Unis au Brésil et à l’Argentine.
Des ouvriers horlogers de la Fédération jurassienne à la puissante Confédération nationale du travail (CNT) espagnole (4), sans cesse renaissants mais sporadiques et de courte durée en raison même de leur radicalité, ces mouvements demeurent mal connus (5). Ils devaient disparaître les uns après les autres, au moment de leur plus grand développement, sous les triples coups de la première guerre mondiale pour l’Europe, de la violente réaction des différents fascismes et autres régimes militaristes qui s’imposent un peu partout dans le monde au cours des années 1920-1930, et enfin de la version du « communisme » qui règne alors à l’ombre de la dictature étatique en Russie.
Il aura fallu attendre les événements dits de Mai 68 et plus généralement le dernier quart du XXe siècle pour que le projet et la pensée libertaires renaissent de leurs cendres. Et ceci, de nouveau, sous l’effet d’un double élan. Celui donné par des mouvements ainsi que par des modes de revendications et d’action (autogestion, assemblées générales, luttes anti-autoritaires) qui, pendant quelques années, traversent un grand nombre de pays ; celui impulsé sur le plan philosophique par une constellation d’approches théoriques originales et diverses, de Jean Baudrillard à Gilles Deleuze en passant par Michel Foucault, Jacques Derrida, Félix Guattari et bien d’autres.
Avec ce que l’on pourrait définir comme un nietzschéisme de gauche, on n’assistait pas seulement à l’émergence d’une pensée émancipatrice capable de faire vaciller cinquante ans d’hégémonie marxiste à gauche. Il devenait également possible de donner sens à l’anarchisme, à sa dimension théorique – un immense corpus de textes, traités, opuscules, ainsi que des inédits souvent hétéroclites, difficilement accessibles et en partie perdus (pour Bakounine) –, mais aussi, et de façon plus surprenante, à un ensemble de mouvements et d’expérimentations libertaires, en particulier ouvriers, dont on commence seulement à percevoir l’importance. Cette rencontre étonnante entre des mobilisations ouvrières et un nietzschéisme de gauche à juste titre dénoncé par ses ennemis sous le nom de « pensée 68″ (6), présente trois caractéristiques singulières.
Le séparatisme, l’autonomie et la distinction, en premier lieu. C’est-à-dire la capacité des opprimés à devenir des maîtres, leur « propre maître » disent les syndicalistes libertaires, en tirant d’eux-mêmes et de leurs mouvements tout ce dont ils ont besoin pour changer le monde. Dans un livre posthume, De la capacité politique des classes ouvrières (alors lu et relu par les militants ouvriers), et dans des termes éminemment nietzschéens, Proudhon explique : « La séparation que je recommande est la condition même de la vie. Se distinguer, se définir, c’est être ; de même que se confondre et s’absorber, c’est se perdre. Que la classe ouvrière se le tienne pour dit : il faut avant tout qu’elle sorte de tutelle et qu’elle agisse désormais exclusivement par elle-même et pour elle-même (7). »
Dans leur lutte pour l’émancipation, les différents mouvements de l’anarchisme ouvrier considèrent en effet n’avoir rien à demander à personne puisqu’ils prétendent « être tout » (comme le soulignent les paroles de l’Internationale). Ils cherchent quelque chose d’entièrement nouveau et que personne ne peut donc leur donner puisque ce sont eux qui l’apportent.
Au second point de rencontre philosophique entre le nietzschéisme de gauche et l’anarchisme ouvrier se trouvent le fédéralisme et le pluralisme. On connaît la conception nietzschéenne de la volonté de puissance, pensée sous la forme d’une pluralité de pulsions, de forces et de désirs. On connaît moins la façon originale dont les différents mouvements ouvriers anarchistes ont donné corps au concept de « force collective » de Proudhon, ce composé de puissances, cette résultante des conflits et de l’association d’une multitude de tendances différentes et contradictoires.
A la volonté de puissance de Nietzsche conçue sous la forme de « complexes de forces en train de s’unir ou de se repousser, de s’associer ou de se dissocier », écrit Michel Haar (8), répondent ainsi, un peu partout dans le monde et pendant plus d’un demi-siècle, la tension, l’équilibre et la multiplicité de pratiques et de modes d’organisation reposant entièrement sur le fédéralisme, la libre association, l’affinité, le contrat toujours révocable. Mais aussi sur la vie intense et mouvementée de processus de masse où chaque être – individu, groupe, syndicat, commune, union ou fédération… – dispose d’une complète autonomie, de la possibilité de toujours pouvoir faire sécession.
A ces deux premières rencontres, au-delà du temps et des mers, entre l’anarchisme pratique et la pensée de Nietzsche, mais aussi de Gottfried Wilhelm Leibniz, de Baruch Spinoza, d’Alfred North Whitehead et de beaucoup d’autres, on peut ajouter une troisième, peut-être la plus importante : l’action directe et le refus de la représentation. Pour l’anarchisme comme pour Nietzsche par exemple, il faut aller au-delà des mensonges et des pièges de la représentation politique ou sociale que les mouvements libertaires ont inlassablement dénoncée et dont Pierre Bourdieu a analysé les ruses et les naïvetés (9).
Comme Nietzsche et avec Bourdieu, l’anarchisme prétend aller aux racines de la domination et mettre au jour les mécanismes de la représentation langagière et symbolique. Là où Dieu, la science et les discours mensongers viennent se confondre avec l’Etat, ce « chien hypocrite, que dénonce Nietzsche, qui aime discourir pour faire croire que sa voix sort du ventre des choses (10) ». Là où, comme l’explique Victor Griffuelhes, un des responsables de la Confédération générale du travail (CGT) française d’avant 1914, « à la confiance dans le Dieu du prêtre, à la confiance dans le pouvoir des politiciens, le syndicalisme substitue la confiance en soi, l’action directe (11)« .
En exprimant ses potentialités révolutionnaires dans le contexte particulier des années 1960 et 1970, la pensée de Mai 68 ne se contente pas de donner sens à cet anarchisme passé qui lui fournit les raisons de sa propre radicalité. Elle contribue à l’inscrire dans une tradition philosophique beaucoup plus vaste, cachée dans les failles d’un ordre royal ou impérial. Comme Nietzsche quelques années plus tard, l’anarchisme est né un jour, quelque part en Europe. Mais comme lui s’étonnant « d’écrire de si bons livres » et aussi de retrouver ses propres idées chez Leibniz et Spinoza, l’idée anarchiste peut à son tour se surprendre de donner sens à l’ensemble de l’histoire humaine, des esclaves révoltés de Spartacus aux ismaéliens réformés du XIIe siècle persan, aux « turbans jaunes » du taoïsme chinois du IIe siècle avant Jésus-Christ, ou aux hussites tchèques du XVe siècle.
L’anarchisme n’est pas une philosophie, pas plus qu’il n’est un programme politique ou un modèle de fonctionnement social et économique. A travers ses multiples visages et sa façon de se faire écho à lui-même, ailleurs, autrefois et à l’intérieur d’une multitude de pratiques différentes, le projet libertaire s’affirme comme un rapport au monde qui diffère radicalement des pratiques, des codes, des perceptions et des représentations existantes. Il les défait au profit d’une recomposition de la totalité de ce qui est, lorsque vie quotidienne, pratiques politiques et sociales, créations artistiques, éthique et exercices de la pensée ne sont plus que diverses occasions d’exprimer et de répéter chacune pour elle-même ce qui les rassemble toutes.
Daniel Colson
Article inédit, le Monde diplomatique / janvier 2009
1 La First Anarchist Studies Network Conference (organisée du 4 au 6 septembre 2008 par le Centre for the Study of International Governance à l’université de Loughborough, Royaume-Uni) témoigne à cet égard d’un renouveau. Les cent cinquante participants étaient originaires de la plupart des pays de langue anglaise, mais aussi de République tchèque, de Pologne, d’Italie, de France, de Finlande, de Grèce, des Pays-Bas, d’Israël, de Turquie, d’Iran et du Danemark.
2 Auteur de Hurrah ! ou La Révolution par les cosaques (1854), Cent Pages, Grenoble, 2000.
3 Cf. le recueil de textes A bas les chefs !, Champ libre, Paris, 1979.
4 Parmi les plus importantes organisations, signalons : en France, la Fédération des Bourses du travail et la Confédération générale du travail (CGT), de la fin du XIXe siècle jusqu’au début des années 1920 ; en Italie, l’Union syndicale italienne (USI), de 1912 à 1922 ; en Espagne, la Confédération nationale du travail (CNT), de 1911 à 1937 ; la Fédération ouvrière régionale d’Argentine (FORA), de 1901 à 1930 ; la CGT portugaise, de 1919 à 1924 ; les Industrials Workers of the Word (IWW), en Amérique du Nord, de 1905 à 1917 ; en Suède, l’Organisation centrale des ouvriers suédois (SAC), de 1910 à 1934 ; en Hollande, le Secrétariat national des travailleurs (NAS), de 1895 au début des années 1920 ; la Libre Union des travailleurs allemands (FAUD), au début des années 1920, etc.
5 Lire Daniel Colson, Anarcho-syndicalisme et communisme, Saint-Etienne, 1920-1925, Atelier de création libertaire, Lyon, 1986, et, sur l’anarchisme ouvrier brésilien, Jacy Alves de Seixas, Mémoire et oubli. Anarchisme et syndicalisme révolutionnaire au Brésil, Maison des sciences de l’homme, Paris, 1992.
6 Luc Ferry et Alain Renaut, la Pensée 68. Essai sur l’antihumanisme contemporain, Gallimard, Paris, 1985.
7 Pierre-Joseph Proudhon, De la capacité politique des classes ouvrières, Librairie Marcel Rivière, Paris, 1924.
8 Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, Gallimard, Paris, 1993.
9 Pierre Bourdieu, la Délégation et le fétichisme politique, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 52-53, Paris, juin 1984.
10 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Œuvres complètes, tome VI, Gallimard, Paris, 1989.
11 Victor Griffuelhes, le Syndicalisme révolutionnaire, la Publication sociale, Paris, 1909.