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Leibniz / Gilles Deleuze (Vincennes, 1980)

Leibniz est un des philosophes qui fait le mieux comprendre une réponse possible à cette question : qu’est-ce que la philosophie ? Qu’est-ce que fait un philosophe ? Ça s’occupe de quoi ? Si on pense que les définitions telles que recherche du vrai, ou recherche de la sagesse, ne sont pas adéquates, est-ce qu’il y a une activité philosophique ? Je veux dire très vite à quoi je reconnais un philosophe dans son activité. On ne peut confronter les activités qu’en fonction de ce qu’elles créent et de leur mode de création. Il faut demander qu’est-ce que crée un menuisier ? Qu’est-ce que créé un musicien ? Qu’est-ce que crée un philosophe ? Un philosophe, c’est pour moi quelqu’un qui crée des concepts. Ça implique beaucoup de choses : que le concept soit quelque chose à créer, que le concept soit le terme d’une création.
Je ne vois aucune possibilité de définir la science si l’on n’indique pas quelque chose qui est créée par et dans la science. Or il se trouve que ce qui est créé par et dans la science, je ne sais pas bien ce que c’est, mais ce ne sont pas des concepts à proprement parler. Le concept de création a été beaucoup plus lié à l’art qu’à la science ou à la philosophie. Qu’est-ce que crée un peintre ? Il crée des lignes et des couleurs. Ça implique que les lignes et les couleurs ne sont pas données, elles sont le terme d’une création. Ce qui est donné, à la limite, on pourrait toujours le nommer un flux. C’est les flux qui sont donnés et la création consiste à découper, organiser, connecter des flux, de telle manière que se dessine ou que se fasse une création autour de certaines singularités extraites des flux.
Un concept, ce n’est pas du tout quelque chose de donné. Bien plus, un concept ce n’est pas la même chose que la pensée: on peut très bien penser sans concept, et même, tous ceux qui ne font pas de philosophie, je crois qu’ils pensent, qu’ils pensent pleinement, mais qu’ils ne pensent pas par concepts – si vous acceptez l’idée que le concept soit le terme d’une activité ou d’une création originale.
Je dirais que le concept, c’est un système de singularités prélevé sur un flux de pensée. Un philosophe, c’est quelqu’un qui fabrique des concepts. Est-ce que c’est intellectuel ? A mon avis, non. Car un concept en tant que système de singularités prélevé sur un flux de pensée… imaginez le flux de pensée universelle comme une espèce de monologue intérieur, le monologue intérieur de tous ceux qui pensent. La philosophie surgit avec l’acte qui consiste à créer des concepts. Pour moi il y a autant de création dans la fabrication d’un concept que dans la création d’un grand peintre ou d’un grand musicien. On peut concevoir aussi un flux acoustique continu (peut-être que ce n’est qu’une idée mais peu importe si cette idée est fondée) qui traverse le monde et qui comprend le silence même. Un musicien, c’est quelqu’un qui prélève sur ce flux quelque chose : des notes? Des agrégats de notes ? Non ? Qu’est-ce qu’on appellera le son nouveau d’un musicien ? Vous sentez bien qu’il ne s’agit pas simplement du système de notes. C’est la même chose pour la philosophie, simplement il ne s’agit pas de créer des sons mais des concepts.
Il n’est pas question de définir la philosophie par une recherche quelconque de la vérité, et pour une raison très simple : c’est que la vérité est toujours subordonnée au système de concepts dont on dispose. Quelle est l’importance des philosophes pour les non-philosophes ? C’est que les non-philosophes ont beau ne pas le savoir, ou faire semblant de s’en désintéresser, qu’ils le veuillent ou pas ils pensent à travers des concepts qui ont des noms propres.
Je reconnais le nom de Kant non pas à sa vie, mais à un certain type de concepts qui sont signés Kant. Dès lors, être disciple d’un philosophe ça peut très bien se concevoir. Si vous êtes dans la situation de vous dire que tel philosophe a signé les concepts dont vous éprouvez le besoin, à ce moment-là vous êtes kantien, leibnizien ou etc.
Il est bien forcé que deux grands philosophes ne soient pas d’accord l’un avec l’autre dans la mesure où chacun crée un système de concepts qui lui sert de référence. Donc il n’y a pas que cela à juger. On peut très bien n’être disciple que localement, que sur tel ou tel point – la philosophie, ça se détache. Vous pouvez être disciple d’un philosophe dans la mesure où vous considérez que vous avez une nécessité personnelle de ce type de concepts. Les concepts sont des signatures spirituelles. Mais ça ne veut pas dire que c’est dans la tête parce que les concepts, c’est aussi des modes de vie – et ce n’est pas par choix ou par réflexion, le philosophe ne réfléchit pas davantage que le peintre ou le musicien – ; les activités se définissent par une activité créatrice et non pas par une dimension réflexive.
Dès lors, qu’est-ce que veut dire: avoir besoin de tel ou tel concept? D’une certaine manière je me dis que les concepts sont des choses tellement vivantes, c’est vraiment des trucs qui ont quatre pattes, ça bouge, quoi. C’est comme une couleur, c’est comme un son. Les concepts, c’est tellement vivant que ce n’est pas sans rapport avec ce qui pourtant paraît le plus loin du concept, à savoir le cri.
D’une certaine manière, le philosophe ce n’est pas quelqu’un qui chante, c’est quelqu’un qui crie. Chaque fois que vous avez besoin de crier, je pense que vous n’êtes pas loin d’une espèce d’appel de la philosophie. Qu’est-ce que ça veut dire que le concept serait une espèce de cri ou une espèce de forme du cri ? C’est ça, avoir besoin d’un concept : avoir quelque chose à crier ! Il faudra trouver le concept de ce cri là… On peut crier mille choses. Imaginez quelqu’un qui crie: « quand même il faut que tout ça ait une raison. » C’est un cri très simple. Dans ma définition : le concept est la forme du cri, on voit tout de suite une série de philosophes qui diraient « oui, oui »! Ce sont les philosophes de la passion, les philosophes du pathos, par distinction avec les philosophes du logos. Par exemple, Kierkegaard, il fonde toute sa philosophie sur des cris fondamentaux.
Mais Leibniz est de la grande tradition rationaliste. Imaginez Leibniz : il y a quelque chose d’effarant. C’est le philosophe de l’ordre ; bien plus, de l’ordre et de la police, dans tous les sens du mot police. Au premier sens du mot police surtout, à savoir l’organisation ordonnée de la cité. Il ne pense qu’en termes d’ordre. En ce sens il est extrêmement réactionnaire, c’est l’ami de l’ordre. Mais très étrangement dans ce goût de l’ordre et pour fonder cet ordre, il se livre à la plus démente création de concept à laquelle on ait pu assister en philosophie. Des concepts échevelés, les concepts les plus exubérants, les plus désordonnés, les plus complexes pour justifier ce qui est. Il faut que chaque chose ait une raison.
En effet il y a deux sortes de philosophes, si vous acceptez cette définition comme quoi la philosophie est l’activité qui consiste à créer des concepts, mais il y a comme deux pôles : il y a ceux qui font une création de concepts très sobre ; ils créent des concepts au niveau de telle singularité bien distinguée des autres, et finalement moi je rêve d’une espèce de quantification des philosophes où on les quantifierait d’après le nombre de concepts qu’ils ont signés ou inventés. Si je me dis : Descartes!, ça c’est le type d’une création de concept très sobre. L’histoire du cogito, historiquement on peut toujours trouver toute une tradition, des précurseurs, mais ça n’empêche pas qu’il y ait quelque chose signé Descartes dans le concept cogito, à savoir (une proposition peut exprimer un concept) la proposition: « Je pense donc je suis » ; c’est un véritable concept nouveau. C’est la découverte de la subjectivité, de la subjectivité pensante. C’est signé Descartes. Bien sûr on pourra toujours chercher chez Saint-Augustin, voir si ce n’était pas déjà préparé – il y a bien sur une histoire des concepts, mais c’est signé Descartes. Descartes, ce n’est pas qu’on en a vite fait le tour ? On peut lui assigner cinq ou six concepts. C’est énorme d’avoir inventé six concepts, mais c’est une création sobre. Et puis il y a les philosophes exaspérés. Pour eux chaque concept couvre un ensemble de singularités, et puis il leur en faut toujours d’autres, toujours d’autres concepts. On assiste à une folle création de concepts. L’exemple typique c’est Leibniz ; il n’en a jamais fini de créer à nouveau quelque chose. C’est tout ça que je voudrais expliquer.
C’est le premier philosophe à réfléchir sur la puissance de la langue allemande quant au concept, en quoi l’allemand est une langue éminemment conceptuelle, et ce n’est pas par hasard que ça peut être aussi une grande langue du cri. Activités multiples – il s’occupe de tout –, très grand mathématicien, très grand physicien, très bon juriste, beaucoup d’activités politiques, toujours au service de l’ordre. Il n’arrête pas, il est très louche. Il y a une visite Leibniz-Spinoza (lui c’est l’anti-Leibniz) : Leibniz fait lire des manuscrits, on imagine Spinoza exaspéré se demandant ce que veut ce type là. Là-dessus quand Spinoza est attaqué Leibniz dit qu’il n’est jamais allé le voir, il dit que c’était pour le surveiller… Abominable. Leibniz est abominable. Dates : 1646-1716. C’est une longue vie, il est à cheval sur plein de choses.
Il a enfin une espèce d’humour diabolique. Je dirais que son système est assez pyramidal. Le grand système de Leibniz a plusieurs niveaux. Aucun de ces niveaux n’est faux, ces niveaux symbolisent les uns avec les autres et Leibniz est le premier grand philosophe à concevoir l’activité et la pensée comme une vaste symbolisation.
Donc tous ces niveaux symbolisent, mais ils sont tous plus ou moins proches de ce qu’on pourrait appeler provisoirement l’absolu. Or ça fait partie de son œuvre même. Suivant le correspondant de Leibniz ou suivant le public auquel il s’adresse, il va présenter tout son système à tel niveau. Imaginez que son système soit fait de niveaux plus ou moins contractés ou plus ou moins détendus ; pour expliquer quelque chose à quelqu’un, il va s’installer à tel niveau de son système. Supposons que le quelqu’un en question soit soupçonné par Leibniz d’avoir une intelligence médiocre : très bien, il est ravi, il s’installe au niveau parmi les plus bas de son système ; s’il s’adresse à quelqu’un de plus intelligent il saute à un autre niveau. Comme ces niveaux font partie implicitement des textes mêmes de Leibniz, ça fait un grand problème de commentaire. C’est compliqué parce que, à mon avis, on ne peut jamais s’appuyer sur un texte de Leibniz si on n’a pas d’abord senti le niveau du système auquel ce texte correspond.
Par exemple, il y a des textes où Leibniz explique ce qu’est selon lui l’union de l’âme et du corps ; bon, c’est à tel ou tel correspondant. A tel autre correspondant il expliquera qu’il n’y a pas de problème de l’union de l’âme et du corps car le vrai problème c’est le problème du rapport des âmes entre elles. Les deux choses ne sont pas du tout contradictoires, c’est deux niveaux du système. Si bien que si on n’évalue pas le niveau d’un texte de Leibniz, alors on aura l’impression qu’il ne cesse pas de se contredire, et en fait il ne se contredit pas du tout. Leibniz, c’est un philosophe très difficile.
Je voudrais donner des titres à chaque partie de ce que j’ai à vous proposer.
Le grand 1) je voudrais l’appeler « une drôle de pensée ». Pourquoi j’appelle ça « une drôle de pensée » ? Et bien parce que parmi les textes de Leibniz il y a un petit texte que Leibniz appelle lui-même Drôle de pensée. Donc je suis autorisé par l’auteur lui-même. Leibniz rêvait beaucoup, il a tout un côté science-fiction absolument formidable, il imaginait tout le temps des institutions. Dans ce petit texte Drôle de pensée il imaginait une institution très inquiétante qui serait l’institution suivante : il faudrait une académie des jeux. A cette époque, aussi bien chez Pascal, chez les autres mathématiciens, chez Leibniz lui-même, se monte la grande théorie des jeux et des probabilités. Leibniz est un des grands fondateurs de la théorie des jeux. Il est passionné par les problèmes mathématiques de jeux, lui-même devait d’ailleurs être très joueur. Il imagine cette académie des jeux qu’il présente comme devant être à la fois – pourquoi à la fois? Parce que suivant le point de vue où on se place pour voir cette institution, ou pour y participer – ce serait à la fois une section de l’académie des sciences, un jardin zoologique et botanique, une exposition universelle, un casino où l’on joue, et une entreprise de contrôle policier. C’est pas mal. Il appelle ça « une drôle de pensée ».
Supposez que je vous raconte une histoire. Cette histoire consiste à prendre un des points centraux de la philosophie de Leibniz, et je vous la raconte comme si c’était la description d’un autre monde, et là aussi je numérote les propositions principales qui vont former une drôle de pensée.

a) Le flux de pensée, de tous temps, entraîne avec lui un fameux principe qui a un caractère très particulier parce que c’est un des seuls principes dont on peut être sûr, et en même temps on ne voit pas du tout ce qu’il nous apporte. Il est certain, mais il est vide. Ce principe célèbre c’est le principe d’identité. Le principe d’identité a un énoncé classique : A est A. Ça c’est sur. Si je dis le bleu est bleu, ou Dieu est Dieu, je ne dis pas par là que Dieu existe, en un sens je suis dans la certitude. Seulement voilà : est-ce que je pense quelque chose quand je dis A est A, ou est-ce que je ne pense pas ? Essayons tout de même de dire ce qu’entraîne ce principe d’identité. Il se présente sous forme d’une proposition réciproque. A est A, ça veut dire : sujet A, verbe être, A attribut ou prédicat, il y a une réciprocité du sujet et du prédicat. Le bleu est bleu, le triangle est triangle, ce sont des propositions vides et certaines. Est-ce que c’est tout ? Une proposition identique est une proposition telle que l’attribut ou le prédicat est le même que le sujet et se réciproque avec le sujet. Il y a un second cas un tout petit peu plus complexe, à savoir que le principe d’identité peut déterminer des propositions qui ne sont pas simplement des propositions réciproques. Il n’y a plus simplement réciprocité du prédicat avec le sujet et du sujet avec le prédicat. Supposez que je dise: « le triangle a trois côtés », ce n’est pas la même chose que dire « le triangle a trois angles ». « Le triangle a trois angles » est une proposition identique parce que réciproque. « Le triangle a trois côtés » c’est un peu différent, ce n’est pas réciproque. Il n’y a pas identité du sujet et du prédicat. En effet, trois côtés ce n’est pas la même chose que trois angles. Et pourtant il y a une nécessité dite logique. C’est une nécessité logique, à savoir que vous ne pouvez pas concevoir trois angles composant une même figure sans que cette figure ait trois côtés. Il n’y a pas réciprocité mais il y a inclusion. Trois côtés sont inclus dans triangle. Inhérence ou inclusion.
De même si je dis que la matière est matière, « »matière est matière « , c’est une proposition identique sous forme d’une proposition réciproque ; le sujet est identique au prédicat. Si je dis que « »la matière est étendue », c’est encore une proposition identique parce que je ne peux pas penser le concept de matière sans y introduire déjà l’étendue. L’étendue est dans la matière. C’est d’autant moins une proposition réciproque que, inversement, peut-être bien que je peux penser une étendue sans rien qui la remplisse, c’est-à-dire sans matière. Ce n’est donc pas une proposition réciproque, mais c’est une proposition d’inclusion ; lorsque je dis « la matière est étendue », c’est une proposition identique par inclusion.
Je dirais donc que les propositions identiques sont de deux sortes: ce sont les propositions réciproques où le sujet et le prédicat sont un seul et même, et les propositions d’inhérence ou d’inclusion où le prédicat est contenu dans le concept du sujet.
Si je dis « cette feuille a un recto et un verso » – bon passons, je supprime mon exemple… A est A c’est une forme vide. Si je cherche un énoncé plus intéressant du principe d’identité, je dirais à la manière de Leibniz que le principe d’identité s’énonce ainsi: toute proposition analytique est vraie.
Qu’est-ce que veut dire analytique ? D’après les exemples que nous venons de voir, une proposition analytique est une proposition telle que soit le prédicat ou l’attribut est identique au sujet, exemple : « le triangle est triangle », proposition réciproque, soit proposition d’inclusion « le triangle a trois côtés », le prédicat est contenu dans le sujet au point que lorsque vous avez conçu le sujet le prédicat y était déjà. Il vous suffit donc d’une analyse pour trouver le prédicat dans le sujet. Jusque là Leibniz comme penseur original n’a pas surgit.

b) Leibniz surgit. Il surgit sous la forme de ce cri très bizarre. Je vais lui donner un énoncé plus complexe que tout à l’heure. Tout ce qu’on dit ce n’est pas de la philosophie, c’est de la pré-philosophie, c’est le terrain sur lequel va s’élever une philosophie très prodigieuse. Leibniz arrive et dit : très bien. Le principe d’identité nous donne un modèle certain. Pourquoi un modèle certain ? Dans son énoncé même, une proposition analytique est vraie si vous attribuez à un sujet quelque chose qui ne fait qu’un avec le sujet lui-même, ou qui se confond, ou qui est déjà contenu dans le sujet. Vous ne risquez pas de vous tromper. Donc toute proposition analytique est vraie.
Le coup de génie pré-philosophique de Leibniz, c’est de dire : voyons la réciproque! Là commence quelque chose d’absolument nouveau et pourtant très simple – il fallait y penser. Et qu’est-ce que ça veut dire « il fallait y penser », ça veut dire qu’il fallait avoir besoin de ça, il fallait que ça réponde à quelque chose d’urgent pour lui. Qu’est-ce que c’est la réciproque du principe d’identité dans son énoncé complexe « toute proposition analytique est vraie » ? La réciproque pose beaucoup plus de problèmes. Leibniz surgit et dit : toute proposition vraie est analytique.
S’il est vrai que le principe d’identité nous donne un modèle de vérité, pourquoi est-ce qu’on achoppe sur la difficulté suivante, à savoir : il est vrai, mais il ne nous fait rien penser. On va forcer le principe d’identité à nous faire penser quelque chose ; on va l’inverser, on va le retourner. Vous me direz que retourner A est A, ça fait A est A. Oui et non. Ça fait A est A dans la formulation formelle qui empêche le retournement du principe. Mais dans la formulation philosophique, qui revient exactement au même pourtant, « toute proposition analytique est une proposition vraie », si vous retournez le principe, « toute proposition vraie est nécessairement analytique », ça veut dire quoi ? Chaque fois que vous formulez une proposition vraie, il faut bien (et c’est là qu’il y a le cri), que vous le vouliez ou non, qu’elle soit analytique, c’est-à-dire qu’elle soit réductible à une proposition d’attribution ou de prédication, et que non seulement elle soit réductible à un jugement de prédication ou d’attribution (le ciel est bleu), mais qu’elle soit analytique, c’est-à-dire que le prédicat soit ou bien réciproque avec le sujet ou bien contenu dans le concept du sujet ? Est-ce que ça va de soi ? Il se lance dans un drôle de truc, et ce n’est pas par goût qu’il dit ça, il en a besoin. Mais il s’engage dans un truc impossible : il lui faudra en effet des concepts complètement déments pour arriver à cette tâche qu’il est en train de se donner. Si toute proposition analytique est vraie, il faut bien que toute proposition vraie soit analytique. Ça ne va pas de soi du tout que tout jugement soit réductible à un jugement d’attribution. Ça ne va pas être facile à montrer. Il se lance dans une analyse combinatoire, comme il le dit lui-même qui est fantastique. Pourquoi ça ne va pas de soi ? « La boîte d’allumettes est sur la table », je dirais que c’est un jugement quoi ? « Sur la table », c’est une détermination spatiale. Je pourrais dire que la boîte d’allumettes est « ici ». « Ici », c’est quoi ? Je dirais que c’est un jugement de localisation. A nouveau je redis des choses très simples, mais elles ont toujours été des problèmes fondamentaux de la logique. C’est juste pour suggérer qu’en apparence tous les jugements n’ont pas pour forme la prédication ou l’attribution. Quand je dis « le ciel est bleu », j’ai un sujet, ciel, et un attribut, bleu. Lorsque je dis « le ciel est là-haut », ou « je suis ici », est-ce que « ici », localisation dans l’espace, est assimilable à un prédicat ? Est-ce que formellement je peux ramener le jugement « je suis ici » à un jugement du type « je suis blond » ? Pas sur que la localisation dans l’espace soit une qualité. Et « 2 + 2 = 4″ c’est un jugement qu’on appelle ordinairement un jugement de relation. Ou si je dis « Pierre est plus petit que Paul », c’est une relation entre deux termes, Pierre et Paul. Sans doute j’oriente cette relation sur Pierre : si je dis « Pierre est plus petit que Paul », je peux dire « Paul est plus grand que Pierre ». Où est le sujet, où est le prédicat ? Voilà exactement le problème qui a agité la philosophie depuis son début. Depuis qu’il y a de la logique on s’est demandé dans quelle mesure le jugement d’attribution pouvait être considéré comme la forme universelle de tout jugement possible, ou bien un cas de jugement parmi d’autres. Est-ce que je peux traiter « plus petit que Paul » comme un attribut de Pierre ? Pas sûr. Il n’y a rien d’évident. Peut-être qu’il faut distinguer des types de jugements très différents les uns des autres, à savoir : jugement de relation, jugement de localisation spatio-temporelle, jugement d’attribution, et bien d’autres encore : jugement d’existence. Si je dis « Dieu existe », est-ce que je peux le traduire formellement sous la forme de « Dieu est existant », existant étant un attribut ? Est-ce que je peux dire que « Dieu existe » est un jugement de la même forme que « Dieu est tout puissant » ? Sans doute pas, car je ne peux dire « Dieu est tout puissant » qu’en rajoutant « oui, s’il existe ». Est-ce que Dieu existe ? Est-ce que l’existence est un attribut ? Pas sûr.
Vous voyez donc qu’en lançant l’idée que toute proposition vraie doit être d’une manière ou d’une autre une proposition analytique, c’est-à-dire identique, Leibniz se donne déjà une tâche très dure ; il s’engage à montrer de quelle manière toutes les propositions peuvent être ramenées au jugement d’attribution, à savoir les propositions qui énoncent des relations, les propositions qui énoncent des existences, les propositions qui énoncent des localisations, et que, à la limite ici, exister, être en relation avec, peuvent être traduits comme l’équivalent d’attribut du sujet.
Doit surgir dans votre cerveau l’idée d’une tâche infinie. Supposons que Leibniz y arrive ; quel monde va en sortir? Quel monde très bizarre ? Qu’est-ce que c’est que ce monde où je peux dire « toute proposition vraie est analytique » ? Vous vous rappelez bien que ANALYTIQUE c’est une proposition où le prédicat est identique au sujet ou bien est inclus dans le sujet. Ça va être bizarre un tel monde.
Qu’est-ce que c’est la réciproque du principe d’identité ? Le principe d’identité, c’est donc toute proposition vraie est analytique ; non l’inverse – toute proposition analytique est vraie. Leibniz dit qu’il faut un autre principe, c’est la réciproque : toute proposition vraie est nécessairement analytique. Il lui donnera un nom très beau : principe de raison suffisante. Pourquoi raison suffisante ? Pourquoi est-ce qu’il pense être en plein dans son cri à lui ? IL FAUT BIEN QUE TOUT AIT UNE RAISON. Le principe de raison suffisante peut s’énoncer ainsi : quoiqu’il arrive à un sujet, que ce soient des déterminations d’espace et de temps, de relation, événement, quoiqu’il arrive à un sujet il faut bien que ce qui arrive, c’est-à-dire ce qu’on dit de lui avec vérité, il faut bien que tout ce qui se dit d’un sujet soit contenu dans la notion du sujet.
Il faut bien que tout ce qui arrive à un sujet soit déjà contenu dans la notion du sujet. La notion de « notion » va être essentielle. Il faut bien que « bleu » soit contenu dans la notion du ciel. Pourquoi est-ce le principe de raison suffisante ? Parce que s’il en est ainsi, chaque chose à une raison ; la raison c’est précisément la notion même en tant qu’elle contient tout ce qui arrive au sujet correspondant. Dès lors tout a une raison.
Raison = la notion du sujet en tant que cette notion contient tout ce qui se dit avec vérité de ce sujet. Voilà le principe de raison suffisante qui est donc juste la réciproque du principe d’identité. Plutôt que de chercher des justifications abstraites je me demande quel bizarre monde va naître de tout ça ? Un monde avec des couleurs très bizarres si je reprends ma métaphore avec la peinture. Un tableau signé Leibniz. Toute proposition vraie doit être analytique ou encore une fois tout ce que vous dites avec vérité d’un sujet doit être contenu dans la notion du sujet. Sentez que ça devient déjà fou, il en a pour la vie à travailler. Qu’est-ce que ça veut dire, la notion ? Ça c’est signé Leibniz. Tout comme il y a une conception hégélienne du concept, il y a une conception leibnizienne du concept.

c) Encore une fois mon problème, c’est quel monde va surgir et dans ce petit c) je voudrais commencer à montrer que, à partir de là, Leibniz va créer des concepts vraiment hallucinants. C’est vraiment un monde hallucinatoire. Si vous voulez penser les rapports de la philosophie à la folie, par exemple, il y a des pages très faibles de Freud sur le rapport intime de la métaphysique avec le délire. On ne peut saisir la positivité de ces rapports que par une théorie du concept, et la direction où je voudrais aller, ce serait le rapport du concept avec le cri. Je voudrais vous faire sentir cette présence d’une espèce de folie conceptuelle dans cet univers de Leibniz tel qu’on va le voir naître. C’est une douce violence, laissez vous aller. Il ne s’agit pas de discuter. Comprenez la bêtise des objections.
Je fais une parenthèse pour compliquer. Vous savez qu’il y a un philosophe postérieur à Leibniz qui a dit que la vérité c’est celle des jugements synthétiques ? Il s’oppose à Leibniz. D’accord ! Qu’est-ce que ça peut nous faire ? C’est Kant. Il ne s’agit pas de dire qu’ils ne sont pas d’accord l’un avec l’autre. Quand je dis ça, je crédite Kant d’un nouveau concept qui est le jugement synthétique. Il fallait l’inventer ce concept, et c’est Kant qui l’invente. Dire que les philosophes se contredisent c’est une phrase de débile, c’est comme si vous disiez que Velasquez n’est pas d’accord avec Giotto, c’est vrai – c’est même pas vrai, c’est un non sens. Toute proposition vraie doit être analytique, c’est-à-dire telle qu’elle attribue quelque chose à un sujet et que l’attribut doit être contenu dans la notion du sujet. Prenons un exemple. Je ne me demande pas si c’est vrai, je me demande ce que ça veut dire. Prenons un exemple de proposition vraie. Une proposition vraie ça peut être une proposition élémentaire concernant un événement qui a eu lieu. Prenons les exemples de Leibniz lui-même: « CÉSAR A FRANCHI LE RUBICON. »
C’est une proposition. Elle est vraie ou nous avons de fortes raisons de supposer qu’elle est vraie. Autre proposition: « ADAM A PÉCHÉ. »
Voilà une proposition hautement vraie. Qu’est-ce que vous voulez dire à ça ? Vous voyez que toutes ces propositions choisies par Leibniz comme exemples fondamentaux, ce sont des propositions événementielles, il ne se donne pas la tâche facile. Il va nous dire ceci : puisque cette proposition est vraie, il faut bien, que vous le vouliez ou non, il faut bien que le prédicat « franchir le Rubicon », si la proposition est vraie, or elle est vraie, il faut bien que ce prédicat soit contenu dans la notion de César. Pas dans César lui-même, dans la notion de César. La notion du sujet contient tout ce qui arrive à un sujet, c’est-à-dire tout ce qui se dit du sujet avec vérité.
Dans « Adam a péché », péché à tel moment appartient à la notion d’Adam. Franchir le Rubicon appartient à la notion de César. Je dirais que là Leibniz lance un de ses premiers grands concepts, le concept d’inhérence. Tout ce qui se dit avec vérité de quelque chose est inhérent à la notion de ce quelque chose. C’est le premier aspect ou le développement de la raison suffisante.

d) Quand on dit ça on ne peut plus s’arrêter. Quand on a commencé dans le domaine du concept, on ne peut pas s’arrêter. Dans le domaine des cris, il y a un cri fameux d’Aristote. Le grand Aristote qui, d’ailleurs, a exercé sur Leibniz une très forte influence, lâche à un moment dans la Métaphysique une formule très belle : « il faut bien s’arrêter » (anankéstenai). C’est un grand cri. C’est le philosophe devant le gouffre de l’enchaînement des concepts. Leibniz s’en fout, il ne s’arrête pas. Pourquoi ? Si vous reprenez la proposition c), tout ce que vous attribuez à un sujet doit être contenu dans la notion de ce sujet. Mais ce que vous attribuez avec vérité à un sujet quelconque dans le monde, que ce soit César, il suffit que vous lui attribuiez une seule chose avec vérité pour que vous vous aperceviez avec effroi que, dès ce moment-là, vous êtes forcé de fourrer dans la notion du sujet, non seulement la chose que vous lui attribuez avec vérité, mais la totalité du monde.
Pourquoi ? En vertu d’un principe bien connu qui n’est pas du tout le même que celui de raison suffisante. C’est le simple principe de causalité. Car enfin le principe de causalité va à l’infini, c’est là son propre. Et c’est un infini très particulier puisque en fait il va à l’indéfini. A savoir que le principe de causalité dit que toute chose a une cause, ce qui est très différent de toute chose a une raison. Mais la cause c’est une chose, et elle a à son tour une cause, etc., etc. Je peux faire la même chose, à savoir que toute cause a un effet et cet effet est à son tour cause d’effets. C’est donc une série indéfinie de causes et d’effets. Quelle différence y-a-t-il entre la raison suffisante et la cause ? On comprend très bien. La cause n’est jamais suffisante. Il faut dire que le principe de causalité pose une cause nécessaire, mais pas suffisante. Il faut distinguer la cause nécessaire et la raison suffisante. Qu’est-ce qui les distingue de toute évidence, c’est que la cause d’une chose c’est toujours autre chose. La cause de A c’est B, la cause de B c’est C, etc. Série indéfinie des causes. La raison suffisante, ce n’est pas du tout autre chose que la chose. La raison suffisante d’une chose, c’est la notion de la chose. Donc la raison suffisante exprime le rapport de la chose avec sa propre notion tandis que la cause exprime le rapport de la chose avec autre chose. C’est limpide.

e) Si vous dites que tel événement est compris dans la notion de César, « franchir le Rubicon » est compris dans la notion de César. Vous ne pouvez pas vous arrêtez, en quel sens? C’est que, de cause en cause et d’effet en effet, c’est à ce moment-là la totalité du monde qui doit être compris dans la notion de tel sujet. Ça devient curieux, voilà que le monde passe à l’intérieur de chaque sujet, ou de chaque notion de sujet. En effet, franchir le Rubicon ça a une cause, cette cause a elle-même de multiples causes, de cause en cause, en cause de cause et en cause de cause de cause. C’est toute la série du monde qui y passe, du moins la série antécédente. Et en plus, franchir le Rubicon, ça a des effets. Si j’en reste à de gros effets : instauration d’un empire romain. L’empire romain à son tour ça a des effets, nous dépendons directement de l’empire romain. De cause en cause et d’effet en effet, vous ne pouvez pas dire tel événement est compris dans la notion de tel sujet sans dire que, dès lors, le monde entier est compris dans la notion de tel sujet.
Il y a bien un caractère trans-historique de la philosophie. Qu’est-ce que ça veut dire être leibnizien en 1980 ? Il y en a bien, en tous cas c’est possible qu’il y en ait.
Si vous avez dit, conformément au principe de raison suffisante, que ce qui arrive à tel sujet, et qui le concerne personnellement – donc ce que vous attribuez de lui avec vérité, avoir les yeux bleus, franchir le Rubicon, etc. – appartient à la notion du sujet, c’est-à-dire est compris dans cette notion du sujet, vous ne pouvez pas vous arrêter, il faut dire que ce sujet contient le monde entier. Ça n’est plus le concept d’inhérence ou d’inclusion, c’est le concept d’expression qui, chez Leibniz, est un concept fantastique. Leibniz s’exprime sous la forme : la notion du sujet exprime la totalité du monde.
Son propre « franchir le Rubicon » s’étend à l’infini en arrière et en avant par le double jeu des causes et des effets. Mais alors, il est temps de parler pour notre compte, peu importe ce qui nous arrive et l’importance de ce qui nous arrive. Il faut bien dire que c’est chaque notion de sujet qui contient ou exprime la totalité du monde. C’est-à-dire chacun de vous, moi, qui exprime ou contient la totalité du monde. Tout comme César. Ni plus ni moins. Ça se complique, pourquoi? Grand danger : si chaque notion individuelle, si chaque notion de sujet exprime la totalité du monde, ça veut dire qu’il n’y a qu’un seul sujet, un sujet universel, et que vous, moi, César on ne serait que des apparences de ce sujet universel. Ce serait une possibilité de dire ça : il y aurait un seul sujet qui exprimerait le monde.
Pourquoi Leibniz ne peut-il pas dire ça? Il n’a pas le choix. Ce serait se renier. Tout ce qu’il a fait précédemment avec le principe de raison suffisante, ça allait dans quel sens ? C’était, à mon avis, la première grande réconciliation du concept et de l’individu. Leibniz était en train de construire un concept du concept tel que le concept et l’individu devenaient enfin adéquats l’un à l’autre. Pourquoi ?
Que le concept aille jusqu’à l’individuel, pourquoi est-ce nouveau ? Jamais personne n’avait osé. Le concept, c’est quoi ? Ça se définit par l’ordre de la généralité. Il y a concept quand il y a une représentation qui s’applique à plusieurs choses. Mais que le concept et l’individu s’identifient, jamais on n’avait fait ça. Jamais une voix n’avait retenti dans le domaine de la pensée pour dire que le concept et l’individu, c’est la même chose.
On avait toujours distingué un ordre du concept qui renvoyait à la généralité et un ordre de l’individu qui renvoyait à la singularité. Bien plus, on avait toujours considéré comme allant de soi que l’individu n’était pas comme tel compréhensible par le concept. On avait toujours considéré que le nom propre n’était pas un concept. En effet, « chien » est bien un concept, « Médor » n’est pas un concept. Il y a bien une canéité de tous les chiens, comme disent certains logiciens dans un langage splendide, mais il n’y a pas une médorité de tous les Médors.
Leibniz est le premier à dire que les concepts sont des noms propres, c’est-à-dire que les concepts sont des notions individuelles.
Il y a un concept de l’individu comme tel. Donc, vous voyez que Leibniz ne peut pas se rabattre sur la proposition puisque toute proposition vraie est analytique ; le monde est donc contenu dans un seul et même sujet qui serait un sujet universel. Il ne peut pas puisque son principe de raison suffisante impliquait que ce qui était contenu dans un sujet – donc ce qui était vrai, ce qui était attribuable à un sujet – était contenu dans un sujet à titre de sujet individuel. Donc il ne peut pas se donner une espèce d’esprit universel. Il faut qu’il reste fixé à la singularité, à l’individu comme tel. Et en effet, ce sera une des grandes originalités de Leibniz, la formule perpétuelle chez lui : la substance (pas de différence entre substance et sujet chez lui), la substance est individuelle.
C’est la substance César, c’est la substance vous, la substance moi, etc. Question urgente dans mon petit d) puisqu’il s’est barré la voie d’invoquer un esprit universel dans lequel le monde sera inclus… d’autres philosophes invoqueront un esprit universel. Il y a même un texte très court de Leibniz, qui a comme titre Considérations sur l’esprit universel, où il va montrer en quoi il y a bien un esprit universel, Dieu, mais que ça n’empêche pas que les substances soient individuelles. Donc irréductibilité des substances individuelles.
Puisque chaque substance exprime le monde, ou plutôt chaque notion substantielle, chaque notion d’un sujet, puisque chacune exprime le monde, vous exprimez le monde, de tout temps. On se dit que, en effet, il en a pour la vie parce que l’objection lui tombe sur le dos tout de suite, on lui dit : mais alors, la liberté? Si tout ce qui arrive à César est compris dans la notion individuelle de César, si le monde entier est compris dans la notion universelle de César, César, en franchissant le Rubicon, ne fait que dérouler – mot curieux, devolvere, qui arrive tout le temps chez Leibniz – ou expliquer (c’est la même chose), c’est-à-dire à la lettre déplier, comme vous dépliez un tapis. C’est la même chose : expliquer, déplier, dérouler. Donc franchir le Rubicon comme événement ne fait que dérouler quelque chose qui était compris de tous temps dans la notion de César. Vous voyez que c’est un vrai problème.
César franchit le Rubicon en telle année, mais qu’il franchisse le Rubicon en telle année, c’était compris de tout temps dans sa notion individuelle. Donc, où est-elle cette notion individuelle ? Elle est éternelle. Il y a une vérité éternelle des événements datés. Mais alors, et la liberté ? Tout le monde lui tombe dessus. La liberté, c’est très dangereux en régime chrétien. Alors Leibniz fera une petit opuscule, De la liberté, où il expliquera ce que c’est que la liberté. Ça va être une drôle de chose la liberté pour lui. Mais on laisse ça de côté pour le moment.
Mais qu’est-ce qui distingue un sujet d’un autre ? Ça, on ne peut pas le laisser de côté pour le moment, sinon notre courant est coupé. Qu’est-ce qui va distinguer vous et César puisque l’un comme l’autre vous exprimez la totalité du monde, présent, passé et à venir? C’est curieux ce concept d’expression. C’est là qu’il lance une notion très riche.

e) Ce qui distingue une substance individuelle d’une autre, ce n’est pas difficile. D’une certaine manière, il faut que ce soit irréductible. Il faut que chacun, chaque sujet, pour chaque notion individuelle, chaque notion de sujet comprend la totalité du monde, exprime ce monde total, mais d’un certain point de vue. Et là commence une philosophie perspectiviste. Et ce n’est pas rien. Vous me direz : qu’est-ce qu’il y a de plus banal que l’expression « un point de vue » ? Si la philosophie c’est créer des concepts, qu’est-ce que c’est que créer des concepts? En gros, ce sont des formules banales. Les grands philosophes ont chacun des formules banales auxquelles ils font des clins d’œil. Un clin d’oeil du philosophe c’est, à la limite, prendre une formule banale et se marrer, vous ne savez pas ce que je vais mettre dedans. Faire une théorie du point de vue, qu’est-ce que ça implique ? Est-ce que ça pouvait être fait n’importe quand ? Est-ce que c’est par hasard que c’est Leibniz qui fait la première grande théorie à tel moment ? Au moment où le même Leibniz crée un chapitre de géométrie particulièrement fécond, la géométrie dite projective. Est-ce que c’est par hasard que c’est à l’issue d’une époque où se sont élaborées, en architecture comme en peinture, toutes sortes de techniques de perspectives ? On retient juste ces deux domaines qui symbolisent avec ça : l’architecture-peinture et la perspective en peinture d’une part, et d’autre part la géométrie projective. Comprenez où veut en venir Leibniz. Il va dire que chaque notion individuelle exprime la totalité du monde, oui, mais d’un certain point de vue.
Qu’est-ce que ça veut dire ? Autant ce n’est rien banalement, pré-philosophiquement, autant là aussi il ne peut plus s’arrêter. Ça l’engage à montrer que ce qui constitue la notion individuelle en tant qu’individuelle, c’est un point de vue. Et que donc le point de vue est plus profond que celui qui s’y place.
Il faudra bien qu’il y ait, au fond de chaque notion individuelle, un point de vue qui définit la notion individuelle. Si vous voulez, le sujet est second par rapport au point de vue. Et bien, dire ça, ce n’est pas de la tarte, ce n’est pas rien.
Il fonde une philosophie qui trouvera son nom chez un autre philosophe qui tend la main à Leibniz par dessus les siècles, à savoir Nietzsche. Nietzsche dira : ma philosophie, c’est le perspectivisme. Le perspectivisme, vous comprenez que ça devient idiot ou banal à pleurer si ça consiste à dire que tout est relatif au sujet ; ou tout est relatif. Tout le monde le dit ; ça fait partie des propositions qui ne font de mal à personne puisqu’elle [n’ont] pas de sens. Mais ça fait de la conversation. Tant que je prends la formule comme signifiant tout dépend du sujet, ça ne veut rien dire, j’ai causé, comme on dit…

(…)
(fin de la bande)
(…)

… ce qui me fait moi = moi, c’est un point de vue sur le monde. Leibniz ne pourra pas s’arrêter, il faudra qu’il aille jusqu’à une théorie du point de vue telle que le sujet est constitué par le point de vue et non pas le point de vue constitué par le sujet. Quand, en plein XIXe siècle, Henry James renouvelle les techniques du roman par un perspectivisme, par une mobilisation de points de vue, là aussi chez James, ce n’est pas les points de vue qui s’expliquent par les sujets, c’est l’inverse, c’est les sujets qui s’expliquent par les points de vue. Une analyse des points de vue comme raison suffisante des sujets, voilà la raison suffisante du sujet. La notion individuelle, c’est le point de vue sous lequel l’individu exprime le monde. C’est beau et c’est même poétique. James a des techniques suffisantes pour qu’il n’y ait pas de sujet ; devient tel ou tel sujet celui qui est déterminé à être à tel point de vue. C’est le point de vue qui explique le sujet et pas l’inverse.
Leibniz : « Toute substance individuelle est comme un monde entier et comme un miroir de Dieu ou bien de tout l’univers qu’elle exprime chacune à sa façon : à peu près comme une même ville est diversement représentée selon les différentes situations de celui qui la regarde. Ainsi l’univers est en quelque façon multiplié autant de fois qu’il y a de substances, et la gloire de Dieu est redoublée de même par autant de représentations toutes différentes de son [...]. Il parle comme un cardinal. » On peut même dire que toute substance porte en quelque façon le caractère de la sagesse infinie et de toute la puissance de Dieu, et limite autant qu’elle est susceptible.
Dans ce e) je dis que le nouveau concept de point de vue est plus profond que celui d’individu et de substance individuelle. C’est le point de vue qui définira l’essence. L’essence individuelle. Il faut croire que, à chaque notion individuelle correspond un point de vue. Mais ça se complique parce que ce point de vue vaudrait de la naissance à la mort de l’individu. Ce qui nous définirait, c’est un certain point de vue sur le monde.
Je disais que Nietzsche retrouvera cette idée. Il ne l’aimait pas mais qu’est-ce qu’il lui a pris… La théorie du point de vue, c’est une idée de la Renaissance. Le Cardinal de Cuses, très grand philosophe de la Renaissance, invoque le portrait changeant d’après le point de vue. Du temps du fascisme italien on voyait un portrait très curieux un peu partout : de face il représentait Mussolini, de droite il représentait son gendre, et si on se mettait à gauche, ça représentait le roi.
L’analyse des points de vue, en mathématiques – et c’est encore Leibniz qui fait faire à ce chapitre des mathématiques un progrès considérable sous le nom d’analysis situs – [et] c’est évident que c’est lié à la géométrie projective. Il y a une espèce d’essentialité, d’objectité du sujet, et l’objectité, c’est le point de vue. Concrètement que chacun exprime le monde à son propre point de vue, qu’est-ce que ça veut dire ? Leibniz ne recule pas devant les concepts les plus étranges. Je ne peux même plus dire « de son propre point de vue ». Si je disais « de son propre point de vue », je ferais dépendre le point de vue du sujet préalable, or c’est l’inverse. Mais qu’est-ce qui détermine ce point de vue ? Leibniz : comprenez, chacun de nous exprime la totalité du monde, seulement il l’exprime obscurément et confusément. Obscurément et confusément ça veut dire quoi dans le vocabulaire de Leibniz ? Ça veut dire que c’est bien en lui la totalité du monde mais sous forme de petite perception. Les petites perceptions. Est-ce par hasard que Leibniz est un des inventeurs du calcul différentiel ? Ce sont des perceptions infiniment petites, en d’autres termes des perceptions inconscientes. J’exprime tout le monde, mais obscurément et confusément, comme une clameur.
Plus tard on verra pourquoi est-ce que c’est lié au calcul différentiel, mais sentez que les petites perceptions ou l’inconscient c’est comme des différentiels de la conscience, c’est des perceptions sans conscience. Pour la perception consciente, Leibniz se sert d’un autre mot : l’aperception.
L’aperception, apercevoir, c’est la perception consciente, et la petite perception, c’est la différentielle de la conscience qui n’est pas donnée dans la conscience. Tous les individus expriment la totalité du monde obscurément et confusément. Alors, qu’est-ce qui distingue un point de vue d’un autre point de vue ? En revanche, il y a une petite portion du monde que j’exprime clairement et distinctement, et chaque sujet, chaque individu a sa petite portion à lui, en quel sens ? Celui en ce sens très précis que cette portion du monde que j’exprime clairement et distinctement, tous les autres sujets l’expriment aussi, mais confusément et obscurément.
Ce qui définit mon point de vue, c’est comme une espèce de projecteur qui, dans la rumeur du monde obscur et confus, garde une zone limitée d’expression claire et distincte. Si débile que vous soyez, si insignifiants que nous soyons, nous avons notre petit truc, même la pure vermine a son petit monde: elle n’exprime pas grand chose clairement et distinctement, mais elle a sa petite portion. Les personnages de Beckett, c’est des individus : tout est confus, des rumeurs, ils ne comprennent rien, ce sont des loques ; il y a la grande rumeur du monde. Si lamentables qu’ils soient dans leur poubelle, ils ont une petite zone à eux. Ce que le grand Molloy appelle « mes propriétés ». Il ne bouge plus, il a son petit crochet et, dans un rayon de 1 mètre, avec son crochet, il tire des trucs, ses propriétés. C’est la zone claire et distincte qu’il exprime. On en est tous là. Mais notre zone est plus ou moins grande, et encore c’est pas sûr, mais c’est jamais la même. Ce qui fait le point de vue, c’est quoi ? C’est la proportion de la région du monde exprimée clairement et distinctement par un individu par rapport à la totalité du monde exprimée obscurément et confusément. C’est ça le point de vue.
Leibniz a une métaphore qu’il aime : vous êtes près de la mer et vous écoutez les vagues. Vous écoutez la mer et vous entendez le bruit d’une vague. J’entends le bruit d’une vague, i.e. j’ai une aperception : je distingue une vague. Et Leibniz dit : vous n’entendriez pas la vague si vous n’aviez pas une petite perception inconsciente du bruit de chaque goutte d’eau qui glisse l’une par rapport à l’autre, et qui font l’objet de petites perceptions. Il y a la rumeur de toutes les gouttes d’eau, et vous avez votre petite zone de clarté, vous saisissez clairement et distinctement une résultante partielle de cet infini de gouttes, de cet infini de rumeur, et vous en faites votre petit monde à vous, votre propriété à vous.
Chaque notion individuelle a son point de vue, c’est-à-dire que de ce point de vue elle prélève sur l’ensemble du monde qu’il exprime une portion déterminée d’expression claire et distincte. Deux individus étant donnés, vous avez deux cas : ou bien leurs zones ne communiquent absolument pas, et ne symbolisent pas l’une avec l’autre – il n’y a pas seulement des communications directes, on peut concevoir qu’il y ait des analogies – et à ce moment-là on a rien à se dire ; ou bien c’est comme deux cercles qui se coupent : il y a une toute petite zone commune ; là on peut faire quelque chose ensemble. Leibniz peut donc dire avec une grande force qu’il n’y a pas deux substances individuelles identiques, il n’y a pas deux substances individuelles qui aient le même point de vue ou qui aient exactement la même zone claire et distincte d’expression. Et enfin, coup de génie de Leibniz : qu’est-ce qui va définir la zone d’expression claire et distincte que j’ai? J’exprime la totalité du monde mais je n’en exprime clairement et distinctement qu’une portion réduite, une portion finie. Ce que j’exprime clairement et distinctement, nous dit Leibniz, c’est ce qui a trait à mon corps. C’est la première fois qu’intervient cette notion de corps. On verra ce que ça veut dire ce corps, mais ce que j’exprime clairement et distinctement c’est ce qui affecte mon corps. Donc, c’est bien forcé que je n’exprime pas clairement et distinctement le passage du Rubicon– ça, ça concernait le corps de César. Il y a quelque chose qui concerne mon corps et que je suis seul à exprimer clairement et distinctement, sur fond de cette rumeur qui couvre tout l’univers.

f) Dans cette histoire de la ville, il y a une difficulté. Il y a différents points de vue – très bien. Ces points de vue préexistent au sujet qui s’y place, très bien. A ce moment, le secret du point de vue est mathématique ; il est géométrique et non pas psychologique. C’est tout au moins un psycho-géométral. Leibniz c’est un homme de notion, ce n’est pas un homme de psychologie. Mais tout me pousse à dire que la ville existe hors des points de vue. Mais dans mon histoire de monde exprimé, de la manière dont on est parti, le monde n’a aucune existence en dehors du point de vue qui l’exprime– le monde n’existe pas en soi. Le monde c’est uniquement l’exprimé commun de toutes les substances individuelles, mais l’exprimé n’existe pas hors de ce qui l’exprime. Le monde n’existe pas en soi, le monde, c’est uniquement l’exprimé.
Le monde entier est contenu dans chaque notion individuelle, mais il n’existe que dans cette inclusion. Il n’a pas d’existence au dehors. C’est en ce sens que Leibniz sera souvent, et pas à tort, du côté des idéalistes : il n’y a pas de monde en soi, le monde n’existe que dans les substances individuelles qui l’expriment. C’est l’exprimé commun de toutes les substances individuelles. C’est l’exprimé de toutes les substances individuelles, mais l’exprimé n’existe pas hors des substances qui l’expriment. C’est un vrai problème !
Qu’est-ce qui distingue ces substances ? C’est qu’elles expriment toutes le même monde, mais elles n’expriment pas la même portion claire et distincte. C’est comme un jeu d’échecs. Le monde n’existe pas. C’est la complication du concept d’expression. Que va donner cette dernière difficulté. Encore faut-il que toutes les notions individuelles expriment le même monde. Alors c’est curieux– c’est curieux, parce qu’en vertu du principe d’identité qui nous permet de déterminer ce qui est contradictoire, c’est-à-dire ce qui est impossible –, c’est A n’est pas A. C’est contradictoire.Exemple : le cercle carré. Un cercle carré, c’est un cercle qui n’est pas un cercle. Donc à partir du principe d’identité, je peux avoir un critère de la contradiction. Selon Leibniz je peux démontrer que 2 + 2 ne peuvent pas faire 5, je peux démontrer qu’un cercle ne peut pas être carré. Tandis que, au niveau de la raison suffisante, c’est bien plus compliqué. Pourquoi ? Parce que Adam non pécheur, César ne franchissant pas le Rubicon, ce n’est pas comme cercle carré. Adam non pécheur, ce n’est pas contradictoire. Sentez comme il va essayer de sauver la liberté, une fois qu’il s’est mis dans une bien mauvaise situation pour la sauver. Ce n’est pas du tout impossible : César aurait pu ne pas franchir le Rubicon, tandis qu’un cercle ne peut pas être carré– là il n’y a pas de liberté. Alors, à nouveau on est coincé, à nouveau il va falloir à Leibniz un nouveau concept et, de tous ses concepts fous, ce sera sans doute le plus fou. Adam aurait pu ne pas pécher, donc en d’autres termes les vérités régies par le principe de raison suffisante ne sont pas du même type que les vérités régies par le principe d’identité, pourquoi ? Parce que les vérités régies par le principe d’identité sont telles que leur contradictoire est impossible, tandis que les vérités régies par le principe de raison suffisante ont un contradictoire possible : Adam non pécheur est possible.
C’est même tout ce qui distingue, selon Leibniz, les vérités dites d’essence et les vérités dites d’existence. Les vérités d’existence ce sont telles que leur contradictoire est possible. Comment Leibniz va-t-il se tirer de cette dernière difficulté : comment est-ce qu’il peut maintenir à la fois tout ce qu’Adam a fait est contenu de tout temps dans sa notion individuelle [et pourra Adam non pécheur était possible] ? Il semble coincé, c’est délicieux parce que à cet égard les philosophes c’est un peu comme des chats, c’est quand ils sont coincés qu’ils se dégagent, ou c’est comme un poisson : c’est le concept devenu poisson. Il va nous raconter la chose suivante : que Adam non pécheur c’est parfaitement possible, comme César n’ayant pas franchi le Rubicon ; tout ça est possible mais ça ne s’est pas produit parce que, si c’est possible en soi, c’est incompossible.
Voilà qu’il crée le concept logique très étrange d’incompossibilité. Au niveau des existences il ne suffit pas qu’une chose soit possible pour exister, encore faut-il savoir avec quoi elle est compossible.
Adam non pécheur, alors qu’il est possible en lui-même, est incompossible avec le monde qui existe. Adam aurait pu ne pas pécher, oui, mais à condition qu’il y ait un autre monde. Vous voyez que l’inclusion du monde dans la notion individuelle, et le fait que autre chose était possible, il concilie du coup, avec la notion de compossibilité, Adam non pécheur fait partie d’un autre monde. Adam non pécheur aurait été possible, mais ce monde n’a pas été choisi. Il est incompossible avec le monde existant. Il n’est compossible qu’avec d’autres mondes possibles qui ne sont pas passés à l’existence.
Pourquoi est-ce ce monde là qui est passé à l’existence? Leibniz explique ce qu’est, selon lui, la création des mondes par Dieu, et on voit bien en quoi c’est une théorie des jeux : Dieu, dans son entendement, conçoit une infinité de mondes possibles, seulement ces mondes possibles ne sont pas compossibles les uns avec les autres, et forcément parce que c’est Dieu qui choisit le meilleur. Il choisit le meilleur des mondes possibles. Et il se trouve que le meilleur des mondes possibles implique Adam pécheur. Pourquoi? Ça va être affreux. Ce qui est intéressant logiquement, c’est la création d’un concept propre de compossiblité pour désigner une sphère logique plus restreinte que celle de la possibilité logique. Pour exister il ne suffit pas que quelque chose soit possible, il faut encore que cette chose soit compossible avec les autres qui constituent le monde réel.
Dans une formule célèbre de la Monadologie, Leibniz dit que les notions individuelles sont sans portes ni fenêtres. Ça vient corriger la métaphore de la ville. Sans portes ni fenêtres, ça veut dire qu’il n’y a pas d’ouverture. Pourquoi? Parce qu’il n’y a pas d’extérieur. Le monde que les notions individuelles expriment est intérieur, il est inclus dans les notions individuelles. Les notions individuelles sont sans portes ni fenêtres, tout est inclus en chacune, et pourtant il y a un monde commun à toutes les notions individuelles : c’est que ce que chaque notion individuelle inclut, à savoir la totalité du monde, elle l’inclut nécessairement sous une forme où ce qu’elle exprime est compossible avec ce que les autres expriment. C’est une merveille. C’est un monde où il n’y a aucune communication directe entre les sujets.
Entre César et vous, entre vous et moi, il n’y a aucune communication directe, et comme on dirait aujourd’hui, chaque notion individuelle est programmée de telle manière que ce qu’elle exprime forme un monde commun avec ce que l’autre exprime. C’est un des derniers concepts de Leibniz : l’harmonie préétablie. Préétablie, c’est absolument une harmonie programmée. C’est l’idée de l’automate spirituel, et c’est en même temps le grand âge des automates, en cette fin du XVIIe siècle.
Chaque notion individuelle est comme un automate spirituel, c’est à dire que ce qu’elle exprime est intérieur à elle, elle est sans portes ni fenêtres ; elle est programmée de telle manière que ce qu’elle exprime est en compossibilité avec ce que l’autre exprime. Ce que j’ai fait aujourd’hui c’était uniquement une description du monde de Leibniz, et encore seulement une partie de ce monde. Donc, se sont dégagées successivement les notions suivantes : raison suffisante, inhérence et inclusion, expression ou point de vue, incompossibilité.
Gilles Deleuze
Cours sur Leibniz / Vincennes / 15 avril 1980
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De quoi passer l’hiver (2) / François Cusset

Et ensuite l’assomption de l’hétérogène, contre le confort qu’il y aurait à s’opposer en ligne droite, à se croire pur de son ennemi. L’hétérogénéité est bien sûr celle, magnifique, de son propre univers de référence, où se côtoient Lacan, les autonomes italiens, le néo-expressionnisme, la danse Buto, Artaud ou John Cage. Mais s’il y a de l’hétérogène dans la démarche intellectuelle de Guattari, c’est surtout au sens où l’adversaire est toujours à la fois dedans et dehors, posé en cible et requis pour porter le premier coup, comme à l’époque où il théorisait le fasciste « en nous », au plus intime de celui qui s’en croit le plus indemne. « On n’en a pas fini » avec le freudisme et le marxisme comme « formations subjectives de référence », insiste-t-il par exemple dans ces textes, ne serait-ce que parce que quand « un corps d’explication perd sa consistance (…), il reste en place, [il] s’accroche comme un malade ». Pareil pour la biographie de l’auteur, qu’on peut toujours évacuer d’une lecture littéraire authentique, mais qui n’en ressurgira pas moins ailleurs, autrement, par exemple là où l’angoisse d’écrire et l’angoisse d’aimer sont précisément la même, comme l’écrit Guattari à propos de la liaison malheureuse entre Kafka et Félice. Cette prise en compte permanente de l’impossibilité qu’il y aurait à exclure définitivement, ce souci de la relativité des notions d’intériorité et d’extériorité, cette sensibilité au mécanisme de clapet entre le dedans et le dehors forment le socle d’une « politique » guattarienne : une politique inclusive, anti-causaliste, désirante, moléculaire.
D’où l’effort qu’exige de nous une telle politique, ou bien l’inconfort auquel elle nous voue. Et d’où le caractère problématique des pistes de lutte et de résistance dégagées ici, au détour de ces quelques textes. Car la politique guattarienne, si elle existe, est le résultat d’un travail d’arrachement, d’extirpation. Arrachement, d’abord, aux conditionnements de la pensée disciplinaire: à la sociologie, qui leste la politique de tout le poids de ses déterminations, à l’histoire, à laquelle Deleuze et Guattari (après Nietzsche) opposent la puissance des devenirs, ou même à la philosophie, qui assigne trop souvent à la politique une sphère à part, trompeusement autonome. Mais arrachement aussi, et surtout, à toutes les polarités binaires qui circonscrivent l’espace politique ordinaire. Ainsi, au face à face voulu par le pouvoir entre identité et altérité, entre soi et l’autre, entre le Français et l’immigré — le pouvoir « réaliste » de 1984 refusant les régularisations promises, et le pouvoir sécuritaire d’aujourd’hui définissant l’une par l’autre, en une formule glaçante, l’immigration et l’identité nationale -, Félix Guattari oppose la démultiplication des devenirs autres, la schize d’une décatégorisation permanente : la « vitalité d’un peuple », propose-t-il, tient à « sa capacité d’être lui-même engagé dans toutes ses composantes dans un devenir immigré ». Oui, insiste-t-il, au risque de choquer les défenseurs plus pragmatiques des sans-papiers, aujourd’hui aussi bien qu’il y a 25 ans, « nous avons [d'abord] tous à devenir des immigrés ». C’est d’une même sortie de l’étau binaire qu’il s’agit (moins d’un dépassement, ou d’une Aufhebung, que d’une diversion, d’une démultiplication) avec la fonction vitale de résistance que Guattari attribue au « fait nationalitaire ». En effet, le dualisme sommaire, ou le billard à deux bandes, auquel on voudrait nous cantonner, alors comme aujourd’hui, est celui qui oppose l’identité dissoute d’une mondialité anomique et l’identité agressive (ou monovalente) des particularismes égoïstes, le Charybde de l’ubris marchande sans sujet et le Scylla du communautarisme des petits sujets essentialisés – ou « le zombie et le fanatique », comme les dépeignaient les essayistes à succès de ces mêmes années d’hiver. Au contraire, mille façons existent, propose alors Guattari, d’échapper à « l’uniformisation capitalistique et étatique » aussi bien qu’aux nationalismes identitaires monolithiques qu’elle suscite en réaction : ce sont les nouvelles « territorialités nationalitaires », ces « formations subjectives complexes » qui incluent l’identité multiple ou stratifiée (ethnique, sexuelle, culturelle etc.) et l’identité tactique (comme les penseurs contemporains de la postcolonialité parlent d’un « essentialisme tactique »), et qui ouvrent sur une multiplicité non conflictuelle et sur autant de processus singularisants, à l’opposé de cette « subjectivité de rechange », ou de ce « parquage bestial de la subjectivité », que nous offrent les médias marchands et la propagande néolibérale. On pense ici aux luttes des années 1990 et 2000, celles d’Act Up ou des sans-abri, celles des descendants de l’immigration ou des minorités sexuelles, celles des sans-papiers ou des anarcho-décroissants, en tant qu’elles-mêmes relèvent à chaque fois de tactiques identitaires, du croisement des subjectivités, du lien qui s’établit entre la lutte pour la reconnaissance locale et la lutte de résistance globale – autant de « territoires » à défendre jusqu’au sang mais sans l’héritage physique, géographique, exclusif et oedipien des vieux « territoires » nationaux.
Et c’est encore d’une telle ligne de fuite, cassant et démantelant les polarités binaires imposées, que relève, selon Guattari, le fameux « tiers secteur » associatif, plus ou moins militant, né dans l’enthousiasme auto- (ou co-) gestionnaire des années 1970 (entre les mouvements écologistes, les « boutiques » de droit ou de santé, et l’élan de la deuxième gauche, autour de la CFDT et du PSU) avant de venir pallier les insuffisances de l’Etat-providence à la diète des années 1980. La force de ces expériences associatives, outre l’autonomie qu’elles inaugurent (et qu’elles enseignent), est encore et toujours de favoriser « le développement social (…) en dehors du couple catastrophique que constitue le capitalisme privé et le pouvoir d’Etat ». Evidemment, une telle insistance sur tout ce qui déjoue les structures binaires, sur l’horizon non dialectique d’un troisième terme, pourrait mettre ces textes sous le coup des critiques adressées aux politiques latérales ou associatives, et à tout le wishful thinking des mouvements dissidents, au nom d’ennemis bien réels et d’une guerre bien en cours – qui font de l’Etat ou du marché, de tel parti ou de telle institution, non seulement les pôles trompeurs d’un dualisme à fuir, mais aussi, et surtout, des menaces, des contraintes, des ennemis directs. Fuir, certes, mais fuir l’ennemi ici et maintenant ? Guattari a pleinement conscience du caractère concrètement problématique de ses propositions dans le contexte des luttes existantes. Aussi évoque-t-il, à plusieurs reprises, son oscillation sans solution entre le pessimisme critique et l’optimisme affectif, entre « le sociologisme morose » et la positivité désirante, plus programmatique: « je suis à la fois hyperpessimiste et hyperoptimiste !… »
Ainsi la « révolution », puisque le mot chemine encore à travers ces textes-là, sera-t-elle définie surtout en négatif, comme échappant aux exclusives et aux manichéismes artificiels. Ni messianique de gauche, avec le piège du Grand Soir, ni gestionnaire ou conservatrice comme il se dit au coeur de ces années d’hiver, ni communiste ni marchande, c’est « une nouvelle sorte de révolution » qui est à inventer, « miraculeusement libérée des hypothèques jacobines, sociales démocrates et staliniennes ». Le binôme poussiéreux réforme-révolution est lui-même battu en brêche, celle-là renvoyant à un progressisme idéologique que tout aujourd’hui invaliderait (puisqu’à maints égards, lance même Guattari, les sociétés néolithiques étaient « plus riches » que les nôtres), tandis que celle-ci est devenue un fétiche oedipien, un signifiant mort, un outil de contrôle, délimitant un territoire fixe sur lequel viennent mourir les désirs politiques. La logique « ni-niste » d’une telle politique anti-dualiste pose bien sûr problème, surtout lorsqu’elle débouche sur une figure brouillée de la révolution, qui ne passerait ni par la prise du pouvoir d’Etat ni par le bouleversement par trop publicitaire des modes de vie. L’accent mis par Guattari sur les « subversions douces » et les « imperceptibles révolutions », souvent plus décisives pour « changer la face du monde » que les violences frontales et les métamorphoses spectaculaires, est une ultime façon pour lui de rompre avec le mythe léniniste de la prise du pouvoir, en lui substituant l’idée problématique d’une « prise de la société par la société elle-même », dans des termes qui ne sont pas sans évoquer ceux du philosophe irlando-mexicain John Holloway et de son bréviaire zapatiste de 2002, Changer le monde sans prendre le pouvoir (2008 pour la traduction française). C’est qu’avec la transversale guattarienne, regard déplacé mais aussi utopisme concret, il y va également du risque de l’entre-deux, des interstices invisibles, des mystères fragiles de l’éphémère. Toute une « interzone extrêmement troublée », menaçant l’ordre dominant mais risquant sans cesse d’être absorbée finalement par lui, ainsi qu’il le dit, interrogé par la revue Sexpol, de l’adolescence elle-même, qui est à la fois un possible politique méconnu et un fantasme existant avant tout « dans la tête » des adultes.
Une autre interzone cruciale, au creux de laquelle se déploient des devenirs autonomes et toute une production de commun, est celle qui sépare l’apparition de nouvelles technologies de communication et le phénomène d’uniformisation, d’expropriation, qui bientôt les menace au profit des médias dominants. Ce que le poète anarchiste californien Hakim Bey a nommé d’une expression célèbre la Zone d’Autonomie Temporaire (qu’il comparait au samizdat pour la diffusion des livres), Guattari, ici, l’envisage moins de façon transitoire, ou historique, que comme un horizon ouvert de subjectivation et de singularisation. Lui qui ne cesse, au fil de ces années cyniques et désenchantées, de vouer aux gémonies le préfixe post-, celui des postures « postmoderne » et « postpolitique », se réfère en revanche constamment aux promesses d’une « ère postmédias », ou « postmédiatique », jugée imminente. Avec les nouvelles machines autorisant à « élargir la perception, [à] recréer le monde » – qu’on les voit alors du côté de l’informatique personnelle première du genre, des microprocesseurs, des dispositifs de connexion sonore ou visuelle, ou même du Minitel bientôt installé dans la plupart des foyers français -, c’est toute une « économie du désir » qu’entrevoit l’auteur de L’inconscient machinique, la possibilité pour chacun de « ressaisir sa singularité » et pour tous de reconquérir la démocratie « à tous les niveaux ». Car les expérimentations en question permettent, selon lui, non seulement de libérer « la subjectivité collective de sa préfabrication et [de] son téléguidage par les institutions et les équipements collectifs de normalisation », mais aussi d’apprendre à « accepter sans réserve l’altérité ». On objectera que les promesses politiques et anthropologiques brandies par Guattari se sont avérées quelque peu chimériques depuis ces années-là, entre renforcement des puissances uniformisantes du divertissement et embrigadement plus récent dans des communautés affinitaires virtuelles. Reste que ce qu’il suggère en quelques mots des liens entre ces machines nouvelles et nos « schizes subjectives », ce qu’il dit du stade « postpersonnel » d’affectivité collective qu’elles permettent d’atteindre, est souvent plus convaincant que les élaborations de son ami et lecteur Antonio Negri et de ses émules actuels sur le « capitalisme cognitif » et « l’intelligence collective » en réseau (elle-même librement adaptée du general intellect évoqué par Marx dans les Grundrisse). Même quand les suggestions de Guattari sont, comme ici, très modalisées : les « possibilités fabuleuses de libération » liées à ces dispositifs techniques nouveaux, Guattari en veut pour preuve l’exemple de son propre fils, qui « fait de la politique pas tellement avec des discours mais avec son fer à souder », en montant des radios libres avec ses copains, moyens techniques au service d’un geste politique direct qui n’a pas besoin de justifications bavardes. Bien entendu, cette curieuse technophilie dissidente du dernier Guattari ne serait, là encore, qu’utopie rhétorique ou techno-fétichisme si elle n’avait pas pour motif profond, à l’arrière-plan, la théorisation radicalement nouvelle des concepts de « machine » et de « machinisme » avancée par Guattari et Deleuze à partir de l’Anti-Oedipe (1972). Le fond de l’affaire, en un mot, est cet inconscient schizoïde, ou « machinique », à partir duquel se déploie toute l’oeuvre de Guattari, son trajet de militant et de thérapeute aussi bien que son travail philosophique.
Ainsi qu’il le rappelle ici dans une conférence à Mexico et dans un entretien pour la revue Psychologies, l’enjeu est moins de contourner ou d’éliminer la psychanalyse, au risque de faire le jeu du béhaviorisme et du cognitivisme déjà alors en plein essor, que de la « réformer radicalement ». Contre l’inconscient-destin, familialiste et hanté par les origines, qui est celui des « processus primaires » freudiens, mais aussi contre l’inconscient-langage lacanien, et ses dérives logocentriques, l’inconscient machinique renvoie à toute une « prolifération de machines désirantes », à une interpénétration de flux, d’entités, d’univers variés, au confluent de l’individuel et du social, des échappées et des devenirs. Cet inconscient-usine, contre le petit théâtre freudien avec ses coulisses et ses significations cachées, permet d’entrer dans « un monde mental où ne vont jamais de soi les oppositions tranchées », où l’on est toujours à la fois « je et autre, homme et femme, adulte et enfant ». Et il débouche sur la question politique des modes de production du commun et des « agencements collectifs d’énonciation », à rebours de l’impuissance à laquelle voue le sujet, selon Deleuze et Guattari, la seule insistance sur les énoncés et les jeux du signifiant. Plus précieux aujourd’hui que jamais, à l’heure de la biopolitique généralisée et de l’individuation obligatoire, le pont que jette une telle approche entre psychanalyse et politique, entre singulier et collectif, est bien ce que Guattari n’eut de cesse d’échafauder, contre la thérapie bourgeoise du « roman familial » et du désir défini comme manque originel – ce dont les empêchements, ou les limites strictes, façonneraient seuls la subjectivité, dans l’orthodoxie freudienne. Car il y va du décloisonnement entre les échelles, entre le misérable petit tas de secrets de l’histoire individuelle et sa surdétermination par les coordonnées changeantes de la grande histoire, ou entre la macropolitique molaire des normes et des institutions et la micropolitique moléculaire des devenirs et des affects. Pour le Guattari résistant des années 1980, il n’est pas anodin de revenir sur ce point nodal au coeur de cet hiver-là, au temps d’une dépolitisation revendiquée et d’un surinvestissement imaginaire compensatoire – à l’époque, en d’autres termes, de la gauche gestionnaire et des nouveaux segments de la consommation culturelle, l’époque qui vit naître le mensonge de la « fin des idéologies » et les effets projectifs du Top 50.
Mais la transversalité qui résume l’inconscient machinique et toute l’approche de Guattari, cette transversalité dont il se dit ici le « spécialiste » en se jouant du paradoxe, n’est pas sans faire problème, alors comme aujourd’hui – ainsi que l’admet lui-même plus d’une fois, dans les pages qui suivent, ce praticien de la théorie revêche à tous les dogmatismes. Il y a d’abord l’effet d’un contexte particulier, dont nous éloignent les trois décennies qui nous séparent de ces interventions. Car au tournant des années 1980, le transversalisme n’est pas seulement ce geste militant consistant à articuler les résistances individuelles et l’invention collective. Il est aussi, sous d’autres plumes, en d’autres lieux, la sortie qu’a trouvée toute une génération intellectuelle hors des logiques disciplinaires et des conflits idéologiques des années 1968. Sous les noms de « cybernétique », de « systémique » ou même de « complexité », un autre transversalisme est promu à la même époque, de l’Ecole Polytechnique jusqu’aux pages du Nouvel Observateur, par le biologiste Henri Atlan, l’épistémologue Jean-Pierre Dupuy ou le sociologue Edgar Morin, moyennant une stratégie de croisement des savoirs et quelques thématiques récurrentes qui ne sont pas absentes du discours guattarien : décloisonnement des disciplines, paradigme de l’interdépendance, métaphores de la diagonale et des effets-retours, insistance sur le continuum et les hybridations, problématisation de l’événement ou de la catastrophe (comme avec le physicien René Thom) contre le rationalisme causaliste ordinaire. Non que Félix Guattari puisse être rapproché de ces derniers, volontiers promoteurs d’une nouvelle technocratie post-disciplinaire (et, de fait, sollicités par les pouvoirs en place, sous Giscard puis sous Mitterrand) ; mais depuis lors, le mésusage de ces notions au service d’un improbable dépassement de la politique, en direction d’une politique « réconciliée », en un mot aux dépens des prolétaires, anciens ou nouveaux, nous a appris à envisager avec circonspection la panacée transversaliste quelles qu’en soient les formes.
Et surtout, dans le monde déréalisé des médias tout-puissants, dans le monde mutilé des distances infinies à la vie, la question reste entière de ce qui peut bien traverser, de ce qui peut relier effectivement, de ce qui, dans cette transversale, peut bel et bien renforcer les puissances d’agir mineures, la force des faibles. A preuve le caractère difficilement opératoire des propositions guattariennes, malgré les nouveaux militantismes « désirants » et malgré les instituts de schizo-analyse créés en hommage à Deleuze et Guattari au coeur de certaines favelas brésiliennes. A preuve, aussi, la difficulté qu’il y a, reconnue par ce dernier, à relier entre elles les luttes micropolitiques, à produire un commun pérenne au détour des combats les plus résolus. Une difficulté que ne résout pas le forçage théorique imposé parfois par l’auteur de Chaosmose : on doute, à le lire, qu’il soit possible comme il le suggère de dissocier le processus de décision et le fantasme du pouvoir, afin de nouer des alliances sans recourir à la synthèse ou à la fédération autoritaires – ne serait-ce que parce que la décision, même tactique, n’est jamais purement fonctionnelle, jamais pure du fantasme démiurgique de la domination. L’échec, pour le moment, des nouvelles stratégies fédératrices à la gauche de la gauche, des cercles intellectuels de la gauche critique jusqu’aux ouvertures minoritaires du Nouveau parti anticapitaliste (NPA), en fournit aujourd’hui, s’il en était besoin, une illustration exemplaire.
Aussi loin des stratégies partisanes que des synthèses néo-technocratiques, le caractère problématique de la transversalité guattarienne, tel qu’il ressort de ces pages, est surtout le fait d’une certaine solitude historique, d’une minorité dans la minorité. Car Félix Guattari est bien seul, décidément, à croire que les outils de la schizo-analyse et des pratiques transversales suffiront à nous fournir de quoi passer l’hiver, de quoi y survivre et s’y réapproprier un peu d’autonomie politique. Même épaulé par maints épigones, même en dialogue avec d’innombrables complices, comme le fut toujours Guattari, il est seul au sens d’un crépuscule, seul dans la mesure où une séquence intellectuelle et politique touche à son terme à l’heure où il écrit ces textes. Tout se passe comme si les mutations historiques en cours pendant ces quelques années d’hiver à la fois nous éloignaient d’une telle séquence, fébrile et créative, jusqu’à en effacer les traces (du moins les traces contextuelles), et en requéraient plus que jamais l’exigence et la rigueur. Invalidation contextuelle, et pourtant nouvelle nécessité historique, ou encore : révolu mais actuel, selon la définition nietzschéenne de l’intempestif. Tel est bien le paradoxe des outils guattariens (mais aussi deleuziens) au coeur de cette décennie 80 dont on se demande encore aujourd’hui si on en verra jamais le bout. C’est en tout cas ce qui transparaît dans la conférence lumineuse que donne Guattari, en juin 1985 à Milan, en hommage à Michel Foucault – dont l’oeuvre est prise elle aussi entre l’éloignement contextuel et la pérennité analytique. Saluant chez Foucault toute une « micropolitique de l’existence et du désir », Guattari insiste sur la nécessité accrue, après Foucault, au milieu de l’hiver réactionnaire, du basculement foucaldien : substituer, comme il le fit, l’exploration horizontale des formes de « contiguïté-discontinuité » à la vieille « station verticale de la pensée », substituer l’effort pour saisir le rare et l’intotalisable à la vieille manie dialectique de l’englobement (qui trop embrasse mal étreint), et à cette « référence au fond des choses » qui hante la philosophie de Platon à Hegel, substituer la quête rigoureuse des « formations discursives » – les discours non pas comme langage mais comme énonciation, non pas comme rationalité idéale mais comme ce « grand bourdonnement incessant et désordonné » (l’Ordre du discours), les discours moins en tant que superstructure rhétorique qu’en tant qu’ensemble de « pratiques qui forment les objets dont ils parlent ».
Le pouvoir aussi bien que l’éventuelle résistance qu’on pourra lui opposer sont « discursifs » au sens où circulent avec eux des injonctions, des modes de contrôle, des énergies diffuses, des rationalités échafaudées pour faire et défaire des mondes. Au sens où ils interviennent précisément au point de jonction du molaire et du moléculaire, des modes subjectifs de perception et des institutions formelles de la domination. Et au sens, enfin, où le discours qu’ils portent renvoie au sens tout autant qu’au non-sens. Car il ne faudrait pas oublier, à plus forte raison alors que résonnent aujourd’hui les trompettes d’une politique « réelle » revendiquant l’efficace de « l’action » contre l’ineptie des bavardages, que ce qui échappe à la signification est encore, dans l’acception foucaldienne, de l’ordre du discours. « Ce qui compte c’est de se défaire d’une saloperie de signification », lance Guattari en 1985 : pas pour parodier les excès du linguistic turn mais pour apprendre à saisir les effets de tout discours, pas pour la poésie du signifiant ou l’irresponsabilité du mot creux mais pour capter les expériences, saisir les intensités, voir à l’oeuvre les jeux du pouvoir. Il est plus urgent que jamais, en effet, de se défaire de cette saloperie, si l’on veut élargir le passage étroit que pointèrent Guattari et quelques uns de ses contemporains entre l’impuissance collective et la réaction communautaire, entre la subjectivité manufacturée et le refuge régionaliste. Ni résignation postmoderne ni messianisme magique, la politique guattarienne renvoie à un en-deça de la signification, là où l’irrationnel du discours aide à « démanteler l’idéal identitaire », là où la schize assumée, réappropriée, permet de garder l’oeil grand ouvert sur « l’a-signifiance active des processus de singularisation existentielle ». Alors seulement l’hiver apparaît pour ce qu’il est : saison des intimités résistantes, des puissances dormantes, des politiques de l’ombre qui préparent le printemps.
Francois Cusset
Préface aux Années d’Hiver de Félix Guattari / 2009

http://www.dailymotion.com/video/x77403

Entretiens de Félix Guattari : voir sur Anti-Oedipe
ou sur Chimères

Les subprimes, une crise de la gouvernementalité néo-libérale, et non une incapacité à réguler la monnaie / Chimères n°70

Appauvrissement et enrichissement dans le néo-libéralisme
La crise que nous sommes en train de vivre n’est pas une crise financière au sens du consensus médiatique, qui en parle comme s’il s’agissait du résultat d’une séparation entre la spéculation des financiers et la production des entrepreneurs (tel que le dit Sarkozy). L’économie dite réelle et la spéculation financière sont indissociables. Et la crise, en réalité, met en évidence l’échec d’une gouvernementalité néo-libérale de la société, dont la finance n’est qu’un dispositif (même s’il est stratégique).

1 : la finance est une machine de guerre qui transforme les droits sociaux en crédits, en assurances individuelles et en rente (des salariés aux actionnaires)
Alors que l’économie réelle appauvrit les gouvernés en tant que salariés (blocage des salaires, précarisation, etc.) et en tant que détenteurs de droits sociaux (réduction des transferts de revenu, diminution des services publics, des allocations chômage, etc.), la finance virtuelle prétend les enrichir par le crédit et l’actionnariat.
Les politiques néo-libérales ne veulent pas d’augmentations de salaire directes ou indirectes (comme de meilleures retraites financées collectivement), mais elles incitent au crédit à la consommation et à la rente boursière (fonds de pension, assurances privées et individuelles). De même, elles répugnent au droit au logement, mais favorisent les crédits immobiliers. Et elles poussent à investir dans les assurances individuelles, plutôt que dans la mutualisation contre les risques (chômage, santé, retraite, etc.).
Le salarié et l’usager de la sécurité sociale doivent gagner et dépenser le moins possible pour réduire le coût du travail et celui de la sécurité sociale. En parallèle, le consommateur doit dépenser le plus possible pour écouler la production. Or, dans le capitalisme contemporain, le salarié et l’usager d’une part, et le consommateur d’autre part, sont les mêmes personnes et se trouvent pris de la sorte dans une sorte de schizophrénie.
Voici le miracle qu’on attendait de la finance : croire à une redistribution de la richesse qui ne toucherait pas aux profits. C’est-à-dire à une redistribution de la richesse qui s’accompagnerait d’une réduction des impôts, surtout pour les riches. Une redistribution de la richesse qui couperait dans les salaires et les dépenses sociales, etc.
Et ce qui a failli n’est pas la « spéculation » sauvage issue du découplage de la finance et de l’économie réelle, mais bien le projet politique d’enrichir tout le monde sans toucher au régime de propriété (privée). La propriété est le point d’achoppement de toute politique dans le capitalisme : hic Rhodus, hic salta !

2 : la finance est une machine visant à transformer les salariés et la population en « capital humain » où chacun assure soi-même sa valorisation de « soi » à travers ses propres investissements (crédits individuels en formation, santé, assurance, etc.)
La finance doit contribuer à faire de tout gouverné une sorte d’entreprise permanente et multiple. Ce qui est alors demandé aux individus n’est plus d’assurer la productivité du travail, mais la rentabilité d’un capital (de leur propre capital, inséparable de leur propre personne). L’individu doit se considérer lui-même comme un fragment de capital, une fraction moléculaire du capital. Le travailleur n’est plus un simple facteur de production, l’individu n’est pas, à proprement parler, une force de travail, mais un capital-compétence, une machine-compétences, qui va de pair avec un style de vie, un mode de vie, un choix moral . C’est une « forme de rapport de l’individu à lui-même, au temps, à son entourage, à l’avenir, au groupe, à la famille ».

3 : la finance est une machine qui voudrait transformer le salarié en petit propriétaire, pour, comme disent les libéraux, le déprolétariser, le dépolitiser
Dans une perspective de déprolétarisation (construction de petites unités de production, aides à l’accession à la propriété de son logement, actionnariat populaire, etc.), la visée néo-libérale est toujours la même : « un salarié également capitaliste n’est plus un prolétaire », indépendamment du fait de la « salarisation croissante de l’économie ».
La folie de cette logique politique ne trouve pas sa source dans le système boursier, mais dans le projet de transformer chaque individu en « petit propriétaire », comme l’énonce le programme de Sarkozy (d’après l’original américain, Bush, qui récita abondamment son bréviaire de la société des propriétaires), sans vouloir toucher aux inégalités dans la distribution des richesses qui se sont, depuis trente ans, continuellement accrues.
Le régime d’accumulation et les modalités de gouvernementalité financière, aujourd’hui en crise, cachent des techniques d’individualisation, de dépolitisation et de déprolétarisation. Elles ont pour objectif principal la neutralisation des comportements de mutualisation, de solidarité, de coopération (qui impliquent la revendication de droits pour tous, etc.). De même, elles contribuent à effacer la mémoire des luttes salariées, des luttes des prolétaires (leurs actions et leurs organisations collectives). La croissance tirée par le crédit (la finance) pense ainsi exorciser tout conflit.
Se confronter à des subjectivités qui considèrent les allocations, les retraites, la formation, etc., comme des droits collectifs garantis et reconnus par la société, ce n’est pas la même chose que gouverner des « débiteurs, des petits propriétaires, de petits actionnaires. »
La crise des subprimes n’est pas une crise financière, mais l’échec de ce programme politique visant à l’individualisme patrimonial. Bien au-delà de l’aspect symbolique, elle touche directement la maison, emblème de la propriété individuelle.

La dette infinie
S’appuyant sur les recherches de Will, Michel Foucault montre comment, dans certaines tyrannies grecques, l’impôt sur les aristocrates et la distribution d’argent aux pauvres sont des moyens de ramener l’argent aux riches, d’élargir singulièrement le régime de la dette… (Comme si les Grecs avaient découvert à leur manière ce que les Américains retrouveront avec le New Deal : que les lourds impôts d’Etat sont propices aux bonnes affaires). Bref, l’argent, la circulation de l’argent, c’est le moyen de rendre la dette infinie (…) L’abolition des dettes ou leur transformation comptable ouvrent la tâche d’un service d’Etat interminable (…) Le créancier infini, la créance infinie a remplacé les blocs de dette mobiles et finis (…) la dette devient dette d’existence, dette d’existence des sujets eux-mêmes. Vient le temps où le créancier n’a pas encore prêté tandis que le débiteur n’arrête pas de rendre, car rendre est un devoir, mais prêter une faculté, comme dans la chanson de Lewis Carroll, la longue chanson de la dette infinie :
Un homme peut certes exiger son dû,
mais quand il s’agit du prêt,
il peut certes choisir
le temps qui lui convient le mieux

Deleuze et Guattari, l’Anti-Œdipe
Avec le passage des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle, s’opère la transition du grand enfermement au grand endettement, ce qui engage une modification profonde des formes de domination. De l’homme enfermé, dans la prison tout d’abord, mais également dans l’usine, l’hôpital, l’école, ou la caserne (toutes les institutions qui ressemblent à la prison), on passe au modèle de l’homme « endetté » (Deleuze).
Le secret de la croissance de la Corporate America vient de la dette. Mais la dette (le crédit) n’est pas seulement un moteur économique, mais également une technique de gouvernementalité des conduites des individus. Le système de la dette financière et morale fait circuler à la fois de la culpabilité et de la responsabilité chez les gouvernés (Nietzsche, dans La généalogie de la morale, nous rappelle que dans la langue du protestantisme, « dette » et « faute », se disent de la même manière).
D’une part, le capitalisme contemporain encourage les individus à s’endetter (aux États-Unis, où l’épargne est négative, on contracte tous types de crédits : à la consommation, pour acheter une maison, poursuivre ses études, etc.), en ôtant à l’endettement moléculaire toute charge culpabilisante. D’autre part, il culpabilise les mêmes individus en tant que responsables des déficits molaires (de la sécurité sociale, de l’assurance maladie, de l’assurance-chômage, etc.), qu’ils doivent s’engager à combler. La presque totalité des réformes néo-libérales (celle de la sécurité sociale, de l’intermittence, des retraites, etc.) sont légitimées par les déficits, alors que tout le monde peut aujourd’hui constater que le deficit spending (l’endettement de l’Etat) est une question entièrement politique !
Cette incitation à contracter des crédits mêlée à cette obligation à faire des sacrifices pour réduire le « trop » des dépenses sociales ne sont pas contradictoires, puisqu’il s’agit d’installer les gouvernés dans un système de dette infinie. On n’en a jamais fini avec la dette dans le capitalisme financier, tout simplement parce qu’elle n’est pas remboursable (avec la charge des dépenses sociales, il faudrait plusieurs générations pour sauver le système !).
Cette dette infinie n’est pas d’abord un dispositif économique, mais une technique sécuritaire pour réduire l’incertitude du temps et des comportements des gouvernés. En dressant les gouvernés à promettre (à honorer leur crédit), le capitalisme dispose à l’avance de l’avenir puisque les obligations de la dette permettent de prévoir, de calculer, de mesurer, d’établir des équivalences entre les comportements actuels et les comportements à venir. Ce sont les effets de pouvoir de la dette sur la subjectivité (culpabilité et responsabilité) qui permettent au capitalisme de jeter un pont entre le présent et le futur.
Dans la Généalogie de la morale de Nietzsche, la possibilité d’extraire de « l’homme-fauve » un « homme civilisé », c’est-à-dire un homme « prévisible, régulier, calculable », passe par la capacité à promettre, par la fabrication d’une mémoire de la dette. La mémoire de l’« homme civilisé » contemporain est celle de l’employabilité, de la disponibilité, de la docilité aux lois du marché du travail et de la consommation, puisqu’il leur est redevable d’un crédit.
Si les mnémotechniques que le gouvernement néo-libéral met en place ne sont pas la plupart du temps aussi atroces et sanguinaires que celles décrites par Nietzsche (supplices, tortures, mutilation, etc.), leur sens est identique : construire une mémoire, inscrire dans le corps et dans l’esprit le sens de l’obligation. Pour que ces effets de pouvoir de la monnaie sur la subjectivité fonctionnent, il faut donc sortir de la logique des droits individuels et collectifs pour entrer dans la logique des crédits (les investissements du capital humain).

Kafka et la production de la culpabilité
« Les Assurances sociales sont nées du mouvement ouvrier, l’esprit lumineux du progrès devrait donc les habiter. Or, que voyons nous ? Cette institution n’est qu’un sombre nid de bureaucrates, parmi lesquels je fonctionne en qualité de juif unique et représentatif. »
La production de culpabilité, affect stratégique du néo-libéralisme dont parle Nietzsche, peut également être analysée à travers la littérature de Kafka.
A l’une des dernières réunions de la permanence « Précarité » de la Coordination des intermittents et précaires, des choses très importantes ont été dites sur les rapports entre dette, administration et culpabilité. Des choses qui font écho à d’autres exprimées dans la permanence « Intermittents », ou bien dans les ateliers « Nouveaux entrants ». Depuis le début, ces rapports de subordinations me font penser à Kafka et à sa littérature.
Kafka était expert juridique d’une des premières Assurances sociales (l’Office d’Assurances Ouvrières contre les Accidents) dont il connaissait bien le fonctionnement et la logique. Il a transformé l’Assurance en outil d’analyse de nos sociétés.
Kafka anticipe largement sur son époque, puisque ses personnages parlent d’une réalité, d’une organisation du travail et de l’administration (l’Etat Providence) qui semblent plus proches de la nôtre que de celles de l’entre-deux guerres.
Bürgel, le secrétaire de liaison du Château, énonce quelque chose qui nous est devenu familier : « Nous ne faisons aucune différence entre le temps, le temps tout court, et le temps de travail. Ces distinctions nous sont étrangères. » Et K., l’arpenteur du Château, vit l’expérience d’une relation de pouvoir qu’on pourrait qualifier, avec Foucault, de biopolitique : « Jamais K. n’avait vu nulle part l’administration et la vie à ce point imbriquées, tellement imbriquées qu’on avait parfois le sentiment que chacune avait pris la place de l’autre. »
Les institutions de l’administration comme le RMI, l’Assurance-chômage, etc. énoncent quelque chose avant d’articuler un discours quel qu’il soit. Elles posent qu’il y a un problème (comme le chômage, l’employabilité, etc.), et que ce ne sera plus la société qui sera convoquée pour assurer le suivi individuel, mais… toi, « Joseph K. ! » Il s’opère ainsi un glissement de « il y a un problème social » à « c’est toi le problème ! ». Ce glissement est contenu dans l’institution même, dans ses pratiques et ses procédures, avant d’être dans les têtes des travailleurs sociaux et des allocataires.
Comme dans le Procès, l’accusation n’est jamais formulée clairement (on essaye de le faire penser – le chômage c’est de ta faute ! -, mais ça résiste, puisque la faute chômage a des contours vagues, indéfinis, imprécis. La seule définition possible est politique, ce qui pose tout de même quelques problèmes !).
Mais on oublie très rapidement que l’accusation est plus que floue. Elle installe peu à peu le doute et la sensation d’être coupable de quelque chose, d’être en défaut, puisqu’on a bien reçu un papier, puisqu’on a bien été convoqué / arrêté, et qu’on doit bien se présenter à telle adresse, tel jour, à telle heure, dans tel bureau. L’arrestation de Joseph K. ne change rien à sa vie, il continue à travailler, à vivre comme avant. Il est donc à la fois arrêté et libre. Coupable ou innocent, de toute façon, on institue un dossier sur toi, « Joseph K. ! »
De toute façon, il existe un dossier quelque part avec des fonctionnaires qui s’en occupent, mais tu ne verras jamais que les larbins de l’institution et jamais les grands procurateurs. D’ailleurs est-ce qu’il existe une institution verticale des bureaux, avec chefs et sous-fifres, ou tout se passe-t-il horizontalement, entre subalternes ? Plutôt les deux à la fois, mais de toute façon, la bonne information se trouve toujours dans le bureau d’à côté, il faut toujours taper à la prochaine porte, à l’infini.
Le 3949 est une plate-forme téléphonique qui remplace le face à face avec les agents de l’institution. C’est la version contemporaine du bureau. Le 3949, il faut le faire plusieurs fois afin de tomber sur des fonctionnaires différents et vérifier s’il s’agit bien de la même loi puisque chacun l’interprète à sa façon. Souvent les fonctionnaires ne la connaissent pas, et, de toute manière, ils raccrochent au bout de six minutes. Il faut alors taper à la porte à côté, et ainsi de suite. Le 3949 est une déterritorialisation du bureau et du fonctionnaire.
Les « tribunaux » du Procès, comme l’accusation, n’ont pas de limites clairement définies (les barrières qui délimitent le bureau de l’administration sont « mobiles, il ne faut pas les imaginer comme des démarcations précises », dit Barnabé). Ils sont dispersés dans la ville et on ne sait pas très bien de qui ils se composent.
Je trouve que la loi de Kafka colle mieux aux lois sociales, aux règlements de la sécurité sociale, etc. qu’aux la lois pénales, puisqu’elle est relativement malléable, en prolifération continue et en expansion permanente. Elle dispose de marges que les allocataires aussi bien que les fonctionnaires peuvent, selon les institutions, exploiter ou subir.
Des trois types d’acquittement, l’acquittement réel (on n’en a jamais eu vent), l’acquittement apparent (qui réclame un effort violent et momentané) et l’atermoiement illimité (un petit effort chronique), c’est le dernier qui nous concerne de plus près.
L’acquittement réel existe de façon seulement théorique. L’acquittement apparent relève des sociétés disciplinaires où l’on passe d’un enfermement à un autre, d’une culpabilité à une autre : de la famille, à l’école, de l’école à l’armée, de l’armée à l’usine, etc. Et chaque passage est marqué par un jugement ou une évaluation. On passe d’un acquittement : tu n’es plus en enfant, tu n’es plus un écolier, etc., à un autre procès qui instruit un autre dossier : tu es un soldat, tu es un travailleur, tu es un retraité, etc.
L’atermoiement illimité, en revanche, maintient indéfiniment le procès dans sa première phase, c’est-à-dire dans une situation où l’on relève à la fois de la présomption d’innocence et de la culpabilité (on est bien impliqué dans un procès : on a été convoqué et on a bien un dossier). Dans l’atermoiement illimité, la sentence de culpabilité ou d’acquittement n’arrivera jamais. L’état de suspension entre innocence et culpabilité, oblige à être continuellement mobilisé, disponible, aux aguets.
L’atermoiement illimité demande encore plus d’attention, « un petit effort, mais chronique » dit le peintre Tintoretti, c’est-à-dire une plus forte implication subjective.
La loi n’a pas d’intériorité, la loi est vide (la loi est pure forme) puisque c’est toi-même, « Joseph K. », qui, si tout se passe bien, dois contribuer à la construire, et construire ta sentence en travaillant ton dossier et tes convocations.
La relation dans le suivi qui se brode sur trame de culpabilité est un procès et un processus dont il faut jouer le jeu tout en se dérobant. Anticiper les évolutions, les tournants, les aspérités, sans y croire vraiment (cynisme des fonctionnaires et des allocataires).
De toute manière ta subjectivité est convoquée, et elle s’implique. Elle travaille, pense, hésite, se pose de questions, même malgré toi.
La prolongation indéfinie de la première phase du Procès comporte un suivi qui n’a pas de fin. L’emploi du temps de l’accusé et l’emploi du temps du suivi se règlent l’un sur l’autre.
« Les interrogatoires sont très courts ; si on n’a pas le temps ou l’envie d’y aller, on peut s’excuser quelquefois ; on peut même avec certains juges, régler d’avance l’emploi du temps de toute une période ; il ne s’agit au fond que de se présenter de temps à autre au magistrat pour faire son devoir d’accusé. »
Comme dans le Procès, être accusé n’est pas de tout repos. C’est un travail, il faut suivre son dossier, s’en occuper beaucoup (l’industriel engage tout son temps et tout son argent pour se défendre).
Pour les intermittents, l’activité de suivre leurs procès ou dossiers, devient un deuxième travail. Il faut se tenir au courant de l’évolution de la loi, de ses changements, pénétrer ses subtilités. Il faut se hisser au même niveau de connaissance que les fonctionnaires, voire les dépasser. Les Rmistes préparent leur rencontre, leur face à face avec l’institution, en élaborant des tactiques. Ils affinent des « projets » plus ou moins fantaisistes. Tous travaillent en fournissant, directement ou indirectement, des indices, des informations, tous fonctionnent en feed-back avec l’institution.
La loi pénale dans les sociétés disciplinaires a été légitimée par la lutte contre les illégalismes et la recherche de la paix sociale, mais en réalité, au lieu d’éliminer les illégalismes, elle a produit et différencié elle-même les crimes et les criminels. De même, la loi sociale dans les sociétés de contrôle trouve sa légitimité dans la lutte contre le chômage et la poursuite du plein emploi, mais elle ne fait qu’inventer, multiplier, différencier mille façons de ne pas être employé à plein temps. La loi sociale, comme la loi pénale, n’ont pas échoué, mais pleinement réussi.
Maurizio Lazzarato
Retranscription à partir de l’intervention aux Mardis de Chimères / 17 décembre 2008
Une première version sensiblement différente de cette intervention a été publiée le 14 janvier 2009 sur le Silence qui parle.
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