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Sur la philosophie de Gilles Deleuze / Eric Alliez

Une ontologie du virtuel – c’est ainsi, me semble-t-il, que l’on pourrait résumer ce qu’a voulu faire et ce qu’a effectivement produit Deleuze à tous les niveaux de sa philosophie. Historiquement, ou historiographiquement, c’est tout le sens des études bergsoniennes entreprises aussitôt après la publication d’Empirisme et subjectivité, avec les deux articles publiés en 1956 (Bergson et surtout la Conception de la différence chez Bergson), systématisés dix ans plus tard dans le Bergsonisme (1966) – et non simplement Bergson, comme il y eut un Nietzsche, un Kant, un Spinoza, un Foucault… Elles formeront l’ossature de ces chapitres qui sont au cœur de Différence et répétition (1968), ce livre qu’il faut concevoir comme l’ouvrage-souche du deleuzisme ; ils portent pour titres : l’Image de la pensée, Synthèse idéelle de la différence, Synthèse asymétrique du sensible. Jusqu’au dernier texte publié de façon posthume, qui reprend la question de la philosophie en tant que « théorie des multiplicités » sous l’intitulé l’Actuel et le virtuel (Annexe à la nouvelle édition des Dialogues, avec Claire Parnet). Autant de signes, autant d’indices, qui nous font penser qu’évoquer – sous le signe d’un virtuel chaosmique – un bergsonisme de Deleuze pourrait nous amener à saisir sur le vif l’hétérogenèse en acte de cette pensée tant au niveau du système (car Deleuze, décidément bien peu post-moderne, identifie philosophie et système) que de la méthode (l’intuition, chez Bergson-Deleuze, devient une méthode – non moins rigoureuse et exigeante que la méthode géométrique). Mais qu’est-ce qu’une ontologie du virtuel ? Car si toute ontologie tourne autour de la question de l’être, il faut se risquer à problématiser l’être en tant que virtuel…
Je ne crois pas forcer les textes en avançant que cette problématisation se déploie sur la base d’un renversement de « l’argument ontologique » élaboré par la tradition philosophique, de Saint Anselme à Hegel en passant par Descartes, comme preuve a priori de l’existence de Dieu. Fondement quasi-génétique de l’idéalisme, il permettait de conclure, dans l’identité abstraite du concept, de la possibilité de l’existence de Dieu à l’affirmation de sa réalité fondée sur le fait que la réalité de son existence fait partie de la définition même du concept de Dieu… Cette tradition est celle de l’onto-théologie. Mais ôtez le nom de Dieu de cette démonstration, et vous verrez surgir dans sa forme la plus pure l’idéal logique de la représentation mathématique destinée à assurer a priori la corrélation de la pensée et de l’être le plus abstrait, vidé de toute matérialité… C’est à cette conception que s’oppose la notion philosophique de virtuel. En son écriture la plus simple, de facture strictement bergsonienne : Le virtuel n’est pas actuel mais possède en tant que tel une réalité ontologique qui conteste et excède toute logique du possible. Le possible est en effet cette catégorie logique qui pose que du point de vue de l’identité du concept il n’y a pas de différence entre le possible et le réel puisqu’on s’est déjà tout donné, pré-formé « dans la pseudo-actualité du possible ». C’est cette figure classique de l’argument faussement dit ontologique qui fonde la philosophie de la représentation et le système de la récognition : elle pose que l’existence est la même que le concept mais hors du concept, dans un milieu indifférent à tout dynamisme « matérial » spatio-temporel, d’assimilation du temps à l’espace homogénéisé dans sa totalité (Tout est donné). Bref, la catégorie de possible homogénéise l’être aussi bien que la pensée du fait que le sujet de la représentation détermine l’objet comme réellement conforme au concept comme essence. Et cette essence ne définira jamais de ce fait que les conditions de l’expérience possible qui ne ressembleront à l’expérience réelle que parce que la condition renvoie au conditionné dont elle décalque à sa ressemblance l’image actuelle. Bref, explique Deleuze après Bergson, le possible est toujours construit après coup en tant qu’on l’a « arbitrairement extrait du réel, comme un double stérile ». De là, selon le diagnostic deleuzien, que Kant comme Husserl ont dû renoncer à la genèse du donné et à la constitution d’un champ transcendantal réel puisque le donné est toujours déjà donné comme un objet à un sujet selon le principe de la perception naturelle. De par cette vision mimétique de l’étant, ils sont restés pris dans la logique de l’alternative du tout ou rien qui a depuis toujours associé la cosmologie et la psychologie à la théologie en interdisant le saut dans l’ontologie : « ou bien un fond indifférencié, sans-fond, non-être informe, abîme sans différences et sans propriété – ou bien un Etre souverainement individué, une Forme hautement personnalisée. Hors de cet Etre ou de cette Forme, vous n’aurez que le chaos… » (Logique du sens, p. 129). Alternative à laquelle n’échappe pas la dialectique puisque les formes du négatif ne peuvent rendre compte des termes actuels et des relations réelles entre états de choses qu’en tant qu’ils ont été coupés de la virtualité qu’ils actualisent et du mouvement de leur actualisation qui ne ressemble pas à la virtualité incorporée, matérialisée dans ce mouvement. C’est là le point le plus important qui commande à l’ensemble de la philosophie deleuzienne, alors qu’elle s’expose à l’injonction de Bergson comme philosophie de la différence : loin de se réaliser par ressemblance, le virtuel s’actualise en se différenciant de telle façon que, par le jeu d’une différence sans négation, l’actualisation est création de nouveau, individuation. Création continuée de différences, ou production de divergences, selon un modèle qui n’est plus mathématique mais biologique, c’est-à-dire ontobiologique et vitaliste en ce qu’il suppose un champ intense de singularités pré-individuel valant pour une véritable entrée en matière de la philosophie dans sa pré-immanence. Soit le contraire d’un universel abstrait. Ce modèle est celui d’un « élan vital » ou d’une « évolution créatrice » (Bergson), d’une « individuation » et d’une « ontogenèse » (Simondon), ou « hétérogenèse » (Deleuze), qui fait passer la différence ontologique entre le virtuel-matérial dont on part et les actuels-individuels matériels auxquels on arrive. À la manière dont une intensité s’explique, se développe dans une extension rapportée à l’étendue qui tend à annuler ses différences constituantes, bien qu’elles constituent l’être même du sensible. Car c’est l’intensité, par le processus essentiel des quantités intensives (c’est-à-dire de « quanta dynamiques » : ou des forces), qui détermine les rapports différentiels à s’actualiser dans les qualités et les étendues qu’elle crée par individuation. Bref, s’il existe une différence ontologique chez Deleuze, elle se déploie sur un plan défini par la dualité d’origine bergsonienne entre l’espace géométrique et la durée ouverte, l’étendue et l’intensif, entre le matériel et le matérial ; et la distinction entre deux types de multiplicité, métrique et non métrique, homogène et hétérogène : les multiplicités qualitatives internes et les multiplicités quantitatives d’extériorité. Avec, d’un côté, les multiplicités continues relevant de l’ordre du virtuel appartenant essentiellement à la durée, qui ne se divise pas sans changer de nature à chaque fois pour n’être pas constituée d’un ensemble de termes distincts mais d’éléments « en fusion », acceuillant le nouveau dans son devenir en tant qu’il est nécessairement hétérogène à ce qui le précède…, une multiplicité intensive de type ordinal, donc, qui vaut pour un véritable principe transcendantal adéquat au devenir ; et, de l’autre, les multiplicités discontinues actuelles représentées empiriquement par l’espace homogène selon le régime cardinal du partes extra partes. Et opérant une sorte d’aller et retour entre les deux multiplicités, spatiale et temporelle, d’essence biologique (différence de nature) ou mécanique (différence de degré), la matière, tantôt encore enveloppée dans le plan d’immanence matérial de la multiplicité qualitative, tantôt déjà développée, organisée, matérialisée, métrisée dans le système de référence des grandeurs homogènes et des formes géométriques ou organiques. Fort de cette « non-coïncidence de la chronologie et de la topologie » (Simondon) porteuse de deux images absolument antagoniques du matérialisme (correspondant à un monisme inférieur et à un monisme supérieur), il suffira d’évoquer la reprise du thème du Corps sans Organes (« un Corps vivant d’autant plus qu’il est sans organes… ») à partir de la distinction entre Lisse et Strié dans Mille plateaux pour constater que c’est bien tout le bergsonisme de Deleuze qui est mobilisé dans l’affirmation que « la philosophie est la théorie des multiplicités », selon la formule qui fait fonction d’ouverture au dernier texte posthume (et qu’ignore systématiquement Badiou dans son Deleuze ). Ces quelques pages si denses à l’intitulé et au contenu on ne peut plus bergsonien – l’Actuel et le virtuel -, où est énoncé une dernière fois l’essentiel, à savoir que l’on n’atteindra au plan d’immanence qu’à conférer au virtuel une pleine matérialité dont dépend son actualisation en tant que différent/ciation intégrée dans une actualité déterminée par et dans des « fonctions ». De sorte que « l’actuel est le complément ou le produit, l’objet de l’actualisation, mais celle-ci n’a pour sujet que le virtuel ». Et pour « sujet de droit, en tant qu’il se fait, (…) la vie, comme porteuse de singularités » (Foucault, p. 97). Que l’Etre ait pour nom la Vie en tant que puissance immanente, production vivante de ses modes, et que l’ontologie devienne indissociable de la constitution d’une bio-politique ; que la philosophie se développe comme « théorie des multiplicités », et qu’elle soit de ce fait même politique de l’être se prolongeant dans une analyse du pouvoir qui doublera l’histoire de ses formes d’expression d’un devenir des forces qui les conditionne (selon la distinction entre machine abstraite et agencements concrets) ; que l’Etre se disent des devenirs, « qui ne sont pas de l’histoire même s’ils y retombent », et qu’il faille en conséquence penser le temps philosophique comme un « temps grandiose de coexistence », comme « un devenir infini de la philosophie, qui recoupe mais ne se confond pas avec son histoire » (Qu’est-ce que la philosophie ?, p. 92, p. 58) – toutes ces thèses que je qualifierai d’onto-éthologiques, vous le voyez, doivent être immédiatement mis à l’actif d’une ontologie du virtuel en ce que chacune manifeste que le virtuel n’est pas une « catégorie » mais la source même d’un matérialisme (hétéro-)génétique, que l’on pourra dire aussi bien matérialisme transcendantal en tant que rigoureusement non « générique ». Voire matérialisme historique, en tant qu’histoire de l’être en devenir, devenir d’individuation de l’être. (Penser, dira Deleuze après Foucault, c’est arriver au non-stratifié en libérant la vie partout où elle est prisonnière…)
En deçà de la scission du temps en deux jets dissymétriques correspondant à l’image actuelle du présent qui passe et à l’image virtuelle du passé qui se conserve en soi, on relèvera que tout ce que Bergson a pu dire de la durée pure revient toujours à ceci : qu’elle est ce qui diffère avec soi dans la coexistence de soi d’un temps non chronologique parce que ce qui diffère avec soi est immédiatement coexistence du passé avec le présent, unité contemporaine de l’être et du devenir, de la substance et du sujet, dans l’élan vital qui élève la différence à l’absolu d’un potentiel ou d’un virtuel, et contraint la pensée à commencer par la matérialité de la différence en tant que celle-ci désigne le nouveau qui se fait. Individuation permanente – écrira Simondon – à travers la première des transductivités, celle du temps qui implique dans son irréversibilité la totalité concrète du passé. Ce que Bergson a appelé d’un mot qui a prêté à tant de confusions (et que reprend Simondon ) : intuition. Car l’intuition, en tant qu’elle s’attache à déterminer les conditions de l’expérience réelle – et non les conditions génériques d’une expérience seulement possible pour la représentation qui projette quelque chose de ressemblant derrière la différence – en cherchant la durée dans les choses, en plongeant en-deçà du sujet et de l’objet dans la forme pure du temps comme devenir d’individuation de l’Etre, doit commencer par la différence vitale qui génère son propre mouvement intuitif. Intuition de la durée, selon un génitif qui est d’objet comme de sujet, l’intuition se reconnaît ainsi comme jouissance de la différence dans le mouvement qui lui fait atteindre au virtuel comme concept pur de la différence. D’où une image éminemment problématique de la pensée qui sait se rendre adéquate à la nature et à l’essence problématique de l’être comme différence – « l’être est la différence même de la chose » (Bergson, p.294) – en affirmant le principe ontobiologique de l’intelligence et la valeur matériale des problèmes. Car différencier, c’est problématiser, matérialiser en investissant le virtuel comme l’instance problématique dont l’actuel propose les solutions. A reprendre la lettre de Bergson, cette méthode intuitive et problématique engagera la réalité de la philosophie comme expérience en manifestant la mauvaise volonté nécessaire à « chasser les concepts tout faits » – les concepts de la représentation – pour poser à nouveaux frais les problèmes, épouser les articulations du réel et en suivre les tendances au lieu de se laisser guider par la logique conservatrice du sens commun qui se contente de choisir entre les solutions tel qu’elles se sont déposées dans le langage. Ce qui expliquerait pourquoi « conversation ressemble beaucoup à conservation », étant dit que Bergson – comme Deleuze… – tiendra en médiocre estime l’homo loquax « dont la pensée, quand il pense, n’est qu’une réflexion sur sa parole », adossant sa communication à une connaissance que ses interlocuteurs possèdent déjà ; et qu’à l’opposé, pour la philosophie qui s’est affranchie de la dialectique naturelle aux mots et aux choses découpées par l’entendement dans la continuité de la matière et de la vie, poser le problème, c’est inventer et non seulement dé-couvrir, c’est créer d’un même mouvement la position du problème et sa solution. « Et j’appelle philosophe celui qui crée la solution, alors nécessairement unique, du problème qu’il a posé à nouveau », avec « le sens nouveau que prennent les mots dans la nouvelle conception du problème ». Sans ce renversement du sens commun et cette rupture avec la doxa qui entretiennent l’idéal logique de la récognition ; sans une théorie générale du problème cessant de configurer la pensée sur des propositions « solides » supposées préexistantes pour poser le problème comme l’élément génétique idéel et extra-propositionnel de production du vrai ; sans cette affirmation du problématique comme intensité différentielle des Idées mêmes dans leur pré-immanence irréductible à toute Analytique comme à toute Dialectique parce qu’il introduit la durée et la matière dans la pensée en réconciliant vérité et création non seulement au niveau des concepts mais comme cet état intensif du monde constitué par la réalité matériale du virtuel… – eh bien, à défaut de ce matérialisme spéculatif qui est ainsi amené à investir l’opposition de l’intuition du « se faisant » à l’analyse du « tout fait », et sans le renversement général d’après lequel « l’être se dit du devenir, l’identité, du différent, l’un, du multiple, etc. », « la fameuse révolution copernicienne n’est rien » (Différence et répétition, p. 80, p.210). Tel est le sens du bergsonisme pour le jeune Deleuze, qu’il sait résumer d’une formule définitive : « La vie, c’est le processus de la différence » (la Conception de la différence chez Bergson, p.92) – et dont on trouve la trace jusque dans cette confession tardive : « Tout ce que j’ai écrit était vitaliste, du moins je l’espère… » (Pourparlers, p.196). C’est en effet dans ce rapport essentiel avec la vie que la différence est différenciation en tant que mouvement d’une virtualité qui s’actualise selon son propre mouvement de différence interne (la différentiation). Il n’y aura donc pas rupture eu égard à la thèse de l’univocité de l’être à laquelle Deleuze assimile la philosophie en tant qu’ontologie dans la mesure où ce qui ce différencie est d’abord ce qui diffère avec soi, c’est-à-dire le virtuel, un virtuel qui doit bien être à sa manière réel, matérial/matériel, pour détenir une consistance objective, ontologique, et être capable de se différencier dans le procès de production de l’actuel en vertu de son efficience sub-représentative (virtus, in virtu)… Et, sans doute, explique Deleuze, « le virtuel est en soi le mode de ce qui n’agit pas, puisqu’il n’agira qu’en se différenciant, en cessant d’être en soi tout en gardant quelque chose de son origine. Mais par là même il est le mode de ce qui est » (la Conception de la différence chez Bergson, p.100). Donation antéprédicative absolue, il est, sous la condition univoque du temps, le dedans du dehors en sa puissante vie non organique. Soit, très exactement, la matièreté même de l’être. On se trouve ici à la verticale de la phrase fameuse de Nietzsche : « Imprimer au devenir le caractère de l’être – c’est là la volonté de puissance la plus haute » ; et tout proche du sens du croisement Bergson-Nietzsche découvert par Deleuze avec Simondon. C’est en nietzschéen que Deleuze revient aussi souvent sur le premier chapitre de Matière et mémoire, ce livre délivré de la psychologie par le thème de l’attention à la vie : court-circuitant la distinction du sujet et de l’objet par sa théorie des « images-matière », Bergson atteint au plan d’immanence comme expérience pure, pure immanence de la vie à elle-même déplaçant l’opposition de la vie et de la matière vers « toute une continuité de durées », avec, entre la matière et l’esprit, toutes les intensités possibles d’une mémoire pure identique à la totalité du passé, « passé en général » qui existe en soi sur le mode d’une coexistence virtuelle (« le passé, c’est l’ontologie pure » ; cf. le Bergsonisme, p.51) ; égalité sans reste de l’être et de la vie impliquant la coextensivité en droit de la conscience à la vie, qui vérifie ainsi son indépendance vis-à-vis du Moi dans l’identité de la mémoire avec la durée même. « La subjectivité n’est jamais la nôtre, conclut Deleuze, c’est le temps, c’est-à-dire (…) le virtuel (…) et c’est nous qui sommes intérieurs au temps, non pas l’inverse » (l’Image-temps, p.110-111). Car « c’est le cerveau qui fait partie du monde matériel, et non pas le monde matériel qui fait partie du cerveau » (Matière et mémoire, p.13).
Tout se serait donc passé comme si Deleuze avait commençé par généraliser à l’ensemble de la philosophie moderne, kantienne et hegelienne, dialectique et phénoménologique, la critique qu’adressait Bergson à Einstein : avoir confondu l’actuel et le virtuel, avoir rabattu la logique mathématique des cas de solution sur la problématique ontologique de la question de la matière et du temps. De sorte que c’est en tant que la pensée deleuzienne n’a pour sujet que le virtuel qu’elle pourra être indifféremment dite philosophie du devenir, de la différence, de l’immanence ou de l’événement – car c’est le virtuel qui permet d’énoncer, du point de vue d’un nouveau matérialisme véritablement transcendantal (matérialisme des conditions de réalité…), chacune de ces notions pour elle-même et avec les autres. Il ne serait pas très difficile de montrer que la constitution même de la philosophie deleuzienne procède, dans ses monographies sur Hume, Nietzsche, Spinoza, Leibniz, etc., d’une rematérialisation et d’une virtualisation systématiques de l’histoire de la philosophie comme mode d’actualisation d’une philosophie nouvelle, d’une philosophie virtuelle-matériale dont l’effectuation infiniment variable ne cesse de produire de nouveaux plis qui impliquent et compliquent le « devenir infini de la philosophie » en tant que pratique théorique d’une immanence devenue absolue. Et par là même, selon une formulation de Simondon qui emporte Nietzsche et Deleuze dans son phrasé, la philosophie comme « production d’essences génétiques » visant par le concept, toujours, quelque chose de l’ordre de l’événement.. De là suit que l’histoire de la philosophie deleuzienne fasse l’expérience de l’image virtuelle-actuelle de la pensée – image non-dogmatique, non-(re)cognitiviste, associant le concept au point d’émergence du percept et de l’affect – en investissant un néo-bergsonisme comme source intensive d’une ontologie qui aura perdu d’un seul mouvement ces caractéristiques phénoménologiques, dialectiques et langagières qui obéraient la philosophie moderne. Une philosophie non-idéaliste et non-humaniste, une biophilosophie – ou encore : une philosophie matérialiste enfin contemporaine?
Eric Alliez
Sur la philosophie de Gilles Deleuze, une entrée en matiére
Mise en ligne le mercredi 28 janvier 2004 sur le site de Multitudes
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Désir et plaisir / Gilles Deleuze / Vincennes, 1973

La première malédiction du désir, la première malédiction qui pèse comme une malédiction chrétienne, qui pèse sur le désir et qui remonte aux Grecs, c’est le désir est manque. La seconde malédiction c’est : le désir sera satisfait par le plaisir, ou sera dans un rapport énonçable avec la jouissance. Bien sûr, on nous expliquera que ce n’est pas la même chose. Il y a quand même un drôle de circuit DESIR-PLAISIR-JOUISSANCE. Et tout ça, encore une fois, c’est une manière de maudire et de liquider le désir!
L’idée du plaisir, c’est une idée complètement pourrie – y’a qu’à voir les textes de Freud, au niveau désir-plaisir, ça revient à dire que le désir c’est avant tout une tension désagréable. Il y a un ou deux textes où Freud dit que, après tout, il y a peut-être des tensions agréables, mais encore ça ne va pas loin. En gros, le désir est vécu comme une tension tellement désagréable que, il faut, mot horrible, mot affreux, pour s’en sortir tellement c’est mauvais ce truc là, il faut une décharge. Et cette décharge, et bien c’est ça le plaisir! Les gens auront la paix, et puis, hélas, le désir renaît, il faudra une nouvelle décharge. Les types de conceptions que l’on appelle en termes savants: hédonistes, à savoir la recherche du plaisir, et les types de conceptions mystiques qui maudissent le désir, en vertu de ce qui est fondamental dans le manque, je voudrais que vous sentiez juste que de toutes manières, ils considèrent le désir comme le sale truc qui nous réveille, et qui nous réveille de la manière la plus désagréable, c’est à dire – soit en nous mettant en rapport avec un manque fondamental qui peut être dès lors apaisé avec une espèce d’activité de décharge, et puis on aura la paix, et puis ça recommencera … quand on introduit la notion de jouissance là-dedans – vous voyez je suis en train d’essayer de faire un cercle, très confus, un cercle pieux, un cercle religieux de la théorie du désir, on voit à quel point la psychanalyse en est imprégnée, et à quel point la piété psychanalytique est grande. Ce cercle, un de ses segments c’est le désir-manque, un autre segment c’est plaisir-décharge, et encore une fois, c’est complètement lié ça. Et je me dis tout d’un coup : qu’est-ce qui ne va pas chez Reich ? Il y a deux grandes erreurs chez Reich : la première erreur c’est le dualisme, alors il passe à côté : c’est le dualisme entre deux économies, entre une économie politique et une économie libidinale. Si on parle du dualisme entre deux économies, on pourra toujours promettre de faire le branchement, le branchement ne se fera jamais. Et cette erreur du dualisme se répercute à un autre niveau : le désir est encore pensé comme manque et donc il est encore pensé avec comme unité de mesure, le plaisir. Et Reich a beau donné au mot plaisir un mot plus fort et plus violent, il l’appelle orgasme, toute sa conception précisément de l’orgasme, qu’il va essayer de retourner contre Freud, consiste à pousser jusqu’au bout que le désir en tant que tel est lié tellement au manque, que si il n’arrive pas à obtenir la décharge qui l’apaise, il va se produire ce que Reich appelle des stases. Le désir est fondamentalement rapporté à l’orgasme, et que l’on rapporte le désir au plaisir ou à l’orgasme, il faut bien qu’on le rapporte au manque. C’est exactement la même chose. L’une des propositions, c’est l’inverse de l’autre.
Si on ajoute le troisième arc de cercle : désir-manque, tout ça c’est toujours du désir qui est dirigé sur de la transcendance. En effet, si le désir manque de quelque chose, il est comme intentionnalité visée de ce dont il manque, il se définit en fonction d’une transcendance, de la même manière qu’il est mesuré en fonction d’une unité qui n’est pas la sienne, et qui serait le plaisir ou l’orgasme lui assurant sa décharge. Et, pour fermer ce cercle dont on n’a pour le moment que deux arcs – évidemment, le thème qui consiste à établir une distinction entre jouissance et plaisir, est très utile. C’est ça qui va faire fonctionner le tout. Je pense notamment à une distinction chère à Lacan, mais je ne la connais pas, la distinction entre la jouissance et le plaisir. J’en retiens ce que Barthes en dit dans son dernier livre : « Le plaisir du texte », où il explique un peu. Il distingue des textes de plaisir et des textes de jouissance. Voilà ce qu’il dit au sujet du texte de plaisir : « Celui qui contente, emplit, donne de l’euphorie. Celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture »; texte de jouissance : « celui qui met en état de perte, celui qui déconforte, fait vaciller les assises culturelles, historiques, psychologiques du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs … » « Or, c’est un sujet anachronique, celui qui tient les deux textes dans son champ et dans sa main les rênes du plaisir et de la jouissance, car il participe en même temps et contradictoirement à l’hédonisme profond de toute culture et à la destruction de cette culture. Il jouit de la consistance de son moi, c’est là son plaisir, et recherche sa perte, la perte de son moi. C’est là sa jouissance, c’est un sujet deux fois clivé, deux fois pervers. »
Formidable, on retrouve la dualité du sujet de l’énoncé capable de plaisir, et du sujet de l’énonciation digne d’une jouissance. Seulement, comme le sujet de l’énoncé ne s’élève jamais jusqu’au sujet de l’énonciation, parce que le sujet de l’énonciation finalement c’est le grand signifiant, il va de soi que la jouissance est impossible. Ça veut dire que la jouissance, comme est en train de l’expliquer Barthes, est en rapport fondamental avec la mort, si bien qu’on peut boucler notre cercle : désir-manque, désir-plaisir ou orgasme, désir-jouissance.
Heureusement, dans un texte encore plus clair, après, Barthes va jusqu’à dire: « Le plaisir n’est-il qu’une petite jouissance, la jouissance n’est-elle qu’un plaisir extrême ? Non. Ce n’est pas l’un qui est plus fort que l’autre, ou l’autre moins fort, mais ça diffère en nature. Si on dit que le désir et la jouissance sont des forces parallèles, quelles ne peuvent se rencontrer et qu’entre elles, il y a plus qu’un combat, une incommunication, alors il nous faut bien penser que l’histoire, notre histoire n’est pas paisible, ni même peut-être intelligente, que le texte de jouissance y surgit toujours à la façon d’un scandale, d’un boîtement, qu’il est toujours la trace d’une coupure, d’une affirmation, on peut y aller … » Qu’est-ce qui se passe ?
Je pense à ce livre sur la vie sexuelle dans la Chine ancienne. Il nous raconte une drôle d’histoire, finalement on est tous des Chinois : dans le Taoïsme, ça varie au cours des âges. de toutes manières, le lecteur est frappé de ce que c’est à la gloire de l’homme, les femmes là-dedans … mais ce n’est pas ça qui fait la différence avec la pensée occidentale, parce que, du côté de la pensée occidentale, ça ne va pas plus fort; la différence, elle est ailleurs.
Ce qui est différent, c’est la manière dont le désir est vécu d’une façon totalement différente : il n’est rapporté à aucune transcendance, il n’est rapporté à aucun manque, il n’est mesuré à aucun plaisir et il n’est transcendé par aucune jouissance, sous la forme ou sous le mythe de l’impossible. Le désir est posé comme pur processus. Concrètement, ça veut dire que ce n’est pas du tout l’orgasme; leur problème ce n’est pas comme le problème occidental qui est : comment arracher la sexualité à la génitalité, leur problème c’est : comment arracher la sexualité à l’orgasme. Alors, ils disent en gros : vous comprenez, le plaisir ou l’orgasme, ce n’est pas du tout l’achèvement du processus, c’est, ou son interruption, ou son exaspération, or les deux reviennent au même et c’est tout à fait fâcheux! Sans doute, il faut que ça arrive, mais alors il faut percevoir ces moments de suspension comme de véritables suspensions qui permettent la remise en marche du processus. Ils ont une théorie sur l’énergie femelle et l’énergie mâle, qui consiste à dire en gros : l’énergie femelle est inépuisable, l’énergie mâle, c’est plus ennuyeux, elle est épuisable. Le problème, de toutes manières, c’est que l’homme prenne quelque chose de l’énergie femme qui est inépuisable, ou bien que chacun prenne quelque chose à l’autre. Comment cela peut-il se faire ?
Il faut que les flux – et il s’agit bien d’une pensée en termes de flux -, il faut que le flux féminin, suivant des trajets très déterminés, remonte suivant les lignes du flux masculin, le long de la colonne vertébrale, pour aller jusqu’au cerveau, et là se fait le désir dans son immanence comme processus. On emprunte un flux, on absorbe un flux, se définit un pur champ d’immanence du désir, par rapport auquel plaisir, orgasme, jouissance sont définis comme de véritables suspensions ou interruptions. C’est à dire, non pas du tout comme satisfaction de désir, mais comme le contraire : exaspération du processus qui fait sortir le désir de sa propre immanence, i.e. de sa propre productivité. Tout ça c’est intéressant pour nous dans la mesure où, dans cette pensée, le désir simultanément perd toute liaison et, avec le manque, et le plaisir ou l’orgasme, et avec la jouissance. Il est conçu comme production de flux, il définit un champ d’immanence, et un champ d’immanence ça veut dire une multiplicité où effectivement tout clivage du sujet en sujet de l’énonciation et sujet de l’énoncé devient strictement impossible, sujet de jouissance et sujet de plaisir devient strictement impossible, puisque dans notre machin tournant c’était tout simple : le sujet de l’énonciation c’était le sujet de la jouissance impossible, le sujet de l’énoncé c’était le sujet du plaisir et de la recherche de plaisir, et le désir manque c’était le clivage des deux. C’est vous dire à quel point, de Descartes à Lacan, cette répugnante pensée du cogito n’est pas seulement une pensée métaphysique.
Toute l’histoire du désir – et encore une fois, c’est de la même manière que Reich tombe, cette manière de relier le désir à un au-delà, qu’il soit celui du manque, qu’il soit celui du plaisir ou qu’il soit celui de la jouissance, et, de poser le dualisme du sujet de l’énonciation et du sujet de l’énoncé, et ce n’est pas par hasard que c’est les mêmes qui le font aujourd’hui, i.e les lacaniens, i.e. d’engendrer tous les énoncés à partir du sujet qui, dès lors, et rétroactivement, devient le sujet clivé en sujet d’énonciation et sujet d’énoncé. Ce qui est inscrit, c’est le sujet de l’énonciation qui met le désir en rapport avec la jouissance impossible, le sujet de l’énoncé qui met le désir en rapport avec le plaisir, et le clivage des deux sujets qui met le désir en rapport avec le manque et la castration. Et, au niveau de la théorie, la production des énoncés se retrouve exactement, mots pour mots, cette théorie pourrie du désir.
C’est en ce sens que je dis que penser, c’est forcément être moniste, dans l’appréhension même de l’identité de la pensée et du processus, aussi bien que dans l’appréhension de l’identité du processus et du désir : le désir comme constitutif de son propre champ d’immanence, c’est à dire comme constitutif des multiplicités qui le peuplent. Mais c’est peut-être obscur tout ça, un champ moniste c’est forcément un champ habité par des multiplicités.
[...]
On voit bien comment ça fait partie du même truc de dire que la jouissance ce n’est pas le plaisir, ça fait partie d’une espèce de système, que pour tout simplifier, je présenterais comme une conception circulaire du désir où, à la base, il y a toujours le postulat de départ – et il est vrai que la philosophie occidentale a toujours consisté à dire : si le désir est, c’est le signe même, ou le fait même que vous manquez de quelque chose. Et tout part de là. On opère une première soudure désir-manque, dès lors, ça va de soi que le désir est défini en fonction d’un champ de transcendance; le désir est désir de ce qu’il n’a pas, ça commence avec Platon, ça continue avec Lacan. Ça c’est la première malédiction du désir, c’est la première façon de maudire le désir; mais ça suffit pas. Ce que je fais, c’est la méthode de Platon dans le Phédon, quand il construit un cercle à partir des arcs. Le deuxième arc : si le désir est fondamentalement visée de l’Autre, ouvert sur une transcendance, si il subit cette première malédiction, qu’est-ce qui peut venir le remplir ? Ce qui peut venir le remplir, ce ne sera jamais qu’en apparence l’objet vers lequel il tend, c’est aussi bien l’Autre, c’est inatteignable, c’est le pur transcendant. Donc, ce ne sera pas ça qui viendra le remplir. Ce qui vient le remplir ou le satisfaire, qui vient lui donner une pseudo-immanence, ça va être ce qu’on appelle l’état de plaisir, mais dès ce second niveau, il est entendu que cette immanence est une fausse immanence puisque le désir a été défini fondamentalement en rapport avec une transcendance, que ce remplissement c’est, à la lettre, une illusion, un leurre. Seconde malédiction du désir : il s’agit de calmer le désir pour l’instant, et puis la malédiction recommencera. Et puis il faudra le réclamer, et puis c’est la conception du plaisir-décharge. Rien que ce mot indique assez que le titre de ce second arc de cercle est « pour en finir provisoirement avec le désir. » C’est ça qui me paraît fascinant, à quel point ça reste dans toute la protestation de Reich contre Freud, il garde cette conception du désir-décharge qu’il thématise dans une théorie de l’orgasme. Ce second arc définit bien cette espèce d’immanence illusoire par laquelle le plaisir vient combler le désir, c’est à dire l’anéantir pour un temps. Mais, comme dans toute bonne construction, puisque tout ça c’est de la pure construction, c’est pas vrai, c’est faux d’un bout à l’autre, il faut un troisième pour boucler le truc, puisque vous avez cette vérité supposée du désir branchée sur une transcendance de l’Autre, cette illusion ou ce leurre par lequel le désir rencontre des décharges calmantes à l’issue desquelles il disparaît, quitte à reparaître le lendemain, il faut bien un troisième arc pour rendre compte de ceci : que même à travers ces états de sommeil, de satisfaction, etc. …, il faut bien que soit réaffirmé sous une forme nouvelle l’irréductibilité du désir aux états de plaisir qui l’ont satisfait que en apparence, il soit réaffirmé sur un autre mode : la transcendance. Et cette réaffirmation c’est le rapport jouissance impossible-mort. Et du début à la fin, c’était la même conception, et quand on nous dit : attention, faut pas confondre le désir, le plaisir, la jouissance, évidemment il ne faut pas les confondre puisqu’ils en ont besoin pour faire trois arcs d’un même cercle, à savoir les trois malédictions portées sur le désir.
Les trois malédictions c’est :
- tu manqueras chaque fois que tu désireras
- tu n’espéreras que des décharges
- tu poursuivras l’impossible jouissance.

Alors le désir est complètement piégé, il est pris dans un cercle. Et alors en quoi c’est la même chose, le problème des énoncés ? C’est pareil au niveau du cogito cartésien, puisque vous construisez également votre cercle au niveau de je marche, je respire, j’imagine, je vois une licorne, système d’énoncés où le JE est sujet de l’énoncé, et ça c’est quelque chose comme l’apparence. Peut-être que ce n’est pas vrai, peut-être que Dieu me trompe, peut-être que je crois marcher et que je ne marche pas. Deuxième arc : mais attention, car s’il est vrai que je peux me tromper quand je dis je marche, en revanche, je ne peux pas me tromper lorsque je dis « je pense marcher ». Si il est vrai que je peux me tromper quand je dis « je vois une licorne », je ne peux pas me tromper en disant « je pense que je vois une licorne ». Ça c’est l’extraction du « je pense donc je suis », c’est l’extraction d’un sujet de l’énonciation; et la production de l’énoncé, d’un énoncé quelconque se fait sous la forme du clivage du sujet en sujet de l’énonciation et sujet de l’énoncé comme condition de la production de tout énoncé possible.
Le désir-manque se trouve au niveau du clivage du sujet, de la coupure, de la barre. Le système du désir-plaisir, il se retrouve au niveau du sujet de l’énoncé. Et le système du désir-jouissance, il se retrouve au niveau de la gloire du sujet de l’énonciation, avec encore une fois, la mystification du cercle : tu commanderas d’autant plus que tu obéiras, i.e. tu seras d’autant plus près d’être le véritable sujet de l’énonciation que tu te conformeras à la barre qui te sépare comme sujet de l’énoncé du sujet de l’énonciation, c’est à dire que c’est par la castration que tu accèdes au désir.
Dire : c’est par la castration que tu accèdes au désir, ou dire : c’est par le clivage du sujet que tu accèdes à la production d’énoncés, c’est pareil.
[Intervention de Rejik : T'as pas envie de pousser plus loin avec le Dieu de Descartes et le signifiant de Lacan ?]
J’ai pas tellement envie, mais je veux bien, ouaf! ouaf! ouaf!
Le problème, ça devient, à supposer qu’on dise que les seuls énoncés, c’est le désir. Tout désir est un énoncé, tous les énoncés sont des désirs. Si c’est bien comme ça, ce dont il faut rendre compte, c’est le système de l’apparence, alors il va de soi que Nietzsche a complètement raison, c’est vraiment un système platonicien chrétien, et si ça aboutit à la psychanalyse, c’est pas par hasard, parce que la psychanalyse c’est le truc qui nous dit : viens, allonge-toi et tu vas avoir enfin l’occasion de parler en ton nom, et qui, en même temps a retiré d’avance toutes les conditions possibles d’une production d’énoncés, précisément parce qu’elle a subordonné toute production d’énoncés au clivage du sujet de l’énonciation et du sujet de l’énoncé, i.e, tu commanderas d’autant plus que tu acceptes la castration [hétéronomie] et que tu poursuivras la jouissance impossible.
Gilles Deleuze
Extrait du cours le Désir, le plaisir et la jouissance / Vincennes, 26 mars 1973
A lire sur le Silence qui parle
Désir et plaisir : lettre de Gilles Deleuze à Michel Foucault
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Utopies nomades (2) / René Schérer

L’hospitalité est inhérente à l’implantation de l’homme sur la terre. Et il convient ici d’entendre : de l’agriculteur, du défricheur de sol fixé à sa demeure. Car la première condition de l’hospitalité est de pouvoir offrir pain et vin : » ici, le « il faut » (es braucht) désigne une appartenance essentielle du rocher et des fentes, de la terre et des sillons. Mais cette appartenance essentielle, de son côté, est déterminée par l’essence de l’hospitalité et du séjour. Donner et recevoir l’hospitalité, et séjourner, caractérisent la demeure des mortels sur la terre. »
Ce texte est incontestablement profond. Il est le seul qui, dans la philosophie contemporaine, accorde à l’hospitalité une fonction qui, dans l’ordre ontologique, puisse être mise en parallèle avec celle que lui accorde Kant. Mais nous avons dit que cette ontologie allait en sens inverse de la démarche kantienne : la sédentarité paysanne.
Au regard de l’errance
Et, à se référer maintenant au poème de Hölderlin dans son intégralité, il apparaît même que le fragment détaché induirait un contresens. Car, l’hymne à l’Ister, nom ancien du Danube, ne célèbre pas le paysan souabe, mais les peuples barbares qui, depuis l’orient, sont venus s’installer sur ses rives. De sorte que la rêverie poétique sur le Danube devient une vision grandiose sur l’orient originel, l’asie par-delà la Grèce même :
« Mais voici que ce fleuve semble presque vouloir
remonter vers sa source
et il me semble venir de l’orient  »
(14).
Le poème de Holderlin, dont l’idéal est cosmopolitique, n’est pas célébration de la permanence de l’Être, mais du Devenir. Celle de la provenance orientale des peuples d’europe, encore plus nettement saluée dans un hymne antérieur, À la source du Danube (15) : « Asie, ô mère, je te salue ! », évoquant la « voix formatrice des humains », « l’étrangère », « l’éveilleuse ». Le contraire apparemment de ce que Heidegger suggère et « fonde » sur sa lecture de Hölderlin dans Qu’appelle-t-on penser ? mais seulement « apparemment », et pour une lecture tout aussi tronquée. Plus attentive, plus complète, elle permettrait de découvrir que :
1 L’objet de la recherche heideggerienne, la « Demeure » de l’Être et de la pensée (finalement le langage) ne s’identifie pas au séjour hospitalier ; ce dernier est un des jalons de cette recherche, d’ailleurs non close dans les leçons de 191 ;
2 L’Ister de Hölderlin a fait l’objet en 192 de tout un séminaire, aujourd’hui seulement publié (16). Ce séminaire est du plus haut intérêt, car il nous révèle un Heidegger pas du tout « sédentariste » ni « paysan » souabe (du moins apparemment), mais attentif à dégager du poème de Hölderlin tout ce qui accorde à l’étranger, à l’hôte, une place de choix, une fonction constitutive auprès du résident : « L’appropriation de ce qui nous est propre n’est que dans la confrontation et le dialogue hospitalier avec l’étranger ». Le fleuve est lieu de passage ; en lui le séjour, le site (die ortschaft) se conjugue avec l’errance (die Wanderschaft).
Plus intéressante encore, pour ce qui concerne notre idée d’utopie nomade, est, dans ce cours de 1942, la notation que « le rapport au propre (das Eigene) ne peut jamais consister en la simple affirmation autosuffisante de ce qu’on appelle le naturel et l’organique », que « le propre est le plus lointain » (das Eigene, das Fernste). Écho de Nietzsche, distances prises avec une idéologie de la race et du sang. Manière également, peut-être, comme l’avait fait Être et temps avec Wilhelm Dilthey et sa « philosophie de la vie », de reprendre en compte certaines analyses de Georg simmel sur l’importance de l’étranger, sa fonction critique. Mais de les reprendre en les détournant, dans un cadre où l’abstraction ontologique élude le juif de simmel, où tout converge, comme plus tard dans Qu’appelle-t-on penser ?, vers l’ontologie de la langue. L’objet du séminaire devient finalement l’apport à la langue poétique allemande de la langue philosophique grecque.
Cette inflexion de l’hospitalité de l’homme vers celle de la langue, ne saurait du reste être traitée simplement comme une manière d’éluder de plus pressants problèmes. Jabès, de son côté, célébrera aussi « l’hospitalité du livre » (17). Ce n’est pas là ce qui nous retient, qui fait que nous ne pouvons adopter la voie ontologique que Heidegger propose. Le différend est ailleurs. L’essentiel de cette divergence est encore le présupposé de sédentarité : le langage, « demeure » de l’être, sa maison. Là où Hölderlin évoque des flux, Heidegger pense des demeures. Un instant inspirée à la suite du poète cosmopolitique, cette pensée en change le ton et le cours, comme elle le fait pour Nietzsche, pendant la même période : une absorption de la puissance passionnelle, de l’affirmation du mouvement et du devenir, de la vision utopique d’un nouveau monde, dans la calme ontologie du retour.
Car, toujours dans l’ontologie heideggerienne, il s’agit d’un retour aux Grecs, et d’un retour à partir d’un oubli (oubli de l’Être) qui en rend impossible l’accès ; qui immobilise toute pensée dans l’attente d’une impossible présence. Il projette sur les autres – les poètes avec lesquels il entre en « dialogue », Hölderlin, Nietzsche – ce mouvement arrêté. Tandis que pour Hölderlin et nietzsche, il s’agit moins d’un retour aux Grecs que de faire revenir leurs dieux, d’épouser leur passion : le Dionysos de Nietzsche, utopiquement porté parmi nous.
L’esprit de l’utopie, à reformuler dans l’ouverture du plan d’immanence de la terre, n’est pas une ontologie de la présence – pas plus que d’une supposée absence qui lui est corollaire. Il ne se préoccupe pas du tout de « l’être » oublié ; ce qui aurait pu être suggéré par l’assimilation de l’utopie à « l’âge d’or ». Mais cette image, qui reste parfois suggestive, n’a jamais correspondu au concept de l’utopie moderne. Celle-ci se développe dans une ouverture « au- delà de l’être », dans un « autrement qu’être, au-delà de l’essence » que ces expressions, empruntées cette fois à emmanuel Lévinas (18), expriment parfaitement. Comme l’exprime aussi l’idée levinassienne que la priorité « ontologique » revient à « l’autre », non au moi-sujet, à « l’égoïté », ou, dit plus simplement, à l’égoïsme auquel Fourier opposait la « passion foyère » de « l’unitéisme ».
l’Utopie selon son pli
L’utopie nomade – mais est-il même besoin, désormais, de lui adjoindre ce qualificatif impliqué dans la plénitude de son concept et de son jeu ? – est, par elle-même, unitéiste. L’unitéisme est la propriété de son sujet, mieux, des processus de subjectivation, des productions de subjectivité qu’elle entraîne. Processus de subjectivation : langage de Foucault, de Guattari, de Deleuze, qu’il me convient d’associer pour nommer les subjectivités nouvelles, individuelles et collectives, qui appellent aujourd’hui à de nouveaux modes d’habiter : que ce soit relativement aux « habitations » proprement dites ou aux villes, aux « sans domicile fixe », aux vagabonds et aux nomades, aux voyageurs de tous genres, aux déplacements forcés de peuples, ou à leur recherche obsessionnelle d’un territoire portant leur nom. En tout cela, de multiples processus sont engagés, souvent antagonistes les uns des autres, comportant des objectifs incompatibles, se déroulant dans des temporalités de différents niveaux.
Le monde est tout entier dans chacun de ces points de vue, et n’existe nulle part ailleurs que dans leur entrecroisement. Il y est, selon le mot-concept choisi par Deleuze, plié. Tous coexistent, sont « compossibles » dans le langage de Leibniz qui s’impose ici. Le plan de l’utopie est celui de ces compossiblités, qui sont toutefois de principe seulement, sans avoir trouvé le mécanisme de leur accord. On peut concevoir l’utopie, s’en former l’image, comme un pli, « pli de subjectivation » (19) qui parcourt la terre la réfléchit en soi dans la pensée, l’exprime, en formule « le problème » et lui donne sens.
L’utopie est alors le plissement – plissement de subjectivation de la terre. Ou si l’on veut, énoncé de façon plus « humaniste » : la manière dont nous sommes décidés à habiter la terre en tant que sujets.
Mais cette formulation est précisément trop humaniste, de cet humanisme du sujet abstrait du droit, du sujet raisonnable qui a été pris du vertige de son identification européenne dont on sait les désastres auxquels elle a conduit et continue de conduire.
La subjectivation en tant que pli élude le sujet et sa transcendance. La concevoir dans l’immanence, c’est-à- dire non comme transcendance vers l’être (ou identification à l’être transcendant), est l’enrichir de virtualités multiples, de singularités sans point de convergence « au-dedans », mais tendant au contraire vers des points de fuite « au-dehors ». Le pli est le dehors, la « force du dehors » (Blanchot) pénétrant le sujet du droit, lui donnant accès à l’autre, le rendant perméable à toutes les autres conditions.
Plissement de subjectivation est l’hospitalité sur le plan de la terre, où elle vient courber, ployer les forces hostiles, révéler leur compossibilité et les transformer en bienveillance.
L’utopie de Fourier ne fut pas davantage dépendante d’un sujet du droit, idéalement rationnel, en ce sens « humaniste ». Elle recourbe le mouvement cosmique en une sujectivation passionnelle qui assure l’unité des « quatre mouvements » et finalement les commande, conférant à l’utopie, non le sens d’un projet volontariste de l’homme seul, mais d’une expression de l’univers ; ou, selon sa vision qui procède toujours par multiplicités, des univers, de « l’omnivers ».
Clausule : fin d’une illusion
Ce pli, on s’en aperçoit, est loin d’être celui de l’europe frileuse et repliée sur soi, incapable de se déplier pour s’adresser au monde. pourtant, selon son pli, elle fut longtemps une utopie positive et crédible qui allait dans le sens de la terre, qui occupait son plan d’immanence. Ce pli a laissé ses traces en paul valéry, Romain Rolland, Thomas mann, Husserl, Nietzsche aussi. « Nous européens » pouvait vouloir dire quelque chose ; mais quoi, au juste ?
En ce cas, comme en d’autres, l’hospitalité est le critère. Mort de l’hospitalité européenne, mort de son utopie, mort de l’europe pour la pensée. Schengen et Maastricht en ont signé la fin. Je lis – entre autres, et les exemples peuvent se ramasser à la pelle – dans le Monde du 8 janvier 1996, le titre Inhospitalité occidentale, avec le commentaire : « Chaque jour un peu plus, l’Occident – Europe de l’ouest et États-Unis confondus – ferme ses portes aux demandeurs d’asile politique ». Un autre article antérieur, du journal Libération celui-là, et concernant plus spécialement la France, établissait, chiffres à l’appui, qu’elle tenait le premier rang en europe dans les refus d’asile (novembre 1995), sans compter les innombrables tracasseries administratives auxquelles les étrangers sont soumis (20).
Oui, l’utopie européenne est morte, morte de son inhospitalité. Cette mort donne à penser. Donne à se retourner sur l’europe elle-même, sur une europe de l’esprit qui, bien que ne s’étant jamais confondue avec l’europe politique, et encore moins avec l’europe présente, n’est pas sans avoir été entachée de ses limitations.
On a, au cours de ces dernières années, et à juste titre, pointé dans Hegel et sa philosophie de l’histoire, des jugements à l’emporte-pièce, excluant les peuples non-européens du développement du Concept : Afrique, Asie. mais plus près de nous, Edmund Husserl, dans sa conférence la Crise de l’humanité européenne et la philosophie (1935), ne compte pas non plus dans l’Europe « au sens spirituel », « les Esquimaux ou les Indiens des ménageries foraines (sic), ni les Tsiganes qui vagabondent perpétuellement en europe » (21).
Il ne peut être question, bien sûr, de jeter unilatéralement la pierre à ce philosophe rationaliste, victime lui-même, en tant que juif, de l’ostracisme nazi, mais de mettre le doigt sur une curieuse cécité, une étrange étroitesse de la raison dite universelle. Tout se passe comme si l’europe avait toujours fonctionné, non comme un principe d’accueil et d’ouverture, mais comme une machine d’exclusion. Tout au moins en ce qui concerne les dits, les auto-proclamés « grands européens » autour d’une pensée majoritaire et consensuelle. Chaque fois que l’europe s’est auto-affirmée en prétendant positivement se définir, elle s’est sédentarisée, refermée sur soi, a éliminé toute autre forme de pensée, nié toute pensée et forme de vie autres. Nié l’autre même, en tant que tel, s’est refusée à lui. Et aujourd’hui, concrètement, en sa personne et en sa chair, le refuse et le chasse.
Si l’europe a voulu, à un certain moment et dans un certain contexte, signifier quelque chose, c’est dans son mouvement affirmatif contre les frontières nationales et les États. Contre la France fermée et cocardière, contre une allemagne impérialiste. L’affirmation européenne de Nietzsche a ce sens. Européen synonyme d’apatride, d’anarchiste, d’immoraliste : « Nous sans patrie. » « Il ne manque pas aujourd’hui d’européens qui puissent se dire des sans-patrie, au sens flatteur, avec quelque raison de le faire ; c’est à eux que je recommande ma secrète sagesse, mon gai savoir » (22). ou plus loin : « Nous, sans patrie, nous sommes encore d’origine trop diverses, nous sommes de races trop mêlées pour faire des « hommes modernes » ; nous sommes donc peu tentés d’aller participer à ces auto-admirations ethniques et à ces impudicités dont on fait parade en allemagne comme d’une cocarde loyaliste. » Paroles aisément transposables contre le nouveau patriotisme européen qui se mijote sous nos yeux. Le « bon européen » que Nietzsche, toutefois, se dit être, n’est pas le citoyen de l’Europe chrétienne, mais le voyageur de l’incroyance, le perpétuel émigrant. non pas le majoritaire se ralliant, mais le minoritaire refusant toutes les idéologies en cours, qu’elles soient ou non « progressistes ». Minoritaire comme se dit Kafka – cet autre européen, grand par sa marginalité, par son appartenance à ce que Deleuze et Guattari ont appelé une « littérature mineure ». Autour de ceux-ci : Nietzsche, Kafka – et j’ajouterais Jean Genet qui l’a bien incarnée,
A l’étranger, aux États-Unis parmi les Blacks Panthers, en Palestine –, pourrait se définir une utopie pour laquelle le qualificatif d’européen ne serait pas une tache ou un signe de suspicion ; et qui prendrait en considération et en compte les exclus, les vagabonds, les nomades. Leur invocation illustre, allégorise le mouvement, en europe même ou ailleurs, des sans-lieu, que l’on nomme aussi personnes « déplacées ». Elles seules deviennent aujourd’hui porteuses et révélatrices de l’utopie qui vient (23). C’est en ayant les yeux fixés sur elles qu’on s’oriente ; elles sont « boussole d’harmonie », aurait dit Fourier.
Mais si leur destinée nous guide, les perspectives utopiques qu’elles ouvrent ne sont pas pourtant celles d’une « nouvelle demeure ». Elles donnent le sens au mouvement. Relativement à elles, en elles, la pensée utopique doit se faire inventive de sociétés enfin libérées de la quête obsessionnelle des identités, des « racines », des territorialisations archaïques. Une utopie aussi, qui assurera, autrement que des déclarations creuses, une ouverture de la terre et de ses chemins à la circulation et à la différence.
Une utopie dont les tenants pourraient retrouver leurs aspirations dans cette poétique phrase que j’emprunte à Nietzsche pour conclure : « Nous, les prodigues et les riches de l’esprit, nous nous tenons au bord des routes comme des fontaines et ne pouvons empêcher personne de venir puiser dans nos eaux » (24).
Une utopie du voyageur.
René Schérer
Utopies nomades / 1996
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Texte écrit pour le colloque « Crollo del communismo sovietico » qui se tint à Lecce, en 1992, entièrement remanié en 1999. Une version italienne (trad. Laura Tundo) a paru dans les actes de ce colloque sous le titre Spostamenti dell’utopia dopa il crollo in Crollo del communismo sovietico e ripresa dell’utopia, sous la dir. de arrigo Colombo, edizioni oedalo, Bari, 199, p. 120-129.

14 Cité d’après Friedrich Hölderlin, Poèmes, Paris, Aubier, 1943, p.433 (trad. Geneviève Bianquis).
15 ibid. p 38.
16 Martin Heidegger, Hölderlin’s Hymne « Der Isrer », Klosrermann, Francfort, 198, 1 et suiv.
17 Edmond Jabès, le Livre de l’hospitalité, Paris, Gallimard, 1991.
18 Emmaneul Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974.
19 Sur tout ceci, voir Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Éd. de Minuit, p.101 et suiv.
20 Complément, en 1996, d’un texte rédigé en 1992.
21 Edmund Husserl, la Crise des sciences européennes et la phénoménologie trancendantale, Paris, Gallimard, 1976, p.352 (trad. Gérard Granel).
22 Friedrich nietzsche, le Gai savoir, Gallimard, paris, 1950, livre V, n°277, p.210 (trad. Alexandre Vialatte).
23 À l’instar de la Philosophie qui vient de Walter Benjamin (1925), (Gesammelte schriften, II, 1, p.1, Francfort, suhrkamp, 1972 : Über das progtamm der kommenden philosophie) et de Giorgio agamben, la Communauté qui vient, Paris, seuil, 1990.
24 Friedrich Nietzsche, op. cit., n°378, p.212.

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