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The Dreamers / Christiane Vollaire / Chimères 73 / Nénette / Nicolas Philibert

Qu’est-ce qui nous est inaccessible ? Où se situe pour nous le seuil de l’inatteignable ? Qu’est-ce qui nous est étranger ? A quoi sommes-nous suposés nous identifier ? Par quelles frontières passe un « nous » qui pourrait faire communauté ? Quelles frontières ne peut-il pas dépasser ? Où se situe la naturalité des seuils ? Comment se construit leur culturalité ?
Un roman de Russell Banks, American Darling, paru en 2004, donnait corps à ces questions autour d’une figure à la fois multiple et centrale : « les rêveurs ».

Au fond – peut-être au niveau le plus élémentaire – , c’étaient mes chimpanzés qui me poussaient à revenir, et pas le souvenir de mon mari ou mes enfants. (…)
D’emblée je me suis efforcée de m’introduire dans leur conscience, car il était évident qu’ils en avaient une, et, pour moi, le caractère particulier de cette conscience était ce que les aborigènes d’Australie ont désigné par « temps du rêve ». Elle ne consiste pas chez eux à dériver ou à glisser de manière somnolente à travers la vie en étant toujours dans la lune ou ailleurs, comme nous le faisons, mais semble leur donner la liberté de regarder chaque chose comme si personne ne l’avait encore vue, comme si tout, une feuille aussi bien qu’une fourmi ou que l’oreille d’un homme, revêtait une importance à la fois effrayante et merveilleuse. Comme dans les rêves. Ou sans doute comme chez quelqu’un qui souffre de démence. Ces bébés chimpanzés ne semblaient pas avoir conscience du passé ou de l’avenir, mais seulement du présent immédiat, et rien ne pouvait les en distraire. (…) Mais comme ils sont muets, que, de leur naissance à leur mort, ils sont exclus du langage parlé, leur pouvoir de concentration semble dépasser le nôtre – sauf quand nous rêvons et que nous aussi sommes muets.
Je me suis donc mise à les appeler des rêveurs.

L’animalité du chimpanzé, c’est évidemment la mémoire du singe en l’homme. Une continuité des espèces, telle que l’ont conceptualisée les théories de l’évolution depuis Lamarck, puis Darwin. Mais ici, ce n’est pas la forme du singe, l’allure de sa silhouette, son facies ou la disposition de son crâne, qui évoquent quelque chose de l’humain. On n’est pas dans cette taxinomie anthropométrique qui, depuis l’imaginaire du XVIIe siècle et la science du XVIIIe, vise à poser entre les espèces les mêmes mesures comparatives et différenciatrices qui létitimeront les différenciations entre les races. Ce qui marque une continuité n’est pas dans l’évaluation d’une analogie entre deux moments, mais au contraire, dans l’évidence immédiate d’une permanence. Dans la présence constante en l’animal de ce qui demeure à l’état séquellaire en l’homme. Et cette constante n’est précisément pas de l’ordre de l’animalité ou d’un criterium biologique, mais au contraire de l’ordre de la conscience :

(…) car il était évident qu’ils possédaient une conscience.

Il n’est pas question ici d’un embryon de conscience qui, par la progressive évolution des espèces, se serait développé en l’homme jusqu’à la pensée ; mais, au contraire, de ce qui, de la conscience universelle, aurait en quelque sorte régressé en l’homme, se serait atrophié jusqu’à n’être plus présent que dans le rêve. Un rêve non pas défini comme évasion hors du monde, sliding through life, mais, exactement à l’inverse, comme intensité maximale de la présence au monde, incarnée dans l’extrême attention aux choses :

(…) d’une qualité qui semble leur donner la liberté de regarder chaque chose comme si personne ne l’avait encore vue, comme si tout, une feuille aussi bien qu’une fourmi ou que l’oreille d’un homme, revêtait une importance à la fois effrayante et merveilleuse.

Ce passage inverse tous les repères, et plus particulièrement le concept culturel majeur d’une pensée humaine corrélative à la fois de l’accès au langage et de la conscience du temps : c’est au contraire l’abolition de ces deux paramètres dans le rêve qui définit, dans son fondement originel, la conscience :

Mais comme ils sont muets, que, de leur naissance à leur mort, ils sont exclus du langage parlé, leur pouvoir de concentration semble dépasser le nôtre – sauf quand nous rêvons et que nous aussi sommes muets.

C’est en quelque sorte parce qu’il n’est pas distrait par le langage, que le pouvoir de concentration animale excède l’humain, et met en exergue ses défaillances. Ce qui l’enferme dans le silence est aussi ce qui l’ouvre à la présence, ce qui lui interdit de se détourner de l’immédiateté, de se divertir dans les voies du présent ou du passé :

Ces bébés chimpanzés ne semblaient pas avoir conscience du passé ou de l’avenir, mais seulement du présent immédiat, et rien ne pouvait les en distraire.

Là où Nietzsche définissait, dans l’animalité du bétail, l’attachement au piquet du présent, ce passage montre à l’œuvre, dans cet attachement même, la puissance pensive d’une concentration, et comme un insondable potentiel d’intériorité dans l’écarquillement sur le monde. C’est seulement du regard qu’il est question ici, mais d’un regard dont l’attention au détail ne peut être atteinte, dans le monde humain, que par le rêve. Et ce regard en suspens n’est pas infra-humain, mais plus intensément humain qu’un regard d’homme éveillé : il est ce qui saisit un potentiel d’humanité non réalisé en l’homme, une puissance non actualisée. Comme si cette actualisation en suspens signalait le déficit de notre propre présence au monde : une présence qui ne peut s’autoriser que du rêve.
Disant la puissance du silence, ce passage nous renvoie au Wittgenstein de la fin du Tractatus logico-philosophicus :

Ce qu’on ne peut pas dire, il faut le taire.

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Et, dans le roman de Russell Banks, c’est la puissance d’étrangeté de l’animal qui incarne la logique du Tractatus : le vertige de tout ce qui ne peut pas être dit, et qui est le plus indéracinable en nous. Dans le livre, le souvenirs des « dreamers » renvoie en abîme à la mémoire occultée du compagnon égorgé et des enfants enlevés et disparus dans la guerre du Libéria. A cette mémoire affective et violente, impossible à revivifier, se substitue celle des chimpanzés dans la « nurserie », de leur regard insondable, de cette impossible porte qu’ils ouvrent à la permanence de l’animal en nous. Cette intensité suspendue du regard, celle que l’on n’a plus qu’en rêve, est précisément celle qui nous fait entrer en communication avec le monde, celle dont le saisissant effet de surface ouvre aux abîmes d’une intériorité sans fond. Il est impossible de s’identifier aux « dreamers » ; mais il est tout aussi impossible de ne pas être saisi en eux par quelque chose qui fait écho en nous. Quelque chose de ce que Freud appelait « l’inquiétante étrangeté », où sont rendus radicalement indistincts la familiarité du quotidien et l’hostilité du mystère. Quelque chose du regard animal nous enracine dans une étrange forme de filiation, qui renvoie non pas à la procréation, mais à la contiguïté biologique, et nous identifie à la fois comme divergents et comme similaires.
Dans la « nurserie », où l’héroïne nourrit la fiction d’une protection maternelle à l’égard des « bébés » chimpanzés, la vérité est celle d’une tentative d’arrachement des animaux adultes aux violences à prétention bienfaitrice de l’expérimentation médicale et de la vivisection :

Ils s’occupaient des animaux plus âgés, plus exigeants et parfois dangereux, qui venaient de loin et qui étaient souvent traumatisés à la suite de mauvais traitements. On le avait découverts dans des caisses d’emballage à l’aéroport de New-York ou de Los Angeles, dans des cages à oiseaux ou bien dans des casiers à chats qui les transportaient vers une existence où ils subiraient des traitements encore pires et où leur délivrance serait une mort précoce dans un laboratoire pharmaceutique de Vienne ou du New Jersey.

Mais à ces violences technologiques font écho les violences guerrières dans lesquelles la famille fondée en Afrique par la narratrice a été emportée, et dans lesquelles sont broyés quotidiennement les ressortissants libériens, descendants des anciens esclaves « réexportés » vers l’Afrique par l’Amérique abolitionniste du XIXe siècle. Ces bébés chimpanzés, ces « dreamers » dont le souvenir affleure seul à sa mémoire, ceux qui ont échappé aux tortures de la vivisection à laquelle ils étaient promis dans les laboratoires pharmaceutiques américains, ceux qui ont été mis à l’abri dans le « sanctuaire » qui leur était offert sur une île de la côte libérienne, seront, dans ce lieu même, massacrés. Et l’on retrouvera leurs cervelles, celles qui produisaient ces regards suspendus de rêveurs, dévorées par les soldats.
A aucun moment le texte n’entre dans la déploration stérile du « martyre » animal, ni dans le fantasme d’une nature innocente face au déchaînement de la violence humaine. Mais il engage plutôt à lire, dans la suspension du regard animal, ce qui permet qu’affleure une présence, ce qui peut rendre intensément actuelle la virtualité d’une émotion impossible à réaffronter.
« The dreamers », ce n’est pas l’animal domestiqué, mais l’homme avant sa propre domestication : quelque chose d’indéterminé sur la ligne de l’évolution, qui renvoie la perception naturelle du monde à ce regard à la fois intensément présent et curieusement absent. Un regard aussi absorbé par les choses qu’impossible à capter. Un regard qui n’est pas celui de l’observation délibérée, mais celui d’une adhésion hypnotique et distanciée à son objet. Ce regard quasi-humain, et quelque part plus qu’humain, pourrait avoir quelque chose du regard photographique, de cette conscience en suspens, de cette captation qui ne peut pas intégralement anticiper sur ce qu’elle capte, et entre pourtant intensément dans le détail de son objet.
Mais, en une simple phrase incidente, Russell Banks l’identifie au regard de la folie :

Comme dans les rêves. Ou sans doute comme chez quelqu’un qui souffre de démence.

Ce regard aussi concentré qu’indifférencié, aussi indifférent à l’autre que présent aux choses, est aussi le plus désocialisant. C’est parce qu’il intègre cette inquiétante étrangeté de l’animal, qu’il désintègre en soi les potentiels de sociabilité. Faire émerger l’animal en soi, c’est, en tissant les liens qui nous rattachent à l’origine, détisser ceux qui nous relient à nos proches. Ici réside la radicale contradiction entre animalité et domesticité : dans la façon dont la démence, faisant émerger la profondeur d’une animalité, rompt en nous toutes les amarres d’une sédentarité. Russell Banks écrit :

Au fond – peut-être au niveau le plus élémentaire – c’étaient mes chimpanzés qui me poussaient à revenir.

Les chimpanzés, en ramenant la narratrice à son passé, la renvoient aussi à son niveau « le plus profond, le plus élémentaire ». Ils ne sont pas dressés, « éduqués », conditionnés aux modalités culturelles de l’existence ; ils ne sont pas apprivoisés ou domptés, mais au contraire exclus du langage, et par là même indifférents au temps. Et c’est cette position qui fait, pour le personnage, à la fois étonnement, réminiscence et modèle.
On peut s’interroger au contraire sur ce qui pousse les hommes à s’ériger en modèles du monde animal, et questionner les diverses modalités de cette pulsion : par quelle perversion peut-on vouloir infliger ce qu’on a soi-même tant de peine à assumer ? Et pourquoi imposer une domestication, qui nous est à nous-mêmes si difficile à supporter ?
Cette profondeur d’une vie non domestiquée n’a en soi rien de noble ou d’enviable. Elle ne renvoie nullement à l’anthropomorphisme culturel d’un idéal de liberté ou d’affranchissement des liens sociaux. Elle apparaît, Russell Banks l’écrit, murée dans une forme de silence, dans la part, non pas de l’imaginaire, mais de la réalité la plus radicale, celle qui échappe aux déterminants de la vie sociale autant qu’à la conscience intentionnelle. Trop enracinée pour pouvoir être déracinée, mais seulement apte à se manifester quand la vigilance baisse sa garde. La vie non domestiquée n’est pas une vie libre, c’est juste l’émergence primitive d’une vie directement écarquillée sur le monde, sans médiation, et Banks reconnaît dans le rêve non pas le mouvement de la fuite ou de l’évasion, mais au contraire l’animalité brute de cet écarquillement.
L’animal en nous est juste celui qui n’a pas de lieu, celui pour qui chaque lieu revêt l’intensité insondable du premier affrontement au réel. Celui que la déterritorialisation pousse à n’être proprement chez lui nulle part, à n’être jamais installé dans le monde. Et cette part d’indétermination est celle qui active l’intensité du regard, qui aiguise l’attention au détail par l’épreuve constante d’une opacité. C’est cette épreuve de l’opacité, que la domestication tend à faire disparaître, ou plutôt à dénier, dans l’intention affective de l’enfermement domestique, en inventant à la bête apprivoisée un mode de communication culturelle, en modifiant ses modes comportementaux pour les interpréter comme des modalités de soumission au modèle humain, en les réduisant aux territorialisations de la domesticité. Inventer des processus d’individuation susceptibles d’inégrer l’animal au schéma familial, c’est dissoudre l’étrangeté sauvage qui nous est originellement commune, dans la domiciliation du modèle oedipien. Domicilier, domestiquer, ne peuvent renvoyer à un « amour » de l’animal, que dans la mesure où ils renvoient à sa négation comme puissance de vie en nous, comme l’exact potentiel d’une non-assignation au domicile. C’est le sens de l’insulte lancée par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux :

Tous ceux qui aiment les chats, les chiens, sont des cons.

C’est précisément dans l’animal domestique, qu’ils saisissent l’exacte antithèse de l’idée d’un devenir-animal :

Les animaux individués, familiers familiaux, sentimentaux, les animaux oedipiens, de petite histoire, « mon » chat, « mon » chien ; ceux-là nous invitent à régresser, nous entraînent dans une contemplation narcissique, et la psychanalyse ne comprend que ces animaux-là, pour mieux découvrir sous eux l’image d’un papa, d’une maman, d’un jeune frère.

Le familier, le familial, le domestique, ressortissent de ce consensus affectif qui produit les normes de la soumission et les érige en modèles universels. La désindividuation de l’animal, c’est au contraire ce temps suspendu de l’affrontement au monde, le temps insurmontable que nous sommes supposés avoir aboli, et qui ne cesse pas de resurgir des profondeurs. Un temps sur lequel la mesure n’a pas de prise, et dans lequel nous ne nous reconnaissons pas nous-mêmes. Ce temps ne nous fait pas communiquer, il ne peut que nous faire entrer en résonnance brute, en évacuant toute forme de subjectivité. Mais l’attraction de cette résonnance est plus forte que tous les liens culturels, plus forte que tous les formatages familiaux.
Le chimpanzé ne renvoie évidemment pas à un supposé « primitif africain », qui ne trouve de sens générique que dans l’idéologie coloniale qui en a produit le concept. Il renvoie seulement à la profondeur d’étrangeté qui nous est universelle, antérieure à toutes les formes de la domestication culturelle. Antérieure même à la possibilité de les contourner. C’est cette profondeur d’étrangeté que Conrad fait surgir lorsqu’il écrit le Cœur des ténèbres, un trouble commun dans lequel l’écho intérieur se mêle à la répulsion :

Nous pénétrions de plus en plus profondément au cœur des ténèbres (…) Nous étions coupés de toute compréhension de ce qui nous entourait : nous glissions pareils à des fantômes, étonnés et secrètement épouvantés, comme le serait un homme sain au spectacle d’une émeute enthousiaste dans un asile d’aliénés. (…) Ce qui saisissait, c’est le sentiment qu’on avait de leur humanité pareille à la nôtre, la pensée de notre lointaine affinité avec cette violence sauvage et passionnée. (…) L’esprit de l’homme contient tous les possibles (…) Encore faut-il qu’il soit lui-même aussi humain que ceux de la rive. Il faut aborder cette vérité avec ce qu’on a de plus vrai en soi, avec notre propre force innée. (…) Y a-t-il pour moi un appel dans ce tumulte démoniaque ?

Cette reconnaissance profonde d’un au-delà de la socialité est précisément ce qui détruit toute idée possible d’un exotisme dans son sens le plus répandu, pour renvoyer à cette forme ultime qui serait celle d’un exotisme en soi. C’est de cette puissance d’intériorité (ce que Conrad appelle « notre propre force innée ») que procèdent les légitimes dégoûts que nous pouvons avoir pour la culture à laquelle nous sommes originellement inféodés. Nous reconnaissons-nous mieux dans les rejetons de la bourgeoisie d’affaires du XIXe siècle qui peuplent ce qu’on appelle « les sommets de l’Etat », ou dans le regard flottant d’un « dreamer » ? Sommes-nous plus familiers de la domesticité en livrée d’un quelconque palais présidentiel, ou d’un sans-quelque chose rencontré en rétention ? La « violence sauvage et passionnée » dont parle Conrad nous est-elle plus étrangère que la brutalité en col blanc qui sévit sur les places boursières du monde financier ?
Dans le catalogue de son exposition Brutal, Tender, Human, Animal, publié en 2007 par The Art Gallery of Western Australia, le photographe sud-africain Roger Ballen prend pour sujet cette part de la société sud-africaine que constituent les « petits Blancs », les ruraux pauvres ou les péri-urbains déclassés, laissés à l’abandon. Ceux que l’Amérique eugéniste des années trente qualifiait sur son propre territoire de « dégénérés », et qu’elle soumettait à la stérilisation forcée au motif de l’ « inculture » où les avait réduits la pauvreté. Un autre apartheid, qui n’est pas de race, mais de classe, et situe dans son lieu propre, qui est économique, la profonde origine des discriminations sociales.
De ce travail autant documentaire que plastique, en noir et blanc, émergent des lieux où les fils électriques sur les murs, les visages émaciés, les déformations des corps, entrent en équilibre instable dans un rapport de proportion véritablement graphique. Des rats y sont saisis sur le bord d’une table, un sanglier dans les bras d’un homme, des animaux inqualifiables y apparaissent non pas domestiqués, mais partiellement identifiés à des sujets improbables, dans un monde qui paraît non pas déchu, mais comme pas fini. Un monde dans lequel se reconnaît quelque chose du fond de soi, quelque chose d’un paysage intérieur.

Ainsi, de l’autre côté des murs qui enclosent la domiciliation familiale ou la domesticité professionnelle, notre animalité est, elle aussi, murée dans la suspension d’un silence, indéfiniment attentive à une vie qu’elle ne maîtrise pas, à un réel sur lequel elle n’a pas de prise, et n’a jamais cessé de s’écarquiller comme au premier jour de sa naissance. C’est de cette manière que la patiente folie qui est en nous continue de regarder autour d’elle : en « dreamer ».
Cette folie-là est sans doute celle qui réfute avec le plus d’acuité l’abjection discriminante. Celle qui nous permet le plus immédiatement de voir, dans les constructions raciales de l’exclusion et dans l’animalisation des différences, un processus radicalement symétrique à l’humanisation de l’animal domestique : le miroir, aveugle à lui-même, de notre propre domestication.
Christiane Vollaire
The Dreamers
Publié dans Chimères n°73 « Meutes, tiques et larves »
parution décembre 2010

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Nicolas Philibert
Nénette / 2010

Du biopouvoir à la biopolitique / Maurizio Lazzarato

1 Michel Foucault, à travers le concept de biopolitique, nous avait annoncé depuis les années soixante-dix ce qui, aujourd’hui, est en train de devenir une évidence : la « vie » et le « vivant » sont les enjeux des nouvelles luttes politiques et des nouvelles stratégies économiques. Il nous avait aussi montré que « l’entrée de la vie dans l’histoire » correspond à l’essor du capitalisme. En effet, depuis le XVIIIe siècle les dispositifs de pouvoir et de savoir prennent en compte les « processus de la vie » et la possibilité de les contrôler et de les modifier. « L’homme occidental apprend peu à peu ce que c’est d’être une espèce vivante dans un monde vivant, d’avoir un corps, des conditions d’existence, des probabilités de vie, une santé individuelle et collective, des forces qu’on peut modifier… » (1). Que la vie et le vivant, que l’espèce et ses conditions de production soient devenus les enjeux des luttes politiques, constitue une nouveauté radicale dans l’histoire de l’humanité. « L’homme pendant des millénaires est resté ce qu’il était pour Aristote : un animal vivant et, de plus, capable d’une existence politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question. » (2).
Le brevetage du génome et le développement des machines intelligentes, les biotechnologies et la mise au travail des forces de la vie, dessinent une nouvelle cartographie des biopouvoirs. Ces stratégies mettent en discussion les formes mêmes de la vie.
Mais les travaux de Foucault n’étaient qu’indirectement axés sur la description des ces nouveaux biopouvoirs. Si le pouvoir prend la vie comme objet de son exercice, Foucault est intéressé à déterminer ce qui dans la vie lui résiste et, en lui résistant, crée des formes de subjectivation et de forme de vie qui échappent aux biopouvoirs. Définir les conditions d’un nouveau « processus de création politique, confisqué depuis le XIXe siècle par les grandes institutions politiques et les grands partis politiques », me semble être le fil rouge qui traverse toute la réflexion de Foucault. En effet, l’introduction de la « vie dans l’histoire » est positivement interprétée par Foucault comme une possibilité de concevoir une nouvelle ontologie qui part du corps et de ses puissances pour penser le « sujet politique comme un sujet éthique », contre la tradition de la pensée occidentale qui le pense exclusivement sous la forme du « sujet de droit. »
Foucault interroge le pouvoir, ses dispositifs et ses pratiques non plus à partir d’une théorie de l’obéissance et de ses formes de légitimation, mais à partir de la « liberté » et de la « capacité de transformation » que tout « jeu de pouvoir » implique. La nouvelle ontologie que l’introduction de la « vie dans l’histoire » affirme, permet à Foucault de « faire valoir la liberté du sujet » dans la constitution du rapport à soi et dans la constitution du rapport aux autres, ce qui est, pour lui, la « matière même de l’éthique. » Habermas et les philosophes de l’État du droit ne se sont pas trompés en prenant la pensée de Foucault pour cible privilégiée, car elle représente une alternative radicale à une éthique transcendantale de la communication et des droits de l’homme.

2 Récemment, Giorgio Agamben, dans un livre qui s’inscrit explicitement dans les recherches entamées autour du concept de biopolitique, affirme que de la distinction que la théorie et la politique des anciens établissaient entre zoé et bios, entre vie naturelle et vie politique, entre l’homme comme simple vivant qui avait son lieu d’expression dans la maison et l’homme comme sujet politique qui avait son lieu d’expression dans la polis, de cette distinction donc, « nous ne savons plus rien. » Comme chez Foucault, l’introduction de la zoé dans la sphère de la polis constitue l’événement décisif de la modernité qui marque une transformation radicale des catégories politiques et philosophiques de la pensée classique. Mais cette impossibilité de distinguer entre zoé et bios, entre l’homme comme simple vivant et l’homme comme sujet politique est-elle le produit de l’action du pouvoir souverain ou est-elle le résultat de l’action des nouvelles forces sur lesquels le pouvoir souverain n’a « aucune prise » ? La réponse d’Agamben est très ambiguë et oscille continuellement entre ces deux alternatives. Toute autre est la réponse de Foucault la biopolitique est la forme de gouvernement d’une nouvelle dynamique des forces qui expriment entre elles des relations de pouvoir que le monde classique ne connaissait pas.
Cette dynamique sera décrite, au fur et à mesure du déploiement de la recherche, comme l’émergence d’une puissance multiple et hétérogène de résistance et de création qui met radicalement en question tout ordonnancement transcendantal et toute régulation qui soit extérieure à sa constitution. La naissance des biopouvoirs et la redéfinition du problème de la souveraineté, sont pour nous compréhensibles seulement sur cette base. Si la dynamique de cette puissance, fondée sur la « liberté » des « sujets » et sur leur capacité d’agir sur la « conduite des autres », est énoncée de façon cohérente seulement à la fin de la vie de Foucault, il me semble que toute son oeuvre concourt à cet aboutissement.
L’entrée de la « vie dans l’histoire » est analysée par Foucault à travers le développement de l’économie politique. Foucault démontre comment les techniques de pouvoir changent au moment précis où l’économie (en tant que gouvernement de la famille) et la politique (en tant que gouvernement de la polis) s’intègrent l’une à l’autre.
Les nouveaux dispositifs biopolitiques naissent au moment où on se pose la question de « la manière de gérer comme il faut les individus, les biens, les richesses comme on peut le faire à l’intérieur d’une famille, comme peut le faire un bon père de famille qui sait diriger sa femme, ses enfants, ses domestiques, qui sait faire prospérer sa famille, qui sait ménager pour elle les alliances qui conviennent, comment introduire cette attention, cette méticulosité, ce type de rapport du père à sa famille à l’intérieur de la gestion d’un État ? » (3).
Mais pourquoi faut-il chercher l’arcana imperii de la modernité dans l’Économie politique ? La biopolitique comprise comme rapport entre gouvernement-population-économie politique renvoie à une dynamique des forces qui fonde un nouveau rapport entre ontologie et politique. L’économie politique dont parle Foucault n’est pas l’économie politique du capital et du travail des économistes classiques, ni la critique de l’économie marxienne du « travail vivant. » Il s’agit d’une économie politique des forces à la fois très proche et très éloignée de ces deux points de vue. Très proche du point de vue de Marx, car le problème de la coordination et du commandement des rapports des hommes en tant que vivants et des hommes avec les « choses », en vue d’extraire « plus de force », n’est pas un simple problème économique, mais ontologique. Très loin, car Foucault reproche à Marx et à l’économie politique de réduire les relations entre forces aux rapports entre capital et travail, en faisant de ces relations symétriques et binaires la source de toute dynamique sociale et de toutes relations de pouvoir. L’économie politique dont parle Foucault gouverne, au contraire, « tout un champ matériel complexe où entrent en jeu les ressources naturelles, les produits du travail, leur circulation, l’ampleur du commerce, mais aussi l’aménagement des villes et des routes, les conditions de vie (habitat, alimentation etc.), le nombre d’habitants, leur longévité, leur vigueur et leur aptitude au travail. » (4)
L’économie politique, comme syntagme du biopolitique, comprend donc les dispositifs de pouvoir qui permettent de maximiser la multiplicité des relations entre forces qui sont coextensives au corps social et non seulement, comme dans l’économie politique classique et sa critique, le rapport entre capital et travail.
Dans l’économie politique des forces s’expriment des nouvelles relations de pouvoir et, pour les décrire, Foucault a besoin d’une nouvelle théorie politique et d’une nouvelle ontologie. En effet, la biopolitique se « greffe » et « s’ancre » sur une multiplicité de relations de commandement et d’obéissance entre forces que le pouvoir « coordonne, institutionnalise, stratifie, finalise », mais qui ne sont pas sa projection pure et simple sur les individus. Le problème politique fondamental de la modernité n’est pas celui d’une source de pouvoir unique et souveraine, mais celui d’une multitude des forces qui agissent et réagissent entre elles selon des rapports d’obéissance et de commandement. Les relations de l’homme et de la femme, du maître et de l’élève, du médecin et du malade, du patron et de l’ouvrier avec lesquelles Foucault exemplifie la dynamique du corps social, sont des relations entre forces qui impliquent à chaque moment une relation de pouvoir. Si selon cette description le pouvoir se constitue en partant d’en bas, alors il faut mener une analyse ascendante de la constitution des dispositifs du pouvoir en partant des mécanismes infinitésimaux qui sont ensuite « investis, colonisés, utilisés, pliés, transformés, institutionnalisés par des mécanismes toujours plus généraux et par des formes de domination globales. »
La biopolitique est donc la coordination stratégique de ces relations de pouvoir finalisées à ce que les vivants produisent plus de force. La biopolitique est un rapport stratégique et non un pouvoir de dire la loi ou de fonder la souveraineté. « Coordonner et finaliser », sont, selon les mots de Foucault, les fonctions de la biopolitique qui, au moment même où elle opère de cette façon, reconnaît qu’elle n’est pas la source du pouvoir. Elle coordonne et elle finalise une puissance qui ne lui appartient pas en propre, qui vient du « dehors. » Le biopouvoir naît toujours d’autre chose que lui.

3 Historiquement c’est la socialisation des forces que l’économie politique veut gouverner qui met en crise la forme de pouvoir souverain et qui oblige la biopolitique à une « immanence », de plus en plus poussée, de ses technologies de gouvernement à la « société. » Et c’est toujours elle qui pousse le pouvoir à se dédoubler en dispositifs à la fois « complémentaires » et « incompatibles » qui s’expriment, dans notre actualité, par une « transcendance immanente », c’est-à-dire une intégration du biopouvoir et du pouvoir souverain.
En effet, l’émergence de la série solidaire entre art de gouverner-population-richesse déplace radicalement le problème de la souveraineté. Foucault ne néglige pas l’analyse de la souveraineté, il affirme seulement que la puissance fondatrice n’est plus du côté du pouvoir, car celui ci est « aveugle et impuissant » (5), mais du côté des forces qui constituent le « corps social » ou la « société. » Que le pouvoir souverain soit impuissant et aveugle ne signifie aucunement qu’il ait perdu son efficacité : son impuissance est ontologique. De ce point de vue on ne rend pas un service à la pensée de Foucault quand on décrit son parcours dans l’analyse des relations de pouvoir comme une simple succession et substitution des différents dispositifs, car le dispositif biopolitique ne remplace pas la souveraineté, mais déplace sa fonction en rendant encore plus « aigu le problème de sa fondation. »
« De sorte qu’il faut bien comprendre les choses non pas du tout comme le remplacement d’une société de souveraineté par une société de discipline, puis d’une société de discipline par une société, disons, de gouvernement. On a, en effet, un triangle : souveraineté-discipline, gestion gouvernementale dont la cible principale est la population. » (6) Il faut plutôt penser la présence simultanée des différents dispositifs qui s’articulent et se distribuent différemment sous la puissance de l’enchaînement gouvernement, population, économie politique.
Peut-on donc lire le développement de la biopolitique non pas comme l’organisation d’une relation de pouvoir unilatéral, mais comme la nécessité d’assurer une coordination immanente et stratégique de forces ? Ce qui nous intéresse de souligner est la différence des principes et des dynamiques qui régissent la socialisation des forces, le pouvoir souverain et le biopouvoir. Les rapports entre ces derniers peuvent être saisis seulement sur la base de l’action multiple et hétérogène des forces. Sans l’introduction de la « liberté » et de la résistance des forces les dispositifs du pouvoir moderne restent incompréhensibles et leur intelligibilité sera inexorablement ramenée à la logique de la science politique. Ce que Foucault exprime de la manière suivante : « La résistance vient donc en premier, et elle reste supérieure à toutes les forces du processus ; elle oblige, sous son effet, les rapports de pouvoir à changer. Je considère donc que le terme « résistance » est le mot le plus important, le mot-clef de cette dynamique. » (7)

4 Dans les années soixante-dix Foucault pense cette nouvelle conception du pouvoir à travers, fondamentalement, le modèle de la bataille et de la guerre. Dans cette façon de comprendre le pouvoir et les relations sociales il y a bien une « liberté » (une autonomie et une indépendance) des forces en jeu, mais il s’agit plutôt d’une liberté qui ne peut qu’être comprise que comme « pouvoir d’en priver d’autres. » En effet dans la guerre il y a des forts et des faibles, des rusés et de naïfs, des vainqueurs et des vaincus, et tous sont des « sujets agissants » et « libres », même si cette liberté consiste seulement dans l’appropriation, la conquête et l’assujettissement des autres forces.
Foucault qui fait fonctionner ce modèle du pouvoir comme « affrontement guerrier des forces » contre la tradition philosophico-juridique du contrat et de la souveraineté, est déjà solidement installé dans un paradigme où l’articulation des concepts de puissance, différence et liberté des forces sert à expliquer la relation sociale. Mais cette « philosophie » de la différence risque d’appréhender tous les rapports entre les hommes, de quelque nature qu’ils soient, comme des rapports de domination. Impasse à laquelle aurait été confrontée la pensée de Foucault. Mais les corps ne sont pas déjà et toujours pris dans les dispositifs du pouvoir. Le pouvoir, n’est pas une relation unilatérale, une domination totalitaire sur les individus telle que l’exerce le dispositif du Panoptique (8), mais une relation stratégique. Le pouvoir est exercé par chaque force de la société et passe par les corps, non parce qu’il serait « omnipotent et omniscient », mais parce que les forces sont les puissances du corps. Le pouvoir vient d’un bas, les relations qui le constituent sont multiples et hétérogènes. Ce qu’on nomme pouvoir est une intégration, une coordination et une finalisation des rapports entre une multiplicité de forces. Comment faire échapper cette nouvelle conception du pouvoir fondée sur la puissance, la différence et l’autonomie des forces au modèle de la « domination universelle. » Comment faire advenir une « liberté » et une puissance qui ne seraient pas seulement de domination ou de résistance ?
C’est en réponse à cette interrogation que Foucault développe le passage du modèle de la guerre à celui du « gouvernement. » Cette thématique du gouvernement était déjà présente dans les réflexions de Foucault car elle définit l’exercice du pouvoir de la biopolitique. Le déplacement que Foucault opère, au tournant des années quatre-vingt, consiste dans le fait de considérer « l’art de gouverner » non plus seulement comme stratégie du pouvoir, soit-il biopolitique, mais comme action des sujets sur eux-mêmes et sur les autres. Il cherche chez les anciens la réponse à cette question : comment les sujets deviennent actifs, comment le gouvernement de soi et des autres ouvre à des subjectivations indépendantes de l’art de gouverner de la biopolitique ? Ainsi le « gouvernement des âmes » est l’enjeu des luttes politiques et non exclusivement la modalité d’action du biopouvoir.
Ce passage à l’éthique est une nécessité interne à l’analyse foucaldienne du pouvoir. Gilles Deleuze a raison de souligner qu’il n’y a pas deux Foucault, le Foucault de l’analyse du pouvoir et le Foucault de la problématique du sujet. Une interrogation traverse toute l’œuvre de Foucault, comment appréhender ces relations de pouvoir infinitésimales, diffuses, hétérogènes pour qu’elles ne se résolvent pas toujours en domination ou en phénomènes de résistance ? (9) Comment cette nouvelle ontologie des forces peut donner lieu à des processus de constitution politiques inédits et à des processus de subjectivation indépendants ?

5 C’est seulement dans les années quatre-vingt, après un long détour par l’éthique, que Foucault revient sur son concept de « pouvoir. » Dans ses dernières interviews, Foucault s’adresse une critique, car il considère « que, comme beaucoup d’autres, il n’a pas été très clair et n’a pas utilisé les bons mots pour parler du pouvoir. » Il voit rétrospectivement son travail comme une analyse et une histoire de différents modes de subjectivation de l’être humain dans la culture occidentale, plutôt que comme analyse des transformations des dispositifs du pouvoir. « Ce n’est donc pas le pouvoir, mais le sujet, qui constitue le thème général de mes recherches. » (10)
L’analyse des dispositifs de pouvoir doit donc partir, sans aucune ambiguïté, non pas de la dynamique de l’institution, fut-elle biopolitique, mais de la dynamique des forces et de la « liberté » des sujets, car si on part des institutions pour poser la question du pouvoir, on débouchera inévitablement sur une théorie du « sujet de droit. » Dans cette dernière et définitive théorie du « pouvoir », Foucault distingue trois concepts différents qui sont normalement confondus dans une seule catégorie : les relations stratégiques, les techniques de gouvernement et les états de domination.
Tout d’abord, il précise qu’il faut parler des relations de pouvoir, plutôt que du pouvoir, car l’accent doit être mis sur la relation elle-même et non sur ses termes, ces derniers en étant les produits et non les présupposés. La caractérisation des relations stratégiques en tant que jeux de pouvoir « infinitésimaux, mobiles, réversibles, instables » est déjà acquise depuis les années soixante-dix. La nouveauté que Foucault introduit à cette époque, et qui était déjà contenue dans le concept nietzschéen de « forces » où Foucault puise sa conception des « rapports stratégiques », est la modalité par laquelle le pouvoir s’exerce à l’intérieur d’une relation amoureuse, du rapport du maître à l’élève, du mari à sa femme, des enfants aux parents etc.. Cette modalité est définie comme « action sur une action » et elle se déploie par la volonté de « conduire les conduites des autres. »
« Il me semble qu’il faut distinguer entre les relations de pouvoir comme jeux stratégiques entre libertés – qui font que les uns essaient de déterminer la conduite des autres, à quoi les autres répondent en essayant de ne pas laisser déterminer leur conduite ou en essayant de déterminer en retour la conduite des autres – et les états de domination, qui sont ce qu’on appelle d’ordinaire le pouvoir. » (11). Le pouvoir est ainsi défini comme la capacité de structurer le champ d’action de l’autre, d’intervenir dans le domaine de ses actions possibles. Cette nouvelle conception du pouvoir déploie ce qui était implicite dans le modèle de la bataille et de la guerre, mais qui ne trouvait pas encore une expression cohérente, à savoir qu’il faut présupposer, pour penser l’exercice du pouvoir, que les forces engagées dans la relation, sont virtuellement « libres. » Le pouvoir est un mode d’action sur des « sujets agissants », « des sujets libres, en tant qu’ils sont libres. »
« Une relation de pouvoir, en revanche, s’articule sur deux éléments qui lui sont indispensables pour être justement une relation de pouvoir : que « l’autre » (celui sur lequel elle s’exerce) soit bien reconnu et maintenu jusqu’au bout comme sujet d’action ; et que s’ouvre, devant la relation de pouvoir, tout un champ de réponses, réactions, effets, inventions possibles. » (12) Dans ce cadre, que les sujets soient libres signifient qu’ils « ont toujours la possibilité de changer la situation, que cette possibilité existe toujours. » Cette modalité de l’exercice du pouvoir, permet à Foucault de répondre aux critiques qui lui étaient adressées depuis ses premiers travaux sur le pouvoir : « Je n’ai pas donc voulu dire que nous étions toujours piégés, mais au contraire, que nous sommes toujours libres. Enfin, qu’il y a toujours la possibilité de transformer les choses. » (13)
Les « états de domination », par contre, sont caractérisés par le fait que le rapport stratégique s’est stabilisé dans les institutions et que la mobilité, la réversibilité et l’instabilité de « l’action sur une autre action », sont limitées. Les rapports asymétriques que toute relation sociale contient sont cristallisés et perdent la liberté, la « fluidité » et la « réversibilité » des relations stratégiques. Entre les relations stratégiques et les états de domination Foucault place les « technologies gouvernementales », c’est-à-dire l’ensemble des pratiques par lesquelles on peut « constituer, définir, organiser, instrumentaliser les stratégies que les individus, dans leur liberté, peuvent avoir les uns par rapport aux autres. » (14)
Pour Foucault les technologies gouvernementales jouent un rôle central dans les relations de pouvoir, parce que c’est à travers elles que les jeux stratégiques peuvent être fermés ou ouverts, c’est par leur exercice qu’ils se cristallisent et se fixent en relations asymétriques institutionnalisées (états de domination) ou dans des relations fluides et réversibles, ouvertes à la création des subjectivations qui échappent au pouvoir biopolitique.
A la frontière entre « relations stratégiques » et « états de domination », sur le terrain des « techniques de gouvernement », la lutte éthico-politique prend tout son sens. L’action éthique est donc concentrée sur le rapport entre relations stratégiques et technologies de gouvernement et a deux finalités majeures : 1) permettre de jouer les relations stratégiques avec le minimum possible de domination (15) en se donnant des règles de droit, des techniques de gestion des rapports aux autres et aussi de rapport à soi. 2) augmenter la liberté, la mobilité et la réversibilité de jeux de pouvoir car elles sont les conditions de la résistance et de la création.

6 Le rapport entre résistance et création est la dernière limite que la pensée de Foucault était prête à franchir. C’est à l’intérieur des relations stratégiques et de la volonté des sujets virtuellement libres de « conduire la conduite des autres », qu’on peut trouver les forces qui résistent et qui créent. Ce qui résiste au pouvoir, à la fixation des relations stratégiques en relations de domination, à la réduction des espaces de liberté dans le désir de conduire la conduite des autres, il faut le chercher à l’intérieur de cette dynamique stratégique. C’est dans ce sens, que la vie et le vivant deviennent ainsi la « matière éthique » qui résiste et crée à la fois de nouvelles formes de vie.
Dans une interview de 1984, un an avant sa mort, une question lui est posée sur la définition du rapport entre résistance et création :
« - C’est seulement en termes de négation qu’on a conceptualisé la résistance. Telle que vous la comprenez, cependant, la résistance n’est pas uniquement une négation : elle est processus de création ; créer et recréer, transformer la situation, participer activement au processus, c’est cela résister.
- Oui, c’est ainsi que je définirais les choses. Dire non, constitue la forme minimale de résistance. Mais naturellement, à certains moments, c’est très important. il faut dire non et faire de ce non une forme de résistance décisive. »
(16)
Et dans la même interview, destiné à la revue Body Politic, Foucault affirme que les minorités (homosexuels) chez qui le rapport entre résistance et création est une question de survie politique, ne doivent pas seulement se défendre et résister, « mais créer des nouvelles formes de vie, créer une culture, nous devons nous affirmer aussi et nous affirmer non seulement en tant qu’identité, mais en tant que force créatrice. » (17)
Les rapports à soi, les rapports que nous devons entretenir avec nous-mêmes, par lesquels Foucault était arrivé à cette nouvelle définition du pouvoir ne sont pas des rapports d’identité, « ils doivent être plutôt des rapports de différenciation, de création, d’innovation. » (18)
Et c’est sur la ligne de crête du rapport entre résistance et création qu’il faut prolonger le travail de Foucault. Le parcours de Foucault permet de penser le renversement du biopouvoir en une biopolitique, « l’art de gouverner » en production et gouvernement des nouvelles formes de vie. C’est poursuivre le mouvement de la pensée foucaldienne que d’établir une distinction conceptuelle et politique entre biopouvoir et biopolitique.
Maurizio Lazzarato
du Biopouvoir à la biopolitique / 2000
in Multitudes n°1
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1 Michel Foucault, la Volonté de savoir, p. 187.
2 Idem, p. 188
3 Michel Foucault, « la Gourvemementalité », Dits et Écrits, Tome IV, pp. 641-642
4 Michel Foucault, la Politique de la santé au XVIIe siècle, p. 729
5 « Le pouvoir n’est pas omnipotent, omniscient, au contraire ! Si les relations de pouvoir ont produit des formes d’enquête, d’analyses des modes de savoir, c’est précisément parce que le pouvoir n’est pas omniscient, mais qu’il était aveugle (…). Si on assiste au développement de tant des forces de pouvoir, de tant de systèmes de contrôle, de tant de formes de surveillance, c’est précisément parce que le pouvoir est toujours impuissant. » Michel Foucault, Précisions sur le pouvoir. Réponses à certaines critiques, p. 625.
6 Michel Foucault, « la Gourvernementalité », op.cit., p. 654.
7 Michel Foucault, Dits et Écrits, IV, p. 741.
8 Foucault a expliqué, en répondant aux critiques « marxistes » lancées contre lui par l’actuel maire de Venise, Massimo Cacciari, que sa conception des relations de pouvoir ne « se réduit nullement à cette figure. »
9 Gilles Deleuze, Foucault, Éditions de Minuit, 1986.
10 Michel Foucault, Deux essais sur le sujet et le pouvoir, p. 298.
11 Michel Foucault, Dits et Écrits, IV, p. 729.
12 Michel Foucault, Deux essais sur le sujet et le pouvoir, p. 313. La relation entre le maître et son esclave est une relation de pouvoir, lorsque la fuite est une possibilité d’action pour ce dernier, autrement il s’agit d’un simple exercice de la force physique.
13 Michel Foucault, Dits et Écrits, p. 740.
14 Michel Foucault, Dits et Écrits, p. 728.
15 Toujours dans la dernière partie de sa vie Foucault se pose le problème de comment rendre symétriques les relations stratégiques. Cette thématique est seulement ébauchée à travers le thème de « l’amitié. » Gabriel Tarde, un auteur dont, ailleurs, j’ai confronté la pensée à celle de Foucault, exprime, la nécessité, en partant des mêmes « relations stratégiques » foucaldiennes, de fonder leur dynamique non seulement sur l’asymétrie, mais aussi sur la sympathie. « Plus étroite encore et plus éloigné de la vérité est la définition essayée récemment par un sociologue distingué qui donne pour priorité caractéristique aux actes sociaux d’être imposés du dehors par contrainte. C’est ne reconnaître, en fait de liens sociaux, que les rapports du maître au sujet, du professeur à l’élève, des parents aux enfants, sans avoir nul égard aux libres relations des égaux entre eux. Et c’est fermer les yeux pour ne pas voir que, dans les collèges même, l’éducation que les enfants se donnent librement en s’imitant les unes les autres, en humant, pour ainsi dire, leurs exemples, ou même ceux de leurs professeurs, qu’ils s’intériorisent, l’emporte beaucoup en importance sur celle qu’ils reçoivent ou subissent par force. » Gabriel Tarde, la Logique sociale, Institut Synthélabo, Paris, 1999, p. 62.
16 Michel Foucault, Dits et Écrits, IV, p. 741.
17 Michel Foucault, Dits et Écrits, p. 736.
18 Michel Foucault, Dits et Écrits, p. 739.

Anti, trop antipsychiatrique / Pierre Marshall

France, juillet 2007
« Humain, trop humain » / Friedrich Nietzsche

Chères Chimères,
Je suis psychiatre? Et ne je j’ai pas honte de l’être. Peut-être, en fin de compte, un peu quand même.
Je vous écrit cette lettre, ici et maintenant, en réponse à votre appel (que j’ai lu en français).
En cette présente époque, dans notre pays (la France), l’antipsychiatrie n’est plus qu’un souvenir historique. La psychothérapie institutionnelle a gagné, contre elle, le combat mené dans les années soixante-dix : la psychiatrie de secteur a gagné celui de l’organisation de la santé mentale de notre glorieuse nation. Et le rêve de l’antipsychiatrie de voir les hôpitaux psychiatriques, et jusqu’aux psychiatres eux-mêmes, disparaître n’est, justement, resté qu’un rêve.
Nous sommes donc en 2007 et, tout professionnel de la santé mentale vous le dira, la psychiatrie va mal. Les dits professionnels ne sont d’ailleurs pas les seuls à tirer la sonnette d’alarme. Tout le monde l’affirme : la psychiatrie va mal ! Et l’hôpital, à nouveau, ressemble à l’asile, celui dont les psychiatres des années cinquante nous disaient qu’il ressemblait aux camps de concentration. Si aucun pavillon des hôpitaux psychiatrique de ce début du troisième millénaire ne ressemble à un baraquement d’Auschwitz, de plus en plus nombreux sont les services qui rappellent ces camps poussant comme des champignons aux quatre coins de l’Europe, destinés à concentrer les étrangers dits en « situation irrégulière » avant de les expulser vers des ailleurs qui s’avèreront mortels pour beaucoup. Une chose est sûre : le parcage a repris ses droits et la psychiatrie, à nouveau, participe de cette triste entreprise. Et je me prends à penser, dans des moments comme celui où je vis, il y a un an – en 2006 donc -, un de mes jeunes patients, âgé de 16 ans, enfermé dans une pièce vide avec comme seul contact sur l’extérieur, placée à bonne hauteur (bonne, c’est-à-dire inaccessible) une fenêtre grillagée, où je le vis dans cette pièce sombre, crasseuse et vide de tout sauf d’un seau servant de pot de chambre, où je vis ce garçon, dis-je, attaché à un lit métallique fixé au sol, alors, dans des moments d’horreur comme celui-ci, je me dis : peut-être que nous aurions (nous, c’est-à-dire : les fous et les autres) gagné à ce que l’antipsychiatrie gagne. Peut-être aurait-on gagné à ce que des gens de mon espèce – l’espèce des psychiatres – n’existe plus. Ce n’est certes pas dans mon service, dans ce service où nous travaillons, mon équipe et moi, avec la psychothérapie institutionnelle, ce n’est pas chez nous que ce garçon est ainsi traité : c’est dans le service adulte correspondant, unité qui a bien été obligé de l’admettre sous contrainte judiciaire (une ordonnance de placement provisoire dans l’établissement public de santé référent du domicile de ses parents) après qu’il avait été par trop hétéroagressif lors d’une énième crise de folie, c’est dans le service d’à côté – celui qui n’a pas le choix – qu’on lui fait subir un tel sort. Nous (mon équipe et moi-même) ne pouvions, de toute façon, pas l’hospitaliser, au vu de sa violence, dans notre service (il n’y a pas de chambre d’isolement dans l’unité de pédopsychiatrie où je travaille). Il n’empêche que, comme tous ceux qui font ce métier – je dis bien tous – j’ai laissé faire. Et ceci même si nous avons tenté, difficilement car ça a pris plusieurs jours, de le sortir de là. Vous, professionnels de la santé mentale, qui lisaient ces lignes, vous avez laissé Stéphane attaché, dans ces conditions inhumaines, dans cette cellule de l’HP. Il n’y avait certes sûrement pas d’autres places possibles, à ce moment-là, pour lui, et cet enfermement de quelques jours dans une chambre d’isolement en psychiatrie a sûrement été préférable à une cellule de prison. Mais si l’antipsychiatrie avait gagné et qu’il n’y ait, à présent, plus d’hôpitaux psychiatriques ni d’infirmiers ou de psychiatres, peut-être n’y aurait-il également plus, alors, ni prison, ni gardiens, ni juge… Et Stéphane aurait peut-être eu une autre place…
Il ne s’agit pas de faire de cette lettre un essai de psychiatrie-fiction ou de démontrer qu’il aurait mieux valu que l’antipsychiatrie l’emporte en France – non seulement je suis le premier, comme je viens de l’affirmer, à me revendiquer de la psychothérapie institutionnelle et à tenter de la mettre en pratique, tant bien que mal, au sein de l’hôpital public, mais de plus l’état de la psychiatrie italienne, qui va aussi mal que la nôtre, montre que l’antipsychiatrie n’a pas forcément ouvert sur des lendemains plus radieux. Il s’agit, plus simplement, d’émettre cette hypothèse, surtout en vous adressant ce texte à vous, chères Chimères (qui, Guattari en tête, êtes a priori, comme je le suis, dans le camp de l’ »institutionnel »), de l’émettre comme hypothèse de travail justement.
Je voudrais, dans cette lettre qui, si elle s’adresse à des chimères, ne s’adresse donc pas forcément à des professionnels de la psychiatrie (que ces derniers soient d’un côté où de l’autre de la barrière soignante), par delà tout débat pour ou contre (est-ce cela le anti de l »appel à ce numéro ?), pour ou contre la psychiatrie, je voudrais donc présenter en quelques paragraphes l’histoire de la psychiatrie telle que je me la suis construite – sachant que je suis ni historien, ni philosophe, ni sociologue. Je ne suis que psychiatre. Nous nous construisons tous nos histoires (avec un grand H ou non) : cela nous est indispensable pour vivre. Fabriquer des histoires n’est pas l’apanage des historiens ou des conteurs : c’est le propre de l’humanité : des romans familiaux aux Histoires Naturelles. Il me faut donc me mouiller à cet exercice qui fera probablement bondir les vrais historiens de la psychiatrie : cela m’est nécessaire afin, peut-être, de mieux comprendre où je me situe en tant que psychiatre. Car, mon problème, c’est que, dans cette histoire que je vais vous raconter, l’antipsychiatrie a du mal à trouver sa place. Sauf, comme je l’ai proposé plus haut, comme hypothèse qui ne se serait pas confirmé mais qui aurait encore, à un niveau fantasmatique, droit de cité (autrement dit, comme utopie), ou, et c’est peut-être préférable, comme parenthèse.
Mais je commence mon histoire :
Il y a maintenant plus de 100 ans, au lendemain de la Révolution française, un humaniste a dé-chaîné les fous. Il s’appelait Pinel. Il est mort maintenant, enterré au Père Lachaise. Sa tombe, fort modeste, est d’ailleurs difficile à localiser. Peut-être que, si vous la cherchez, un des fous qui y circulent de temps en temps vous aidera à la trouver.
Il a donc enlevé les chaînes aux aliénés et il a créé la psychiatrie moderne : celle qui permet 1) à la société de savoir quoi faire de ses fous et 2) aux fous de savoir où se placer dans la société. Pinel a créé des hôpitaux humains qu’on a alors pris l’habitude d’appeler asiles. Qu’est-ce qu’un asile ? Un hôpital suffisamment humain pour les fous.
Considérer, en 2007, un asile comme humain peut sembler particulièrement ridicule : seul quelqu’un de naïf ou de stupide pourrait associer les termes humain et asile ! Mais ne soyons pas si fiers de notre humaine critique de ces asiles des deux siècles passés : qu’il suffise de penser à l’écrasante majorité des gens qui sont persuadés qu’il faut humaniser les prisons !
Un jour, comme il se doit, Pinel est mort. Et d’autres humanistes, ses enfants (par l’esprit, pas par le corps), ont poursuivi son travail. Ils ont, de plus en plus, humanisés les asiles – comme nous le faisons sûrement de nos prisons. Ils ont, de plus en plus, donné d’humanité aux fous : ils en ont fait des malades mentaux, des psychotiques. L’un d’entre eux, Bleuler, a découvert que certains de ces aliénés n’étaient pas fous, mais « schizophrènes ». Un autre a un jour affirmé que, dans leur état de folie, ces malades ne disaient pas forcément n’importe quoi, mais qu’ils « déliraient » (ils ont même décrit cette pensée folle, par exemple grâce à l’ « automatisme mental »). De plus en plus donc, ces jeunes psychiatres, de génération en génération, ont injecté (ou ont cru injecter) de l’humanité aux asiles qui sont alors devenus des hôpitaux psychiatriques, puis des établissements de santé (où l’inverse, je ne sais jamais).
100 ans de psychiatrie
Les enfants ont eu des enfants, et puis d’autres, et puis d’autres. Chacun tentant de rendre plus humain encore ce que les aînés avaient rendu tellement humain que c’en était devenu, aux yeux des plus jeunes, inhumain.
Certains de ces enfants ont d’ailleurs, au lendemain de la guerre, trouvé les lieux en question tellement inhumains qu’ils ont décidé de renverser les choses : ils ont créés, aidés notamment par les communistes alors (un peu) au pouvoir en France, le secteur psychiatrique. Pour insister sur l’inhumanité de l’asile, ils ont fait le rapprochement des asiles avec les camps de concentration (qui n’avaient certes pas été créés pour donner plus d’humanité à l’humanité – quoi qu’un nazi ne dirait sûrement pas ça). Ils ont ouvert les asiles sur l’extérieur. Ils ont parlé de « traitement de l’institution » : ils ont expliqué pourquoi et comment l’institution était malade et ont affirmé que les énoncés de Lacan, entre autres énoncés, pouvaient les aider à la soigner.
Psychothérapie institutionnelle
D’autres enfants de la psychiatrie encore, dans les années 60, ont découvert des médicaments qui pouvaient encore plus libérer les psychotiques, rendre leur condition plus humaine encore. Et, peut-être, les rendre eux-mêmes plus humains encore. Ils les ont appelé, ces médecines, des « neuroleptiques »… avant que leurs descendants, plus pudiques, et sûrement plus humain aussi, ne les renomment « antipsychotiques ».
Delay et Denicker
Plus récemment encore, beaucoup ont même arrêté d’appeler les grands malades psychiatriques des « psychotiques » pour ne plus les appeler que « schizophrènes ». Humaniser la situation des schizophrènes est devenue synonyme de travailler à leur « socialisation », à leur « intégration », à l’amélioration de leur « qualité de vie »… Et ces nouveaux psychiatres ont tellement bien intégré cette nouvelle façon, diagnostique et statistique, de voir les choses, qu’ils leurs ont ôtés, à ces « schizophrènes », toute responsabilité subjective, leur permettant de rejoindre les autres humains qui, du coup, ont également perdu leur statut de « névrosés » pour devenir des TOC, des TCA, des TDAH, et tant d’autres acronymes. L’idée était très simple : tout le monde qui est malade dans sa tête (psychiquement s’entend) l’est à cause de déterminations génétiques, biologiques ou, tout simplement, catégorielles.
DSM IV
Les hommes politiques, bien évidemment, ont eux aussi adopté cette façon de voir les choses et, s’ils ont accepté d’ôter aux schizophrènes leur responsabilité subjective, ils se sont empressés de leur restituer une responsabilité pénale. Et les prisons sont alors devenues psychiatriques elles aussi.
Ils ont fait de même avec les enfants qui, devenant de plus en plus blancs, purs et angéliques, se transformant du coup de plus en plus en proies pour ogres pédophiles, ont également vu leur responsabilité pénale devenir plus précoce : des enfants purs de 16 ans parqués en prison. Les jeunes que dessinaient Deligny rejoignent les schizophrènes écrits par Deleuze-Guattari – et sont bien souvent les mêmes.
Une parenthèse, quand même :
(— Parce qu’au milieu de tout ça il y a eu Mai 68. Mais il est vrai que ces quelques jours bordéliques n’ont somme toute eu que peu d’effets sur la pratique psychiatrique française : il ne faut pas oublier que la psychothérapie institutionnelle se fabrique avant les « événements » et que, par exemple, les propositions de l’Anti-Œdipe concernant la psychiatrie, propositions que Jean Oury mettrait probablement du côté de l’antipsychiatrie – qu’il honnit –, n’ont quasiment pas modifié le cours de la construction de la psychiatrie française.
— Pa’c’que, quand même, faudrait pas oublier qu’y’en a qu’y’ont dit qu’tout ça, de l’asile à l’institutionnel, des médicaments à la psychanalyse, c’était bullshit et qu’fallait tout péter !
— Parce que ces gens-là parlaient aussi d’humanité : ne pas être des « garde-fous » ; dépsychiatriser ; être « en lutte » ; et d’autres choses dans l’intérêt des patients qui ne devaient plus être considérés comme tels mais être envisagés comme tout le monde : comme des êtres humains.
— Antipsychiatrie)
Fin de la parenthèse.
On en arrive à la fin de cette courte histoire, c’est-à-dire à maintenant :
D’autres sont là qui continuent à vouloir humaniser la psychiatrie. De nouveaux enfants de Pinel qui se demandent si secteur est préférable à bassin de vie et si pôle est préférable à secteur, qui se demandent si on n’a pas fermé trop de lits (et si eux, ou d’autres, l’ont fait exprès ou à l’insu de leur plein gré – pour reprendre une expression branché, et éclairante –), qui se demandent si la psychanalyse est préférable au cognitivo-comportementalisme ou qui se demandent le contraire.
C’est là que j’interviens dans l’histoire :
Car je suis psychiatre en service public. C’est-à-dire que je suis, moi aussi, un fils de Pinel. Mais si j’assume et désire cette filiation, j’aimerais quand même aussi être, peu ou prou, un bâtard, je veux dire un enfant illégitime de Pinel. Autrement dit, malgré le sentiment de honte qui me submerge parfois et que je soulignais au début de cette lettre, je continue néanmoins à être fier d’être psychiatre ! Suis-je une victime – une de plus – de l’aliénation par le travail, psychiatre étant aussi un travail « comme un autre » ? (C’est curieux : je pense à Arendt et Eichmann en écrivant cela). Probablement qu’il y a un peu de ça.
Mais, quoi qu’il en soit, je ne peux m’empêcher de penser que j’ai aussi le devoir de rendre tout cela plus humain encore.
Allez comprendre…
Mais j’en arrive maintenant, chères Chimères, à la raison profonde de l’envoi de cette missive : comment pourrais-je, aujourd’hui, ne pas seulement envisager l’antipsychiatrie comme une parenthèse ou une utopie, ne pas en parler de façon extérieure, mais la prendre à bras le corps ? Comment pourrais-je actualiser mes lectures de Cooper ou de Basaglia ?
En démissionnant ? Mais cela ne résoudrait certes pas le problème et me rendrait plus précaire encore (discours de lâche peut-être).
En faisant la révolution dans le service où je travaille ? Mais je suis si seul, nous sommes tous tellement seuls pour une telle entreprise.
Heureusement, au milieu de ces questions qui hantent mon esprit depuis longtemps déjà, votre appel m’a donné une idée : le problème véritable est d’arriver à n’être ni contre ni pour, mais de parvenir à l’anti. L’antipsychiatrie n’est pas pour une autre psychiatrie ni contre la présente psychiatrie : elle est, tout bêtement, anti. Et si les professionnels de la psychiatrie (qui sont, je le répète, de chaque côté de la barrière soignante) ne parviennent pas à mettre en œuvre leur devenir antipsychiatrique, c’est qu’il leur est impossible, comme à moi, d’être ou pour ou contre la psychiatrie.
Dès lors, je me suis demandé ce qui, hic et nunc, me mettait dans une position subjective que je pourrais qualifier de anti. Autrement dit, qu’est-ce qui pourrait faire de moi, psychiatre des hôpitaux, un antipsychiatre ?
Et j’ai pensé à celui qui, en 2007, nous empêche (au moins pour la plupart d’entre nous qui ne cherchons pas que l’avantage immédiat, celui d’être du côté du manche, et qui souhaitons rester de gauche) de penser tout positionnement politique, à celui qui fait en sorte que plus l’on est contre lui, plus l’on joue pour lui – car si être pour lui est facile (il suffit d’accepter les miettes de son pouvoir), être contre lui semble le renforcer plus encore.
Aussi, si vous me le permettez, je voudrais conclure cette lettre par vous expliquer comment je tente d’être, pour ma part, vis-à-vis de ce signifiant maître qu’est s-a-r-k-o-z-y, anti, et combien une telle tentative est difficile et laborieuse.
L’actuel président de la République française l’affirme : on ne peut pas être traître à sa nation. Surtout à une nation qui est celle des « droits de l’homme », de la « terre d’asile », de la « francophonie », et de tant d’autres choses si respectables – et qui le sont en effet. Or, ce président de la République, en tant qu’élu par le peuple français, il affirme également qu’il est la nation. Comme l’est un souverain ou comme l’est un représentant du peuple ? Cela n’est, en notre ère post-moderne, pas clair mais, visiblement, majoritaires sont ceux qui pensent comme lui et qui lui donnent cette place, à savoir celle d’être la France. Et comme, donc, il n’est pas raisonnable d’être contre la France (il faudrait être fou pour ne pas vouloir tant de belles et bonnes choses), il n’est pas raisonnable d’être contre ce Président de la République française. C’est ainsi, je pense, qu’il récupère tous les contre et les transforment en pour. Ceux qui sont contre s-a-r-k-o-z-y, étant néanmoins pour leur pays (non pas pour la nation – le pays n’étant pas du tout la même chose que la nation : j’entends ici pays au sens du sol nietzschéen, celui qui fonde une partie de notre subjectivité et qui peut s’étendre jusqu’à englober la planète toute entière), se retrouvent, dans l’équation où s-a-r-k-o-z-y réussit à être la France, pour s-a-r-k-o-z-y. Autrement dit, les hommes de son espèce nous ont fait oublier que la France n’est pas une nation, mais qu’elle est avant tout un pays.
L’intérêt d’une telle équation, certes quelque peu paranoïaque, est bien entendu d’empêcher toute résistance. Car, en d’autres mots, il semble aujourd’hui impossible d’être contre s-a-r-k-o-z-y sans être contre la France. Et même si on pourrait s’affirmer contre la nation France mais pour le pays France, les deux termes étant en réalité tellement difficiles à différencier (cela étant probablement dû, j’imagine, au contexte géopolitique), un tel discours risque de tourner à vide. Car, ne parvenant en fin de compte pas clairement à différencier pays et nation, dans de telles conditions seul un fou – qui n’est pas, par définition, raisonnable – pourrait se dire contre la France. Seul un fou ou un traître : quelqu’un qui serait un traître à la nation française, un de ceux qu’on condamne juridiquement pour avoir bafoué le drapeau français ou la Marseillaise, et qui, sans s’en rendre compte, deviendrait un traître aux Lumières qu’a fait naître de ses entrailles le pays France, Lumières dont le plus bel enfant serait la Révolution française (qui a donné naissance à ma caste : celle des psychiatres), un traître à la lumière, quoi ! C’est-à-dire un fou. Car seul un fou qui préférerait l’ombre à la lumière pourrait assumer une telle position : qui peut, à part un fou, préférer l’ombre à la lumière, si ce n’est un cloporte qui vit sous les pierres, ou un rat qui vit dans les égouts, ou encore un ténia qui vit dans l’intestin ?
Faut-il donc être un traître envers la France (entendu comme le signifiant de l’indiscernabilité entre nation et pays) pour pouvoir exprimer de l’antagonisme politique vis-à-vis d’un homme qui porte des idées (et surtout des actes) avec lesquelles on est radicalement en opposition ?
Je crois, chères Chimères, que c’est en effet ce qu’il faut faire.
Et c’est ce que moi, un psychiatre du service public (qui est une émanation de la France), je vais faire – devenant ainsi, forcément, un antipsychiatre :
Aussi continue-je ma lettre en l’adressant à la plus chimérique des chimères :
France !, pays dont je sais que je te défendrai de mon corps si un jour tu es réellement attaquée – et je ne fais pas allusion à ces soi-disant attaques qui seraient le fait de pauvres gens venant s’échouer sur tes côtes et que les véritables traîtres à ce que tu représentes renvoient manu militari (et inhumainement) chez eux, je pense plutôt aux vrais dangers, y compris, comme à présent, intérieurs –, je sais que je te protégerai car c’est ce que je vais faire à l’instant en exposant mon corps social d’employé de l’Etat à l’opprobre et à d’éventuelles conséquences juridiques ; France !, si je suis obligé d’être, pour ne pas t’abandonner aux mains de ces véritables traîtres, un traître envers toi, et bien, pour toi, je le serai. Et j’affirme donc, avec tout le contrecœur (l’anticœur) nécessaire pour être réellement politique :
— Je suis un traître à la France parce qu’elle est une nation, et qu’une nation, ça ne vaut pas un pays.
— Je suis un traître aux Trois couleurs car le sens qu’on leur donne à présent me dégoûte : je ne crois ni à la liberté, ni à l’égalité, ni à la fraternité qu’ils promeuvent. J’en ai assez de ces idéaux paravents qui nous empêchent de voir la réalité et de pouvoir agir sur elle. De toute façon, un drapeau national ne devrait avoir que la valeur de ce à quoi il sert ; et n’importe quel morceau de papier cul usagé qui traîne dans les fonds jamais nettoyés des chiottes des foyers Sonacotra a sûrement été plus utile à l’homme que ne l’est le drapeau français depuis bien longtemps.
— Je suis un traître à l’égalité car je ne supporte plus ceux des handicapés qui se laissent avoir par le discours ambiant (qui n’a qu’une fonction lénifiante) et qui pensent qu’ils sont comme les autres alors que les autres, ceux de la norme qu’on nous balance chaque jour à la télé, ne le sont pas, handicapés – que l’immense majorité de nos gouvernants ne le sont pas, et que, s’ils l’étaient, ils ne seraient pas là où ils sont.
— Je suis un traître à la liberté car je conchie les messages hygiénistes de santé publique qui me donnerait plutôt envie d’être pour les cigarettes dans les lieux publics justement parce qu’elles donnent le cancer même à ceux qui ne fument pas et qu’elles gênent la liberté de ces derniers.
— Je suis un traître à la fraternité car j’abhorre les enfants qui se laissent manipuler par les adultes pour vendre, avec leurs couettes ridicules, des tranches de jambon. Et je hais les porcs qui se laissent éventrer par des ouvriers exploités dans des abattoirs pour être vendus par les minables suscités.
J’assume donc d’être un traître à celle qui me nourrit (ne serait-ce que par le versement mensuel de mon salaire). Mais pas un traître comme ceux qui sont au gouvernement de celui qui, à de si nombreuses reprises, a pu montrer le raffinement de ses traîtrises. Je leur laisse le Paradis, à lui et à sa bande de traîtres. Car je suis un traître qui assume : je suis un traître qui sais qu’il ira en enfer. Pour l’amour de son pays. A côté de Judas, qui aimait le Christ, Dante ajoutera à Lucifer une bouche pour qu’il me dépèce jusqu’à la fin des temps.
C’est le moins que je dois à tous ces patients que j’ai « aidé » à être, comme je le suis, trop humains.
Veuillez recevoir, chères Chimères, l’expression de mes salutations antichimériques.
Pierre Marshall
Anti, trop antipsychiatrique / 2007
Publié dans Chimères n°64 Anti !
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