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The Dreamers / Christiane Vollaire / Chimères 73 / Nénette / Nicolas Philibert

Qu’est-ce qui nous est inaccessible ? Où se situe pour nous le seuil de l’inatteignable ? Qu’est-ce qui nous est étranger ? A quoi sommes-nous suposés nous identifier ? Par quelles frontières passe un « nous » qui pourrait faire communauté ? Quelles frontières ne peut-il pas dépasser ? Où se situe la naturalité des seuils ? Comment se construit leur culturalité ?
Un roman de Russell Banks, American Darling, paru en 2004, donnait corps à ces questions autour d’une figure à la fois multiple et centrale : « les rêveurs ».

Au fond – peut-être au niveau le plus élémentaire – , c’étaient mes chimpanzés qui me poussaient à revenir, et pas le souvenir de mon mari ou mes enfants. (…)
D’emblée je me suis efforcée de m’introduire dans leur conscience, car il était évident qu’ils en avaient une, et, pour moi, le caractère particulier de cette conscience était ce que les aborigènes d’Australie ont désigné par « temps du rêve ». Elle ne consiste pas chez eux à dériver ou à glisser de manière somnolente à travers la vie en étant toujours dans la lune ou ailleurs, comme nous le faisons, mais semble leur donner la liberté de regarder chaque chose comme si personne ne l’avait encore vue, comme si tout, une feuille aussi bien qu’une fourmi ou que l’oreille d’un homme, revêtait une importance à la fois effrayante et merveilleuse. Comme dans les rêves. Ou sans doute comme chez quelqu’un qui souffre de démence. Ces bébés chimpanzés ne semblaient pas avoir conscience du passé ou de l’avenir, mais seulement du présent immédiat, et rien ne pouvait les en distraire. (…) Mais comme ils sont muets, que, de leur naissance à leur mort, ils sont exclus du langage parlé, leur pouvoir de concentration semble dépasser le nôtre – sauf quand nous rêvons et que nous aussi sommes muets.
Je me suis donc mise à les appeler des rêveurs.

L’animalité du chimpanzé, c’est évidemment la mémoire du singe en l’homme. Une continuité des espèces, telle que l’ont conceptualisée les théories de l’évolution depuis Lamarck, puis Darwin. Mais ici, ce n’est pas la forme du singe, l’allure de sa silhouette, son facies ou la disposition de son crâne, qui évoquent quelque chose de l’humain. On n’est pas dans cette taxinomie anthropométrique qui, depuis l’imaginaire du XVIIe siècle et la science du XVIIIe, vise à poser entre les espèces les mêmes mesures comparatives et différenciatrices qui létitimeront les différenciations entre les races. Ce qui marque une continuité n’est pas dans l’évaluation d’une analogie entre deux moments, mais au contraire, dans l’évidence immédiate d’une permanence. Dans la présence constante en l’animal de ce qui demeure à l’état séquellaire en l’homme. Et cette constante n’est précisément pas de l’ordre de l’animalité ou d’un criterium biologique, mais au contraire de l’ordre de la conscience :

(…) car il était évident qu’ils possédaient une conscience.

Il n’est pas question ici d’un embryon de conscience qui, par la progressive évolution des espèces, se serait développé en l’homme jusqu’à la pensée ; mais, au contraire, de ce qui, de la conscience universelle, aurait en quelque sorte régressé en l’homme, se serait atrophié jusqu’à n’être plus présent que dans le rêve. Un rêve non pas défini comme évasion hors du monde, sliding through life, mais, exactement à l’inverse, comme intensité maximale de la présence au monde, incarnée dans l’extrême attention aux choses :

(…) d’une qualité qui semble leur donner la liberté de regarder chaque chose comme si personne ne l’avait encore vue, comme si tout, une feuille aussi bien qu’une fourmi ou que l’oreille d’un homme, revêtait une importance à la fois effrayante et merveilleuse.

Ce passage inverse tous les repères, et plus particulièrement le concept culturel majeur d’une pensée humaine corrélative à la fois de l’accès au langage et de la conscience du temps : c’est au contraire l’abolition de ces deux paramètres dans le rêve qui définit, dans son fondement originel, la conscience :

Mais comme ils sont muets, que, de leur naissance à leur mort, ils sont exclus du langage parlé, leur pouvoir de concentration semble dépasser le nôtre – sauf quand nous rêvons et que nous aussi sommes muets.

C’est en quelque sorte parce qu’il n’est pas distrait par le langage, que le pouvoir de concentration animale excède l’humain, et met en exergue ses défaillances. Ce qui l’enferme dans le silence est aussi ce qui l’ouvre à la présence, ce qui lui interdit de se détourner de l’immédiateté, de se divertir dans les voies du présent ou du passé :

Ces bébés chimpanzés ne semblaient pas avoir conscience du passé ou de l’avenir, mais seulement du présent immédiat, et rien ne pouvait les en distraire.

Là où Nietzsche définissait, dans l’animalité du bétail, l’attachement au piquet du présent, ce passage montre à l’œuvre, dans cet attachement même, la puissance pensive d’une concentration, et comme un insondable potentiel d’intériorité dans l’écarquillement sur le monde. C’est seulement du regard qu’il est question ici, mais d’un regard dont l’attention au détail ne peut être atteinte, dans le monde humain, que par le rêve. Et ce regard en suspens n’est pas infra-humain, mais plus intensément humain qu’un regard d’homme éveillé : il est ce qui saisit un potentiel d’humanité non réalisé en l’homme, une puissance non actualisée. Comme si cette actualisation en suspens signalait le déficit de notre propre présence au monde : une présence qui ne peut s’autoriser que du rêve.
Disant la puissance du silence, ce passage nous renvoie au Wittgenstein de la fin du Tractatus logico-philosophicus :

Ce qu’on ne peut pas dire, il faut le taire.

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Et, dans le roman de Russell Banks, c’est la puissance d’étrangeté de l’animal qui incarne la logique du Tractatus : le vertige de tout ce qui ne peut pas être dit, et qui est le plus indéracinable en nous. Dans le livre, le souvenirs des « dreamers » renvoie en abîme à la mémoire occultée du compagnon égorgé et des enfants enlevés et disparus dans la guerre du Libéria. A cette mémoire affective et violente, impossible à revivifier, se substitue celle des chimpanzés dans la « nurserie », de leur regard insondable, de cette impossible porte qu’ils ouvrent à la permanence de l’animal en nous. Cette intensité suspendue du regard, celle que l’on n’a plus qu’en rêve, est précisément celle qui nous fait entrer en communication avec le monde, celle dont le saisissant effet de surface ouvre aux abîmes d’une intériorité sans fond. Il est impossible de s’identifier aux « dreamers » ; mais il est tout aussi impossible de ne pas être saisi en eux par quelque chose qui fait écho en nous. Quelque chose de ce que Freud appelait « l’inquiétante étrangeté », où sont rendus radicalement indistincts la familiarité du quotidien et l’hostilité du mystère. Quelque chose du regard animal nous enracine dans une étrange forme de filiation, qui renvoie non pas à la procréation, mais à la contiguïté biologique, et nous identifie à la fois comme divergents et comme similaires.
Dans la « nurserie », où l’héroïne nourrit la fiction d’une protection maternelle à l’égard des « bébés » chimpanzés, la vérité est celle d’une tentative d’arrachement des animaux adultes aux violences à prétention bienfaitrice de l’expérimentation médicale et de la vivisection :

Ils s’occupaient des animaux plus âgés, plus exigeants et parfois dangereux, qui venaient de loin et qui étaient souvent traumatisés à la suite de mauvais traitements. On le avait découverts dans des caisses d’emballage à l’aéroport de New-York ou de Los Angeles, dans des cages à oiseaux ou bien dans des casiers à chats qui les transportaient vers une existence où ils subiraient des traitements encore pires et où leur délivrance serait une mort précoce dans un laboratoire pharmaceutique de Vienne ou du New Jersey.

Mais à ces violences technologiques font écho les violences guerrières dans lesquelles la famille fondée en Afrique par la narratrice a été emportée, et dans lesquelles sont broyés quotidiennement les ressortissants libériens, descendants des anciens esclaves « réexportés » vers l’Afrique par l’Amérique abolitionniste du XIXe siècle. Ces bébés chimpanzés, ces « dreamers » dont le souvenir affleure seul à sa mémoire, ceux qui ont échappé aux tortures de la vivisection à laquelle ils étaient promis dans les laboratoires pharmaceutiques américains, ceux qui ont été mis à l’abri dans le « sanctuaire » qui leur était offert sur une île de la côte libérienne, seront, dans ce lieu même, massacrés. Et l’on retrouvera leurs cervelles, celles qui produisaient ces regards suspendus de rêveurs, dévorées par les soldats.
A aucun moment le texte n’entre dans la déploration stérile du « martyre » animal, ni dans le fantasme d’une nature innocente face au déchaînement de la violence humaine. Mais il engage plutôt à lire, dans la suspension du regard animal, ce qui permet qu’affleure une présence, ce qui peut rendre intensément actuelle la virtualité d’une émotion impossible à réaffronter.
« The dreamers », ce n’est pas l’animal domestiqué, mais l’homme avant sa propre domestication : quelque chose d’indéterminé sur la ligne de l’évolution, qui renvoie la perception naturelle du monde à ce regard à la fois intensément présent et curieusement absent. Un regard aussi absorbé par les choses qu’impossible à capter. Un regard qui n’est pas celui de l’observation délibérée, mais celui d’une adhésion hypnotique et distanciée à son objet. Ce regard quasi-humain, et quelque part plus qu’humain, pourrait avoir quelque chose du regard photographique, de cette conscience en suspens, de cette captation qui ne peut pas intégralement anticiper sur ce qu’elle capte, et entre pourtant intensément dans le détail de son objet.
Mais, en une simple phrase incidente, Russell Banks l’identifie au regard de la folie :

Comme dans les rêves. Ou sans doute comme chez quelqu’un qui souffre de démence.

Ce regard aussi concentré qu’indifférencié, aussi indifférent à l’autre que présent aux choses, est aussi le plus désocialisant. C’est parce qu’il intègre cette inquiétante étrangeté de l’animal, qu’il désintègre en soi les potentiels de sociabilité. Faire émerger l’animal en soi, c’est, en tissant les liens qui nous rattachent à l’origine, détisser ceux qui nous relient à nos proches. Ici réside la radicale contradiction entre animalité et domesticité : dans la façon dont la démence, faisant émerger la profondeur d’une animalité, rompt en nous toutes les amarres d’une sédentarité. Russell Banks écrit :

Au fond – peut-être au niveau le plus élémentaire – c’étaient mes chimpanzés qui me poussaient à revenir.

Les chimpanzés, en ramenant la narratrice à son passé, la renvoient aussi à son niveau « le plus profond, le plus élémentaire ». Ils ne sont pas dressés, « éduqués », conditionnés aux modalités culturelles de l’existence ; ils ne sont pas apprivoisés ou domptés, mais au contraire exclus du langage, et par là même indifférents au temps. Et c’est cette position qui fait, pour le personnage, à la fois étonnement, réminiscence et modèle.
On peut s’interroger au contraire sur ce qui pousse les hommes à s’ériger en modèles du monde animal, et questionner les diverses modalités de cette pulsion : par quelle perversion peut-on vouloir infliger ce qu’on a soi-même tant de peine à assumer ? Et pourquoi imposer une domestication, qui nous est à nous-mêmes si difficile à supporter ?
Cette profondeur d’une vie non domestiquée n’a en soi rien de noble ou d’enviable. Elle ne renvoie nullement à l’anthropomorphisme culturel d’un idéal de liberté ou d’affranchissement des liens sociaux. Elle apparaît, Russell Banks l’écrit, murée dans une forme de silence, dans la part, non pas de l’imaginaire, mais de la réalité la plus radicale, celle qui échappe aux déterminants de la vie sociale autant qu’à la conscience intentionnelle. Trop enracinée pour pouvoir être déracinée, mais seulement apte à se manifester quand la vigilance baisse sa garde. La vie non domestiquée n’est pas une vie libre, c’est juste l’émergence primitive d’une vie directement écarquillée sur le monde, sans médiation, et Banks reconnaît dans le rêve non pas le mouvement de la fuite ou de l’évasion, mais au contraire l’animalité brute de cet écarquillement.
L’animal en nous est juste celui qui n’a pas de lieu, celui pour qui chaque lieu revêt l’intensité insondable du premier affrontement au réel. Celui que la déterritorialisation pousse à n’être proprement chez lui nulle part, à n’être jamais installé dans le monde. Et cette part d’indétermination est celle qui active l’intensité du regard, qui aiguise l’attention au détail par l’épreuve constante d’une opacité. C’est cette épreuve de l’opacité, que la domestication tend à faire disparaître, ou plutôt à dénier, dans l’intention affective de l’enfermement domestique, en inventant à la bête apprivoisée un mode de communication culturelle, en modifiant ses modes comportementaux pour les interpréter comme des modalités de soumission au modèle humain, en les réduisant aux territorialisations de la domesticité. Inventer des processus d’individuation susceptibles d’inégrer l’animal au schéma familial, c’est dissoudre l’étrangeté sauvage qui nous est originellement commune, dans la domiciliation du modèle oedipien. Domicilier, domestiquer, ne peuvent renvoyer à un « amour » de l’animal, que dans la mesure où ils renvoient à sa négation comme puissance de vie en nous, comme l’exact potentiel d’une non-assignation au domicile. C’est le sens de l’insulte lancée par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux :

Tous ceux qui aiment les chats, les chiens, sont des cons.

C’est précisément dans l’animal domestique, qu’ils saisissent l’exacte antithèse de l’idée d’un devenir-animal :

Les animaux individués, familiers familiaux, sentimentaux, les animaux oedipiens, de petite histoire, « mon » chat, « mon » chien ; ceux-là nous invitent à régresser, nous entraînent dans une contemplation narcissique, et la psychanalyse ne comprend que ces animaux-là, pour mieux découvrir sous eux l’image d’un papa, d’une maman, d’un jeune frère.

Le familier, le familial, le domestique, ressortissent de ce consensus affectif qui produit les normes de la soumission et les érige en modèles universels. La désindividuation de l’animal, c’est au contraire ce temps suspendu de l’affrontement au monde, le temps insurmontable que nous sommes supposés avoir aboli, et qui ne cesse pas de resurgir des profondeurs. Un temps sur lequel la mesure n’a pas de prise, et dans lequel nous ne nous reconnaissons pas nous-mêmes. Ce temps ne nous fait pas communiquer, il ne peut que nous faire entrer en résonnance brute, en évacuant toute forme de subjectivité. Mais l’attraction de cette résonnance est plus forte que tous les liens culturels, plus forte que tous les formatages familiaux.
Le chimpanzé ne renvoie évidemment pas à un supposé « primitif africain », qui ne trouve de sens générique que dans l’idéologie coloniale qui en a produit le concept. Il renvoie seulement à la profondeur d’étrangeté qui nous est universelle, antérieure à toutes les formes de la domestication culturelle. Antérieure même à la possibilité de les contourner. C’est cette profondeur d’étrangeté que Conrad fait surgir lorsqu’il écrit le Cœur des ténèbres, un trouble commun dans lequel l’écho intérieur se mêle à la répulsion :

Nous pénétrions de plus en plus profondément au cœur des ténèbres (…) Nous étions coupés de toute compréhension de ce qui nous entourait : nous glissions pareils à des fantômes, étonnés et secrètement épouvantés, comme le serait un homme sain au spectacle d’une émeute enthousiaste dans un asile d’aliénés. (…) Ce qui saisissait, c’est le sentiment qu’on avait de leur humanité pareille à la nôtre, la pensée de notre lointaine affinité avec cette violence sauvage et passionnée. (…) L’esprit de l’homme contient tous les possibles (…) Encore faut-il qu’il soit lui-même aussi humain que ceux de la rive. Il faut aborder cette vérité avec ce qu’on a de plus vrai en soi, avec notre propre force innée. (…) Y a-t-il pour moi un appel dans ce tumulte démoniaque ?

Cette reconnaissance profonde d’un au-delà de la socialité est précisément ce qui détruit toute idée possible d’un exotisme dans son sens le plus répandu, pour renvoyer à cette forme ultime qui serait celle d’un exotisme en soi. C’est de cette puissance d’intériorité (ce que Conrad appelle « notre propre force innée ») que procèdent les légitimes dégoûts que nous pouvons avoir pour la culture à laquelle nous sommes originellement inféodés. Nous reconnaissons-nous mieux dans les rejetons de la bourgeoisie d’affaires du XIXe siècle qui peuplent ce qu’on appelle « les sommets de l’Etat », ou dans le regard flottant d’un « dreamer » ? Sommes-nous plus familiers de la domesticité en livrée d’un quelconque palais présidentiel, ou d’un sans-quelque chose rencontré en rétention ? La « violence sauvage et passionnée » dont parle Conrad nous est-elle plus étrangère que la brutalité en col blanc qui sévit sur les places boursières du monde financier ?
Dans le catalogue de son exposition Brutal, Tender, Human, Animal, publié en 2007 par The Art Gallery of Western Australia, le photographe sud-africain Roger Ballen prend pour sujet cette part de la société sud-africaine que constituent les « petits Blancs », les ruraux pauvres ou les péri-urbains déclassés, laissés à l’abandon. Ceux que l’Amérique eugéniste des années trente qualifiait sur son propre territoire de « dégénérés », et qu’elle soumettait à la stérilisation forcée au motif de l’ « inculture » où les avait réduits la pauvreté. Un autre apartheid, qui n’est pas de race, mais de classe, et situe dans son lieu propre, qui est économique, la profonde origine des discriminations sociales.
De ce travail autant documentaire que plastique, en noir et blanc, émergent des lieux où les fils électriques sur les murs, les visages émaciés, les déformations des corps, entrent en équilibre instable dans un rapport de proportion véritablement graphique. Des rats y sont saisis sur le bord d’une table, un sanglier dans les bras d’un homme, des animaux inqualifiables y apparaissent non pas domestiqués, mais partiellement identifiés à des sujets improbables, dans un monde qui paraît non pas déchu, mais comme pas fini. Un monde dans lequel se reconnaît quelque chose du fond de soi, quelque chose d’un paysage intérieur.

Ainsi, de l’autre côté des murs qui enclosent la domiciliation familiale ou la domesticité professionnelle, notre animalité est, elle aussi, murée dans la suspension d’un silence, indéfiniment attentive à une vie qu’elle ne maîtrise pas, à un réel sur lequel elle n’a pas de prise, et n’a jamais cessé de s’écarquiller comme au premier jour de sa naissance. C’est de cette manière que la patiente folie qui est en nous continue de regarder autour d’elle : en « dreamer ».
Cette folie-là est sans doute celle qui réfute avec le plus d’acuité l’abjection discriminante. Celle qui nous permet le plus immédiatement de voir, dans les constructions raciales de l’exclusion et dans l’animalisation des différences, un processus radicalement symétrique à l’humanisation de l’animal domestique : le miroir, aveugle à lui-même, de notre propre domestication.
Christiane Vollaire
The Dreamers
Publié dans Chimères n°73 « Meutes, tiques et larves »
parution décembre 2010

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Nicolas Philibert
Nénette / 2010

Salammbô / Gustave Flaubert

C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar.
Les soldats qu’il avait commandés en Sicile se donnaient un grand festin pour célébrer le jour anniversaire de la bataille d’Eryx, et comme le maître était absent et qu’ils se trouvaient nombreux, ils mangeaient et ils buvaient en pleine liberté.
Les capitaines, portant des cothurnes de bronze, s’étaient placés dans le chemin du milieu, sous un voile de pourpre à franges d’or, qui s’étendait depuis le mur des écuries jusqu’à la première terrasse du palais ; le commun des soldats était répandu sous les arbres, où l’on distinguait quantité de bâtiments à toit plat, pressoirs, celliers, magasins, boulangeries et arsenaux, avec une cour pour les éléphants, des fosses pour les bêtes féroces, une prison pour les esclaves.
Des figuiers entouraient les cuisines ; un bois de sycomores se prolongeait jusqu’à des masses de verdure, où des grenades resplendissaient parmi les touffes blanches des cotonniers ; des vignes, chargées de grappes, montaient dans le branchage des pins : un champ de roses s’épanouissait sous des platanes ; de place en place sur des gazons, se balançaient des lis ; un sable noir, mêlé à de la poudre de corail, parsemait les sentiers, et, au milieu, l’avenue des cyprès faisait d’un bout à l’autre comme une double colonnade d’obélisques verts.
Le palais, bâti en marbre numidique tacheté de jaune, superposait tout au fond, sur de larges assises, ses quatre étages en terrasses. Avec son grand escalier droit en bois d’ébène, portant aux angles de chaque marche la proue d’une galère vaincue, avec ses portes rouges écartelées d’une croix noire, ses grillages d’airain qui le défendaient en bas des scorpions, et ses treillis de baguettes dorées qui bouchaient en haut ses ouvertures, il semblait aux soldats, dans son opulence farouche, aussi solennel et impénétrable que le visage d’Hamilcar.
Le Conseil leur avait désigné sa maison pour y tenir ce festin ; les convalescents qui couchaient dans le temple d’Eschmoûn, se mettant en marche dès l’aurore, s’y étaient traînés sur leurs béquilles. A chaque minute, d’autres arrivaient. Par tous les sentiers, il en débouchait incessamment, comme des torrents qui se précipitent dans un lac. On voyait entre les arbres courir les esclaves des cuisines, effarés et à demi nus ; les gazelles sur les pelouses s’enfuyaient en bêlant ; le soleil se couchait, et le parfum des citronniers rendait encore plus lourde l’exhalaison de cette foule en sueur.
Il y avait là des hommes de toutes les nations, des Ligures, des Lusitaniens, des Baléares, des Nègres et des fugitifs de Rome. On entendait, à côté du lourd patois dorien, retentir les syllabes celtiques bruissantes comme des chars de bataille, et les terminaisons ioniennes se heurtaient aux consonnes du désert, âpres comme des cris de chacal. Le Grec se reconnaissait à sa taille mince, l’Egyptien à ses épaules remontées, le Cantabre à ses larges mollets. Des Cariens balançaient orgueilleusement les plumes de leur casque, des archers de Cappadoce s’étaient peint avec des jus d’herbes de larges fleurs sur le corps, et quelques Lydiens portant des robes de femmes dînaient en pantoufles et avec des boucles d’oreilles. D’autres, qui s’étaient par pompe barbouillés de vermillon, ressemblaient à des statues de corail.
Ils s’allongeaient sur les coussins, ils mangeaient accroupis autour de grands plateaux, ou bien, couchés sur le ventre, ils tiraient à eux les morceaux de viande, et se rassasiaient appuyés sur les coudes, dans la pose pacifique des lions lorsqu’ils dépècent leur proie. Les derniers venus, debout contre les arbres, regardaient les tables basses disparaissant à moitié sous des tapis d’écarlate, et attendaient leur tour.
Les cuisines d’Hamilcar n’étant pas suffisantes, le Conseil leur avait envoyé des esclaves, de la vaisselle, des lits ; et l’on voyait au milieu du jardin, comme sur un champ de bataille quand on brûle les morts, de grands feux clairs où rôtissaient des boeufs. Les pains saupoudrés d’anis alternaient avec les gros fromages plus lourds que des disques, et les cratères pleins de vin, et les canthares pleins d’eau auprès des corbeilles en filigrane d’or qui contenaient des fleurs. La joie de pouvoir enfin se gorger à l’aise dilatait tous les yeux çà et là, les chansons commençaient.
D’abord on leur servit des oiseaux à la sauce verte, dans des assiettes d’argile rouge rehaussée de dessins noirs, puis toutes les espèces de coquillages que l’on ramasse sur les côtes puniques, des bouillies de froment, de fève et d’orge, et des escargots au cumin, sur des plats d’ambre jaune.
Ensuite les tables furent couvertes de viandes antilopes : avec leurs cornes, paons avec leurs plumes, moutons entiers cuits au vin doux, gigots de chamelles et de buffles, hérissons au garum, cigales frites et loirs confits. Dans des gamelles en bois de Tamrapanni flottaient, au milieu du safran, de grands morceaux de graisse. Tout débordait de saumure, de truffes et d’assa foetida. Les pyramides de fruits s’éboulaient sur les gâteaux de miel, et l’on n’avait pas oublié quelques− uns de ces petits chiens à gros ventre et à soies roses que l’on engraissait avec du marc d’olives, mets carthaginois en abomination aux autres peuples. La surprise des nourritures nouvelles excitait la cupidité des estomacs. Les Gaulois aux longs cheveux retroussés sur le sommet de la tête, s’arrachaient les pastèques et les limons qu’ils croquaient avec l’écorce. Des Nègres n’ayant jamais vu de langoustes se déchiraient le visage à leurs piquants rouges. Mais les Grecs rasés, plus blancs que des marbres, jetaient derrière eux les épluchures de leur assiette, tandis que des pâtres du Brutium, vêtus de peaux de loups, dévoraient silencieusement, le visage dans leur portion.
La nuit tombait. On retira le velarium étalé sur l’avenue de cyprès et l’on apporta des flambeaux.
Les lueurs vacillantes du pétrole qui brûlait dans des vases de porphyre effrayèrent, au haut des cèdres, les singes consacrés à la lune. Ils poussèrent des cris, ce qui mit les soldats en gaieté.
Des flammes oblongues tremblaient sur les cuirasses d’airain. Toutes sortes de scintillements jaillissaient des plats incrustés de pierres précieuses. Les cratères, à bordure de miroirs convexes, multipliaient l’image élargie des choses ; les soldats se pressant autour s’y regardaient avec ébahissement et grimaçaient pour se faire rire. Ils se lançaient, par-dessus les tables, les escabeaux d’ivoire et les spatules d’or. Ils avalaient à pleine gorge tous les vins grecs qui sont dans des outres, les vins de Campanie enfermés dans des amphores, les vins des Cantabres que l’on apporte dans des tonneaux, et les vins de jujubier, de cinnamome et de lotus. Il y en avait des flaques par terre où l’on glissait. La fumée des viandes montait dans les feuillages avec la vapeur des haleines. On entendait à la fois le claquement des mâchoires, le bruit des paroles, des chansons, des coupes, le fracas des vases campaniens qui s’écroulaient en mille morceaux, ou le son limpide d’un grand plat d’argent.
A mesure qu’augmentait leur ivresse, ils se rappelaient de plus en plus l’injustice de Carthage. En effet, la République, épuisée par la guerre, avait laissé s’accumuler dans la ville toutes les bandes qui revenaient. Giscon, leur général, avait eu cependant la prudence de les renvoyer les uns après les autres pour faciliter l’acquittement de leur solde, et le Conseil avait cru qu’ils finiraient par consentir à quelque diminution. Mais on leur en voulait aujourd’hui de ne pouvoir les payer. Cette dette se confondait dans l’esprit du peuple avec les trois mille deux cents talents euboïques exigés par Lutatius, et ils étaient, comme Rome, un ennemi pour Carthage. Les Mercenaires le comprenaient ; aussi leur indignation éclatait en menaces et en débordements. Enfin, ils demandèrent à se réunir pour célébrer une de leurs victoires, et le parti de la paix céda, en se vengeant d’Hamilcar qui avait tant soutenu la guerre. Elle s’était terminée contre tous ses efforts, si bien que, désespérant de Carthage, il avait remis à Giscon le gouvernement des Mercenaires. Désigner son palais pour les recevoir, c’était attirer sur lui quelque chose de la haine qu’on leur portait. D’ailleurs la dépense devait être excessive ; il la subirait presque toute.
Fiers d’avoir fait plier la République, les Mercenaires croyaient qu’ils allaient enfin s’en retourner chez eux, avec la solde de leur sang dans le capuchon de leur manteau. Mais leurs fatigues, revues à travers les vapeurs de l’ivresse, leur semblaient prodigieuses et trop peu récompensées. Ils se montraient leurs blessures, ils racontaient leurs combats, leurs voyages et les chasses de leurs pays. Ils imitaient le cri des bêtes féroces, leurs bonds. Puis vinrent les immondes gageures ; ils s’enfonçaient la tête dans les amphores, et restaient à boire, sans s’interrompre, comme des dromadaires altérés. Un Lusitanien, de taille gigantesque, portant un homme au bout de chaque bras, parcourait les tables tout en crachant du feu par les narines. Des Lacédémoniens qui n’avaient point ôté leurs cuirasses sautaient d’un pas lourd. Quelques uns s’avançaient comme des femmes en faisant des gestes obscènes ; d’autres se mettaient nus pour combattre, au milieu des coupes, à la façon des gladiateurs, et une compagnie de Grecs dansait autour d’un vase où l’on voyait des nymphes, pendant qu’un nègre tapait avec un os de boeuf sur un bouclier d’airain.
Tout à coup, ils entendirent un chant plaintif, un chant fort et doux, qui s’abaissait et remontait dans les airs comme le battement d’ailes d’un oiseau blessé.
C’était la voix des esclaves dans l’ergastule. Des soldats, pour les délivrer, se levèrent d’un bond et disparurent.
Ils revinrent, chassant au milieu des cris, dans la poussière, une vingtaine d’hommes que l’on distinguait à leur visage plus pâle. Un petit bonnet de forme conique, en feutre noir, couvrait leur tête rasée ; ils portaient tous des sandales de bois et faisaient un bruit de ferrailles comme des chariots en marche.
Ils arrivèrent dans l’avenue des cyprès, où ils se perdirent parmi la foule, qui les interrogeait. L’un d’eux était resté à l’écart, debout. A travers les déchirures de sa tunique on apercevait ses épaules rayées par de longues balafres. Baissant le menton, il regardait autour de lui avec méfiance et fermait un peu ses paupières dans l’éblouissement des flambeaux ; mais quand il vit que personne de ces gens armés ne lui en voulait, un grand soupir s’échappa de sa poitrine : il balbutiait, il ricanait sous les larmes claires qui lavaient sa figure ; puis il saisit par les anneaux un canthare tout plein, le leva droit en l’air au bout de ses bras d’où pendaient des chaînes, et alors regardant le ciel et toujours tenant la coupe, il dit :
- « Salut d’abord à toi, Baal-Eschmoûn libérateur, que les gens de ma patrie appellent Esculape ! et à vous, Génies des fontaines, de la lumière et des bois ! et à vous, Dieux cachés sous les montagnes et dans les cavernes de la terre ! et à vous, hommes forts aux armures reluisantes, qui m’avez délivré ! »
Puis il laissa tomber la coupe et conta son histoire. On le nommait Spendius. Les Carthaginois l’avaient pris à la bataille des Egineuses, et parlant grec, ligure et punique, il remercia encore une fois les Mercenaires ; il leur baisait les mains ; enfin, il les félicita du banquet, tout en s’étonnant de n’y pas apercevoir les coupes de la Légion sacrée. Ces coupes, portant une vigne en émeraude sur chacune de leurs six faces en or, appartenaient à une milice exclusivement composée des jeunes patriciens, les plus hauts de taille. C’était un privilège, presque un honneur sacerdotal ; aussi rien dans les trésors de la République n’était plus convoité des Mercenaires. Ils détestaient la Légion à cause de cela, et on en avait vu qui risquaient leur vie pour l’inconcevable plaisir d’y boire. Donc ils commandèrent d’aller chercher les coupes. Elles étaient en dépôt chez les Syssites, compagnies de commerçants qui mangeaient en commun. Les esclaves revinrent. A cette heure, tous les membres des Syssites dormaient.
- « Qu’on les réveille ! » répondirent les Mercenaires. Après une seconde démarche, on leur expliqua qu’elles étaient enfermées dans un temple.
- « Qu’on l’ouvre ! » répliquèrent-ils.
Et quand les esclaves, en tremblant, eurent avoué qu’elles étaient entre les mains du général Giscon, ils s’écrièrent :
- « Qu’il les apporte ! »
Giscon, bientôt, apparut au fond du jardin dans une escorte de la Légion sacrée. Son ample manteau noir, retenu sur sa tête à une mitre d’or constellée de pierres précieuses, et qui pendait tout à l’entour jusqu’aux sabots de son cheval, se confondait, de loin, avec la couleur de la nuit. On n’apercevait que sa barbe blanche, les rayonnements de sa coiffure et son triple collier à larges plaques bleues qui lui battait sur la poitrine.
Les soldats, quand il entra, le saluèrent d’une grande acclamation, tous criant :
- « Les coupes ! Les coupes ! »
Il commença par déclarer que, si l’on considérait leur courage, ils en étaient dignes. La foule hurla de joie, en applaudissant.
Il le savait bien, lui qui les avait commandés là-bas et qui était revenu avec la dernière cohorte sur la dernière galère !
- « C’est vrai ! c’est vrai ! » , disaient-ils.
Cependant, continua Giscon, la République avait respecté leurs divisions par peuples, leurs coutumes, leurs cultes ; ils étaient libres dans Carthage ! Quant aux vases de la Légion sacrée, c’était une propriété particulière. Tout à coup, près de Spendius, un Gaulois s’élança par-dessus les tables et courut droit à Giscon, qu’il menaçait en gesticulant avec deux épées nues.
Le général, sans s’interrompre, le frappa sur la tête de son lourd bâton d’ivoire : le Barbare tomba. Les Gaulois hurlaient, et leur fureur, se communiquant aux autres, allait emporter les légionnaires. Giscon haussa les épaules en les voyant pâlir. Il songeait que son courage serait inutile contre ces bêtes brutes, exaspérées. Il valait mieux plus tard s’en venger dans quelque ruse ; donc il fit signe à ses soldats et s’éloigna lentement. Puis, sous la porte, se tournant vers les Mercenaires, il leur cria qu’ils s’en repentiraient.
Le festin recommença. Mais Giscon pouvait revenir et, cernant le faubourg qui touchait aux derniers remparts, les écraser contre les murs. Alors ils se sentirent seuls malgré leur foule ; et la grande ville qui dormait sous eux, dans l’ombre, leur fit peur, tout à coup, avec ses entassements d’escaliers, ses hautes maisons noires et ses vagues dieux encore plus féroces que son peuple. Au loin, quelques fanaux glissaient sur le port, et il y avait des lumières dans le temple de Khamon. Ils se souvinrent d’Hamilcar. Où était-il ? Pourquoi les avoir abandonnés, la paix conclue ? Ses dissensions avec le Conseil n’étaient sans doute qu’un jeu pour les perdre. Leur haine inassouvie retombait sur lui : et ils le maudissaient s’exaspérant les uns les autres par leur propre colère. A ce moment-là, il se fit un rassemblement sous les platanes. C’était pour voir un nègre qui se roulait en battant le sol avec ses membres, la prunelle fixe, le cou tordu, l’écume aux lèvres. Quelqu’un cria qu’il était empoisonné. Tous se crurent empoisonnés. Ils tombèrent sur les esclaves ; une clameur épouvantable s’éleva, et un vertige de destruction tourbillonna sur l’armée ivre. Ils frappaient au hasard, autour d’eux, ils brisaient, ils tuaient : quelques-uns lancèrent des flambeaux dans les feuillages ; d’autres, s’accoudant sur la balustrade des lions, les massacrèrent à coups de flèches ; les plus hardis coururent aux éléphants, ils voulaient leur abattre la trompe et manger de l’ivoire.
Cependant des frondeurs baléares qui, pour piller plus commodément, avaient tourné l’angle du palais, furent arrêtés par une haute barrière faite en jonc des Indes. Ils coupèrent avec leurs poignards les courroies de la serrure et se trouvèrent alors sous la façade qui regardait Carthage, dans un autre jardin rempli de végétations taillées. Des lignes de fleurs blanches, toutes se suivant une à une, décrivaient sur la terre couleur d’azur de longues paraboles, comme des fusées d’étoiles. Les buissons, pleins de ténèbres, exhalaient des odeurs chaudes, mielleuses. Il y avait des troncs d’arbre barbouillés de cinabre, qui ressemblaient à des colonnes sanglantes. Au milieu, douze piédestaux de cuivre portaient chacun une grosse boule de verre, et des lueurs rougeâtres emplissaient confusément ces globes creux, comme d’énormes prunelles qui palpiteraient encore. Les soldats s’éclairaient avec des torches, tout en trébuchant sur la pente du terrain, profondément labouré.
Mais ils aperçurent un petit lac, divisé en plusieurs bassins par des murailles de pierres bleues. L’onde était si limpide que les flammes des torches tremblaient jusqu’au fond, sur un lit de cailloux blancs et de poussière d’or. Elle se mit à bouillonner, des paillettes lumineuses glissèrent, et de gros poissons, qui portaient des pierreries à la gueule, apparurent vers la surface.
Les soldats, en riant beaucoup, leur passèrent les doigts dans les ouïes et les apportèrent sur les tables.
C’étaient les poissons de la famille Barca. Tous descendaient de ces lottes primordiales qui avaient fait éclore l’oeuf mystique où se cachait la Déesse. L’idée de commettre un sacrilège ranima la gourmandise des Mercenaires ; ils placèrent vite du feu sous des vases d’airain et s’amusèrent à regarder les beaux poissons se débattre dans l’eau bouillante.
La houle des soldats se poussait. Ils n’avaient plus peur. Ils recommençaient à boire. Les parfums qui leur coulaient du front mouillaient de gouttes larges leurs tuniques en lambeaux, et s’appuyant des deux poings sur les tables qui leur semblaient osciller comme des navires, ils promenaient à l’entour leurs gros yeux ivres, pour dévorer par la vue ce qu’ils ne pouvaient prendre. D’autres, marchant tout au milieu des plats sur les nappes de pourpre, cassaient à coups de pied les escabeaux d’ivoire et les fioles tyriennes en verre. Les chansons se mêlaient au râle des esclaves agonisant parmi les coupes brisées. Ils demandaient du vin, des viandes, de l’or. Ils criaient pour avoir des femmes. Ils déliraient en cent langages. Quelques-uns se croyaient aux étuves, à cause de la buée qui flottait autour d’eux, ou bien, apercevant des feuillages, ils s’imaginaient être à la chasse et couraient sur leurs compagnons comme sur des bêtes sauvages. L’incendie de l’un à l’autre gagnait tous les arbres, et les hautes masses de verdure, d’où s’échappaient de longues spirales blanches, semblaient des volcans qui commencent à fumer. La clameur redoublait ; les lions blessés rugissaient dans l’ombre.
Le palais s’éclaira d’un seul coup à sa plus haute terrasse, la porte du milieu s’ouvrit, et une femme, la fille d’Hamilcar elle-même, couverte de vêtements noirs, apparut sur le seuil. Elle descendit le premier escalier qui longeait obliquement le premier étage, puis le second, le troisième, et elle s’arrêta sur la dernière terrasse, au haut de l’escalier des galères. Immobile et la tête basse, elle regardait les soldats.
Derrière elle, de chaque côté, se tenaient deux longues théories d’hommes pâles, vêtus de robes blanches à franges rouges qui tombaient droit sur leurs pieds. Ils n’avaient pas de barbe, pas de cheveux, pas de sourcils. Dans leurs mains étincelantes d’anneaux ils portaient d’énormes lyres et chantaient tous, d’une voix aiguë, un hymne à la divinité de Carthage. C’étaient les prêtres eunuques du temple de Tanit, que Salammbô appelait souvent dans sa maison.
Enfin elle descendit l’escalier des galères. Les prêtres la suivirent. Elle s’avança dans l’avenue des cyprès, et elle marchait lentement entre les tables des capitaines, qui se reculaient un peu en la regardant passer.
Sa chevelure, poudrée d’un sable violet, et réunie en forme de tour selon la mode des vierges chananéennes, la faisait paraître plus grande. Des tresses de perles attachées à ses tempes descendaient jusqu’aux coins de sa bouche, rose comme une grenade entrouverte. Il y avait sur sa poitrine un assemblage
de pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure les écailles d’une murène. Ses bras, garnis de diamants, sortaient nus de sa tunique sans manches, étoilée de fleurs rouges sur un fond tout noir. Elle portait entre les chevilles une chaînette d’or pour régler sa marche, et son grand manteau de pourpre sombre, taillé dans une étoffe inconnue, traînait derrière elle, faisant à chacun de ses pas comme une large vague qui la suivait.
Les prêtres, de temps à autre, pinçaient sur leurs lyres des accords presque étouffés, et dans les intervalles de la musique, on entendait le petit bruit de la chaînette d’or avec le claquement régulier de ses sandales en papyrus.
Personne encore ne la connaissait. On savait seulement qu’elle vivait retirée dans des pratiques pieuses. Des soldats l’avaient aperçue la nuit, sur le haut de son palais, à genoux devant les étoiles, entre les tourbillons des cassolettes allumées. C’était la lune qui l’avait rendue si pâle, et quelque chose des Dieux l’enveloppait comme une vapeur subtile. Ses prunelles semblaient regarder tout au loin au-delà des espaces terrestres. Elle marchait en inclinant la tête, et tenait à sa main droite une petite lyre d’ébène.
Ils l’entendaient murmurer :
- « Morts ! Tous morts ! Vous ne viendrez plus obéissant à ma voix, quand, assise sur le bord du lac, je vous jetais dans la gueule des pépins de pastèques ! Le mystère de Tanit roulait au fond de vos yeux, plus limpides que les globules des fleuves. » Et elle les appelait par leurs noms, qui étaient les noms des mois.
- « Siv ! Sivan ! Tammouz, Eloul, Tischri, Schebar !
- Ah ! pitié pour moi, Déesse ! »
Les soldats, sans comprendre ce qu’elle disait, se tassaient autour d’elle. Ils s’ébahissaient de sa parure ; mais elle promena sur eux tous un long regard épouvanté, puis s’enfonçant la tête dans les épaules en écartant les bras, elle répéta plusieurs fois :
- « Qu’avez-vous fait ! qu’avez-vous fait !
- Vous aviez cependant, pour vous réjouir, du pain, des viandes, de l’huile, tout le malobathre des greniers ! J’avais fait venir des boeufs d’Hécatompyle, j’avais envoyé des chasseurs dans le désert ! » Sa voix s’enflait, ses joues s’empourpraient. Elle ajouta :  » Où êtes-vous donc, ici ? Est-ce dans une ville conquise, ou dans le palais d’un maître ? Et quel maître ? le suffète Hamilcar mon père, serviteur des Baals ! Vos armes, rouges du sang de ses esclaves, c’est lui qui les a refusées à Lutatius ! En connaissez-vous un dans vos patries qui sache mieux conduire les batailles ? Regardez donc ! les marches de notre palais sont encombrées par nos victoires ! Continuez ! brûlez-le ! J’emporterai avec moi le Génie de ma maison, mon serpent noir qui dort là-haut sur des feuilles de lotus ! Je sifflerai, il me suivra ; et, si je monte en galère, il courra dans le sillage de mon navire sur l’écume des flots.  »
Ses narines minces palpitaient. Elle écrasait ses ongles contre les pierreries de sa poitrine. Ses yeux s’alanguirent ; elle reprit :
- « Ah ! pauvre Carthage ! lamentable ville ! Tu n’as plus pour te défendre les hommes forts d’autrefois, qui allaient au-delà des océans bâtir des temples sur les rivages. Tous les pays travaillaient autour de toi, et les plaines de la mer, labourées par tes rames, balançaient tes moissons. »
Alors elle se mit à chanter les aventures de Melkarth, dieu des Sidoniens et père de sa famille.
Elle disait l’ascension des montagnes d’Ersiphonie, le voyage à Tartessus, et la guerre contre Masisabal pour venger la reine des serpents :
- « Il poursuivait dans la forêt le monstre femelle dont la queue ondulait sur les feuilles mortes comme un ruisseau d’argent ; et il arriva dans une prairie où des femmes, à croupe de dragon, se tenaient autour d’un grand feu, dressées sur la pointe de leur queue. La lune, couleur de sang, resplendissait dans un cercle pâle, et leurs langues écarlates, fendues comme des harpons de pêcheurs, s’allongeaient en se recourbant jusqu’au bord de la flamme. »
Puis Salammbô, sans s’arrêter, raconta comment Melkarth, après avoir vaincu Masisabal, mit à la proue du navire sa tête coupée.
- « A chaque battement des flots, elle s’enfonçait sous l’écume ; mais le soleil l’embaumait, elle se fit plus dure que l’or ; cependant les yeux ne cessaient point de pleurer, et les larmes, continuellement, tombaient dans l’eau. »
Elle chantait tout cela dans un vieil idiome chananéen que n’entendaient pas les Barbares. Ils se demandaient ce qu’elle pouvait leur dire avec les gestes effrayants dont elle accompagnait son discours ; et montés autour d’elle sur les tables, sur les lits, dans les rameaux des sycomores, la bouche ouverte et allongeant la tête, ils tâchaient de saisir ces vagues histoires qui se balançaient devant leur imagination, à travers l’obscurité des théogonies, comme des fantômes dans des nuages.
Seuls, les prêtres sans barbe comprenaient Salammbô. Leurs mains ridées, pendant sur les cordes des lyres, frémissaient, et de temps à autre en tiraient un accord lugubre : car plus faibles que des vieilles femmes ils tremblaient à la fois d’émotion mystique et de la peur que leur faisaient les hommes. Les Barbares ne s’en souciaient ; ils écoutaient toujours la vierge chanter.
Aucun ne la regardait comme un jeune chef numide placé aux tables des capitaines, parmi des soldats de sa nation. Sa ceinture était si hérissée de dards, qu’elle faisait une bosse dans son large manteau, noué à ses tempes par un lacet de cuir. L’étoffe, bâillant sur ses épaules, enveloppait d’ombre son visage, et l’on n’apercevait que les flammes de ses deux yeux fixes. C’était par hasard qu’il se trouvait au festin, son père le faisant vivre chez les Barca, selon la coutume des rois qui envoyaient leurs enfants dans les grandes familles pour préparer des alliances ; mais depuis six mois que Narr’Havas y logeait, il n’avait point encore aperçu Salammbô ; et, assis sur les talons, la barbe baissée vers les hampes de ses javelots, il la considérait en écartant les narines comme un léopard qui est accroupi dans les bambous.
De l’autre côté des tables se tenait un Libyen de taille colossale et à courts cheveux noirs frisés. Il n’avait gardé que sa jaquette militaire, dont les lames d’airain déchiraient la pourpre du lit. Un collier à lune d’argent s’embarrassait dans les poils de sa poitrine. Des éclaboussures de sang lui tachetaient la face, il s’appuyait sur le coude gauche ; et la bouche grande ouverte il souriait.
Salammbô n’en était plus au rythme sacré. Elle employait simultanément tous les idiomes des Barbares, délicatesse de femme pour attendrir leur colère. Aux Grecs elle parlait grec, puis elle se tournait vers les Ligures, vers les Campaniens, vers les Nègres ; et chacun en l’écoutant retrouvait dans cette voix la douceur de sa patrie. Emportée par les souvenirs de Carthage, elle chantait maintenant les anciennes batailles contre Rome ; ils applaudissaient. Elle s’enflammait à la lueur des épées nues ; elle criait, les bras ouverts. Sa lyre tomba, elle se tut ; et pressant son coeur à deux mains, elle resta quelques minutes les paupières closes à savourer l’agitation de tous ces hommes.
Mâtho le Libyen se penchait vers elle. Involontairement elle s’en approcha, et, poussée par la reconnaissance de son orgueil, elle lui versa dans une coupe d’or un long jet de vin pour se réconcilier avec l’armée.
Gustave Flaubert
Salammbô / 1862-1874
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Etat social actif, ne pas céder sur nos désirs (2) / Choming out

UNE AFFAIRE DE COMPORTEMENT
Le nouveau « plan d’accompagnement et de suivi du comportement » des chômeurs nous a poussé à réagir et à sortir de notre isolement. Nous nous sommes rassemblés pour élaborer un point de vue commun à ce propos, construire une réponse collective. Et l’une des choses que nous avons rencontrées autour de la table, c’est qu’il n’est pas nécessairement simple de dire nous : chômeurs / chômeuses. D’abord par le fait que nous avons envie d’être nommés autrement que par cette appellation forcée, qui nous enferme dans une catégorie administrative. Se positionner entre nos réalités singulières de chômeurs et la violence globale des contrôles auxquels nous sommes soumis n’est pas une chose simple : il y a les images négatives qui nous sont renvoyées (fainéant, profiteur…), la tentative de nous en faire porter la responsabilité, et le fait que le chômage remue chez chacun d’entre nous ses propres histoires de précarité, des angoisses personnelles, peut parfois devenir une posture qui immobilise, génère des solitudes.
Chômeurs, nous sommes captifs d’une définition qui ne nous correspond pas en même temps qu’on nous demande de devenir les validateurs de cet enfermement, en répondant à des purs critères de représentation. La disproportion entre nos activités concrètes et le simulacre de recherche d’emploi qu’on nous demande de singer devient de plus en plus violente ; alors qu’il n’y a pas de travail qui nous correspond et que nous sommes déjà occupés par nos travaux, nos emplois du temps. Le paradoxe est là : les autorités nous demandent de correspondre à une idée du chômeur (un chercheur actif de travail), tandis que nous avons des activités, des modes de vie et des types de production.
Or, dans cette façon de vouloir contrôler le comportement et de renvoyer chaque individu d’abord à lui-même, on peut déjà observer une machine singulière, des intentions manifestes : nous sommes gouvernés, orientés dans une direction qui cherche à nous modeler, fabriquer un nouveau type de subjectivité. Cette attention portée sur le sujet par le dispositif des entretiens fonctionne de manière active, avec une capacité de destruction sur le plan psychologique. C’est une double attaque : renforcer la pression sur chaque individu et en même temps faire passer quelque chose en douce, affirmer une norme qui détermine les comportements, conditionne chaque sujet. Tout en divisant les situations personnelles en autant de catégories administratives différentes, afin que l’inquiétude du chômeur reste une affaire privée, personnelle. C’est bien dans ce déni d’une affaire publique que s’inscrit la logique des législations en vigueur. Celle-ci se déploie comme un dispositif de fabrication d’individus isolés : « On croyait que le monde capitaliste allait faire qu’on serait tous semblables et pris dans les mêmes inquiétudes, mais non. Malgré la globalisation, il y a une activité de différenciation, arme extraordinaire de gouvernementalité afin qu’aucun humain ne puisse se reconnaître dans un autre ».
C’est un peu comme si le plan d’accompagnement fonctionnait de façon tout à fait synchrone avec l’air du temps, comme une entreprise de dévastation. Puisqu’il n’y a pas de travail, celui qui en trouve un le fait d’une certaine manière en concurrence, c’est-à-dire qu’il gagne sa place au détriment d’un autre. C’est bien de cela dont il s’agit, avec ce plan : créer les conditions d’un accompagnement favorisant une culture entrepreneuriale. Nous devons devenir des chômeurs compétitifs, des espèces de winners de la recherche d’emploi, qui accumulent joyeusement les preuves de notre activité bien gérée, clairement répertoriée. C’est-à-dire que les allocations de chômage restent un droit à la condition expresse d’être conforme au système et à sa discipline. Il s’agit donc ou bien de savoir se débrouiller seul, gérer son parcours comme une petite entreprise individualiste et compétitive, ou bien en définitive être mis à la porte du droit aux allocations.
En ces temps où s’annonce une augmentation considérable du nombre du chômeurs, l’ère du plein emploi semble si loin derrière qu’il y a une urgence fondamentale à considérer clairement la situation.
La culpabilité est une fonction de la subjectivité capitaliste (…) On finit par tomber automatiquement dans un espèce de trou, on commence à se demander, En fin de compte, qui suis-je ? serais-je une merde ???
DEPUIS LA PÉRIPHÉRIE
Lorsque le regard lorgne vers le centre, il voit des personnes s’activer dans de grands immeubles à la recherche de ce qu’il s’agirait de faire pour d’autres. Par amour du prochain, par conviction ou par nécessité, par le hasard de la vie, ces gens se retrouvent là, à faire ce travail de tri. On les appelle comme ça les trieurs. Toute la journée ils classent, ils sélectionnent, ils définissent, orientent une masse d’information indifférenciée. Ils relaient aussi les décisions des uns, en convoquent d’autres. Les trieurs sont nombreux, et leurs rôles sont variés ; ils n’occupent pas tous les mêmes étages de leurs grands immeubles.
Ceux au plus près de la terre rencontrent quotidiennement quelques échantillons de cette masse indifférenciée. Toutes les demi-heures ils voient s’incarner devant leur bureau un Numéro d’Identification de la Sécurité Sociale sélectionné par l’ordinateur. Les 16 NISS d’une journée sont pour eux l’occasion de nourrir la grande base de données, de la diriger localement. Chaque NISS quelconque se verra donc appliquer une grille d’évaluation du comportement à laquelle il devra répondre dans les termes prévus par les bureaux du haut. Selon les options, le trieur de base optera donc au choix pour une seconde chance (devenir capable de répondre à ce qui est demandé), une exclusion ou une future convocation. Enfin tous les trois mois, cette masse d’information est mise en casse, en courbes et camemberts, puis dirigée vers d’autres grands immeubles.
Or pas plus que les NISS, les Trieurs n’existent. Ils sont un numéro de référence interchangeable. Entre eux, dans leurs codes, ils se nomment selon toutes les déclinaisons numériques possibles, les D29/560/72/K12. Dans ce monde de nulle part les NISS sont tenus par les Trieurs grâce au pouvoir si virtuel et si concret de l’argent. Sans monnaie plus de NISS et plus de Trieurs, c’est la condition de l’échange : de l’argent contre la soumission aux procédures de contrôle.
Ce regard posé vers le centre est un point de vue depuis la périphérie. Depuis là, nous regardons leurs manières de se présenter, de s’agiter. Nous sommes leur matière, leurs objet d’application… en deux mots nous sommes leurs NISS. Mais que se passe-t-il quand des NISS se mettent à se rassembler ? Que font-ils, alors, de leurs assignations administratives, de leurs définitions d’existence par la négation (sans emploi, sans contrat) ? Seraient-ils capables de devenir autre chose que des créatures définies, occupées à faire des formations, à correspondre aux demandes des trieurs et à chercher de l’emploi ?
La première tentative pour se démêler de ce genre d’histoire est de faire un pas de coté. Déjà de soi-même et de ce NISS qui habite en soi. De ce décalage peut s’opérer une envie de rencontrer d’autres décalés, et de proche en proche, se matérialiser autour d’un désir, d’un nous. Un nous balbutiant, pris dans cette assignation administrative de chômeur, un nous en réaction à la violence des trieurs, à la pauvreté des allocations, à toutes ces paroles professées sur le dos des chômeurs… Un nous qui se déplace, dans le désir d’affirmer d’autres formes de communauté de condition. On trouve là un paradoxe que tous les insultés, les parias, les assujettis connaissent bien : s’emparer collectivement de la disqualification (salles nègre, gai, ou chômeur) et la retourner contre ceux là même qui la professent et organisent sa possibilité. Faire exister ce nous, donc, en créant un décalage vis-à-vis des formes d’assignation administrative, de pouvoir et de discours. Autrement dit, la première tentative c’est déjà d’apprendre à se positionner dans cet écart, et de lui rendre son sens.
La seconde est d’apprendre à voir depuis la périphérie. Il s’agit, d’abord, de saisir ce nous par son envers, l’endroit étant le regard du centre. Une première évidence s’impose : à la question « que fais-tu ? », il est difficile de répondre en invoquant le NISS de l’unité : « je suis chômeuse ». Tactique, soit dit en passant, utile pour arrêter la discussion avec tous ceux et celles épris de l’autre versant de l’unité, celui du travail. La réponse, si réponse il doit y avoir, se conjugue au pluriel. « Je suis » ou plus exactement « je fais » ça et ça et ça et… Et au fur et à mesure des années le pluriel se fait plus consistant : tantôt j’ai été guerrier contre ma famille, l’institution, la bêtise ; tantôt je ne m’en souviens plus, j’ai passé mon temps à répéter des habitudes ; tantôt j’ai aimé ; tantôt je tentais d’apprendre à ne rien faire ; tantôt encore je ne comptais plus mes heures, j’étais débordé par mon travail. Dans une vie, dans une journée, un moment, le pluriel est de mise, toujours.
Alors, apprendre à voir depuis la périphérie, c’est devenir sensible à cet envers du décor, à toutes ces différences qui bruissent, s’agitent en-deçà, à coté de ce grand UN du centre. Le NISS disparaît comme forme d’assignationcollective au profit d’une multiplicité d’histoires, de récits et de conditions. L’usage du chômage se voit également multiple, pluralisé. A la forme vide et quelconque du NISS s’adjoignent des paysages nouveaux. Il devient l’occasion de nouvelles rencontres à la vie, où l’impératif productif cède la place à des rythmes à la fois plus lents et plus construits, à des occupations gratuites vis-à-vis de soi-même et des autres, à des formes d‘échange, de palabre entre amies, en famille où a travers des projets sociaux, culturel, des histoires de désirs, de choix… L’alternative infernale des grandes binarités exclusives entre travail et chômage – actif et inactif – est dissoute.
Les liens sociaux tissés dans le travail et la solitude, l’isolement, la perte de repères dûs au chômage font petit à petit place à un univers bigarré, coloré. On découvre alors toutes formes de pratiques, de relations qui recoupent et découpent ces fixités binaires. Le problème change aussi d’horizon : il ne s’agit plus de trouver un emploi, mais d’augmenter nos revenus et d’arriver à structurer
matériellement nos activités dans le temps, les durées. Difficile tâche à réaliser dans un milieu si hostile, avec évidemment comme élan premier le désir de se dégager mentalement du poids moral de l’idée toute faite du travail, de cette culpabilité que l’on fait s’insinuer en nous (fainéants, profiteurs)… Pour se libérer de cette épée de Damoclés suspendue au-dessus de nos têtes : toutes les mesures de contrôle des chômeurs.
Adopter cette position, depuis ce nous chômeurs et chômeuses, cultiver ce point de vue de la périphérie nous ouvre alors à une manière d’habiter l’histoire et le présent. Il s’agit de refaire vivre une histoire tue, détruite lors de la grande confiscation des caisses de solidarités par son Étatisation et son passage dans l’anonymat (NISS). Retisser cette histoire c’est à la fois rendre mémoire à tout ceux et celles qui ont décidé de s’organiser pour se donner les moyens de faire grève, de se protéger des maladies. Mais c’est aussi à travers cette mutualisation des ressources et des forces une invitation à prolonger leur cri : on ne s’en sort jamais seul, on n’a besoin de cultiver du commun. Cette histoire est comme une leçon, un apprentissage : lorsque le commun se voit traduit dans des termes et des catégories générales s’opère sous nos yeux la destruction de ce qui a rendu possible une pensée et des formes de résis- tance pour ceux et celles qui l’ont fait exister. C’est cette destruction et cette oubli, au nom du progrès, qui a, non seulement, produit cette machine à triage sur une population quelconque (NISS) mais aussi ce retournement de situation où le chômeur devient le seul responsable (c’est-à-dire le coupable) de la guerre économique. Mais cette leçon, cent fois répétée, nous enseigne aussi le risque à ne pas cultiver et protéger nos propres inventions collectives et à ne pas penser les effets de nos propres réussites.
Aujourd’hui, pour nous, tisser ce lien, actualiser ce regard et cette position nous donne de la force pour résister à l’entreprise de culpabilisation et de psychologisation généralisée. Non, nous n’avons pas cherché à être chômeuses, c’est le seul endroit où l’on peut trouver de l’argent pour payer les loyers, la nourriture…et développer nos activités. Non, ce n’est pas notre faute si ce système fonctionne par destruction massive de postes d’emploi, de modes de vie et des ressources environnementales ; et oriente l’offre de travail vers le tout commercial et sécuritaire. Non, vous n’arriverez pas à nous faire croire que le problème est le chômage et singulièrement les chômeurs quand depuis prés de trente ans tout les békés du monde et les rentiers de la finance s’en foutent plein les poches. Non, on refuse de prendre sur nous et d’adhérer à votre violence, à celle que tous les jours les grands parleurs des ondes s’empressent de taire. La violence, simple, coutumière et brutale des logiques d’expropriation des savoir faire, d’extorsion de la plus value, des modes d’organisation et/ou d’évaluation du travail qui poussent les travailleurs à bosser plus pour moins d’argent ; l’abrutissement, la bêtise et le non sens pour une grande majorité de salariés d’effectuer des tâches répétitives ou de vendre des produits dont ils sont les premiers à n’en avoir rien à foutre, on la tait. Cette violence multiforme – avec tout se qu’elle comporte comme dépréciation de soi, de stress, d’épuisement physique, mental et évidemment de restructurations, de licenciements – produit pour une grande part le chômage. Et cette condition pour nombre de chômeurs est plus subie que détournée, contournée, ré-appropriée.
Mais quand cette condition devient l’expérience de nouveaux rapports à la vie, aux autres, au temps, à la création, à la réalisation d’activités autonomes, on commence à apprendre à voir différemment ce qui nous entoure. On politise une situation, et on apprend à se positionner. Un chemin s’ouvre alors, fragile, partiel et local, en marge, toujours à la limite du chaos qui n’est plus pris sous le signe d’un manque ou d’un déficit, mais comme l’occasion d’une recherche de forces et de capacités d’agir…
Depuis quand le chômage est passé de la fête au deuil ?
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