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Désir et plaisir : lettre de Gilles Deleuze à Michel Foucault

Ce texte est une lettre de Deleuze à Michel Foucault, datant de 1977 (la Volonté de savoir date de 1976), et composée d’un ensemble de notes (de A à H).
Paru d’abord dans le Magazine littéraire, n°325, octobre 1994, et repris dans G. Deleuze, Deux régimes de fous / 2003

A
Une des thèses essentielles de S et P (1) concernait les dispositifs de pouvoir. Elle me semblait essentielle à trois égards :
1/ En elle-même et par rapport au « gauchisme » : profonde nouveauté politique de cette conception du pouvoir, par opposition à toute théorie de l’État.
2/ Par rapport à Michel, puisqu’elle lui permettait de dépasser la dualité des formations discursives et des formations non-discursives, qui subsistait dans AS (2), et d’expliquer comment les deux types de formations se distribuaient ou s’articulaient segment par segment (sans se réduire l’un à l’autre ni se ressembler… etc.) Il ne s’agissait pas de supprimer la distinction, mais de trouver une raison de leurs rapports.
3/ Pour une conséquence précise : les dispositifs de pouvoir ne procédaient ni par répression ni par idéologie. Donc rupture avec une alternative que tout le monde avait plus ou moins acceptée. Au lieu de répression ou idéologie, S. et P. formait un concept de normalisation, et de disciplines.

B
Cette thèse sur les dispositifs de pouvoir me semblait avoir deux directions, pas du tout contradictoires, mais distinctes. De toute manière, ces dispositifs étaient irréductibles à un appareil d’État. Mais d’après une direction, ils consistaient en une multiplicité diffuse, hétérogène, micro-dispositifs. D’après une autre direction, ils renvoyaient à un diagramme, à une sorte de machine abstraite immanente à tout le champ social (ainsi le panoptisme, défini par la fonction générale de voir sans être vu, applicable à une multiplicité quelconque). C’était comme deux directions de micro-analyse, également importantes, puisque la seconde montrait que Michel ne se contentait pas d’une dissémination.

C
VS (3) fait un nouveau pas, par rapport à S et P Le point de vue reste exactement : ni répression ni idéologie. Mais, pour aller vite, les dispositifs de pouvoir ne se contentent plus d’être normalisants, ils tendent à être constituants (de la sexualité). Ils ne se contentent plus de former des savoirs, ils sont constitutifs de vérité (vérité du pouvoir). Ils ne se réfèrent plus à des « catégories » malgré tout négatives (folie, délinquance comme objet d’enfermement), mais à une catégorie dite positive (sexualité). Ce dernier point est confirmé par l’interview de la Quinzaine (4), début p.5. A cet égard, je crois donc à une nouvelle avancée de l’analyse dans VS. Le danger est : est-ce que Michel revient à un analogue de « sujet constituant », et pourquoi éprouve-t-il le besoin de ressusciter la vérité, même s’il en fait un nouveau concept ? Ce ne sont pas mes questions à moi, mais je pense que ces deux fausses questions se poseront, tant que Michel n’aura pas davantage expliqué.

D
Une première question pour moi, c’était la nature de la micro-analyse que Michel établissait dès S et P. Entre « micro » et « macro », la différence n’était évidemment pas de taille, au sens où les micro-dispositifs auraient concerné des petits groupes (la famille n’a pas moins d’extension que tout autre formation). Il ne s’agit pas non plus d’un dualisme extrinsèque, puisqu’il y a des micro-dispositifs immanents à l’appareil d’État, et que des segments d’appareil d’État pénètrent aussi les micro-dispositifs – immanence complète des deux dimensions. Faut-il comprendre, alors, que la différence est d’échelle ? Une page de VS (132) récuse explicitement cette interprétation. Mais cette page semble renvoyer le macro au modèle stratégique, et le micro, au modèle tactique. Ce qui me gène ; puisque les micro-dispositifs me semblent bien chez Michel avoir toute une dimension stratégique (surtout si l’on tient compte de ce diagramme dont ils sont inséparables). Une autre direction serait celle des « rapports de force » comme déterminant le micro : et notamment interview dans la Quinzaine. Mais Michel, je crois, n’a pas encore développé ce point : sa conception originale des rapports de force, ce qu’il appelle rapport de force, et qui doit être un concept aussi nouveau que tout le reste.
En tout cas il y a différence de nature, hétérogénéité entre micro et macro. Ce qui n’exclut nullement l’immanence des deux. Mais ma question serait celle-ci, à la limite : cette différence de nature permet-elle encore qu’on parle de dispositifs de pouvoir ? La notion d’État n’est pas applicable au niveau d’une micro-analyse, puisque, comme dit Michel, il ne s’agit pas de miniaturiser l’État. Mais la notion de pouvoir est-elle davantage applicable, n’est-elle pas elle aussi la miniaturisation d’un concept global ?
D’où j’en viens à ma première différence avec Michel actuellement. Si je parle avec Félix (5) d’agencement de désir, c’est que je ne suis pas sûr que les micro-dispositifs puissent être décrits en termes de pouvoir. Pour moi, agencement de désir marque que le désir n’est jamais une détermination « naturelle », ni « spontanée ». Par exemple féodalité est un agencement qui met enjeu de nouveaux rapports avec l’animal (le cheval), avec la terre, avec la déterritorialisation (la course du chevalier, la Croisade), avec les femmes (l’amour chevaleresque)… etc. Des agencements tout à fait fous, mais toujours historiquement assignables. Je dirais pour mon compte que le désir circule dans cet agencement d’hétérogènes, dans cette espèce de « symbiose » : le désir ne fait qu’un avec un agencement déterminé, un co-fonctionnement. Bien sûr un agencement de désir comportera des dispositifs de pouvoir (par exemple les pouvoirs féodaux), mais il faudra les situer parmi les différentes composantes de l’agencement. Suivant un premier axe, on peut distinguer dans les agencements de désir les états de choses et les énonciations (ce qui serait conforme à la distinction des deux types de formations ou de multiplicités selon Michel). Suivant un autre axe, on distinguerait les territorialités ou re-territoralisations, et les mouvements de déterritorialisation qui entraînent un agencement (par exemple tous les mouvements de déterritorialisation qui entraînent l’Église, la chevalerie, les paysans). Les dispositifs de pouvoir surgiraient partout où s’opèrent des re-territorialisations, même abstraites. Les dispositifs de pouvoir seraient donc une composante des agencements. Mais les agencements comporteraient aussi des pointes de déterritorialisation. Bref, ce ne serait pas les dispositifs de pouvoir qui agenceraient, ni qui seraient constituants, mais les agencements de désir qui essaimeraient des formations de pouvoir suivant une de leurs dimensions. Ce qui me permettrait de répondre à la question, nécessaire pour moi, pas nécessaire pour Michel : comment le pouvoir peut-il être désiré ? La première différence serait donc que, pour moi, le pouvoir est une affection du désir (étant dit que le désir n’est jamais « réalité naturelle »). Tout cela est très approximatif : rapports plus compliqués que je ne dis entre les deux mouvements, de déterritorialisation et de re-territorialisation. Mais c’est en ce sens que le désir me semblerait premier, et être l’élément d’une micro-analyse.

E
Je ne cesse pas de suivre Michel sur un point qui me paraît fondamental : ni idéologie ni répression – par exemple, les énoncés ou plutôt les énonciations n’ont rien à voir avec de l’idéologie. Les agencements de désir n’ont rien à voir avec de la répression. Mais évidemment, pour les dispositifs de pouvoir, je n’ai pas la fermeté de Michel, je tombe dans le vague, vu le statut ambigu qu’ils ont pour moi : dans S et P, Michel dit qu’ils normalisent et disciplinent ; je dirais qu’ils codent et reterritorialisent (je suppose que, là aussi, il y a autre chose qu’une distinction de mots). Mais vu mon primat du désir sur le pouvoir, ou le caractère secondaire que prennent pour moi les dispositifs de pouvoir, leurs opérations gardent un effet répressif, puisqu’ils écrasent non pas le désir comme donnée naturelle, mais les pointes des agencements de désir. Je prends une des thèses les plus belles de VS : le dispositif de sexualité rabat la sexualité sur le sexe (sur la différence des sexes… etc. ; et la psychanalyse est en plein dans le coup de ce rabattement). J’y vois un effet de répression, précisément à la frontière du micro et du macro : la sexualité, comme agencement de désir historiquement variable et déterminable, avec ses pointes de déterritorialisation, de flux et de combinaisons, va être rabattu sur une instance molaire, « le sexe », et même si les procédés de ce rabattement ne sont pas répressifs, l’effet (non-idéologique) est répressif, pour autant que les agencements sont cassés, pas seulement dans leurs potentialités, mais dans leur micro-réalité. Alors ils ne peuvent plus exister que comme fantasmes, qui les changent et les détournent complètement, ou comme choses honteuses… etc. Petit problème qui m’intéresse beaucoup : pourquoi certains « troublés », sont-ils plus accessibles à la honte, et même dépendants de la honte, que d’autres (par exemple l’énurésique, l’anorexique sont peu accessibles à la honte). J’ai donc besoin d’un certain concept de répression non pas au sens où la répression porterait sur une spontanéité, mais où les agencements collectifs auraient beaucoup de dimensions, et que les dispositifs de pouvoir ne seraient qu’une de ces dimensions.

F
Autre point fondamental : je crois que la thèse « ni répression, ni idéologie » a un corrélat, et peut-être dépend elle-même de ce corrélat. Un champ social ne se définit pas par ses contradictions. La notion de contradiction est une notion globale, inadéquate, et qui implique déjà une forte complicité des « contradictoires » dans les dispositifs de pouvoir (par exemple les deux classes, la bourgeoisie et le prolétariat). Et en effet, il me semble qu’une grande nouveauté encore de la théorie du pouvoir chez Michel, ce serait : une société ne se contredit pas, ou guère. Mais sa réponse, c’est : elle se stratégise, elle stratégise. Et je trouve ça très beau, je vois bien la différence immense (stratégie/contradiction), il faudrait que je relise Clausewitz à cet égard. Mais je ne me sens pas à l’aise dans cette idée.
Je dirais pour mon compte : une société, un champ social ne se contredit pas, mais ce qui est premier, c’est qu’il fuit, il fuit d’abord de partout, ce sont les lignes de fuite qui sont premières (même si « premier » n’est pas chronologique). Loin d’être hors du champ social ou d’en sortir, les lignes de fuite en constituent le rhizome ou la cartographie. Les lignes de fuite sont à peu près la même chose que les mouvements de déterritorialisation : elles n’impliquent aucun retour à la nature, ce sont les pointes de déterritorialisation dans les agencements de désir. Ce qui est premier dans la féodalité, ce sont les lignes de fuite qu’elle suppose ; de même pour les Xe-XIIe, siècles ; de même pour la formation du capitalisme. Les lignes de fuite ne sont pas forcément « révolutionnaires », au contraire, mais c’est elles que les dispositifs de pouvoir vont colmater, ligaturer. Autour du XIe siècle, toutes les lignes de déterritorialisation qui se précipitent : les dernières invasions, les bandes de pillage, la déterritorialisation de l’Église, les émigrations paysannes, la transformation de la chevalerie, la transformation des villes qui abandonnent de plus en plus des modèles territoriaux, la transformation de la monnaie qui s’injecte dans de nouveaux circuits, le changement de la condition féminine avec des thèmes d’amour courtois qui déterritorialisent même l’amour chevaleresque… etc. La stratégie ne pourra être que seconde par rapport aux lignes de fuite, à leurs conjugaisons, à leurs orientations, à leurs convergences ou divergences. Là encore, je retrouve le primat du désir, puisque le désir est précisément dans les lignes de fuites, conjugaison et dissociation de flux. Il se confond avec elles.
II me semble, alors, que Michel rencontre un problème qui n’a pas du tout le même statut pour moi. Car si les dispositifs de pouvoir sont en quelque manière constituants, il ne peut y avoir contre eux que des phénomènes de « résistance », et la question porte sur le statut de ces phénomènes. En effet, ils ne seront, eux non plus, ni idéologiques ni anti-répressifs. D’où l’importance des deux pages de VS où Michel dit : qu’on ne me fasse pas dire que ces phénomènes sont un leurre… Mais quel statut va-t-il leur donner ? Ici, plusieurs directions :
1/ Celle de VS (126-127) où les phénomènes de résistance seraient comme une image inversée des dispositifs, ils auraient les mêmes caractères, diffusion, hétérogénéité… etc., ils seraient « vis à vis  » ; mais cette direction me parait boucher les issues autant qu’en trouver une ;
2/ La direction de l’interview de Politique Hebdo (6) : si les dispositifs de pouvoir sont constitutifs de vérité, s’il y a une vérité du pouvoir, il doit y avoir comme contre-stratégie une sorte de pouvoir de la vérité, contre les pouvoirs. D’où le problème du rôle de l’intellectuel chez Michel ; et sa manière de réintroduire la catégorie de vérité, puisque, la renouvelant complètement en la faisant dépendre du pouvoir, il trouvera dans ce renouvellement une matière retournable contre le pouvoir ? Mais là, je ne vois pas comment. Il faut attendre que Michel dise cette nouvelle conception de la vérité, au niveau de sa micro-analyse ;
3/ Troisième direction, ce serait les plaisirs, le corps et ses plaisirs. Là aussi, même attente pour moi, comment les plaisirs animent-ils des contre-pouvoirs, et comment conçoit-il cette notion de plaisir ?
Il me semble qu’il y a trois notions que Michel prend en un sens complètement nouveau, mais sans les avoir encore développés : rapports de force, vérités, plaisirs.
Certains problèmes se posent pour moi, qui ne se posent pas pour Michel parce qu’ils sont d’avance résolus par ses recherches à lui. Inversement, pour m’encourager, je me dis que d’autres problèmes ne se posent pas pour moi, qui se posent pour lui par nécessité de ses thèses et sentiments. Les lignes de fuite, les mouvements de déterritorialisation ne me semblent pas avoir d’équivalent chez Michel, comme déterminations collectives historiques. Pour moi, il n’y a pas de problème d’un statut des phénomènes de résistance : puisque les lignes de fuite sont les déterminations premières, puisque le désir agence le champ social, ce sont plutôt les dispositifs de pouvoir qui, à la fois, se trouvent produits par ces agencements, et les écrasent ou les colmatent. Je partage l’horreur de Michel pour ceux qui se disent marginaux : le romantisme de la folie, de la délinquance, de la perversion, de la drogue, m’est de moins en moins supportable. Mais les lignes de fuite, c’est-à-dire les agencements de désir, ne sont pas pour moi créées par les marginaux. Ce sont au contraire des lignes objectives qui traversent une société, où les marginaux s’installent ici ou là, pour faire une boucle, un tournoiement, un recodage. Je n’ai donc pas besoin d’un statut des phénomènes de résistance : si la première donnée d’une société est que tout y fuit, tout s’y déterritorialise. D’où le statut de l’intellectuel, et le problème politique ne seront pas théoriquement les mêmes pour Michel et pour moi (j’essaierai de dire tout à l’heure comment je vois cette différence).

G
La dernière fois que nous nous sommes vus, Michel me dit, avec beaucoup de gentillesse et affection, à peu près : je ne peux pas supporter le mot désir ; même si vous l’employez autrement, je ne peux pas m’empêcher de penser ou de vivre que désir = manque, ou que désir se dit réprimé. Michel ajoute : alors moi, ce que j’appelle « plaisir », c’est peut-être ce que vous appelez « désir » ; mais de toute façon j’ai besoin d’un autre mot que désir.
Évidemment, encore une fois, c’est autre chose qu’une question de mot. Puisque moi, à mon tour, je ne supporte guère le mot « plaisir ». Mais pourquoi ? Pour moi, désir ne comporte aucun manque ; ce n’est pas non plus une donnée naturelle ; il ne fait qu’un avec un agencement d’hétérogènes qui fonctionne ; il est processus, contrairement à structure ou genèse ; il est affect, contrairement à sentiment ; il est « haecceité » (individualité d’une journée, d’une saison, d’une vie), contrairement à subjectivité ; il est événement, contrairement à chose ou personne. Et surtout il implique la constitution d’un champ d’immanence ou d’un « Corps sans Organes », qui se définit seulement par des zones d’intensité, des seuils, des gradients, des flux. Ce corps est aussi bien biologique que collectif et politique ; c’est sur lui que les agencements se font et se défont, c’est lui qui porte les pointes de déterritorialisation des agencements ou les lignes de fuite. Il varie (le corps sans organes de la féodalité n’est pas le même que celui du capitalisme). Si je l’appelle Corps sans Organes, c’est parce qu’il s’oppose à toutes les strates d’organisation, celle de l’organisme, mais aussi bien aux organisations de pouvoir. C’est précisément l’ensemble des organisations du corps qui briseront le plan ou le champ d’immanence, et imposeront au désir un autre type de « plan », stratifiant à chaque fois le Corps sans Organes.
Si je dis tout cela tellement confus, c’est parce que plusieurs problèmes se posent pour moi par rapport à Michel :
1/ Je ne peux donner au plaisir aucune valeur positive, parce que le plaisir me paraît interrompre le procès immanent du désir ; le plaisir me paraît du côté des strates et de l’organisation ; et c’est dans le même mouvement que le désir est présenté comme soumis du dedans à la loi et scandé du dehors par les plaisirs ; dans les deux cas, il y a négation d’un champ d’immanence propre au désir. Je me dis que ce n’est pas par hasard si Michel attache une certaine importance à Sade, et moi au contraire à Masoch (7) Il ne suffirait pas de dire que je suis masochiste, et Michel, sadique. Ce serait bien, mais ce n’est pas vrai. Ce qui m’intéresse chez Masoch, ce ne sont pas les douleurs, mais l’idée que le plaisir vient interrompre la positivité du désir et la constitution de son champ d’immanence (de même, ou plutôt d’une autre façon, dans l’amour courtois, constitution d’un plan d’immanence ou d’un Corps sans Organes où le désir ne manque de rien, et se garde autant que possible de plaisirs qui viendraient interrompre son processus). Le plaisir me paraît le seul moyen pour une personne ou un sujet de « s’y retrouver » dans un processus qui la déborde. C’est une re-territorialisation. Et de mon point de vue, c’est de la même façon que le désir est rapporté à la loi du manque et à la norme du plaisir.
2/ En revanche, l’idée de Michel que les dispositifs de pouvoir ont avec le corps un rapport immédiat et direct est essentielle. Mais pour moi, c’est dans la mesure où ils imposent une organisation aux corps. Alors que le Corps sans Organes est lieu ou agent de déterritorialisation (et par là plan d’immanence du désir), toutes les organisations, tout le système de ce que Michel appelle le « bio-pouvoir » opère des reterritorialisations du corps.
3/ Est-ce que je pourrais penser à des équivalences du type : ce qui pour moi est « corps sans organes-désirs » correspond à ce qui, pour Michel, est « corps-plaisirs » ? La distinction dont Michel me parlait « corps-chair », est-ce que je peux la mettre en rapport avec « corps sans organes-organisme » ? Page très importante de VS, 190, sur la vie comme donnant un statut possible aux forces de résistance. Cette vie, pour moi, celle-là même dont parle Lawrence, n’est pas du tout Nature, elle est exactement le plan d’immanence variable du désir, à travers tous les agencements déterminés. Conception du désir chez Lawrence, en rapport avec les lignes de fuite positives. (Petit détail : la manière dont Michel se sert de Lawrence à la fin de VS, opposée à la manière dont je m’en sers).

H
Est-ce que Michel a avancé dans le problème qui nous occupait : maintenir les droits d’une micro-analyse (diffusion, hétérogénéité, caractère parcellaire), et pourtant trouver une sorte de principe d’unification qui ne soit pas du type « État », « parti », totalisation, représentation ? D’abord du côté du pouvoir lui-même : je reviens aux deux directions de S et P, d’une part caractère diffus et parcellaire des micro-dispositifs, mais d’autre part aussi diagramme ou machine abstraite qui couvre l’ensemble du champ social. Restait un problème dans S et P, il me semble : le rapport entre ces deux instances de la micro-analyse. Je crois que la question change un peu dans VS : là, les deux directions de la micro-analyse seront plutôt les micro-disciplines d’une part, et d’autre part les processus bio-politiques (pp. 183 sq.). C’est ce que je voulais dire dans le point C de ces notes. Or le point de vue de S et P suggérait que le diagramme, irréductible à l’instance globale de l’État, opérait peut-être une micro-unification des petits dispositifs. Faut-il comprendre maintenant que ce seront les processus bio-politiques qui auront cette fonction ? J’avoue que la notion de diagramme me paraissait très riche : est-ce que Michel la retrouvera sur ce nouveau terrain ?
Mais du côté des lignes de résistance, ou de ce que j’appelle lignes de fuite, comment concevoir les rapports ou les conjugaisons, les conjonctions, les processus d’unification ? Je dirais que le champ d’immanence collectif où se font à un moment donné les agencements, et où ils tracent leurs lignes de fuite, ont aussi un véritable diagramme. Il faut alors trouver l’agencement complexe capable d’effectuer ce diagramme, en opérant la conjonction des lignes ou des pointes de déterritorialisation. C’est en ce sens que je parlais d’une machine de guerre, tout à fait différente et de l’appareil d’État et des institutions militaires, mais aussi des dispositifs de pouvoir. On aurait donc d’une part : État-diagramme du pouvoir (l’État étant l’appareil molaire qui effectue les micro-données du diagramme comme plan d’organisation) ; d’autre part machine de guerre-diagramme des lignes de fuite (la machine de guerre étant l’agencement qui effectue les micro-données du diagramme comme plan d’immanence). Je m’arrête à ce point, puisque ça mettrait enjeu deux types de plans très différents, une espèce de plan transcendant d’organisation contre le plan immanent des agencements, et qu’on retomberait sur les problèmes précédents. Et là, je ne sais plus comment me situer par rapport aux recherches actuelles de Michel.

(Addition : ce qui m’intéresse dans les deux états opposés du plan ou du diagramme, c’est leur affrontement historique et sous des formes très diverses. Dans un cas, on a un plan d’organisation et de développement, qui est caché par nature, mais qui donne à voir tout ce qui est visible ; dans l’autre cas, on a un plan d’immanence, où il n’y a plus que des vitesses et des lenteurs, pas de développement, et où tout est vu, entendu… etc. Le premier plan ne se confond pas avec l’État, mais lui est lié ; le deuxième au contraire est lié à une machine de guerre, à une rêverie de machine de guerre. Au niveau de la nature, par exemple, Cuvier, mais aussi Goethe conçoivent le premier type de plan ; Hölderlin dans Hypérion, mais plus encore Kleist conçoivent le deuxième type. Du coup, deux types d’intellectuels, et ce que dit Michel à cet égard, comparer avec ce que dit Michel sur la position de l’intellectuel. Ou bien en musique, les deux conceptions du plan sonore s’affrontent. Le lien pouvoir-savoir tel que Michel l’analyse pourrait-il s’expliquer ainsi : les pouvoirs impliquent un plan-diagramme du premier type (par exemple la cité grecque et la géométrie euclidienne). Mais inversement, du côté des contre-pouvoirs et plus ou moins en rapport avec des machines de guerre, il y a l’autre type de plan, des espèces de savoirs « mineurs » (la géométrie archimédienne ; ou la géométrie des cathédrales qui va être contrebattue par l’État) ; tout un savoir propre à des lignes de résistance, et qui n’a pas la même forme que l’autre savoir ?)
Gilles Deleuze
Désir et plaisir / 1977
A lire sur le Silence qui parle :
Désir et plaisir, extrait du cours de Gilles Deleuze, Vincennes / 1973
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1 S et P pour Surveiller et punir.
2 AS pour Archéologie du savoir.
3 VS pour la Volonté de savoir.
4 « Les Rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps » (entretien avec Lucette Finas), la Quinzaine littéraire, n°247, 1-15 janvier 1977, pp.4-6 ; cf. Dits et Écrits, n° 197, III, p.228.
5 Félix Guattari.
6 « La Fonction politique de l’intellectuel », Politique Hebdo, 29 novembre-5 décembre 1976, cf. Dits et Ecrits, n° 184, t. II, p.109.
7 Deleuze a consacré un livre à Sacher-Masoch, Présentation de Sacher-Masoch (éd. de Minuit, 1967).

Le corps sans organes ou la figure de Bacon / Gilles Deleuze

« L’homme est malade parce qu’il est mal construit. Il faut se décider à le mettre à nu pour lui gratter cet animalcule qui le démange mortellement, dieu, et avec dieu ses organes, oui, ses organes, tous ses organes… car liez-moi si vous le voulez, mais il n’y a rien de plus inutile qu’un organe. Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous les automatismes et rendu à sa véritable et immortelle liberté. Alors, vous lui réapprendrez à danser à l’envers comme dans le délire des bals musette et cet envers sera son véritable endroit. »  Antonin Artaud
Le corps sans organes s’oppose moins aux organes qu’à cette organisation des organes qu’on appelle organisme. C’est un corps intense, intensif. Il est parcouru d’une onde qui trace des niveaux et des seuils d’après les variations de son amplitude. Le corps n’a donc pas d’organes, mais des seuils ou des niveaux. Si bien que la sensation n’est pas qualitative et qualifiée, elle n’a qu’une réalité intensive qui ne détermine plus en elle des données représentatives, mais des variations allotropiques. La sensation est vibration. On sait que l’œuf présente justement cet état du corps « avant » la représentation organique : des axes et des vecteurs, des gradients, des zones, des mouvements cinématiques et des tendances dynamiques, par rapport auxquels les formes sont contingentes ou accessoires. Toute une vie non organique, car l’organisme n’est pas la vie, il l’emprisonne. Le corps est entièrement vivant, et pourtant non organique. Aussi la sensation, quand elle atteint le corps à travers l’organisme, prend-elle une allure excessive et spasmodique, elle rompt les bornes de l’activité organique. En pleine chair, elle est directement portée sur l’onde nerveuse ou l’émotion vitale. On peut croire que Bacon rencontre Artaud sur beaucoup de points : la Figure, c’est précisément le corps sans organes (défaire l’organisme au profit du corps, le visage au profit de la tête) ; le corps sans organes est chair et nerf ; une onde le parcourt qui trace en lui des niveaux ; la sensation est comme la rencontre de l’onde avec des Forces agissant sur le corps, « athlétisme affectif », cri-souffle ; quand elle est ainsi rapportée au corps, la sensation cesse d’être représentative, elle devient réelle ; et la cruauté sera de moins en moins liée à la représentation de quelque chose d’horrible, elle sera seulement l’action des forces sur le corps, ou la sensation (le contraire du sensationnel). Contrairement à une peinture misérabiliste qui peint des bouts d’organes, Bacon n’a pas cessé de peindre des corps sans organes, le fait intensif du corps. Les parties nettoyées ou brossées, chez Bacon, sont des parties d’organisme neutralisées, rendues à leur état de zones ou de niveaux : « le visage humain n’a pas encore trouvé sa face… »(…) Il y a dans la vie beaucoup d’approches ambiguës du corps sans organes (l’alcool, la drogue, la schizophrénie, le sadomasochisme, etc.). Mais la réalité vivante de ce corps, peut-on la nommer « hystérie », et en quel sens ? Une onde d’amplitude variable parcourt le corps sans organes ; elle y trace des zones et des niveaux suivant les variations de son amplitude. A la rencontre de l’onde à tel niveau et de forces extérieures, une sensation apparaît. Un organe sera donc déterminé par cette rencontre, mais un organe provisoire, qui ne dure que ce que durent le passage de l’onde et l’action de la force, et qui se déplacera pour se poser ailleurs. « Les organes perdent toute constance, qu’il s’agisse de leur emplacement ou de leur fonction… des organes sexuels apparaissent un peu partout… des anus jaillissent, s’ouvrent pour déféquer puis se referment… l’organisme tout entier change de texture et de couleur, variations allotropiques réglées au dixième de seconde… » (Burroughs, le Festin nu, éd. Gallimard, p.21.). En effet, le corps sans organes ne manque pas d’organes, il manque seulement d’organisme, c’est-à-dire de cette organisation des organes. Le corps sans organes se définit donc par un organe indéterminé, tandis que l’organisme se définit par des organes déterminés : « au lieu d’une bouche et d’un anus qui risquent tous deux de se détraquer, pourquoi n’aurait-on pas un seul orifice polyvalent pour l’alimentation et la défécation ? On pourrait murer la bouche et le nez combler l’estomac et creuser un trou d’aération directement dans les poumons – ce qui aurait dû être fait dès l’origine » (Burroughs, p.146). Mais comment peut-on dire qu’il s’agit d’un orifice polyvalent ou d’un organe indéterminé ? N’y a-il pas une bouche et un anus très distincts, avec nécessité d’un passage ou d’un temps pour aller de l’un à l’autre ? Même dans la viande, n’y a-t-il pas une bouche très distincte, qu’on reconnaît à ses dents, et qui ne se confond pas avec d’autres organes ? Voilà ce qu’il faut comprendre : l’onde parcourt le corps ; à tel niveau un organe se déterminera, suivant la force rencontrée ; et cet organe changera, si la force elle-même change, ou si l’on passe à un autre niveau. Bref, le corps sans organes ne se définit pas par l’absence d’organes, il ne se définit pas seulement par l’existence d’un organe indéterminé, il se définit enfin par la présence temporaire et provisoire des organes déterminés. (…) On voit dès lors en quoi toute sensation implique une différence de niveau (d’ordre, de domaine), et passe d’un niveau à un autre. Même l’unité phénoménologique n’en rendait pas compte. Mais le corps sans organes en rend compte, si l’on observe la série complète : sans organes – à organe indéterminé polyvalent – à organes temporaires et transitoires. Ce qui est bouche à tel niveau devient anus à tel autre niveau sous l’action d’autres forces. Or cette série complète, c’est la réalité hystérique du corps. Si l’on se rapporte au « tableau » de l’hystérie tel qu’il se forme au XIXe siècle, dans la psychiatrie et ailleurs, on trouve un certain nombre de caractères qui ne cessent pas d’animer les corps de Bacon. Et d’abord les célèbres contractures et paralysies, les hyperesthésies ou les anesthésies, associées ou alternantes, tantôt fixes et tantôt migrantes, suivant le passage de l’onde nerveuse, suivant les zones qu’elle investit ou dont elle se retire. Ensuite les phénomènes de précipitation et de devancement, et au contraire de retard (hystérèsis), d’après-coup, suivant les oscillations de l’onde devançante ou retardée. Ensuite, le caractère transitoire de la détermination d’organe suivant les forces qui s’exercent. Ensuite encore, l’action directe de ces forces sur le système nerveux, comme si l’hystérique était un somnambule à l’état de veille, un « Vigilambule ». Enfin un sentiment très spécial de l’intérieur du corps, puisque le corps est précisément senti sous l’organisme, des organes transitoires sont précisément sentis sous l’organisation des organes fixes. Bien plus, ce corps sans organes et ces organes transitoires seront eux mêmes vus,  dans des phénomènes « d’autoscopie » interne ou externe : ce n’est plus ma tête, mais je me sens dans une tête, je vois et je me vois dans une tête ; ou bien je ne me vois pas dans le miroir, mais je me sens dans le corps que je vois et je me vois dans ce corps nu quand je suis habillé… etc. Y a-t-il une psychose au monde qui ne comporte cette station hystérique ? « Une sorte de station incompréhensible et toute droite au milieu de tout dans l’esprit… » (Artaud, le Pèse-nerfs). Le tableau commun des Personnages de Beckett et des Figures de Bacon, une même Irlande : le rond, l’isolant, le Dépeupleur, la série des contractures et paralysies dans le rond ; la petite promenade du Vigilambule ; la présence du Témoin, qui sent, qui voit et qui parle encore ; la manière dont le corps s’échappe, c’est-à-dire échappe à l’organisme… Il s’échappe par la bouche ouverte en O, par l’anus ou par le ventre, ou par la gorge, ou par le rond du lavabo, ou par la pointe du parapluie. Présence d’un corps sans organes sous l’organisme, présence des organes transitoires sous la représentation organique. Habillée, la Figure de Bacon se voit nue dans le miroir ou sur la toile. Les contractures et les hyperesthésies sont souvent marquées de zones nettoyées, chiffonnées, et les anesthésies, les paralysies, de zones manquantes (comme dans un triptyque très détaillé de 1972). Et surtout, nous verrons que toute la « manière » de Bacon se passe en un avant-coup et un après-coup :  ce qui se passe avant que le tableau ne soit commencé, mais aussi ce qui se passe après-coup, hystérèsis qui va chaque fois rompre le travail, interrompre le cours figuratif, et pourtant redonner par-après…
Gilles Deleuze
Francis Bacon, logique de la sensation / 1981
voir aussi : l’Anti-Oedipe en question
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Contrôle et devenir / Gilles Deleuze, entretien avec Toni Negri

Dans votre vie intellectuelle le problème du politique semble avoir été toujours présent. D’un côté la participation aux mouvements (prisons, homosexuels, autonomie italienne, Palestiniens), de l’autre la problématisation constante des institutions se suivent et s’entremêlent dans votre votre oeuvre, depuis le livre sur Hume jusqu’à celui sur Foucault. D’où naît cette approche continue à la question du politique et comment réussit-elle à se maintenir toujours là, au fil de votre oeuvre ? Pourquoi le rapport mouvement-institutions est-il toujours problématique ?

Ce qui m’intéressait, c’était les créations collectives plutôt que les représentations. Dans les « institutions », il y a tout un mouvement qui se distingue à la fois des lois et des contrats. Ce que je trouvais chez Hume, c’était une conception très créatrice de l’institution et du droit. Au début, je m’intéressais plus au droit qu’à la politique. Ce qui me plaisait même chez Masoch et Sade, c’était leur conception tout à fait tordue du contrat selon Masoch, de l’institution selon Sade, rapportés à la sexualité. Aujourd’hui encore, le travail de François Ewald pour restaurer une philosophie du droit me semble essentiel. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la loi ni les lois, (l’une est une notion vide, les autres des notions complaisantes), ni même le droit ou les droits, c’est la jurisprudence. C’est la jurisprudence qui est vraiment créatrice de droit : il faudrait qu’elle ne reste pas confiée aux juges. Ce n’est pas le Code civil que les écrivains devraient lire, mais plutôt les recueils de jurisprudence. On songe déjà à établir le droit de la biologie moderne ; mais tout, dans la biologie moderne et les nouvelles situations qu’elle crée, les nouveaux événements qu’elle rend possibles, est affaire de jurisprudence. Ce n’est pas d’un comité des sages, moral et pseudo-compétent, dont on a besoin, mais de groupes d’usagers. C’est là qu’on passe du droit à la politique. Une sorte de passage à la politique, je l’ai fait pour mon compte, avec Mai 68, à mesure que je prenais contact avec des problèmes précis, grâce à Guattari, grâce à Foucault, grâce à Elie Sambar. L’Anti-Oedipe fut tout entier un livre de philosophie politique.

Vous avez ressenti les événements de 68 comme étant le triomphe de l’Intempestif, la réalisation de la contre-effectuation. Déjà dans les années avant 68, dans le travail sur Nietzsche, de même qu’un peu plus tard dans Sacher Masoch, le politique est reconquis chez vous comme possibilité, événement, singularité. Il y a des courts-circuits, qui ouvrent le présent sur le futur. Et qui modifient, donc, les institutions mêmes. Mais après 68 votre évaluation semble se nuancer : la pensée nomade se présente toujours, dans le temps, sous la forme de la contre-effectuation instantanée ; dans l’espace, seulement un « devenir minoritaire est universel ». Mais qu’est-ce que donc cette universalité de l’intempestif ?

C’est que, de plus en plus, j’ai été sensible à une distinction possible entre le devenir et l’histoire. C’est Nietzsche qui disait que rien d’important ne se fait sans une « nuée non historique ». Ce n’est pas une opposition entre l’éternel et l’historique, ni entre la contemplation et l’action : Nietzsche parle de ce qui se fait, de l’événement même ou du devenir. Ce que l’histoire saisit de l’événement, c’est son effectuation dans des états de choses, mais l’événement dans son devenir échappe à l’histoire. L’histoire n’est pas l’expérimentation, elle est seulement l’ensemble des conditions presque négatives qui rendent possibles l’expérimentation de quelque chose qui échappe à l’histoire. Sans l’histoire, l’expérimentation resterait indéterminée, inconditionnée, mais l’expérimentation n’est pas historique. Dans un grand livre de philosophie, Clio, Péguy expliquait qu’il y a deux manières de considérer l’événement, l’une qui consiste à passer le long de l’événement, à en recueillir l’effectuation dans l’histoire, le conditionnement et le pourrissement dans l’histoire, mais l’autre à remonter l’événement, à s’installer en lui comme dans un devenir, à rajeunir et à vieillir en lui tout à la fois, à passer par toutes ses composantes ou singularités. Le devenir n’est pas de l’histoire ; l’histoire désigne seulement l’ensemble des conditions si récentes soient-elles, dont on se détourne pour « devenir », c’est-à-dire pour créer quelque chose de nouveau. C’est exactement ce que Nietzsche appelle l’Intempestif. Mai 68 a été la manifestation, l’irruption d’un devenir à l’état pur. Aujourd’hui, la mode est de dénoncer les horreurs de la révolution. Ce n’est même pas nouveau, tout le romantisme anglais est plein d’une réflexion sur Cromwell très analogue à celle sur Staline aujourd’hui. On dit que les révolutions ont un mauvais avenir. Mais on ne cesse de mélanger deux choses, l’avenir des révolutions et le devenir révolutionnaire des gens. Ce ne sont même pas les mêmes gens dans les deux cas. La seule chance des hommes est dans le devenir révolutionnaire, qui peut seul conjurer la honte, ou répondre à l’intolérable.

Il me semble que Mille plateaux, que je considère comme une grande oeuvre philosophique, est aussi un catalogue de problèmes irrésolus, surtout dans le domaine de la philosophie politique. Les couples conflictuels processus-projet, singularité-sujet, composition-organisation, lignes de fuite-dispositifs et stratégies, micro-macro, etc., tout cela, non seulement reste toujours ouvert mais est sans cesse rouvert, avec une volonté théorique inouïe et avec une violence qui rappelle le ton des hérésies. Je n’ai rien contre une telle subversion, bien au contraire… Mais quelquefois il me semble entendre une note tragique, là où on ne sait pas où amène la « machine de guerre ».

Je suis touché de ce que vous dites. Je crois que Félix Guattari et moi, nous somme restés marxistes, de deux manières différentes peut-être, mais tous les deux. C’est que nous ne croyons pas à une philosophie politique qui ne serait pas centrée sur l’analyse du capitalisme et de ses développements. Ce qui nous intéresse le plus chez Marx, c’est l’analyse du capitalisme comme système immanent qui ne cesse de repousser ses propres limites, et qui les retrouven toujours à une échelle agrandie, parce que la limite, c’est la Capital lui-même. Mille plateaux indique beaucoup de directions dont voici les trois principales : d’abord, une société nous semble se définir moins par ses contradictions que par ses lignes de fuite, elle fuit de partout, et c’est très intéressant d’essayer de suivre à tel ou tel moment les lignes de fuite qui se dessinent. Soit l’exemple de l’Europe aujourd’hui : les hommes politiques occidentaux se sont donné beaucoup de mal pour la faire, les technocrates, beaucoup de mal pour uniformiser régimes et règlements, mais d’une part ce qui risque de surprendre, c’est les explosions qui peuvent se faire chez les jeunes, chez les femmes, en fonction du simple élargissement des limites (cela n’est pas « technocratisable »), et d’autre part, c’est assez gai de se dire que cette Europe est déjà complètement dépassée avant d’avoir commencé, dépassée par les mouvements qui viennent de l’Est. Ce sont de sérieuses lignes de fuite. Il y a une autre direction dans Mille plateaux, qui ne consiste plus seulement à considérer les lignes de fuite plutôt que les contradictions, mais les minorités plutôt que les classes. Enfin, une troisième direction, qui consiste à chercher un statut des « machines de guerre », qui ne se définiraient pas du tout par la guerre, mais par une certaine manière d’occuper, de remplir l’espace-temps, ou d’inventer de nouveaux espaces-temps : les mouvements révolutionnaires (on ne considère pas suffisamment par exemple comment l’OLP a dû inventer un espace-temps dans le monde arabe), mais aussi des mouvements d’art sont de telles machines de guerre.
Vous dites que tout cela n’est pas sans une tonalité tragique, ou mélancolique. Je crois voir pourquoi. J’ai été très frappé par toutes les pages de Primo Levi où il explique que les camps nazis ont introduit en nous « la honte d’être un homme ». Non pas, dit-il, que nous soyons tous responsables su nazisme, comme on voudrait nous le faire croire, mais nous avons été souillés par lui : même les survivants des camps ont dû passer des compromis, ne serait-ce que pour survivre. Honte qu’il y ait eu des hommes pour être nazis, honte de n’avoir pas pu ni su l’empêcher, honte d’avoir passé des compromis, c’est tout ce que Primo Levi appelle la « zone grise ». Et la honte d’être un homme, il arrive aussi que nous l’éprouvions dans des circonstances simplement dérisoires : devant une trop grande vulgarité de penser, devant une émission de variétés, devant le discours d’un ministre, devant des propos de « bons vivants ». C’est un des motifs les plus puissants de la philosophie, ce qui en fait forcément une philosophie politique. dans le capitalisme, il n’y qu’une chose qui soit universel, c’est le marché. Il n’y a pas d’Etat universel, justement parce qu’il y a un marché universel dont les Etats sont des foyers, des bourses. Or il n’est pas universalisant, homogénéisant, c’est une fantastique fabrication de richesse et de misère. Les droits de l’homme ne nous feront pas bénir les « joies » du capitalisme libéral auquel ils participent activement. il n’y a pas d’Etat démocratique qui ne soit compromis jusqu’au coeur dans cette fabrication de la misère humaine. La honte, c’est que nous n’ayons aucun moyen sûr pour préserver, et à plus forte raison faire lever les devenirs, y compris en nous-mêmes. Comment un groupe tournera, comment il retombera dans l’histoire, c’est ce qui impose un perpétuel « souci ». Nous ne disposons plus d’une image du prolétaire auquel il suffirait de prendre conscience.

Comment le devenir minoritaire peut-il être puissant ? Comment la résistance peut-elle devenir une insurrection ? En vous lisant, je suis toujours dans le doute à propos des réponses à donner à de telles questions, même si dans vos oeuvres je trouve toujours l’impulsion qui m’oblige à reformuler théoriquement et pratiquement de telles questions. Et pourtant, quand je lis vos pages sur l’imagination ou les notions communes chez Spinoza, ou quand je suis dans l’Image-temps votre description sur la composition du cinéma révolutionnaire dans les pays du tiers monde, et que je saisis avec vous le passage de l’image à la fabulation, à la praxis politique, j’ai presque l’impression d’avoir trouvé une réponse… Ou est-ce que je me trompe ? Existe-t-il donc un mode pour que la résistance des opprimés puisse devenir efficace et l’intolérable définitivement effacé ? Existe-t-il un mode pour que la masse de singularités et d’atomes que nous sommes tous puisse se présenter comme pouvoir constituant, ou, au contraire, devons-nous accepter le paradoxe juridique d’après lequel le pouvoir constituant ne peut être défini que par le pouvoir constitué ?

Les minorités et les majorités ne se distinguent pas par le nombre. Une minorité peut être plus nombreuse qu’une majorité. Ce qui définit la majorité, c’est un modèle auquel il faut être conforme : par exemple l’Européen moyen adulte mâle habitant des villes… Tandis qu’une minorité n’a pas de modèle, c’est un devenir, un processus. On peut dire que la majorité, ce n’est personne. Tout le monde, sous un aspect ou un autre, est pris dans un devenir minoritaire qui l’entraînerait dans des voies inconnues s’il se décidait à le suivre. Quand une minorités se crée des modèles, c’est parce qu’elle veut devenir majoritaire, et c’est sans doute inévitable pour sa survie ou son salut (par exemple avoir un Etat, être reconnue, imposer ses droits). Mais sa puissance vient de ce qu’elle a su créer, et qui passera plus ou moins dans le modèle, sans en dépendre. Le peuple, c’est toujours une minorité créatrice, et qui le reste, même quand elle conquiert une majorité : les deux choses peuvent coexister parce qu’elles ne se vivent pas sur le même plan. Les plus grands artistes (pas du tout des artistes populistes) font appel à un peuple, et constatent que « le peuple manque » : Mallarmé, Rimbaud, Klee, Berg. Au cinéma, les Straub. L’artiste ne peut que faire appel à un peuple, il en a besoin au plus profond de son entreprise, il n’a pas à le créer et ne le peut pas. L’art, c’est ce qui résiste : il résiste à la mort, à la servitude, à l’infamie, à la honte. Mais le peuple ne peut pas s’occuper d’art. Comment un peuple se crée, dans quelles souffrances abominables ? Quand un peuple se crée, c’est par ses moyens propres, mais de manière à rejoindre quelque chose de l’art (Garel dit que le musée du Louvre, lui aussi, contient une somme de souffrance abominable), ou de manière que l’art rejoigne ce qui lui manquait. L’utopie n’est pas un bon concept : il y a plutôt une « fabulation » commune au peuple et à l’art. Il faudrait reprendre la notion bergsonnienne de fabulation pour lui donner un sens politique.

Dans votre livre sur Foucault et puis aussi dans l’interview télévisuelle à l’INA, vous proposez d’approfondir l’étude de trois pratiques du pouvoir : le Souverain, le Disciplinaire, et surtout celui du Contrôle sur la « communication » qui aujourd’hui est en train de devenir hégémonique. D’un côté, ce dernier scénario renvoie à la plus haute perfection de la domination qui touche aussi la parole et l’imagination, mais de l’autre, jamais autant qu’aujourd’hui, tous les hommes, toutes les minorités, toutes les singularités sont potentiellement capables de prendre la parole, et avec elle, un plus haut degré de liberté. Dans l’utopie marxienne des Grundrisse, le communisme se configure justement comme une organisation transversale d’individus libres, sur une base technique qui en garantit les conditions. Le communisme est-il encore pensable ? Dans la société de la communication, peut-être est-il moins utopique qu’hier ?

C’est certain que nous entrons dans des sociétés de « contrôle » qui ne sont plus exactement disciplinaires. Foucault est souvent considéré comme le penseur des sociétés de discipline, et de leur technique principale, l’enfermement (pas seulement l’hôpital et la prison, mais l’école, l’usine, la caserne). Mais, en fait, il est l’un des premiers à dire que les société disciplinaires, c’est ce que nous sommes en train de quitter, ce que nous ne sommes déjà plus. Nous entrons dans des sociétés de contrôle, qui fonctionnent non plus par enfermement, mais par contrôle continu et communication instantanée. Burroughs en a commencé l’analyse. Bien sûr, on ne cesse de parler de prison, d’école, d’hôpital : ces institutions sont en crise. Mais, si elles sont en crise, c’est précisément dans des combats d’arrière-garde. Ce qui se met en place, à tâtons, ce sont de nouveaux types de sanctions, d’éducation, de soin. Les hôpitaux ouverts, les équipes soignantes à domicile, etc., sont déjà apparus depuis longtemps. On peut prévoir que l’éducation sera de moins en moins un milieu clos, se distinguant du milieu professionnel comme autre milieu clos, mais que tous les deux disparaîtront au profit d’une terrible formation permanente, d’un contrôle continu s’exerçant sur l’ouvrier-lycéen ou le cadre-universitaire. On essaie de nous faire croire à une réforme de l’école, alors que c’est une liquidation. Dans un régime de contrôle, on n’en a jamais fini avec rien. Vous-même, il y a longtemps que vous avez analysé une mutation du travail en Italie, avec des formes de travail intérimaire, à domicile, qui se sont confirmées depuis (et de nouvelles formes de circulation et de distribution des produits). A chaque type de société, évidemment, on peut faire correspondre un type de machine : les machines simples ou dynamiques pour les sociétés de souveraineté, les machines énergétiques pour les disciplines, les cybernétiques et les ordinateurs pour les sociétés de contrôle. Mais les machines n’expliquent rien, il faut analyser les agencements collectifs dont les machines ne sont qu’une partie. Face aux formes prochaines de contrôle incessant en milieu ouvert, il se peut que les plus durs enfermements nous paraissent appartenir à un passé délicieux et bienveillant. La recherche des « universaux de la communication » a de quoi nous faire trembler. Il est vrai que, avant même que les sociétés de contrôle se soient réellement organisées, les formes de délinquance ou de résistance (deux cas distincts) apparaissent aussi. Par exemple les piratages ou les virus d’ordinateurs, qui remplaceront les grèves et ce qu’on appelait au XIX° siècle « sabotage » (le sabot dans la machine). Vous demandez si les sociétés de contrôle ou de communication ne susciteront pas des formes de résistance capables de redonner des chances à un communisme conçu comme « organisation transversale d’individus libres ». Je ne sais pas, peut-être. Mais ce ne serait pas dans la mesure où les minorités pourraient reprendre la parole. Peut-être la parole, la communication, sont-elles pourries. Elles sont entièrement pénétrées par l’argent : non par accident, mais par nature. Il faut un détournement de la parole. Créer a toujours été autre chose que communiquer. L’important, ce sera peut-être de créer des vacuoles de non-commmunication, des interrupteurs, pour échapper au contrôle.

Dans Foucault et dans le Pli, il semble que les processus de subjectivation soient observés avec davantage d’attention que dans certaines de vos oeuvres. Le sujet est la limite d’un mouvement continu entre un dedans et un dehors. Quelles conséquences politiques cette conception du sujet a-t-elle ? Si le sujet ne peut pas être résolu dans l’extériorité de la citoyenneté, peut-il instaurer celle-ci dans la puissance et la vie ? Peut-il rendre possible une nouvelle pragmatique militante, à la fois piétàs pour le monde et construction très radicale ? Quelle politique pour prolonger dans l’histoire la splendeur de l’événement et de la subjectivité ? Comment penser une communauté sans fondement mais puissante, sans totalité, mais, comme chez Spinoza, absolue ?

On peut en effet parler de processus de subjectivation quand on considère les diverses manières dont des individus ou des collectivités se constituent comme sujets : de tels processus ne valent que dans la mesure où, quand ils se font, il échappent à la fois aux savoirs constitués et aux pouvoirs dominants. Même si par la suite ils engendrent de nouveaux pouvoirs ou repassent dans de nouveaux savoirs. Mais, sur le moment, ils ont bien une spontanéité rebelle. Il n’y a là nul retour au « sujet », c’est-à-dire à une instance douée de devoirs, de pouvoir et de savoir. Plutôt que processus de subjectivation, on pourrait parler aussi bien de nouveaux types d’événements : des événements qui ne s’expliquent pas par les états de choses qui les suscitent, ou dans lesquels ils retombent. Ils se lèvent un instant, et c’est ce moment-là qui est important, c’est la chance qu’il faut saisir. Ou bien on pourrait parler simplement du cerveau : c’est le cerveau qui est exactement cette limite d’un mouvement continu réversible entre un Dedans et un Dehors, cette membrane entre les deux. De nouveaux frayages cérébraux, de nouvelles manières de penser ne s’expliquent pas par la microchirurgie, c’est au contraire la science qui doit s’efforcer de découvrir ce qu’il peut bien y avoir eu dans le cerveau pour qu’on se mette à penser de telle ou tele manière. Subjectivation, événement ou cerveau, il me semble que c’est un peu la même chose. Croire au monde, c’est ce qui nous manque le plus ; nous avons tout à fait perdu le monde, on nous en a dépossédé. Croire au monde, c’est aussi bien susciter des événements même petits qui échappent au contrôle, ou faire naître de nouveaux espaces-temps, même de surface ou de volume réduits. C’est ce que vous appelez piétàs. C’est au niveau de chaque tentative que se jugent la capacité de résistance ou au contraire la soumission à un contrôle. Il faut à la fois création et peuple.
Gilles Deleuze
Entretien avec Toni Negri publié dans Futur antérieur / 1990
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