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Yapou, vous avez dit Yapou ? / Alain Brossat

Il faudrait envisager, me semble-t-il, les morts-vivants comme une catégorie générique comportant toutes sortes de sous-ensembles et renfermant une multitude de singularités. Ainsi, je dirais volontiers que les silhouettes disposées le long de certaines routes, chez nous, figurant les automobilistes morts accidentellement sur le lieu même où elles sont disposées sont des morts-vivants. Ce ne sont certes que des représentations anonymes de ces morts, elles ne signalent que l’âge de la victime, mais aussi bien, elles les font « revivre » sans relâche et à titre monitoire pour les automobilistes qui passent ; et d’autres part, elles jouent un rôle de mémorial pour ceux qui ont connu ces morts, et qui, chaque fois qu’ils effectuent ce trajet, ont une pensée pour eux. D’une certaine façon, même, on pourrait dire que ces silhouettes, sont des « figurants » destinés à rappeler au peuple des vivants automobilistes (nous sommes pratiquement tous des vivants automobilistes) l’existence d’un immense peuple de morts singuliers – les accidentés de la route. Et c’est ce peuple qui se trouve en quelque sorte relevé et revient « vivre » d’une certaine manière flottante dans notre souvenir lorsque nous passons devant ces silhouettes. De la même manière, je dirais volontiers que les fameux Protocoles des Sages de Sion, le pamphlet antisémite forgé à la fin du XIXème siècle par un agent de la police secrète du Tsar, est une histoire de morts-vivants : il s’agit bien de convaincre un public désorienté, en quête d’explication des malheurs et injustices du présent, que ces infortunes trouvent leur explication dans les effets posthumes et ininterrompus d’une conspiration tramée par une poignée de potentats juifs de haut vol, depuis longtemps morts, mais toujours terriblement efficients. Des morts-vivants, donc, qui vampirisent le présent, ce qui est un des grands stéréotypes de la propagande antisémite classique. On pourrait multiplier les exemples destinés ainsi à nous convaincre que les morts-vivats sont, si l’on peut dire, un peuple de singularités. Nous allons maintenant nous arrêter sur l’une de ces singularités, une singularité auprès de laquelle tous les morts-vivants des films de G. Romero et du cinéma de vampires font figure, me semble-t-il, d’enfants sages. Cette singularité, c’est le Yapou, tel que destiné dans le roman éponyme de Shozo Numa (c’est un pseudonyme), Yapou bétail humain, dont la première partie a été récemment traduite en français (1). Shozo Numa est un romancier japonais, dont l’éditeur français nous dit qu’il est né en 1926 et dont on ne sait trop s’il est vivant ou mort… Yapou est une terrifiante anti-utopie ou, dans des termes plus convenus, un roman de science-fiction. L’auteur s’y projette en l’An 3970. Une société spatiale s’est formée, entièrement dominée par la race blanche ou plutôt, une aristocratie un patriciat blanc, comme dit l’auteur, car il y a aussi, nous y reviendrons, une plèbe blanche. Ce pouvoir blanc repose donc en premier lieu sur la conquête spatiale et s’est établi dans des formes variables sur différentes planètes. ce qui est constant, en revanche, c’est la forme de la suprématie blanche : les Noirs sont leurs esclaves ; quant aux Jaunes, ils ont disparu au cours de la Troisième Guerre mondiale et du fait de l’emploi d’armes nucléaires sophistiquées, à l’exception des Japonais, population insulaire, lesquels ont été progressivement transformés en Yapous, c’est-à-dire, selon la définition même de l’auteur, meubles vivants (« living furnitures », c’est lui-même qui propose cette traduction anglaise de l’expression japonaise qu’il emploie). Ici, une première précision d’importance : le roman a été publié en livraisons successives dans une revue de SF japonaise, et ce à partir de 1956. A l’évidence, il se conçoit donc comme une description hyperbolique de l’occupation de l’archipel japonais par les Américains, suite à la défaite de 1945. Il résulte une sorte de « métissage entre les conditions historiques de cet après-guerre, au Japon, et les obsessions sado-masochistes de son auteur, ainsi que celui-ci l’indique lui-même dans une postface écrite en 1970 et reprise dans l’édition française du premier volume. Avant de m’arrêter plus longuement sur la figure du Yapou, en tant que mort-vivant, je dessine en deux mots l’intrigue, des plus fantaisistes, du roman. Dans son mouvement d’expansion spatiale, l’aristocratie blanche a délaissé la planète Terre de ses origines, comme une sorte de province reculée, si bien qu’y vit encore, à l’état sauvage, et figée à l’époque « anhistorique », c’est-à-dire à la fin du XXème siècle, une humanité résiduelle, oubliée par les maîtres blancs de l’Univers. Le roman s’ouvre donc sur la présentation de l’idylle improbable d’une jeune aristocrate allemande, Clara, et d’un jeune intellectuel japonais, Rinichiro, en train de se promener dans une forêt allemande et de disserter sur la bonne manière de dresser chiens et chevaux (une femme blanche, un homme jaune, inexorable typologie des races).Rinichiro vient de prendre un bain, nu, dans un torrent glacé, lorsque survient l’événement par lequel tout arrive : un vaisseau spatial piloté par une jeune aristocrate vivant, elle, dans le temps « historique », Pauline, s’écrase à proximité des ébats de ces deux terriens « non-contemporains » d’elle. Alertés par le bruit, Clara et Rinichiro, toujours nus, se portent au secours de la naufragée de l’espace et se noue alors le fatal malentendu : Pauline pense avoir affaire à une contemporaine, aristocrate blanche (Clara a évidemment le type aryen, grande blonde au teint clair) accompagnée de son Yapou, puisque son compagnon est nu, comme le sont les Yapous, bétail humain, dans la société patricienne de l’espace… Je passe sur les différentes péripéties qui vont nous conduire au cœur (de pierre) du récit : Clara va accepter de s’embarquer sur le vaisseau spatial renfloué et s’intégrer rapidement à la société blanche aristocratique de l’espace. Elle va rapidement renoncer à convaincre ses hôtes que Rinichiro est un humain à part entière et, de surcroît, son fiancé, pour accepter la transformation de celui-ci en Yapou, meuble vivant placé à son service. A la fin de la première partie, suite à une série de transformations éprouvantes, Rinichiro est devenu une sorte d’animal de compagnie de Clara qu’il adore et révère comme une déesse. Le roman tout entier est écrit sur un ton d’humour noir ou d’ironie maléfique qui, explicitement, se réclame de Sade (abondamment évoqué dans la postface et pour ainsi dire paraphrasé, du moins dans l’esprit, à chaque page). En effet, le principe de base de la relation établie entre maîtres blancs (ou plutôt maîtresses, car ce sont les femmes qui dominent les hommes dans cette société spatiale, clin d’œil de l’auteur en direction du supposé matriarcat en vigueur dans les pays anglo-saxons) et bétail Yapou, est purement et simplement sadique : en même temps qu’ils deviennent de purs et simples accessoires destinés à la jouissance des maîtres blancs, des repose-pieds, des télépathes, des montures, des toilettes vivantes (c’est le côté maso/scato du roman), des prothèses sexuelles (c’est le côté porno/maso, tout aussi abondamment fourni), les Yapous demeurent intégralement « humains » en ce sens que leur intelligence et leur sensibilité humaine sont maintenues intactes, au fil des opérations, mutations et métamorphoses que les spécialistes de l’art leur font subir, et ceci, afin, précisément, qu’ils soient en condition de remplir les fonctions les plus complexes et de procurer aux maîtres les satisfactions les plus raffinées. Sur cette pente ouvertement sadique, certains Yapous vont être miniaturisés pour se transformer en samouraïs grands comme des soldats de plomb et se livrant entre eux, pour le plaisir des maîtres, à de sanglants combats ; d’autres deviendront des cure-dents, des baignoires, des jouets sexuels, ou plus scabreux encore. Et donc, conservant toutes leurs facultés intellectuelles, les Yapous vont avoir le loisir de souffrir indéfiniment et avec une intensité perpétuellement maintenue, de leur abaissement au rang d’ustensiles ou d’animaux – car eux, au fond, ne cessent jamais de se considérer comme des humains, et c’est cela, précisément, la descente aux enfers de Rinichiro que relate, avec luxe de détails, le roman… A moins que – et c’est là que se présente l’élément d’indétermination au point d’articulation litigieux entre sadisme et masochisme (voir sur ce chapitre les remarques de Deleuze dans son introduction à la lecture de Sacher-Masoch, Deleuze pour qui le sado-masochisme est une vue de l’esprit) à moins
Yapou, vous avez dit Yapou ? / Alain Brossat dans Brossat kago0110
donc, que le processus de transformation du Yapou ne se parachève en colonisation de son intelligence et de sa sensibilité par cette sorte d’opium qu’est la religion des maîtres. Il en vient alors à tirer une jouissance abjecte de sa condition de bétail et à pratiquer l’adoration de ceux-là mêmes qui l’ont réduit à cette condition. C’est alors le penchant maso qui se dévoile, dans un luxe de détails, tous plus abominables les uns que les autres, le masochisme, considéré comme une attitude ou un vice privé, entrant dans des jeux de correspondances infinis avec le penchant politique pour la soumission intégrale à un maître et l’adoration de celui-ci. En quel sens les Yapous peuvent-ils être considérés comme des mort-vivants ? La réponse est assez simple. Ils sont les témoins du désastre le plus intégral que puisse connaître l’humanité : celui de la destruction de son unité fondamentale, dans sa diversité même – culturelle, raciale, sexuelle, etc. En effet, ce que décrit le roman d’anticipation de Numa est au fond une sorte de IIIème Reich cosmique qui, non seulement aurait gagné la Seconde Guerre mondiale, asservi les peuples du monde entier, y compris ses alliés de la veille, aurait poursuivi l’expansion de sa puissance jusque dans les étoiles les plus reculées, mais serait, de surcroît, parvenu à réaliser les plus ultimes de ses fins ultimes, si j’ose dire, en désintégrant l’humanité en tant que genre et en rendant actuelle cette terrible utopie – un Empire fondé sur une série de principes de déclassement et de ségrégation : premièrement, la tripartition du genre humain en maîtres blancs, esclaves noirs, bétail Yapou (ce qui subsiste de la race jaune) – ceci, donc pour ce qui est de la part raciale de l’utopie ; et deuxièmement, ne l’oublions pas, rigoureuse partition et hiérarchisation de la race des maîtres en patriciens et plébéiens, sur le modèle romain des origines, une division codifiée et destinée à réserver la pure jouissance de la maîtrise à une aristocratie très réduite. L’Empire qu’imagine donc l’anticipation de Numa combine donc les traits de l’Empire romain, du Reich nazi, mais aussi de « l’Empire » américain, tel qu’il s’étend sur une partie du monde après la Seconde Guerre mondiale, avec le fond racial de l’établissement de cette puissance. « La conquête de l’espace avait été menée par une tribu anglo-saxonne, l’anglais étant ainsi devenue la langue commune de l’Empire EHS », lit-on page 23. Mais dans d’autres passages, c’est à l’autorité du théoricien nazi Alfred Rosenberg (*) qu’il est ironiquement fait allusion. Le Yapou, par conséquent, est le témoin le plus abaissé, le plus déclassé de la pire expérience que puisse faire un être humain, pour parler comme Hannah Arendt : sa radicale exclusion hors du champ de l’humanité. D’une certaine façon, ce dont le Yapou est témoin, dans le cauchemar maso de Numa, est pire que l’extermination programmée d’un groupe mis au ban de l’humanité par une puissance terroriste ou totalitaire. En effet, le Yapou, dans la mesure où il conserve intégralement ses facultés intellectuelles tout au long de son processus de dégradation et d’exclusion (il faut qu’il soit un meuble intelligent), est le témoin d’un désastre qui ne finit jamais. Il devient une pure matière première, un simple instrument de la jouissance du maître, son corps est entièrement refaçonné, on l’ampute, on le rabote, on le miniaturise, on lui greffe des prothèses, etc., afin qu’il puisse remplir adéquatement la fonction d’accessoire à laquelle il est destiné. Ici, l’imagination morbide et l’humour sinistre de l’auteur se donnent libre cours : là où il nous raconte par exemple comment un Yapou destiné à devenir une sorte de sac à main subit l’ablation intégrale du poumon droit afin de pouvoir ménager un espace de rangement suffisamment spacieux; là où il évoque les larmes de Yapou destinées à cirer les chaussures des maîtres : lorsqu’un maître veut donc faire briller ses chaussures, il frappe un Yapou avec une cravache dont la matière première est le sexe d’un Yapou mâle (ceux-ci sont généralement castrés) de manière à lui tirer des larmes, etc. Le souvenir des expérimentations médicales, chirurgicales, entreprises par les nazis et l’armée japonaise sur des prisonniers de guerre et des déportés vient hanter cette fantasmagorie. Avec un cynisme d’une impitoyable cruauté, Numa imagine un monde dans lequel se sont imposées les évidences du discours eugéniste racial, du suprématisme blanc, de l’idéocratie totalitaire exactement au même titre que ses ont imposées, en notre monde, les évidences du discours démocratique et de l’idéologie des Droits de l’Homme. L’énergie d’un désir porté par le penchant sadique et masochiste vient irriguer un imaginaire historique porté à ce petit jeu diabolique : et si, en 1945, c’était « l’autre côté » qui l’avait emporté ?
yapoumanga dans Chimères
Quelle alternative ou peut-être hétérotopie historique aurait trouvé là son commencement ? C’est ce petit jeu diabolique avec les possibles éliminés, irréalisés de l’Histoire moderne qui porte Numa à fictionner la figure du Yapou, comme une sorte de personnage conceptuel. Dans le tableau, inversé par rapport à nos propres sensibilités, que présente Numa, le Yapou est un anthropoïde qui ressemble en tous points à l’humain, mais dont la pure et simple condition de bétail, d’instrument de bien mobilier est devenu indiscutable pour l’aristocratie régnante. Sont évoqués au passage, et moqués comme il se doit, quelques doux rêveurs isolés, résiduels qui, à des époques plus ou moins récentes de l’Empire EHS, se sont essayés à maintenir, envers et contre toute évidence, l’idée que les Yapous étaient et demeuraient des humains. Dans cette société, ces égarés du droit de l’hommisme occupent la place qu’occupent chez nous les nostalgiques du IIIème Reich et les négateurs de l’existence des chambres à gaz. Cependant, le différend qui les oppose au régime de vérité institué rappelle que ce sont bien des processus politiques qui ont conduit à l’établissement de cette condition historique dans laquelle la jouissance infinie des maîtres a pour condition l’esclavage des Noirs et l’animalisation des Yapous (« singes jaunes », souvenir de la propagande états-unienne durant la guerre du Pacifique) (2). L’idée sous-jacente ici est de facture arendtienne : c’est le « tout est possible » que dévoilent les épreuves totatlitaires. La fiction imaginée par Numa tourne autour de l’idée d’une réalisation jusqu’au bout des possibles révélés, au cours du XXème siècle, par la montée des puissances totalitaires, des militarismes, etc. C’est l’idée de l’institutionnalisation et de l’éternisation d’un régime de Terreur aboslue fondé sur le démantèlement de la notion fondatrice de toute moralité politique : celle du genre humain, réactivée au temps des camps de concentration en tant que notion d’une espèce humaine increvable-insécable. Le Yapou est donc une variété de mort-vivant en tant qu’il est le témoin-victime ultime de ce désastre, c’est-à-dire de la mise à mort de l’humanité dont l’avènement du règne cosmique de l’aristocratie blanche est la condition. D’un côté, et en dépit de la totalité des transformations que lui font subir les maîtres, il n’a rien perdu de son humanité, son intelligence est intacte, les maîtres ont même à cœur de s’attacher les services de Yapous dotés d’un QI très élevé, plus ils sont intelligents et plus ils sont supposés être des instruments performants. Mais c’est ici, précisément, que se produit le basculement fatal : cette intelligence est intégralement aliénée au désir du maître, réduite à une fonction purement instrumentale ; les Yapous sont donc des animaux qui peuvent raisonner, parler entendre des ordres qui leur sont adressés indifféremment en anglais ou en japonais ; mais ils n’ont pas le droit de parler aux maîtres, ils sont, si l’on veut, des robots hypersophistiqués, hyperintelligents (Numa dit avoir été influencé par la lecture de la Guerre des salamandres de Karel Capek, l’inventeir du mot robot) ; mais le désastre pur est, précisément, que ces robots, meubles vivants, singes intelligents (etc.) soient des humains déclassés de par la décision politique d’un régime de terreur. En ce sens, ils s’apparentent au musulman des camps nazis, tel que le décrit Primo Lévi, commenté par Giorgio Agamben : une figure établie dans une zone d’indétermination entre humanité et inhumanité, vie et mort : ils n’appartiennent plus à l’humanité qualifiée parce qu’ils ont été rigoureusement désinscrits – l’interdiction qui leur est faite de parler aux maîtres en est un signe probant. Lorsque leurs maîtres meurent (même si ceux-ci ont atteint une espérance de vie de deux cents ans, ils n’ont pas encore conquis l’immortalité), les Yapous sont éliminés et servent d’engrais, à moins que leur peau, tannée, ne serve à fabriquer des combinaisons de plongée – encore et toujours les souvenirs des camps de concentration nazis… Mais, d’un autre côté, ils persistent bien à être et demeurer intégralement des humains malgré tout : ils souffrent comme des humains, ils sont les témoins de leur propre dégradation et chute en tant qu’humain, et ce jusqu’au moment où se boucle la boucle de la terreur, c’est-à-dire où ils sombrent dans un état de « servilité tout animal », s’attachent à leur maître comme un chien consacrant toute leur énergie à satisfaire ses désirs… Ici aussi, la contemporanéité du texte de Numa avec d’autres anti-utopies écrites sous le coup des épreuves totalitaires, comme le 1984 d’Orwell, est bien évidente. Le Yapou est la victime jusqu’au bout de la propagande totalitaire, entre terreur totale et servitude volontaire. La déchéance de Rinichiro, tombant de la condition avantageuse de fiancé d’une jeune, belle et riche aristocrate allemande à l’époque anhistorique à celle d’animal domestique soumis au caprice de celle-ci expose toutes les potentialités de cette « autre Histoire » imaginée par le romancier. Une fois parachevée cette opération de retraitement du jeune homme, écrit Numa, Clara « n’éprouvait plus aucun intérêt pour Rinichiro, mais sentait grandir son attachement pour Rin, ce Yapou dont on lui reconnaissait la propriété… Elle n’éprouvait plus pour lui la moindre compassion ». Rinichiro, entre-temps, a perdu son nom, il sera désormais identifié par un code qui renvoie à son chiffre ADN : TEVIN 1267. Dans sa postface, Numa évoque cette bifurcation historique imaginaire sur un ton qui n’est pas du tout celui de la mise en garde adressée aux contemporains ou du pronostic d’avenir désolé, mais plutôt d’une sorte d’objectivité glacée et désabusée qui se refuse à envisager ces possibles terrifiants du point de vue de la bonne moralité démocratique et droit de l’hommiste – encore une invention douteuse de l’homme blanc, sans doute, pour lui. il écrit ceci : « Si les nazis avaient gagné la guerre, le genre humain aurait sans doute été divisé en deux espèces. La défaite des nazis peut se lire à l’échelle de l’Histoire de l’humanité comme le résultat d’un hasard [je souligne, A.B.]. Penser les droits de l’homme, la liberté ou l’égalité comme le produit nécessaire d’un progrès accompli par le genre humain revient à ne pouvoir se libérer de manières de penser liées à une réalité déjà hsitoriquement établie ». Le romancier retrouve ici, inspiré par la position du vaincu de l’Histoire lui aussi, l’inspiration qui anime la radicale critique de l’historicisme et du progressisme consignée pour ainsi dire en lettres de sang dans les Thèses de Walter Benjamin sur le concept d’Histoire. C’est dire combien ce roman est, en son entier philosophique, comme le sont ceux de Sade, sans céder quoi que ce soit à la littérature à thèse – tout au contraire, en se rattachant à un genre longtemps considéré comme mineur, voire para-littéraire, la SF. La philosophie des maître blancs de l’Empire EHS, situé à plus de deux mille ans de l’époque où nous vivons, se résume, dans le roman,en cette brève sentence : « il ne faut pas confondre homo sapiens et être humain ». Cette philosophie rencontre celle de Hannah Arendt sur un mode paradoxal : en effet, elle part bien du principe que « l’être humain » se définit en premier lieu par des conditions d’appartenance et de reconnaissance, c’est-à-dire renvoie à des conditions subjectives. Encore une fois, c’est bien par l’effet d’un décret d’institution d’une forme politique aristocratique/autocratique que les Noirs sont établis dans la position de demi-hommes et les Yapous, reliquat des populations asiatiques, dans celles d’un bétail humain. Ce qui se dessine, c’est donc la complémentarité nécessaire entre le type d’Ordre destiné à assurer la jouissance sans fin de la caste des Maîtres et la production de différentes catégories d’humains déclassés, que l’on peut appeler des morts-vivants. Cette connivence saute aux yeux dans la citation suivante : La Paix ehsienne (Pax Ehsia), cette version noire ou sadienne de la Paix perpétuelle de Kant, s’établit ainsi : « En exécutant des esclaves noirs ou des Yapous, les Blancs évitent de s’entre-tuer. Si l’espérance de vie d’un esclave noir sur EHS est de trente ans, celle d’un blanc atteint en moyenne les deux cents ans, et cette différence tient essentiellement au fait que le premier meurt souvent de mort violente ». L’étrangeté troublante de l’hétérotopie dessinée par Shozo Numa est évidemment qu’elle finit toujours par nous reconduire, par un biais ou un autre, à notre propre monde terrestre, « province lointaine et arrièrée » pour les habitants de l’Empire EHS, en notre pauvre âge « anhistorique »…
Alain Brossat
Yapou, vous avez dit Yapou ? / 2008
Publié dans Chimères n°66-67 Morts ou vifs
A lire sur le Silence qui parle :
Yapou, bétail humain 1 et 2 / Shozo Numa

femmesmeubles dans Flux

1 Shozo Numa, Yapou, Bétail humain, vol. 1 et 2, traduit du japonais par Sylvain Carbonnel, Désordres, Laurence Viallet, 2005 et 2007.
2 Voir à ce propos le livre de John W. Dower : War Without Mercy – Race and Power in the Pacific War, Pantheon Books, New York, 1993.

(*) Note du Silence qui parle : ici rectification d’une erreur fatale que les rédacteurs de la revue Chimères ont alors laissé passer : il s’agit bien d’Alfred Rosenberg, et non d’Arthur (historien, militant marxiste, membre du KPD !) comme hélas imprimé !

Le lien vers Philip K. Dick est du Silence qui parle.

Devenir-hybride, corps-prisons et corps-plateaux / Elias Jabre & Manola Antonioli / Edito Chimères n°75 / Devenir-Hybride

Nos productions de subjectivités se confrontent à de nouveaux agencements entre l’homme et la machine, les humains et les non humains, la « nature » et les artefacts, la technique et l’imagination, la science et la fiction.
Qu’est-ce qu’un corps désapproprié de ses organes « naturels » ? Un sujet qui ne retrouve plus son unité dans ses Moi(s) éparpillés, et découvre que cette « unité » était construite ?

Nouvelles prothèses technologiques
Le 28 novembre 1947, Antonin Artaud déclare la guerre aux organes, dans sa célèbre allocution radiophonique Pour en finir avec le jugement de Dieu. Avec le corps sans organes (CsO), il invente un nouveau corps politique, un moyen de lutter contre la belle unité de l’organisme. L’organisme n’est pas le corps, mais ce qui impose au corps des fonctions, des liaisons, des organisations dominantes et hiérarchisées. Chaque organe peut devenir un objet partiel, dériver vers des devenirs imprévisibles, tout comme la voix d’Artaud, devenue indépendante du reste de son « organisme », peut affirmer que « le corps est le corps. Il est seul. Et n’a pas besoin d’organes. Le corps n’est jamais un organisme. Les organismes sont les ennemis du corps. »
Jamais donné d’emblée, comme peuvent l’être notre visage, nos jambes, nos bras, le CsO fait l’objet d’une expérimentation. « Ce n’est pas rassurant, écrivent Deleuze et Guattari, parce que vous pouvez le rater » : désir et anti-désir, force de vie et puissance de mort, production et anti-production, le CsO est dangereux, inquiétant. Il peut souffrir, s’emballer, dériver, se révolter, proliférer ou se détraquer : « Ce n’est pas du tout une notion, un concept, plutôt une pratique, un ensemble de pratique. » Corps de l’hypocondriaque qui perçoit la destruction progressive de ses organes ; corps paranoïaque attaqué par des influences hostiles extérieures et restauré par des énergies divines ; corps schizo plongé dans la catatonie ; corps drogué ; corps masochiste qui se fait coudre, suspendre, désarticuler ; corps désapproprié, défonctionnalisé, dé-dominant, dé-séparé de son environnement, aspiré par tout ce qui l’entoure, inspiré par tous ses pores, sans hiérarchie, dilaté par la jouissance, l’angoisse et le désir, au point de former un « œuf » ouvert sur l’infini de son territoire existentiel.
Si l’hybridation de l’homme et des technologies peut être pensée comme un métissage qui lui ouvre de nouveaux devenirs (l’Hybridation est-elle normale ? / Bernard Andrieu), l’action de se brancher à une prothèse ou un organe artificiel se vit également comme une expérimentation en intensité, une tentative de se défaire de ses organes « naturels » pour accueillir une forme étrangère, avec tout un théâtre de la cruauté fait de passages de seuils, de ratages ou de rejets qui mettent le corps en péril. Les implants cochléaires destinés aux sourds illustrent bien la difficulté qu’a le corps à accueillir ces organes intrus qui nécessitent parfois un long et terrible apprentissage pour s’agréger (Un homme branché, Implant cochlétaire et surdité / Nicole Farges).
L’utopie transhumaniste, inspirée par le développement des techno-sciences, rêve également de se débarrasser des organes, mais elle rate le CsO avant même de commencer l’expérimentation. Elle fantasme la future « migration » de notre esprit dans des systèmes informatiques qui nous rendraient indépendants d’un corps perçu comme une forme archaïque, un reste d’animalité ou, dans une tradition remontant à Platon, comme « le tombeau » de l’âme. À l’inverse d’Artaud, elle se pose comme l’ennemi du corps au profit d’un nouvel organisme numérique et unitaire, purifié de toutes intensités. Cette rancune contre un corps insatisfaisant, composé de pièces prêtes à tout moment à se détraquer, indignes des « machines » de plus en plus perfectionnées produites par la technologie, peut également être interprétée comme une version contemporaine de la « honte prométhéenne » que Günther Anders diagnostiquait en 1956 dans l’Obsolescence de l’homme : « la honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées. »
Dans le débat philosophique des grands auteurs de référence, il est d’ailleurs essentiellement question de craintes et de raidissements dans un monde post-humain où les technologies sont hors de contrôle (LVE Textes fondateurs / Anne Querrien / Manola Antonioli). Il serait nécessaire de plier et déplier ces critiques dans d’autres directions, plus pragmatiques, comme le proposent les travaux de Michel Foucault, de Gilles Deleuze et Félix Guattari, qui ont inspiré les concepts de devenir-hybride de Bernard Andrieu et de Plurivers de Jean-Clet-Martin.
Les transhumanistes pourraient n’être que le symptôme d’une nouvelle croyance en un dieu devenu cybernétique où les structures atomiques correspondraient à des systèmes informationnels. Dans ce nouveau modèle organisé, normatif et hyper-fluide, nous serions transformés en centres complexes d’informations qui communiquent les uns avec les autres, reprogrammables comme des ordinateurs, modèle selon lequel les techno-sciences s’assurent la maitrise du vivant (Natural Born Cyborg / Michèle Robitaille). Cette utilisation transcendante de la notion d’information réifie le corps en le plaquant sur l’organisme, manquant toute dimension existentielle.
Derrière ces utopies aussi mobiles que gelées, les techno-sciences suivent des objectifs de performance et d’amélioration. La convergence NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives) devient le nouveau cheval de bataille des ministères et des laboratoires dans un marché en pleine croissance. Le pari sur les nanotechnologies alimente des espoirs futuristes, où scientifiques et politiques ont partie liée, lançant de nouveaux produits sans ouvrir le débat sur leur potentielle nocivité (LVE le Meilleur des nanomondes / Jacques Florence et Pierre Vogler-Finck). Et les techno-sciences épousent parfaitement les coordonnées néo-libérales qu’elles contribuent à nous faire assimiler. Chaque individu serait doté d’un capital qu’il se doit de faire fructifier pour s’adapter toujours mieux à une économie à flux tendus, devenant l’auto-entrepreneur de lui-même.
Certains sports comme l’athlétisme ou le cyclisme incarnent parfaitement cette compétition. La prothèse technologique transmutant les athlètes en humains augmentés devient alors problématique. Elle fausse la règle d’égalité des chances qui consacrent de fait l’inégalité naturelle, et le triomphe de ceux qui disposent du « meilleur » patrimoine génétique, ce à quoi même l’entraînement le plus poussé ne peut pallier. La prothèse devient alors une arme politique qui permet de contester l’ordre de domination des stades, et qui exacerbe la logique de la performance en déréglant les codes du sport pour mettre au jour son idéologie et ses contradictions (la Prothèse et le sportif ; du dopage comme résistance à la domination des stades / Raphaël Verchère).
Lorsque la science s’hybride à d’autres formes de pensées et abandonne sa posture de froide objectivité, elle arrive à offrir des combinaisons puissantes qui allient le souci de soi à la technologie. La science de la reconstruction artificielle de la face s’est découvert, au contact de l’anthropologie, une généalogie qui remonte à l’Antiquité, et s’est mis à évoquer le « visage ». Une opération chirurgicale limitée jusque-là à une intervention technique s’est alors transformée en parcours ritualisé, où le patient est accompagné par toute une dimension symbolique qui prend en compte son état psychique (Regard anthropologique en Prothèses Maxillo-faciales / F. Destruhaut, E. Vigarios, B. Andrieu, Ph. Pomar).
Toutes ces multiples prothèses visent à rétablir le fonctionnement des organes sans les organes, la compétence de l’organisme ou l’apparence signifiante du visage, mais peuvent aussi nous aider à poursuivre l’œuvre de dilatation et les parcours (toujours risqués) d’expérimentation de nos CsO vers d’autres hybridations.
La science-fiction explore déjà les devenirs hybrides de l’humain et des machines, nous préparant à imaginer les affects que connaîtront nos corps (Hybris / Alain Damasio). Des artistes, tels que Matthew Barney avec ses figures mythologiques, et Gilles Barbier qui met en scène ses œuvres burlesques, créent des esthétiques organiques, critiquant des techno-sciences qui consacreraient l’obsolescence de l’homme et de ses passions. Ils proposent des voies alternatives où l’hybridation multiplie les possibilités de réinventions de soi et où, à chaque fois, il s’agit de défaire une vision normative et désincarnée en prenant le parti du corps, comme le montre Alice Laguarda (Post-humain et invention de soi dans la création contemporaine). De la même manière que l’artiste Brice Dellsperger joue le corps contre le formatage hollywoodien dans sa série Body Double, où le choix du même acteur pour rejouer l’ensemble des personnages d’un film révèle la supercherie des genres et des identités figés (Brice Dellsperger / Body Double : aux frontières du réel / Mickaël Pierson).
Autour de ces questions de genre et de sexe, des pratiques d’hybridations se développent depuis longtemps, produisant des êtres humains plus multiples, mais aussi plus mixtes. Est-ce une ère post-génomique, comme le suppose Henri Atlan, qui s’ouvre dès lors que la mutation se fonde désormais sur le retournement complet de la culture sur la nature ? (LVE Procréation, Hybridations, Humain-post-humain / Bernard Andrieu). Les cyberféministes ont démantelé les catégories binaires Nature/Culture, Homme/Femme, Humain/Animal, Humain/Machine, en militant pour un art des relations ouvert aux multiplicités. Il s’agirait désormais de construire une expérience et une théorie des frontières, de leur construction et de leur déconstruction, dans le but de produire de nouvelles formes d’action politique (LVE Post et cyberféminisme / Manola Antonioli).

Immersion dans les corps-réseaux
En parallèle au développement de ces nouvelles prothèses, la fuite en avant technologique engendre des processus informatiques qui se mettent à fonctionner indépendamment des décisions humaines, dictant les conduites globales. Au service d’une même oligarchie, ils constituent de nouvelles stratégies de pouvoir qui durcissent les inégalités et la séparation entre populations de seconde zone et privilégiés. Des murs technologiques aux frontières du Mexique ou d’Israël se défendront automatiquement contre les « invasions barbares ». Les opérations de bourse sont désormais majoritairement gérées par des algorithmes qui garantissent des taux de rentabilité plus élevés, tout en s’accompagnant d’une perte du contrôle humain (Les « processus co-activés » et la nouvelle maîtrise du monde / Jean-Paul Baquiast).
L’informatisation des modes d’existence redouble également les conditions d’exclusion des « inadaptés », leur inventant un alter-ego administratif qui servira à les normaliser dans des outils de suivi informatique. Un jeune homme qui sort de prison arrivera-t-il à s’inscrire à pôle emploi sans connaître l’informatique et sans ordinateur ? Se confrontera-t-il toujours à un dossier qui, d’un système à l’autre, l’étiquettera comme cas difficile et élément désordonné ? Au même moment, Facebook, s’il est réduit à un instrument de promotion de soi, renvoie chacun à un alter-ego narcissique qui interagit avec les membres de son réseau et s’assujettit à une nouvelle forme d’autocontrôle (l’Alter-ego pouvoir / David Puaud). Pourtant, les mêmes réseaux sociaux ont permis de contourner les médias traditionnels en Tunisie, contribuant à la chute du régime dictatorial, et à rendre le souffle à un peuple (Médias et TIC dans les révolutions arabes : la Tunisie / Groupe d’étudiants). Plus près de nous, ces réseaux servent les retrouvailles des slameurs et slameuses qui soignent leurs vies par les mots (Je ne suis pas née dans la lumière / Istina Ntari).
Dans nos sociétés de communication, le capitalisme a su investir un régime de mobilité et d’apparente ouverture. Tirant profit des luttes contre le pouvoir disciplinaire et son modèle du confinement, il aurait capturé et détourné une partie de ces pratiques en développant des technologies de contrôle en mesure d’inclure les sujets sans proximité spatiale, ni présence matérielle. Dans ces conditions, l’illusion de liberté est une composante fondamentale de ces dispositifs d’autant plus grande, qu’ils se transforment en machine de guerre dès qu’il s’agit de s’en prendre aux vieilles formes de pouvoir (Du multiple dans les sociétés de communication / Janice Caiafa).
Nos modes d’existence posthumains dans une société hyperindustrielle peuvent nous couper du monde, et les uns des autres. Nos fictions racontent notre impuissance à travers des scénarios apocalyptiques : les humains ne se reproduisent plus, ils se décomposent ou se végétalisent, se désincarnent en s’immergeant dans des réseaux virtuels, sont attaqués par des aliens qui prolifèrent à l’identique condamnant notre espèce fondée sur la singularité de chacun (Fictions post-humaines / Maud Grange-Rémy). Et voilà qu’au-delà de la fiction, là où les processus de désagrégation des repères sont les plus avancés, des lignes de fuite folles proposent des territoires inédits. Le jeu virtuel Second Life contamine le « réel », et permet à des communautés de joueurs d’expérimenter des subjectivités étranges avec des Moi(s) métastables qui se déplacent entre univers physiques et numériques et recréent des espaces collectifs (La Mort de l’homme est-elle comique ? /Elias Jabre). Ces mondes parallèles se multiplient à partir de nouveaux organes, comme l’écran du téléphone portable qui nous accompagne dans un devenir hybride plus poussé qu’il ne l’a jamais été, nous propulsant peut-être à l’aune d’une ère nouvelle (Du nouvel âge de la « mécanosphère » / Bruno Heuzé).
Nos corps, nos Moi(s), nos espaces se fragmentent et s’hybrident, et il devient nécessaire de forger de nouveaux concepts pour vivre dans ce « plurivers », cette pluralité de mondes hétérogènes et contradictoires aux frontières mobiles où l‘humain se mélange à la machine. Comment, au hasard des rencontres, rendre ces espaces consistants ? Le modèle du contrat offre peut-être le meilleur outil de construction d’agencements désirants, contre le danger d’être dissipé par des flux chaotiques, plutôt que de revenir à une loi obsolète associant toujours un sujet à une identité fixe (Entretien avec Jean-Clet Martin : « Plurivers » / Jean-Philippe Cazier). Comment inventer de nouvelles liaisons, des associations parfois accidentelles pour faire tenir des mondes ? C’est une question similaire que se posent les psychothérapeutes qui travaillent avec des enfants autistes, et qui essaient de les aider à construire des espaces intermédiaires où l’on peut vivre ensemble, en utilisant des logiques qui ne correspondraient plus à celles que nous connaissons (Fragments et liaisons dans la langue et le signe : à propos de sémiotique et d’autisme / Mileen Janssens).

Mort de Dieu, fragmentation de l’homme, fuite des organes, obsolescence de la loi et des modèles verticaux, la chaosmose prend le relais de la scène où se jouaient nos névroses bien structurées dans les carcans œdipiens.
Mais il ne suffit pas d’abandonner simplement toutes nos strates défaites dans une désarticulation sauvage. Il s’agit bien au contraire de garder le minimum d’organisme nécessaire pour éviter de plonger dans un corps vidé et catatonique, de prendre soin des réserves de signifiance et des subjectivation qui nous évitent de plonger dans le vide et qui nous permettent d’expérimenter de nouveaux agencements.
Si l’on renonce aux organes, il faudra à chaque fois réinventer des méthodes pour raccorder les morceaux disparates, méthodes qui peuvent réussir ou échouer, et qui produisent nécessairement, à un moment ou l’autre, des entrecroisements monstrueux entre nature et culture, esthétique et technique. Deleuze et Guattari évoquaient à ce sujet l’expérimentation de Castaneda avec le peyotl, expérience réelle ou imaginaire, peu importe, du moment où ils la lisent comme un « protocole d’expérimentation ». L’Indien force le jeune anthropologue à chercher un lieu, puis des alliés, puis à renoncer progressivement à l’interprétation, à s’engager dans un devenir-animal et ensuite dans un devenir-imperceptible de plus en plus risqué et dangereux, comme si le CsO avait besoin de tout cela (d’un guide, de techniques et de rituels, d’alliés humains, non humains et cosmiques). Il s’agit de se construire un Lieu, un Plan, mais aussi de s’inscrire dans un collectif avec des végétaux, des animaux, d’autres hommes, des techniques, des expressions artistiques. Le CsO est le désir, le plan de consistance ou le champ d’immanence du désir, et il le reste même quand le désir le pousse à la déstratification brutale ou l’anéantissement, ce pourquoi sa construction exige tant de précautions, tant d’alliés, un apprentissage raffiné des bonnes vitesses et des lenteurs nécessaires.
Au lieu d’être tout simplement des « ennemies du corps », toutes ces nouvelles formes d’hybridation (à condition de savoir choisir celles qui nous conviennent, qui nous permettent de fabriquer notre CsO, au lieu de le nier ou de le détruire) peuvent nous offrir de nouvelles voies d’accès à un corps non plus « prison » ou « tombeau », mais « plateau », région d’intensité continue, qui ne se laisse pas arrêter par des frontières extérieures (celles de la « nature » ou de l’ « organisme ») mais qui procède par modulations, vibrations et variations d’intensités.
Elias Jabre & Manola Antonioli
Devenir-hybride, corps-prisons et corps-plateaux / 2011
Edito de Chimères n°75, Devenir-Hybride, à paraître en septembre
Sur le CsO, lire également :
Retour sur le Corps sans organes / Manola Antonioli
le Corps sans organes ou la figure de Bacon / Gilles Deleuze
la Recherche de la fécalité / Antonin Artaud
Yapou, bétail humain (1) et (2) / Shozo Numa
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Retour sur le Corps sans organes / Manola Antonioli

Comme tous les plateaux de Mille plateaux, le plateau 6, consacré au corps sans organes, est daté : « 28 novembre 1947″… Il est introduit par une image, celle de l’œuf Dogon parcouru par des lignes pointillées qui correspondent à ses « répartitions d’intensité ». Il s’ouvre sur l’affirmation péremptoire qu’on a tous un « corps sans organes », ou mieux que nous passons toute notre existence à le fabriquer, l’inventer, le produire, à essayer de l’habiter ou de nous en servir.
Jamais donné d’emblée, comme peuvent l’être notre visage, nos jambes, nos bras, il fait l’objet d’une expérience et d’une expérimentation plus ou moins risquées, plus ou moins audacieuses pour chacun d’entre nous. « Ce n’est pas rassurant, écrivent Deleuze et Guattari, parce que vous pouvez le rater » : désir et anti-désir, force de vie et puissance de mort, production et anti-production, le CsO est très dangereux et inquiétant. On ne retrouve rien en lui de la tranquille familiarité, d’emblée chargée de sens, du « corps propre » de la phénoménologie. Il peut souffrir, s’emballer, dériver, se révolter, proliférer ou se détraquer : « Ce n’est pas du tout une notion, un concept, plutôt une pratique, un ensemble de pratiques. »
Le « 28 novembre 1947″ rappelle la date de l’enregistrement de la célèbre allocution radiophonique où Antonin Artaud « déclare la guerre aux organes » : Pour en finir avec le jugement de Dieu. Celle-ci est une déclaration contre le corps « sain », organisé et organique, fait à l’image de Dieu et des médecins. Elle fut en réalité enregistrée dans les studios de la radio française entre le 22 et le 29 novembre 1947. Ce texte radiophonique, initialement une commande de l’ORTF, fut censuré la veille de sa première diffusion, et il fallut attendre 20 ans pour qu’il passe sur les ondes. Évocation d’un corps sans organes qui défiait toute censure et tout tabou, corps physique, corps symbolique et corps politique, il ne pouvait que s’attirer les foudres de la censure et de la répression : « Corpus et Socius, politique et expérimentation. On ne vous laissera pas expérimenter dans votre coin. »
Le CsO est le corps qui veut se défaire de ses organes et de sa belle unité et qui sait inventer mille façons de s’en débarrasser : corps de l’hypocondriaque qui perçoit la destruction progressive de ses organes ; corps paranoïaque qui se perçoit perpétuellement attaqué par des influences hostiles extérieures et perpétuellement restauré par des énergies divines, mystérieuses (pensons aux Mémoires d’un névropathe du Président Schreber et aux rayons divins qui le traversent) ; corps schizo plongé dans la catatonie ; corps drogué ; corps masochiste qui se fait coudre, suspendre, désarticuler (et sur lequel Gilles Deleuze avait réfléchi en 1967 dans sa Présentation de Sacher-Masoch) ; corps torturé par l’anorexie ou la boulimie.
Le CsO est toujours une entité multiple, mais aussi biface : d’une part des corps pétrifiés, humiliés, souffrants, de l’autre des corps pleins de gaieté, d’extase, de danse, ceux qui se révèlent dans l’activité érotique, dans la musique. Les origines du jazz et son histoire, par exemple, révèlent la double nature de l’expérience du corps associée à la musique : né des rythmes qui accompagnaient des corps humiliés et anéantis dans la cale des bateaux négriers et ensuite pliés sous la fatigue de l’esclavage dans les plantations, il a ensuite pu accompagner des corps jouissants et dansants dans les clubs américains.
Des corps qui devraient être plein de désir, finissent ainsi, inexplicablement, par devenir des corps vides, vidés, des corps morts : les exemples ne manquent pas parmi les grands génies de la musique du XXe siècle, les corps de John Coltrane, Billie Holiday, Janice Joplin, Jim Morrison ou Jimi Hendrix, capables d’extraordinaires performances et en même temps comme anéantis par la même puissance qui traversait leurs œuvres, se retournant violemment contre elle-même.
Ne plus supporter les organes est dangereux et demande une grande dose de prudence, l’invention de règles immanentes à l’expérimentation : comme toujours, Deleuze et Guattari ne nous invitent pas à « jouir sans entraves » et coûte que coûte, mais ils prônent une alliance étrange et improbable, sûrement très difficile à atteindre, entre une expérimentation ininterrompue avec le corps et une forme de prudence ou de mesure (au fond, très aristotélicienne) qui nous évite de précipiter sans remède et sans retour dans les trous noirs du CsO comme anti-production. C’est aussi cette tension entre les deux faces du CsO, entre la puissance solaire et les forces les plus sombres, qui s’exprime dans les intonations littéralement inouïes de la voix d’Antonin Artaud prononçant la « déclaration de guerre » de Pour en finir avec le jugement de Dieu.
Un CsO est « fait de telle manière qu’il ne peut être occupé, peuplé que par des intensités », il n’est ni une scène sur laquelle il suffirait de se produire, ni un lieu qu’on occupe, ni un support inerte soumis aux directives d’un esprit désincarné qui lui serait étranger. L’espace qui le constitue est un espace intensif, un espace de perceptions, de sensations et d’affects, une sorte d’œuf plein qui précède et accompagne l’existence des organes, proche de l’œuf cosmique et cosmogonique que l’on retrouve à l’origine de l’univers dans beaucoup de mythologies, dont la mythologie Dogon évoquée au début du plateau. Deleuze et Guattari vont jusqu’à suggérer que le vrai grand livre sur le CsO serait l’Éthique de Spinoza, le grand œuvre de l’immanence. Les attributs seraient ainsi les types ou les genres du CsO (grande substance ou matrice indifférenciée), les modes tout ce qui se passe sur cette surface infinie : ondes et vibrations, seuils et gradients, intensités produites à partir de cette grande matrice communes : « Les drogués, les masochistes, les schizophrènes, les amants, tous les CsO rendent hommage à Spinoza. »
Le CsO s’inscrit dans un champ d’immanence qui doit être construit, et qui peut l’être dans des formations sociales très différentes, et selon des modalités culturelles, philosophiques et esthétiques irréductibles : la musique balinaise ou le jazz, l’érotisme ou la mystique, des expérimentations politiques, le théâtre ou la danse. La danse est peut-être la vraie science de la production d’un corps sans organes, l’art de maîtriser et rendre visibles des intensités qui traversent le corps et qui ne pourraient jamais s’exprimer à travers des mots, art qui a été magistralement filmé par Wim Wenders dans son hommage à Pina Bausch, Pina, avec les danseurs et les danseuses du Tanztheater Wuppertal.
Le CsO est toujours construits morceau par morceau, à travers des lieux, des conditions et des techniques à chaque fois singuliers. Si l’on renonce aux organes, il faut à chaque fois inventer de nouvelles méthodes pour raccorder des morceaux disparates, méthodes qui peuvent réussir ou échouer et qui produisent nécessairement, à un moment ou à un autre, des entrecroisements monstrueux entre nature et culture, esthétique et technique.
Deleuze et Guattari empruntent à Gregory Bateson la notion de « plateau » comme une région d’intensité continue, qui ne se laisse pas arrêter par une frontière extérieure, qui procède par modulation, vibration et intensité, notion que Bateson lui-même avait élaborée à partir de la musique balinaise, qui ne procède pas par ruptures mais par variations d’intensités : « Un plateau est un morceau d’immanence. Chaque CsO est fait de plateaux. Chaque CsO est lui-même un plateau, qui communique avec les autres plateaux sur le plan de consistance. »
Le CsO n’est pas le contraire des organes, mais plutôt l’ennemi de l’organisme, conçu comme un principe d’organisation transcendant et immuable. Chaque organe peut devenir un objet partiel, dériver vers des devenirs imprévisibles, tout comme la voix extraordinaire d’Artaud, devenue tout à fait indépendante du reste de son « organisme », peut affirmer que « Le corps est le corps. Il est seul. Et n’a pas besoin d’organes. Le corps n’est jamais un organisme. Les organismes sont les ennemis du corps. »
Le « jugement de Dieu » s’exprime aussi dans l’organisme, dans le corps de la médecine scientifique, dans le corps d’autant plus artificiellement morcelé qu’il est artificiellement unifié par la science, la médecine ou la philosophie dominantes qui en font un organisme aux frontières bien définies et infranchissables. L’organisme n’est pas le corps, mais ce qui impose au corps des fonctions, des liaisons, des organisations dominantes et hiérarchisées. Le CsO oscille entre deux pôles : l’organisme qu’on lui impose et le plan d’immanence sans frontières dans lequel il aspire à se déployer et à inventer de nouvelles expérimentations.
L’organisme est l’une des « strates », des principes transcendants qui nous ligotent, et va de pair avec la signifiance et la subjectivation : l’organisme doit être une totalité signifiante et appartenir à un sujet bien défini. Mais on ne défait pas les strates dans une désarticulation sauvage ; il s’agit bien au contraire de garder le minimum d’organisme nécessaire pour éviter de plonger dans le corps vidé et catatonique, des réserves de signifiance et de subjectivation qui nous évitent de plonger dans le vide. Deleuze et Guattari évoquent ainsi l’expérimentation du peyotl de Castaneda, expérience réelle ou imaginaire, peu importe, du moment où ils la lisent comme un « protocole d’expérimentation ». L’Indien force le jeune anthropologue à chercher un lieu, puis des alliés, puis à renoncer progressivement à l’interprétation, à s’engager dans un devenir-animal et ensuite dans un devenir-imperceptible de plus en plus risqué et dangereux, comme si le CsO avait besoin de tout cela (d’un guide, d’alliés non humains, de techniques et de rituels, d’alliés humains, non humains et cosmiques). Il s’agit par là de se construire un Lieu, un Plan, mais aussi de s’inscrire dans un collectif avec des végétaux, des animaux, d’autres hommes, des techniques, de l’art.
Le CsO est le désir, le plan de consistance ou le champ d’immanence du désir, et il le reste même quand le désir désire en lui la déstratification brutale ou l’anéantissement, ce pourquoi sa construction exige tant de précautions, tant d’alliés, un apprentissage raffiné des bonnes vitesses et des lenteurs nécessaires.
Manola Antonioli
Retour sur le Corps sans organes / 2011
Texte publié sur Strass de la philosophie, le blog de Jean-Clet Martin
A lire également sur le Silence qui parle :
le Corps sans organes ou la figure de Bacon / Gilles Deleuze
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