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12 essais d’insolitude (le Dos de la Langue) / Jacques Rebotier et Elise Caron

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Jacques Rebotier

Extrait du Dos de la langue

Avec Elise Caron

à lire, voir et entendre :

http://lesilencequiparle.unblog.fr/2009/11/03/litanie-du-dire-et-du-faire-jacques-rebotier/

Le stade esthétique de la production – consommation et la révolution du temps choisi / Manola Antonioli

« La difficulté relativement nouvelle avec la société de masse est peut-être encore plus sérieuse, non en raison des masses elles-mêmes, mais parce que cette société est essentiellement une société de consommateurs, où le temps du loisir ne sert plus à se perfectionner ou à acquérir une meilleure position sociale, mais à consommer de plus en plus, à se divertir de plus en plus. […] Le résultat est non pas, bien sûr, une culture de masse qui, à proprement parler, n’existe pas, mais un loisir de masse, qui se nourrit des objets culturels du monde. Croire qu’une telle société deviendra plus “cultivée” avec le temps et le travail de l’éducation est, je crois, une erreur fatale. Le point est qu’une société de consommateurs n’est aucunement capable de savoir prendre en souci un monde et des choses qui appartiennent exclusivement à l’espace de l’apparition au monde, parce que son attitude centrale par rapport à tout objet, l’attitude de la consommation, implique la ruine de tout ce à quoi elle touche. »
Hannah Arendt / La Crise de la culture

Les débris de la culture
En 1954, dans La Crise de la culture [Between Past and Future], Hannah Arendt questionnait l’apparition d’une « culture de masse » dans une « société de masse », culture  consommée désormais sous forme de loisirs (entertainement) comme tous les autres objets de consommation. Ces pages restent d’actualité aujourd’hui, plusieurs décennies après la rédaction de ce texte, quand les produits proposés sans cesse par l’industrie des loisirs sont devenus pour nous tous une nécessité vitale (d’ailleurs, le nombre des addictions aux écrans, téléphones, flux d’images et de sons ne cesse d’augmenter tous les jours). Ce que l’on nous offre sous le nom de « produits culturels » sont non seulement (et de moins en moins…) des livres, de la musique, des films, mais aussi et surtout des jeux vidéos, des plateformes d’achat numérique, des appareils photo, des ordinateurs, des smartphones, des parcs à thèmes, des vacances « culturelles » qui servent à « passer le temps », à remplir un temps vide, vidé des occupations « utiles » censées remplir les périodes de travail. Le temps ainsi « vidé » (plutôt que libéré) n’est pas pour autant un temps d’oisiveté, si l’on perçoit dans ce mot, comme le fait Hannah Arendt,  la résonance de l’otium latin, temps où nous sommes libérés de tout negotium, « de toute activité nécessaire de par le processus vital et, par là, libres pour le monde et sa culture ».
Le temps consacré aux loisirs est donc un temps « qui reste », un temps « de reste », le temps soustrait au travail et au sommeil. Même si cette partie résiduelle du temps a été considérablement augmentée  par la mécanisation et ensuite par la technologisation, le travail, le sommeil, les loisirs engagés dans la réception passive et/ou dans la distraction continuent de faire partie, aux yeux de Hannah Arendt,  du processus biologique vital et appartiennent donc (pour utiliser la terminologie de Foucault) à la sphère des bio-pouvoirs (en charge de la santé, de l’alimentation, de l’hygiène, de la sexualité et de la natalité, devenues désormais des enjeux éminemment politiques), pouvoirs chargés de gérer une population plutôt que de gouverner un peuple.
Dans cette perspective, travail et loisirs, panis et circensis, ne s’opposent pas mais s’entr’appartiennent : tous deux sont nécessaires à la vie et à sa conservation, tous deux doivent être constamment produits et reproduits pour entretenir un processus de production/consommation sans fin. L’industrie culturelle ne veut ni la culture ni l’otium qui lui est nécessaire, mais les loisirs et leur temps sans cesse vidé et rempli de nouveau : « Quoi qu’il arrive, tant que l’industrie des loisirs produit ses propres biens de consommation, nous ne pouvons pas plus lui faire reproche du caractère périssable de ses articles qu’à une boulangerie dont les produits doivent, pour ne pas être perdus, être consommés sitôt qu’ils sont faits ».
Dans ces analyses résonne bien évidemment l’écho de la notion d’ « industrie culturelle » développée auparavant par Theodor W. Adorno et Max Horkheimer dans La Dialectique de la raison, qui parlaient déjà en 1944 du secteur de la culture comme « un véritable chaos », en réalité savamment maîtrisé par des techniques spécifiques, dans un contexte où la société capitaliste « confère à tout un air de ressemblance. Le film, la radio et les magazines constituent un système. Chaque secteur est uniformisé et tous le sont les uns par rapport aux autres. » Les producteurs de l’industrie culturelle peuvent compter, selon Adorno et Horkheimer, sur une fondamentale distraction du consommateur, prêt à absorber tout ce qui lui est proposé, victime d’une pression généralisée de l’économie qui s’exerce sur chacun « durant le travail et durant les moments de loisir qui ressemblent à ce travail. » Dans le capitalisme avancé, l’amusement devient ainsi le prolongement du travail, recherché par ceux qui souhaitent y échapper pour être de nouveau en mesure de l’affronter ; pour se soustraire à l’emprise élargie d’un travail de plus en plus automatisé, on se réfugie ainsi dans des produits de divertissement standardisés où on ne retrouve que la reproduction du processus du travail lui-même : « Le seul moyen de se soustraire à ce qui se passe à l’usine et au bureau est de s’y adapter durant les heures de loisirs. » Dans ces conditions, le passage du plaisir à l’ennui devient très rapide : pour rester un plaisir le loisir ne doit pas demander d’effort, les réactions de chacun n’impliquent pas d’effort de pensée mais sont pratiquement prescrites par le produit de consommation lui-même (quel qu’il soit). Pour les scénaristes des films hollywoodiens, même l’existence d’une intrigue précise peut paraître un danger, puisqu’elle est susceptible d’introduire des corrélations logiques qui demanderaient un effort intellectuel trop intense ; elle peut être avantageusement remplacée par des effets spéciaux (de plus en plus spéciaux aujourd’hui, avec la généralisation des images en 3D).
Pour Hannah Arendt, nous sommes tous engagés dans le besoin de loisirs ou de divertissement, sous une forme ou une autre, parce que nous sommes tous assujettis au grand cycle biologique de production-consommation dont ils sont une composante, et ce serait pure hypocrisie ou snobisme inutile de nier le pouvoir qu’exercent sur nous les objets de simple divertissement. La survie de la culture lui semble moins menacée par ceux qui remplissent de loisirs leur temps libre (vide) que par ceux qui se servent de « gadgets éducatifs » en vue d’améliorer leur position sociale et dans une perspective de pure « distinction ». Mais l’industrie contemporaine des loisirs doit sans cesse faire apparaître sur le marché de nouveaux articles et, pour satisfaire à ses appétits gargantuesques, elle pille tout le domaine de la culture passée et présente, à la recherche d’un matériau brut qu’elle modifie, simplifie, « digère » (pour rester dans le domaine biologique) jusqu’à en faire des produits faciles à consommer (on pourrait penser ici aux innombrables remakes cinématographiques qui, dans une certaine forme de cannibalisme, se nourrissent de l’histoire du cinéma lui-même).
La culture de masse apparaît quand la société de masse engloutit les objets culturels, en produisant des loisirs avec les débris de la culture, promus par des intellectuels médiatiques dont la fonction principale est celle « d’organiser, diffuser, et modifier des objets culturels en vue de persuader les masses qu’Hamlet peut être aussi divertissant que My Fair Lady et, pourquoi pas, tout aussi éducatif ». Le problème de la société de masse ne sont donc pas les « masses » elles-mêmes, mais sa structure tout entière vouée à la consommation (de temps, travail, culture) où le temps du loisir ne sert plus à se perfectionner (ni, dans la logique de la distinction analysée par Pierre Bourdieu) à consolider sa position sociale, mais « à consommer de plus en plus, à se divertir de plus en plus ». Quand l’appétit de consommation se tourne vers des objets qui ne lui étaient pas à l’origine destinés, il se nourrit des objets culturels qu’il menace de ruine, comme tout ce à quoi il touche. Le danger est que le processus vital de la société finisse par engloutir dans le cycle de son métabolisme tous les objets culturels (devenus de simples « produits »). Il ne s’agit donc pas simplement de critiquer la diffusion de masse de la culture : les livres, films, images mis en vente à bas prix ou vendus en grande quantité ne sont pas pour autant atteints dans leur nature profonde ; mais cette même nature est atteinte quand ces objets sont modifiés, simplifiés, digérés, condensés, résumés en vue de leur reproduction ou diffusion à large échelle. Dans ce cas, ce n’est pas la culture qui se répand dans les masses, mais la culture se trouve détruite pour produire du loisir, une pacotille facile à digérer que Hannah Arendt n’hésite pas à définir comme de la « pourriture » : « Bien des grands auteurs du passé ont survécu à des siècles d’oubli et d’abandon, mais c’est encore une question pendante de savoir s’ils seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu’ils ont à dire. » Ce qui est aussi mis radicalement en question est également et avant tout le rapport de la culture au domaine politique, rapport que Hannah Arendt analyse dans la deuxième partie de son étude à travers une réflexion sur la place de la culture dans la tradition gréco-romaine, qui s’achève sur une relecture de la Critique de la faculté de juger kantienne. Si la culture et l’art ont été toujours étroitement liés, ils ne sont aucunement la même chose, nous rappelle la philosophe : les œuvres d’art sont les objets culturels par excellence, mais le mot « culture » d’origine romaine (qui dérive du verbe latin colere, cultiver, demeurer, prendre soin, entretenir, préserver) renvoie plus largement au commerce de l’homme avec la nature, à la connexion entre nature et culture typique de la civilisation romaine, pour laquelle la culture signifiait originellement agriculture, activité hautement considérée (au contraire des arts, activité dévalorisée au moins avant l’impact de l’héritage grec). Le paradigme dominant chez les Romains pour la compréhension de la culture et des arts était celui d’une « culture de la nature », activité comparable à l’agriculture dans sa capacité d’aménager un monde spécifiquement humain. Chez les Grecs, au contraire, l’agriculture elle-même rentrait dans le domaine de la tekné, de la fabrication, des artifices techniques (dont l’art fait partie) grâce auxquels l’ingéniosité humaine domestique et domine la nature. Dans les deux traditions, selon Hannah Arendt, l’élément commun à l’art (comme composant de la culture) et à la politique est que tous deux sont des phénomènes d’un monde public et partagé, qui échappe à l’ordre de la pure « consommation » ainsi qu’à la sphère strictement privée. Cette relation étroite entre le domaine esthétique et la dimension politique devient particulièrement évidente chez Kant, dans la Critique de la faculté de juger, où la dimension publique du « jugement de goût » devient essentielle :
« En esthétique, non moins que dans les jugements politiques, une décision est prise et, bien que cette décision soit toujours déterminée par une certaine subjectivité, du simple fait que chaque personne occupe une place à elle d’où elle regarde et juge le monde, elle tient aussi au fait que le monde lui-même est un datum objectif, quelque chose de commun pour tous ses habitants. L’activité du goût décide comment voir et entendre ce monde, indépendamment de l’utilité et des intérêts vitaux qu’il a pour nous, décide de ce que les hommes y verront et y entendront. »
Plus largement, pour Hannah Arendt, la personne cultivée devrait être « quelqu’un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé », savoir que la généralisation de la transformation de la culture en  loisirs risque définitivement de mettre à mal.

smoke in the water

Travail et loisirs
Quelques années plus tard, en 1970, dans sa critique acérée de la société de consommation, Jean Baudrillard consacrait un chapitre de son célèbre ouvrage au « Drame des loisirs ou l’impossibilité de perdre son temps », où il analysait la place privilégiée et paradoxale occupée par le temps dans l’organisation de la production/consommation des sociétés industrialisées : « Il n’y a bien sûr pas plus d’égalité des chances, de démocratie du temps libre qu’il n’y en a pour les autres biens et services ». La qualité et quantité du temps libre deviennent ainsi la marque distinctive d’un individu, d’une catégorie socio-professionnelle.
Selon Baudrillard, la mythologie contemporaine du « temps libre » et des « loisirs » est fondée sur le désir illusoire de « restituer au temps sa valeur d’usage » pour le « remplir » d’une liberté individuelle prétendument retrouvée en dehors des contraintes de la production et du travail. Mais ce temps libéré (vidé, pourrait-on dire avec Hannah Arendt) doit être d’emblée investi et réinvesti (comme une forme de capital parmi d’autres) dans des activités de consommation (voyages, tourisme, activités culturelles et « éducatives », activités sportives), qui font du loisir le lieu d’un drame, de contradictions insolubles, un des lieux privilégiés de la « schizophrénie » dans laquelle Gilles Deleuze et Félix Guattari ont reconnu la caractéristique principale du capitalisme : « Son espérance violente de liberté témoigne de la puissance du système de contraintes, qui n’est nulle part aussi total, précisément, qu’au niveau du temps. » La valeur d’échange du temps n’épargne donc pas (loin de là) les loisirs, qui reproduisent incessamment le temps comme force productive.
Baudrillard reprendra ensuite cette réflexion en 1976, dans L’Echange symbolique et la mort, où il dénonce l’omniprésence du travail comme paradigme de toute activité humaine, « structure d’accueil mobile, polyvalente, intermittente, indifférente à quelque objectif que ce soit » et qui envahit la vie de chacun même (et désormais surtout) sous la forme du loisir. Le travail envahit toute la vie (tant par sa présence envahissante que par son absence obsédante) comme forme dé répression fondamentale, occupation permanente. Dans cette mobilisation générale qui en appelle aujourd’hui de plus en plus au nomadisme et à la mobilité plus ou moins imposés, les gens sont paradoxalement, nous dit Baudrillard, fixés partout (à l’école, à l’usine, au bureau, à la plage ou à la montagne, devant les écrans de télé ou d’ordinateur, dans le dialogue-monologue incessant avec leur téléphone portable, dans les agences du Pôle emploi) : triomphe de la pulsion de mort derrière les signes omniprésents d’une vitalité et d’un dynamisme qui ne permettent plus aucun espace-temps authentiquement vide. Baudrillard était bien conscient des transformations que le travail subissait et aurait de plus en plus subi dans les années à venir (« job enrichment, horaires variables, mobilité, recyclage, formation permanente, autonomie, autogestion, décentralisation du procès de travail, jusqu’à l’utopie californienne du travail cybernétisé livré à domicile ») mais il n’y voyait aucun espoir de libération. Il y lisait plutôt la transformation de chacun dans le terminal (même si infime) d’un réseau sans faille qui ne se limite plus à acheter brutalement de la force de travail mais qui la façonne subtilement grâce à toutes les ressources du design, du marketing, de la communication et de la publicité. Si l’on a souvent vu dans la sphère de la consommation une extension de celle de la production/consommation, il faudrait plutôt désormais faire l’inverse : c’est toute la sphère de la production, du travail, qui bascule dans celle de la consommation, dans un « design général de la vie ». Même la créativité, l’imaginaire, les désirs des travailleurs/consommateurs sont désormais absorbés dans la sphère d’une valeur qui n’est plus simplement marchande mais « computable », réduite à un certain nombre de variables mouvantes et aléatoires.
Toutes les formes de travail sont ainsi alignées sur une définition de travail/service, travail comme occupation permanente parfois totalement futile et improductive, consommation ou prestation de temps, qui demande l’adhésion du corps, du temps, de l’espace, de l’intelligence et du désir d’un travailleur (ou chômeur) désormais devenu « prestataire ». Le travail devient ainsi une sollicitation-réquisition totale des personnes, qui peuvent de moins en moins s’en absenter, en faire abstraction, même et surtout dans leurs activités de loisirs, censées alimenter la production et participer d’une croissance indéfinie et désormais sans but autre que celui de s’autoalimenter (dans le cycle biologique infernal et dénué de sens décrit par Hannah Arendt).
« Dans ce sens, écrit Baudrillard, le travail ne se distingue plus des autres pratiques, et en particulier de son terme adverse, le temps libre », qui suppose la même mobilisation incessante, jusqu’à devenir une sorte de « service rendu » qui devrait être en toute rigueur rémunéré.
Au moment où les usines disparaissent (au moins dans une partie de la planète) l’ensemble de la société prend le visage de l’usine : dans la disparition des lieux, des sujets, des temps traditionnellement réservés au travail, chacun est désormais impliqué dans la métamorphose extensive du capital à l’ensemble de la société, des activités et des désirs de chacun : « Le travail est partout, parce qu’il n’y a pas de travail. »

skorpis

L’esthétisation du monde
L’esthétisation du monde est le titre d’un ouvrage bien plus récent signé par le sociologue Gilles Lipovetsky et le critique de littérature, cinéma et gastronomie Jean Serroy, qui ont étudié et analysé l’univers esthétique proliférant produit par un « capitalisme artiste » qui charge de séduction les produits de consommation, le design , la mode, le cinéma, etc. : la production/consommation prend ainsi de plus en plus et de plus en plus globalement le visage des loisirs, et vice-versa. Derrière cette surface chatoyante, les lois d’airain du capitalisme n’ont rien perdu de leur violence, désormais cachée derrière une esthétisation qui n’est plus (comme elle l’a été jusqu’au XIXe siècle) un phénomène réservé aux élites des intellectuels et des artistes, mais un phénomène de masse, un « fait social total ». Vendre plus signifie séduire les consommateurs en proposant des produits et des services attrayants, avec le concours d’ « artistes » en tout genre (spécialistes du marketing, designers, créatifs etc.). Les auteurs signalent ainsi la dimension paradoxale du capitalisme contemporain (dont on connaît depuis longtemps la « schizophrénie » fondamentale). D’une part, le capitalisme apparaît comme un système incompatible avec une vie esthétique, au sens large d’une existence qui comprend l’harmonie, la beauté, le bien vivre : il agence sur toute la planète des paysages urbains froids et monotones, des franchises commerciales, des produits jetables et interchangeables, la pollution visuelle de la publicité et la vulgarité des programmes vendus par les médias. D’autre part, les logiques de la production ont changé et les systèmes de production, de distribution et de communication sont remodelés par des opérations de nature esthétique : le « capitalisme artiste » donne un poids sans cesse grandissant à la sensibilité, au potentiel de séduction de ses produits, dont les dimensions esthétiques-imaginaires-émotionnelles se généralisent à des fins de profit, dans une progressive dé-différentiation ou hybridation des sphères économiques et esthétiques, des domaines et des procédés de la mode et de l’art, du divertissement et de la culture, du commerce et de la créativité. Ainsi, les principes d’une existence esthétique (idéal d’une vie faite de loisirs, de sensations nouvelles, de divertissements) entrent systématiquement en conflit avec une réalité économique et sociale dans laquelle chacun est soumis à des impératifs de santé, d’efficacité, de mobilité, de vitesse et de performance, habité par des inquiétudes concernant le devenir de la planète et d’une économie chaotique, insouciante des problématiques écologiques comme de la misère sociale : « Les productions esthétiques prolifèrent mais le bien vivre est menacé, mis à mal, blessé. Nous consommons toujours plus de beautés, mais notre vie n’en est pas plus belle : là se trouvent le succès et l’échec profond du capitalisme artiste. » La profusion esthétique n’est donc pas davantage une valorisation de l’art, puisque ce système produit en même temps une abondance de banal et de stéréotypie et que l’art est de moins en moins investi de missions d’émancipation, d’éducation ou de fonctions politiques mais transformé en une succession d’ « expériences » ludiques de consommation et de divertissement, dans « le triomphe du futile et du superflu ».
Lipovetsky et Serroy reconnaissent dans la transformation de certaines villes contemporaines en parc d’attraction un des signes omniprésents de ce phénomène. En même temps que l’homme du XXIe siècle devient un habitant des villes, les villes deviennent de plus en plus inhospitalières alors que la ville industrielle caractéristique du « capitalisme de production » cède le pas à une « ville à consommer » : prolifération d’une « ville franchisée » où les zones commerciales réorganisent les paysages urbains et périurbains, « ville festive » faite pour le plaisir et le divertissement, mise en valeur du patrimoine historique pour développer le tourisme, importance accrue de musées en tout genre (« ville musée » et muséification de la ville).
En travaillant sur sa théorie du simulacre, Baudrillard analysait aussi (bien avant certains sociologues et observateurs contemporains du phénomène urbain) ce devenir-parc-d’attraction de nos villes. En tant que fin connaisseur des villes américaines, il voyait dans Disneyland le « modèle parfait de tous les ordres de simulacres enchevêtrés », monde imaginaire qui reflète tous les paradoxes de l’Amérique réelle, enclave destinée à faire oublier que tout le monde qui l’entoure n’est déjà plus du « réel » mais appartient à l’ordre de l’hyperréel et de la simulation. Cette analyse de l’« incantation urbaine » produite par les « centrales imaginaires » de Los Angeles pourrait être élargie au « devenir-parc-d’attraction » d’autres villes, d’une grande partie des « villes-mondes » contemporaines : Las Vegas, ville dont la vie est rythmée par les exigences de l’entertainement et l’architecture thématique et spectaculaire, ou encore Dubaï, « Las Vegas flottant sur l’eau », lieu de « la translation d’une culture vidée de son contenu et la transplantation d’une nature sans nature », ville tout entière vouée au tourisme et aux « services d’ambiance ». Le retour du « vrai » désert menace cependant de plus en plus, aujourd’hui, ces mégalopoles issues de ce que Baudrillard appelait le « désert du réel », « incantation urbaine » où se manifestent toutes les contradictions et les paradoxes du capitalisme contemporain (convergence du travail et des loisirs, éloge de la nature et destruction des environnements), où l’enceinte fermée et sécurisée devient à la fois le modèle socio-spatial des gated communities, des centres commerciaux et des parcs d’attractions à l’échelle urbaine.
En 2010, ce devenir-parc-d’attraction  de nos villes a fait l’objet de la remarquable exposition « Dreamlands. Des parcs d’attraction aux cités du futur », présentée au Centre Pompidou à Paris et qui en présentait plusieurs typologies. La « ville-parc à thème » dérive ainsi en ligne directe d’un concept d’imagineering développé par la Walt Disney Company au début des années 1950, au moment de la création de ses premiers parcs à thème : l’imagineering est une ingénierie de l’imaginaire, qui applique à l’imagination les recettes développées dans le cadre de la production industrielle. Le programme architectural n’est plus subordonné aux exigences du bien vivre ensemble, ni à la création de formes qui épousent des fonctions (selon le projet du modernisme dans l’architecture et le design du XXe siècle) mais orienté dans le cadre d’un récit, d’une histoire, d’une fiction, auxiliaires indispensables pour que le « capitalisme artiste » puisse vendre ses produits. Ces principes sont désormais appliqués dans le projet de développement de villes entières (Las Vegas, Shangai ou Dubaï), dans une porosité grandissante entre le réel et la fiction, la production/consommation et les loisirs : « Las Vegas a traduit les paradis artificiels en éden de l’artifice. Avec force jeux et publicité, elle a fait de la transcendance du banal un commerce du prodigieux et du négoce ».
À propos de Dubaï, François Cusset, en commentant Mike Davis, a ainsi pu parler de « fièvre glaçante » : derrière les constructions impressionnantes, les hôtels de luxe qui surgissent de partout, la réorganisation de l’économie autour du tourisme et des loisirs, le capitalisme avancé prolonge ses rapports de force ; la beauté des édifices est produite par une main-d’œuvre exploitée en provenance du Pakistan, du Bangladesh et d’Inde du Sud, par le travail d’innombrables domestiques venus des Philippines et d’Indonésie. François Cusset montre également que Mike Davis met en évidence, à partir de l’exemple de Dubaï, trois formes caractéristiques de ce nouvel urbanisme des loisirs : la translation, la transplantation et l’enclavement. Translation des éléments importés d’Occident, qui doivent devenir plus visibles, plus immédiatement lisibles (boîtes de nuit labyrinthiques, restaurants cossus, voitures rutilantes) ; transplantation dans la mesure où la nature n’existe plus et le désert n’apparaît qu’entre deux chantiers (la totalité de la nourriture consommée est produite en dehors de la ville, l’eau des piscines est climatisée, l’eau de la mer trop chaude pour qu’on puisse s’y baigner et même les palmiers sont importés d’autres pays) ; culture vidée de son contenu, transplantation d’une nature sans nature, mais aussi et surtout organisation de la ville dans une série d’enclaves sécurisées. Dans ce contexte, le tourisme n’est plus seulement un loisir parmi d’autres, mais la raison même d’existence de tout un espace urbain, voué à une « joie consommatrice sans racines ». Superposition des loisirs et de la production/consommation où l’espace et les espaces publics disparaissent dans la ville et où l’alliance du capitalisme avancé et du divertissement généralisé ne laisse plus aucune place au politique.

Dunne-&-Raby

Pour une civilisation du temps libéré
Les analyses qui précèdent, parmi beaucoup d’autres, montrent clairement que la question des loisirs et de la culture n’est pas dissociable dans le capitalisme avancé de celle de la production industrielle,  de ses rythmes, ni des rythmes et de la temporalité du travail. Les loisirs remplissent le « temps libre » soumis aux temporalités de plus en plus fragmentées subies par les travailleurs, deviennent la première aspiration de ceux qui n’ont pas accès au travail ni aux moyens financiers à réinvestir dans les loisirs et dont le « temps vide » est rempli par une suite désespérante de petits boulots sans avenir ou de temps de « formation » qui ne visent plus qu’à mobiliser sans cesse les chômeurs. La solution à ce cercle vicieux dénoncé déjà dans les années 1940 par Adorno et Horkheimer serait donc à chercher dans une réorganisation globale des temps de vie et de travail. Gilles Lipovetsky et Jean Serroy parlent ainsi de deux formes ou deux versions très différentes d’une « vie esthétique » : l’une commandée par l’accélération, la production, la consommation, les loisirs et la recherche de profit, l’autre portée par la revendication d’une existence qui puisse découvrir de nouvelles lenteurs, se réapproprier le temps long de l’apprentissage et de la culture, échapper aux logiques purement marchandes.
C’est cette deuxième version d’une « vie esthétique » qu’a toujours été revendiqué par un penseur du travail et de l’écologie comme André Gorz. Dans un article publié dans Le Monde diplomatique en mars 1993 et intitulé « Bâtir la civilisation du temps libéré », Gorz dénonçait les discours incantatoires des hommes politiques et des acteurs du monde économique qui répètent sans cesse que, après « la crise », le retour de « la croissance » (deux entités qui finissent par ne plus correspondre à aucune réalité économique mais essentiellement à une litanie idéologique qui a survécu à toutes « les crises » connues par le capitalisme avancée au moins depuis le début des années 1980) mettra enfin un terme au chômage. Il nous rappelle que la tâche essentielle de l’économie n’est pas de donner du travail ou de créer de l’emploi mais de créer le maximum de richesses avec le minimum possible de ressources naturelles, de capital et de travail. L’économie produit aujourd’hui une marge croissante de temps libéré des nécessités et des contraintes économiques, ce même temps que les industries culturelles et le « capitalisme artiste » s’efforcent de remplir par tous les moyens. Cette ressources précieuse est perçue ou bien comme un moyen de relancer la croissance et d’alimenter donc incessamment la course en avant chaotique du capitalisme avancé ou bien comme une calamité source de chômage. Personne ne semble prendre au sérieux la perspective nouvelle qui pourrait s’ouvrir à nous et que Gorz appelle « une civilisation du temps libéré ».
Quand elle est envisagée, l’idée d’une réduction du temps de travail n’est conçue que comme une mesure technocratique de répartition du travail et des salaires (ceux-ci devant diminuer dans la même proportion que la durée d’une activité salariée), en vue de contrer le fléau du chômage. L’utopie (très concrète) qu’évoque Gorz est au contraire celle d’une civilisation capable de mettre en œuvre une réduction systématique de la durée du travail sans perte de revenu. En effet, quand l’économie peut potentiellement produire plus et mieux avec une quantité de plus en plus réduite de travail, le niveau du revenu de chacun ne devrait plus dépendre de la quantité de travail qu’il fournit mais une politique de redistribution des richesses devrait permettre à tous de travailler moins. Il s’agit d’une vision politique qui devrait s’inscrire sur la longue durée (contrairement aux « court-termisme » affligeant des politiques actuelles) et qui comporterait nécessairement un double revenu : un revenu de travail, susceptible de diminuer avec la durée du travail, et un revenu social dont l’importance augmenterait à mesure que le premier diminue. Cette « révolution du temps choisi » permise par l’introduction d’un revenu universel garanti ne pourrait pas se réduire à une modalité unique, imposée par le haut à tous les travailleurs (semaine de vingt-cinq heures, semaine de trente heures etc.) mais devrait offrir le choix entre une large gamme de modalités, chacune expérimentée déjà dans différents pays : réduction de la durée de travail journalier, hebdomadaire, mensuel ou annuel ; droit à une année sabbatique tous les cinq ans ; droit à un congé parental d’éducation étendu ; congé individuel de formation prolongé ; droit à des congés payés pour prendre soin d’un parent ou un enfant malade, etc.
Ce qu’il faudrait viser serait donc une réelle autogestion du temps, qui permettrait d’ajuster les plages de temps libéré au projet ou à la situation personnelle de chacun, seule solution envisageable pour éviter qu’il ne se réduise à un temps vide et vidé exploitable et exploité presque uniquement par les industrie du divertissement et du loisir. La libération du temps n’est donc pas destinée à susciter une prolifération de nouveaux emplois et services, mais à relativiser la place de l’économique dans l’organisation du temps individuel et collectif, à établir de nouveaux équilibres entre travail rémunéré et activités productives non rémunérées (réseaux d’économie solidaire, structures coopératives, cercles culturels), un nouvel arbitrage entre « avoir » et « être » où le temps ne serait plus trop plein (pour les travailleurs soumis aux exigences du productivisme) ni trop vide (pour les chômeurs) et où l’autonomie et la sécurité existentielle accrues permettraient à chacun de soustraire du temps à une consommation pléthorique et à un travail au service du mythe de la croissance pour l’investir dans la construction d’un monde commun, partagé, pluriel et durable, construction collective où Hannah Arendt voyait la caractéristique essentielle de la culture.
Manola Antonioli
Le stade esthétique de la production-consommation
et la révolution du temps choisi
/ 2014

georgia frost

L’« insécurité culturelle » ou comment l’idéologie d’extrême-droite s’invite dans le camp socio-démocrate (I) / Pierre Sauvêtre et Guillaume Sibertin-Blanc (Parti de Gauche du 20ème)

Les astuces de langage d’Arnaud Montebourg sur un soi-disant “consensus entre le FN, l’UMP et le PS sur l’immigration clandestine” exaspèrent sans rien démontrer d’autre qu’un noir opportunisme. J’invite les socialistes à l’esprit de résistance et de contre-attaque frontale plutôt qu’aux atermoiements et à l’esprit de défense poussive que je leur vois prendre. J’ai résumé ma formule pour mettre un terme aux délires xénophobes et au soi-disant “devoir d’écoute” à l’égard des électeurs du Front National. Il n’y a rien à écouter de toutes leurs sottises. Car il n’y a pas davantage de problème aujourd’hui avec les musulmans qu’hier avec les juifs. Tous ces délires n’ont aucune consistance. Ce sont des constructions mentales pourries injectées dans le cerveau des plus faibles mentalement. Valider l’injection de ces bêtises ne rend service qu’à ceux qui en ont fait leur fond de commerce ». / Jean-Luc Mélenchon, le 28 avril 2012

Nous poursuivons notre décryptage systématique des interprétations du premier tour, en particulier des interprétations du vote populaire d’extrême droite, et du supposé « échec » du Front de Gauche (FG) et de Mélenchon. La position que nous voulons proposer à la réflexion avec les sympathisants et camarades du FG, c’est que la portée de ces interprétations dépasse la conjoncture électorale présente, et fait de celles-ci des lieux d’élaboration d’arguments qui seront potentiellement réutilisés (et qui doivent donc être affrontés comme tels dès maintenant) comme instruments de la lutte idéologique qui continuera d’être menée contre le FG au fur et à mesure que s’approfondira « la saison des tempêtes ». Autrement dit ces interprétations, même quand et surtout quand elles se parent de la neutre objectivité de l’observateur attelé à faire simplement comprendre les résultats de la campagne présidentielle, recouvrent en réalité une fonction idéologique pour une lutte encore à venir. Elles se présentent objectivement comme rétrospectives, elles sont idéologiquement et politiquement prospectives ou projectives – en vue du second tour des Présidentielles et des interprétations qui seront données de son issue, en vue également des élections législatives, en vue enfin de la période de combat politique qui s’annonce rude pour l’après-séquence électorale. Elles sont, au sein de la gauche elle-même, une façon de remanier une lutte idéologique contre le FG qui s’est faite pour l’essentiel, avant le premier tour, sous les formes droitières du mépris et de la calomnie, sous une nouvelle forme : celle du ralliement du FG au Parti socialiste au nom d’un intérêt commun dans la bataille idéologique contre la droite, comme si celle-ci ne nous opposait pas aussi à la tendance social-libérale incarnée par le PS. Ces interprétations politiques doivent être interprétées politiquement, à la fois dans les présupposés qu’elles mobilisent et dans les objectifs politiques qu’elles visent. Un trait commun et central de ces interprétations, qui pour la plupart d’entre elles soutiennent un PS toujours à la traîne de ses propres errements doctrinaux, est la négation de la bataille idéologique entre le FG et le PS autour de ce tiers qu’est le FN. Nous y voyons un triple but :
1) Décourager les partisans du FG en discréditant leur campagne constamment qualifiée d’ « échec », à commencer par la lutte contre le FN (« Front contre Front ») dont le FG a fait l’axe central de sa campagne, alors que les résultats de l’extrême-droite prouvent tout au contraire que c’est bien là qu’il fallait porter les coups et que, sans cela, le FN aurait été plus haut, ce que le FG ne peut devoir qu’à lui-même et à personne d’autre ;
2) Absoudre en l’ignorant le rôle du PS dans ce score élevé alors qu’il y a directement contribué d’au moins trois manières, a/ en n’attaquant pas le FN, b/ en assénant ses coups contre le FG en reprenant les arguments de l’extrême droite (cf. la campagne offensive menée par le Nouvel Observateur, et le large spectre de bassesses allant de la mauvaise foi à la calomnie, de l’héritage de la Terreur supposé revendiqué par les références à Saint-Just et Robespierre, aux pulsions totalitaires diagnostiquées par un supposé soutien aux gouvernements cubain ou chinois, en passant par la duplicité personnelle du candidat trahie par des amitiés supputées avec Buisson, Guaino voire Bachar el-Assad etc. – les infamies comme l’on sait ont été légion) ; c/ en contribuant à extrême-droitiser le langage quotidien et à quotidianniser le langage de l’extrême droite, une fraction de la gauche sociale-libérale (type Manuels Valls) relayant allègrement le travail entamé par la droite sarkozyste ;
3) Préparer le grand ralliement « de raison » des partisans du FG autour d’un Parti socialiste qui aurait une stratégie cohérente pour combattre plus efficacement le FN, au prix de nier la force ascendante du FG, la cohérence de son programme politique, le sens de sa plateforme idéologique, et la voie stratégique qu’il s’est donné d’« autonomie conquérante » (cf. le blog de JLM : http://www.jean-luc-melenchon.fr/2012/04/25/apres-le-premier-tour-un-moment-de-pause-clavier/comment-page-28[1]). Dans un précédent post (26/04), nous avons analysé un entretien de J. Mossuz-Lavau, en en explicitant les présupposés qui mêlent une naturalisation des classes populaires et de leur inculture supposée, et une conception spontanéiste des thèmes de l’extrême-droite qui ne relèveraient pas d’une idéologie mais appartiendraient au contraire à l’expression spontanée des classes populaires. Baignant avec une ingénuité désarmante dans le racisme de classe, le propos de Mossuz-Lavau ne peut guère amener qu’à conclure que si les dirigeants socialistes veulent être entendus de « l’électorat populaire », il leur faudra bien apprendre à parler son langage, comme y serait si exemplairement parvenue Le Pen (elle qui se fait si bien comprendre de « ces gens-là », qui parlent spontanément son langage à elle…), et comme y a échoué Mélenchon par excès de langage « idéologique » et « historico-théorique » (dixit Mossuz-Lavau).
L’article de David Djaïz paru dans Marianne sur lequel nous revenons cette-fois-ci en détail (http://www.marianne2.fr/Pourquoi-la-strategie-%C2%A0Front contre Front%C2%A0-de Melenchon-n-a-pas-marche_a217167.html), tout comme les différentes interventions de Laurent Bouvet dans Libération, Le Monde et Marianne (cf. par exemple http://www.marianne2.fr/L-Bouvet-Le-voteLe-Pen-temoigne-aussi-de-l-insecurite culturelle_a217144.html) auxquelles le premier fait écho, semblent à première lecture prémunis contre une telle position, puisqu’ils sont sous-tendus par l’idée d’une extrême-droitisation de l’idéologie dominante, et reconnaissent du même coup l’importance de la bataille idéologique que le Front de Gauche a commencé à mener. Comme cependant, du FG, ils ne souhaitent manifestement plus entendre tant parler, leur argumentation devient plus laborieuse, et il leur faut une ingéniosité plus tortueuse pour rallier nos esprits à une formulation plus « social-démocrate » de la lutte politique contre l’extrême-droite. Tout cela tourne autour d’une notion d’« insécurité culturelle », nouvelle trouvaille pseudo-scientifique du PS pour parer des allures de quelque objectivité sociologique rigoureuse la contamination de l’idéologie social-libérale par l’idéologie extrême-droitière autour de laquelle est en passe de se réorganiser l’espace idéologico-politique français, suivant en cela l’exemple alarmant d’autres pays européens déjà bien avancés dans cette voie… Par où l’on verra que ces deux articles témoignent surtout de ce que l’avancée de l’extrême-droite dans la bataille idéologique est plus engagée encore qu’ils ne le reconnaissent eux-mêmes, tant elle imprègne jusqu’à leur manière de penser les enjeux du combat politique que le FG a mis à l’ordre du jour (et justement dans de tout autres termes que les leurs).
Avant d’entrer dans le détail de l’analyse (pour les lecteurs courageux, voir le poste précédent qui contient l’analyse développée de l’article de Djaïz), décrivons en quelques mots l’opération dont il est question :
1) L’expression d’« insécurité culturelle » est utilisée actuellement pour « expliquer », simultanément, « l’échec » du FG et la « victoire » du FN, les deux formations politiques étant ainsi placées dans un rapport de symétrie et de simple concurrence pour apporter des « réponses » aux mêmes « problèmes », c’est-à-dire à des problèmes formulés de la même manière. Du côté de la « victoire » du FN, « l’insécurité culturelle » permet de reformuler avec des apparences de scientificité sociologique ce qui tient lieu d’explication du vote FN dans bon nombre de commentaires depuis le premier tour, et qui se réduit à une tautologie, nulle donc du point de vue explicatif, mais performante du point de vue idéologique : c’est une tautologie caractéristique du racisme de classe. Les classes populaires votent FN parce qu’elles sont « sensibles » au discours de Le Pen ; Le Pen emporte leur adhésion parce qu’elle parle des problèmes des « gens » comme les « gens » en parlent eux-mêmes, de sorte que ses « solutions » leur paraissent plus efficaces que les autres ; bref les gens de peu sont spontanément nationalistes et xénophobes, et le FN spontanément populaire. Cette heureuse rencontre des conditions de vie objectives des classes populaires et de la subjectivité idéologique lepéniste – ou d’un état de fait social et d’une volonté politique –, est rebaptisée d’un euphémisme qui en rend indolore l’usage apparemment objectif et savant : l’« insécurité culturelle ».
2) Ce changement de mot ne se fait toutefois pas au nom d’un soutien au FN (nos auteurs ne mangent pas de ce pain-là), mais au nom des tâches dont devrait enfin s’emparer « la gauche » : entendons, une gauche qui aurait enfin accepté de se plier aux lois du Réel, en l’occurrence du réel social de l’insécurité. Ceux qui ne se plieront pas à cette façon de poser tous les problèmes en termes d’insécurité, tout « de gauche » qu’ils sont, se verront reprocher une si massive dénégation du Réel, et seront disqualifiés comme des utopistes inconséquents et velléitaires.
3) Comme toutefois il ne s’agit pas de réduire « la gauche » à une politique qui aurait trop visiblement intégrée les sèmes idéologiques de l’extrême-droite (ce que la droite peut faire sans trop se dissimuler), on diluera le signifiant nationaliste-xénophobe de « l’insécurité » dans une typologie aux allures toute d’objectivité sociologique, qui permettra de reconnaître que les marqueurs historiques de la gauche ont en fait toujours été soucieux de certaines insécurités : « l’insécurité sociale » et « l’insécurité économique ». On fera donc mine d’ignorer que « l’insécurité » n’est pas le concept générique d’une série de problèmes déterminés qu’il reviendrait à la politique de résoudre sans en interroger les termes, mais le signifiant-maître qui permet de poser tous les problèmes (« économiques », « sociaux », « culturels ») en termes identitaires, et tous les problèmes identitaires en termes nationalistes et xénophobes. On fera mine, à travers une classification pseudo-savante de types objectifs d’insécurité (« insécurité économique », « insécurité sociale », « insécurité culturelle-identitaire », « insécurité affective »…), de ne pas savoir que ce signifiant ne se prête à aucun autre usage que flottant, c’est-à-dire qu’il est fait pour être investi par n’importe quel contenu, n’importe quel objet, n’importe quelle peur, pourvu qu’il puisse être directement ou indirectement capitonné à une figure de l’étranger. On oubliera donc momentanément que ce signifiant est essentiellement fait pour se disséminer de manière « protéiforme » tout en maintenant l’illusion d’une unité des problèmes (puisque c’est toujours de « l’insécurité »), et donc d’une unité des réponses à leur apporter (puisque c’est toujours l’étranger qui, d’une manière ou d’une autre, « insécurise »). Les interventions politiques et médiatiques qui développent actuellement cette litanie des insécurités, contribuent ainsi directement à la recomposition du champ de la bataille idéologique autour de l’idéologie de l’extrême-droite ; la droite le fait sans s’en cacher ; pour « la gauche », cela se passe au niveau de l’euphémisation et la « désidéologisation » apparente de la position des problèmes en termes d’« insécurité culturelle ».
4) Last but not least, cette opération ne peut se faire que contre le FG, qui a rompu sans la moindre ambiguïté cette manière de poser les problèmes ; elle ne peut donc se faire qu’en commençant par falsifier systématiquement autant sa plateforme idéologique que sa programmation politique. On se montre prêt à reconnaître au FG qu’il a abordé sans chichi les problèmes « d’insécurité économique » et « d’insécurité sociale », pour mieux pointer le vide de son programme en matière d’insécurité « culturelle-identitaire ». On refuse donc de voir que le FG n’aborde aucun problème – pas davantage les problèmes « économiques » et « sociaux » que les « culturels » – en termes d’insécurité, mais chaque fois en termes de rapports de pouvoir, et d’intervention collective dans des rapports de forces pour les déplacer et les renverser. La dénégation de cette position pourtant on ne peut plus clair du FG, a par exemple pour conséquence que les formes et les significations radicalement antithétiques du « protectionnisme » dans le programme du FN et du FG se dissolvent miraculeusement : on n’y voit plus que deux manières, inégalement complètes ou « cohérentes », de « protéger » des Nationaux en mal de sécurité. On se montre enfin prêt à reconnaître au FG le mérite de compléter ses solutions à certaines insécurités par « une composante d’émancipation », dont Le Pen au contraire ne « s’embarrasse » pas . On préfère ainsi ignorer le fait que, une fois tous les problèmes recodés dans le langage nationaliste-identitaire des insécurités, l’émancipation perd absolument tout sens et devient un mot creux, celui du supplément d’âme d’une « gauche » qui a renoncé à toute bataille idéologique. L’insécurité, posée comme l’alpha et l’oméga des « problèmes » auxquels les politiques seraient sommés d’apporter des « réponses », ne peut par définition faire appel à rien d’autre qu’à un Tiers « sécurisant » censé protéger et rassurer, – ce qui est le contraire même d’une politique émancipatrice, qui par définition ne peut être octroyée par un tiers mais seulement conquise par soi-même. Au nom d’une meilleur « écoute » des électeurs du FN, que le racisme de classe ambiant rend aujourd’hui synonyme de « reconquête des classes populaires », on demande à la gauche d’intégrer le signifiant-maître de l’extrême droite, celui-ci permettant en retour à la gauche capitularde de justifier la reproduction de ses présupposés politiques : la politique ne pourrait se faire que « par le haut », s’adressant, en guise de peuple, à une somme d’individus infantiles pleurnichant leur demande (de protection, de sécurité, pourquoi pas d’amour ou de « préférence » – nationale…).
Telle est la mystification radicale dont se soutiennent au PS les élucubrations des derniers jours sur les « insécurités économiques », « sociales », « culturelles-identitaires »… Contre quoi l’on rappellera que le FG, en même temps qu’il mène sa bataille idéologique pour imposer une tout autre manière de poser les problèmes qu’en termes d’insécurité, mène une bataille idéologique pour imposer de tout autres présupposés : la dimension collective des problèmes et des manières de les affronter au sein de rapports de forces collectifs ; par suite le fait qu’une politique émancipatrice ne puisse se développer que contre les demandes infantiles adressées à un tiers sécurisant dont on réclamerait « la protection ». – Que le FG ne fait pas de « l’émancipation collective » une simple « composante » d’un programme politique qui viendrait s’ajouter, comme un petit luxe, un supplément d’âme de « gauche », à un programme de « protection sociale et économique », et qu’il a sur ce point tranché sans état d’âme les turpitudes aporétiques où s’enferme le PS depuis bien des années. – Que l’émancipation collective n’est pas une « composante », un aspect, un alinéa de la programmation politique du FG, mais le processus et la manière même dont le FG entend ré-aborder l’affrontement des problèmes, sociaux, économiques, écologiques, culturels : à savoir par un processus d’éducation populaire et de politisation collective qui parviennent à être assez puissant pour que « les gens », loin de se confier infantilement à un tiers protecteur qui viendrait leur octroyer maternellement quelque gamme de bienfaits sécurisants, entrent eux-mêmes dans un processus de mise en commun de leurs forces, de leurs résistance et de leurs prise en charge des problèmes qu’ils ont à affronter. C’est pourquoi, refusant de faire de l’émancipation une « composante » de son programme, le FG est le seul mouvement politique émancipateur actuellement en France : l’émancipation, par définition, ne peut être le fait d’un tiers. Elle ne peut pas plus être octroyée par l’autoritarisme droitier d’un maître, que par la douce tutelle d’un gestionnaire social-libéral. Elle exclut aussi bien la protection d’une mère féroce que la sécurité d’une mère bienveillante. L’émancipation est donc dans son fond radicalement incompatible avec la position des problèmes en termes de « demande de protection », d’« insécurité » et de « demande de sécurité ». Elle n’est pas de l’ordre de la « demande », mais de l’intervention dans un rapport de forces pour en déplacer les termes et les dominantes, et prendre en charge collectivement les leviers de la décision et de l’action. Mélenchon l’a martelé tant qu’il a pu, rappelant cette dimension essentielle de la politique du Front de Gauche comme mouvement collectif : « Nous ne demandons rien, nous ne marchandons rien », « ne demandons rien ; prenons le pouvoir » ; nous nous auto-éduquons, nous développons nos positions et nos vues politiques, nous luttons contre d’autres idées qui sont aussi d’autres manières, régressives et anti-émancipatrices, de concevoir et de faire la politique.
Pierre Sauvêtre et Guillaume Sibertin-Blanc
membres du PG du 20ème
Publié sur http://frontdesanalyses.blogspot.fr/
(où est également publiée la deuxième partie du texte)
A lire également sur le Silence qui parle :
Racisme d’Etat et racisme intellectuel / Alain Badiou
La part de la plèbe / Alain Brossat
l’Enjeu populiste et la guerre des deux démocraties / Alain Brossat
Du grand entretien de Mediapart avec M. Mélenchon / Yvan Najiels

L’« insécurité culturelle » ou comment l’idéologie d’extrême-droite s’invite dans le camp socio-démocrate (I) / Pierre Sauvêtre et Guillaume Sibertin-Blanc (Parti de Gauche du 20ème) dans Agora cattelan

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