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Qu’est-ce que les Lumières ? (1) / Michel Foucault

De nos jours, quand un journal pose une question à ses lecteurs, c’est pour leur demander leur avis sur un sujet où chacun a déjà son opinion : on ne risque pas d’apprendre grand-chose. Au XVIIIème siècle, on préférait interroger le public sur des problèmes auxquels justement on n’avait pas encore de réponse. Je ne sais si c’était plus efficace ; c’était plus amusant.
Toujours est-il qu’en vertu de cette habitude un périodique allemand, la Berlinische Monatsschrift, en décembre 1784, a publié une réponse à la question : Was ist Aufklärung (1) ? Et cette réponse était de Kant.
Texte mineur, peut-être. Mais il me semble qu’avec lui entre discrètement dans l’histoire de la pensée une question à laquelle la philosophie moderne n’a pas été capable de répondre, mais dont elle n’est jamais parvenue à se débarrasser. Et sous des formes diverses, voilà deux siècles maintenant qu’elle la répète. De Hegel à Horckheimer ou à Habermas, en passant par Nietzsche ou Max Weber, il n’y a guère de philosophie qui, directement ou indirectement, n’ait été confrontée à cette même question : quel est donc cet événement qu’on appelle l’Aufklärung et qui a déterminé, pour une part au moins, ce que nous sommes, ce que nous pensons et ce que nous faisons aujourd’hui ? Imaginons que la Berlinische Monatsschrift existe encore de nos jours et qu’elle pose à ses lecteurs la question : « Qu’est-ce que la philosophie moderne ? »; peut-être pourrait-on lui répondre en écho : la philosophie moderne, c’est celle qui tente de répondre à la question lancée, voilà deux siècles, avec tant d’imprudence : Was ist Aufklärung?
Arrêtons-nous quelques instants sur ce texte de Kant. Pour plusieurs raisons, il mérite de retenir l’attention.
1) À cette même question Moses Mendelssohn, lui aussi, venait de répondre dans le même journal, deux mois auparavant. Mais Kant ne connaissait pas ce texte quand il avait rédigé le sien. Certes, ce n’est pas de ce moment que date la rencontre du mouvement philosophique allemand avec les nouveaux développements de la culture juive. Il y avait une trentaine d’années déjà que Mendelssohn était à ce carrefour, en compagnie de Lessing. Mais jusqu’alors, il s’était agi de donner droit de cité à la culture juive dans la pensée allemande – ce que Lessing avait tenté de faire dans Die Juden (2) – ou encore de dégager des problèmes communs à la pensée juive et à la philosophie allemande : c’est ce que Mendelssohn avait fait dans les Entretiens sur l’immortalité de l’âme (3). Avec les deux textes parus dans la Berlinische Monatsschrift, l’Aufklärung allemande et l’Haskala juive reconnaissent qu’elles appartiennent à la même histoire ; elles cherchent à déterminer de quel processus commun elles relèvent. Et c’était peut-être une manière d’annoncer l’acceptation d’un destin commun, dont on sait à quel drame il devait mener.
2) Mais il y a plus. En lui-même et à l’intérieur de la tradition chrétienne, ce texte pose un problème nouveau.
Ce n’est certainement pas la première fois que la pensée philosophique cherche à réfléchir sur son propre présent. Mais, schématiquement, on peut dire que cette réflexion avait pris jusqu’alors trois formes principales :
- on peut représenter le présent comme appartenant à un certain âge du monde, distinct des autres par quelques caractères propres, ou séparé des autres par quelque événement dramatique. Ainsi dans le Politique de Platon, les interlocuteurs reconnaissent qu’ils appartiennent à l’une de ces révolutions du monde où celui-ci tourne à l’envers, avec toutes les conséquences négatives que cela peut avoir ;
- on peut aussi interroger le présent pour essayer de déchiffrer en lui les signes annonciateurs d’un événement prochain. On a là le principe d’une sorte d’herméneutique historique dont Augustin pourrait donner un exemple ;
- on peut également analyser le présent comme un point de transition vers l’aurore d’un monde nouveau. C’est cela que décrit Vico dans le dernier chapitre des Principes de la philosophie de l’histoire (4) ; ce qu’il voit « aujourd’hui », c’est « la plus complète civilisation se répandre chez les peuples soumis pour la plupart à quelques grands monarques » ; c’est aussi « l’Europe brillant d’une incomparable civilisation », abondant enfin « de tous les biens qui composent la félicité de la vie humaine ».
Or la manière dont Kant pose la question de l’Aufklärung est tout à fait différente – ni un âge du monde auquel on appartient, ni un événement dont on perçoit les signes, ni l’aurore d’un accomplissement. Kant définit l’Aufklärung d’une façon presque entièrement négative, comme une Ausgang, une « sortie », une « issue ». Dans ses autres textes sur l’histoire, il arrive que Kant pose des questions d’origine ou qu’il définisse la finalité intérieure d’un processus historique. Dans le texte sur l’Aufklärung, la question concerne la pure actualité. Il ne cherche pas à comprendre le présent à partir d’une totalité ou d’un achèvement futur. Il cherche une différence : quelle différence aujourd’hui introduit-il par rapport à hier?
3) Je n’entrerai pas dans le détail du texte qui n’est pas toujours très clair malgré sa brièveté. Je voudrais simplement en retenir trois ou quatre traits qui me paraissent importants pour comprendre comment Kant a posé la question philosophique du présent.
Kant indique tout de suite que cette « sortie » qui caractérise l’Aufklärung est un processus qui nous dégage de l’état de « minorité ». Et par « minorité », il entend un certain état de notre volonté qui nous fait accepter l’autorité de quelqu’un d’autre pour nous conduire dans les domaines où il convient de faire usage de la raison. Kant donne trois exemples : nous sommes en état de minorité lorsqu’un livre nous tient lieu d’entendement, lorsqu’un directeur spirituel nous tient lieu de conscience, lorsqu’un médecin décide à notre place de notre régime (notons en passant qu’on reconnaît facilement le registre des trois critiques, bien que le texte ne le dise pas explicitement). En tout cas, l’Aufklärung est définie par la modification du rapport préexistant entre la volonté, l’autorité et l’usage de la raison.
Il faut aussi remarquer que cette sortie est présentée par Kant de façon assez ambiguë. Il la caractérise comme un fait, un processus en train de se dérouler ; mais il la présente aussi comme une tâche et une obligation. Dès le premier paragraphe, il fait remarquer que l’homme est lui-même responsable de son état de minorité. Il faut donc concevoir qu’il ne pourra en sortir que par un changement qu’il opérera lui-même sur lui-même. D’une façon significative, Kant dit que cette Aufklärung a une « devise » (Wahlspruch) : or la devise, c’est un trait distinctif par lequel on se fait reconnaître ; c’est aussi une consigne qu’on se donne à soi-même et qu’on propose aux autres. Et quelle est cette consigne? Aude saper, « aie le courage, l’audace de savoir ». Il faut donc considérer que l’Aufklärung est à la fois un processus dont les hommes font partie collectivement et un acte de courage à effectuer personnellement. Ils sont à la fois éléments et agents du même processus. Ils peuvent en être les acteurs dans la mesure où ils en font partie; et il se produit dans la mesure où les hommes décident d’en être les acteurs volontaires.
Une troisième difficulté apparaît là dans le texte de Kant. Elle réside dans l’emploi du mot Menschheit. On sait l’importance de ce mot dans la conception kantienne de l’histoire. Faut-il comprendre que c’est l’ensemble de l’espèce humaine qui est prise dans le processus de l’Aufklärung? Et dans ce cas, il faut imaginer que l’Aufklärung est un changement historique qui touche à l’existence politique et sociale de tous les hommes sur la surface de la terre. Ou faut-il comprendre qu’il s’agit d’un changement qui affecte ce qui constitue l’humanité de l’être humain ? Et la question alors se pose de savoir ce qu’est ce changement. Là encore, la réponse de Kant n’est pas dénuée d’une certaine ambiguïté. En tout cas, sous des allures simples, elle est assez complexe.
Kant définit deux conditions essentielles pour que l’homme sorte de sa minorité. Et ces deux conditions sont à la fois spirituelles et institutionnelles, éthiques et politiques.
La première de ces conditions, c’est que soit bien distingué ce qui relève de l’obéissance et ce qui relève de l’usage de la raison. Kant, pour caractériser brièvement l’état de minorité, cite l’expression courante : « Obéissez, ne raisonnez pas » : telle est, selon lui, la forme dans laquelle s’exercent d’ordinaire la discipline militaire, le pouvoir politique, l’autorité religieuse. L’humanité deviendra majeure non pas lorsqu’elle n’aura plus à obéir, mais lorsqu’on lui dira: « Obéissez, et vous pourrez raisonner autant que vous voudrez. » Il faut noter que le mot allemand ici employé est räzonieren; ce mot, qu’on trouve aussi employé dans les Critiques, ne se rapporte pas à un usage quelconque de la raison, mais à un usage de la raison dans lequel celle-ci n’a pas d’autre fin qu’elle-même ; räzonieren, c’est raisonner pour raisonner. Et Kant donne des exemples, eux aussi tout à fait triviaux en apparence : payer ses impôts, mais pouvoir raisonner autant qu’on veut sur la fiscalité, voilà ce qui caractérise l’état de majorité ; ou encore assurer, quand on est pasteur, le service d’une paroisse, conformément aux principes de l’Église à laquelle on appartient, mais raisonner comme on veut au sujet des dogmes religieux.
On pourrait penser qu’il n’y a là rien de bien différent de ce qu’on entend, depuis le XVIème siècle, par la liberté de conscience : le droit de penser comme on veut, pourvu qu’on obéisse comme il faut. Or c’est là que Kant fait intervenir une autre distinction et la fait intervenir d’une façon assez surprenante. Il s’agit de la distinction entre l’usage privé et l’usage public de la raison. Mais il ajoute aussitôt que la raison doit être libre dans son usage public et qu’elle doit être soumise dans son usage privé. Ce qui est, terme à terme, le contraire de ce qu’on appelle d’ordinaire la liberté de conscience.
Mais il faut préciser un peu. Quel est, selon Kant, cet usage privé de la raison ? Quel est le domaine où il s’exerce ? L’homme, dit Kant, fait un usage privé de sa raison, lorsqu’il est « une pièce d’une machine »; c’est-à-dire lorsqu’il a un rôle à jouer dans la société et des fonctions à exercer : être soldat, avoir des impôts à payer, être en charge d’une paroisse, être fonctionnaire d’un gouvernement, tout cela fait de l’être humain un segment particulier dans la société ; il se trouve mis par là dans une position définie, où il doit appliquer des règles et poursuivre des fins particulières. Kant ne demande pas qu’on pratique une obéissance aveugle et bête ; mais qu’on fasse de sa raison un usage adapté à ces circonstances déterminées ; et la raison doit alors se soumettre à ces fins particulières. Il ne peut donc pas y avoir là d’usage libre de la raison.
En revanche, quand on ne raisonne que pour faire usage de sa raison, quand on raisonne en tant qu’être raisonnable (et non pas en tant que pièce d’une machine), quand on raisonne comme membre de l’humanité raisonnable, alors l’usage de la raison doit être libre et public. L’Aufklärung n’est donc pas seulement le processus par lequel les individus se verraient garantir leur liberté personnelle de pensée. Il y a Aufklärung lorsqu’il y a superposition de l’usage universel, de l’usage libre et de l’usage public de la raison.
Or cela nous amène à une quatrième question qu’il faut poser à ce texte de Kant. On conçoit bien que l’usage universel de la raison (en dehors de toute fin particulière) est affaire du sujet lui-même en tant qu’individu ; on conçoit bien aussi que la liberté de cet usage puisse être assurée de façon purement négative par l’absence de toute poursuite contre lui ; mais comment assurer un usage public de cette raison ? L’Aufklärung, on le voit, ne doit pas être conçue simplement comme un processus général affectant toute l’humanité ; elle ne doit pas être conçue seulement comme une obligation prescrite aux individus : elle apparaît maintenant comme un problème politique. La question, en tout cas, se pose de savoir comment l’usage de la raison petit prendre la forme publique qui lui est nécessaire, comment l’audace de savoir peut s’exercer en plein jour, tandis que les individus obéiront aussi exactement que possible. Et Kant, pour terminer, propose à Frédéric 11, en termes à peine voilés, une sorte de contrat. Ce qu’on pourrait appeler le contrat du despotisme rationnel avec la libre raison : l’usage public et libre de la raison autonome sera la meilleure garantie de l’obéissance, à la condition toutefois que le principe politique auquel il faut obéir soit lui-même conforme à la raison universelle.
Laissons là ce texte. je n’entends pas du tout le considérer comme pouvant constituer une description adéquate de l’Aufklärung ; et aucun historien, je pense, ne pourrait s’en satisfaire pour analyser les transformations sociales, politiques et culturelles qui se sont produites à la fin du XVIIIème siècle.
Cependant, malgré son caractère circonstanciel, et sans vouloir lui donner une place exagérée dans l’œuvre de Kant, je crois qu’il faut souligner le lien qui existe entre ce bref article et les trois Critiques. Il décrit en effet l’Aufklärung comme le moment où l’humanité va faire usage de sa propre raison, sans se soumettre à aucune autorité ; or c’est précisément à ce moment-là que la Critique est nécessaire, puisqu’elle a pour rôle de définir les conditions dans lesquelles l’usage de la raison est légitime pour déterminer ce qu’on peut connaître, ce qu’il faut faire et ce qu’il est permis d’espérer. C’est un usage illégitime de la raison qui fait naître, avec l’illusion, le dogmatisme et l’hétéronomie ; c’est, en revanche, lorsque l’usage légitime de la raison a été clairement défini dans ses principes que son autonomie peut être assurée. La Critique, c’est en quelque sorte le livre de bord de la raison devenue majeure dans l’Aufklärung; et inversement, l’Aufklärung, c’est l’âge de la Critique.
Il faut aussi, je crois, souligner le rapport entre ce texte de Kant et les autres textes consacrés à l’histoire. Ceux-ci, pour la plupart, cherchent à définir la finalité interne du temps et le point vers lequel s’achemine l’histoire de l’humanité. Or l’analyse de l’Aufklärung, en définissant celle-ci comme le passage de l’humanité à son état de majorité, situe l’actualité par rapport à ce mouvement d’ensemble et ses directions fondamentales. Mais, en même temps, elle montre comment, dans ce moment actuel, chacun se trouve responsable d’une certaine façon de ce processus d’ensemble.
L’hypothèse que je voudrais avancer, c’est que ce petit texte se trouve en quelque sorte à la charnière de la réflexion critique et de la réflexion sur l’histoire. C’est une réflexion de Kant sur l’actualité de son entreprise. Sans doute, ce n’est pas la première fois qu’un philosophe donne les raisons qu’il a d’entreprendre son œuvre en tel ou tel moment. Mais il me semble que c’est la première fois qu’un philosophe lie ainsi, de façon étroite et de l’intérieur, la signification de son œuvre par rapport à la connaissance, une réflexion sur l’histoire et une analyse particulière du moment singulier où il écrit et à cause duquel il écrit. La réflexion sur « aujourd’hui » comme différence dans l’histoire et comme motif pour une tâche philosophique particulière me paraît être la nouveauté de ce texte.
Et, en l’envisageant ainsi, il me semble qu’on peut y reconnaître un point de départ : l’esquisse de ce qu’on pourrait appeler l’attitude de modernité.
Je sais qu’on parle souvent de la modernité comme d’une époque ou en tout cas comme d’un ensemble de traits caractéristiques d’une époque; on la situe sur un calendrier où elle serait précédée d’une prémodernité, plus ou moins naïve ou archaïque et suivie d’une énigmatique et inquiétante « postmodernité ». Et on s’interroge alors pour savoir si la modernité constitue la suite de l’Aufklärung et son développement, ou s’il faut y voir une rupture ou une déviation par rapport aux principes fondamentaux du XVIIIème siècle.
En me référant au texte de Kant, je me demande si on ne peut pas envisager la modernité plutôt comme une attitude que comme une période de l’histoire. Par attitude, je veux dire un mode de relation à l’égard de l’actualité ; un choix volontaire qui est fait par certains; enfin, une manière de penser et de sentir, une manière aussi d’agir et de se conduire qui, tout à la fois, marque une appartenance et se présente comme une tâche. Un peu, sans doute, comme ce que les Grecs appelaient un êthos. Par conséquent, plutôt que de vouloir distinguer la « période moderne » des époques « pré » ou « postmoderne », je crois qu’il vaudrait mieux chercher comment l’attitude de modernité, depuis qu’elle s’est formée, s’est trouvée en lutte avec des attitudes de « contre-modernité ».
Pour caractériser brièvement cette attitude de modernité, je prendrai un exemple qui est presque nécessaire : il s’agit de Baudelaire, puisque c’est chez lui qu’on reconnaît en général l’une des consciences les plus aiguës de la modernité au XIXème siècle.
1) On essaie souvent de caractériser la modernité par la conscience de la discontinuité du temps : rupture de la tradition, sentiment de la nouveauté, vertige de ce qui passe. Et c’est bien ce que semble dire Baudelaire lorsqu’il définit la modernité par « le transitoire, le fugitif, le contingent » (5) . Mais, pour lui, être moderne, ce n’est pas reconnaître et accepter ce mouvement perpétuel ; c’est au contraire prendre une certaine attitude à l’égard de ce mouvement; et cette attitude volontaire, difficile, consiste à ressaisir quelque chose d’éternel qui n’est pas au-delà de l’instant présent, ni derrière lui, mais en lui. La modernité se distingue de la mode qui ne fait que suivre le cours du temps ; c’est l’attitude qui permet de saisir ce qu’il y a « d’héroïque » dans le moment présent. La modernité n’est pas un fait de sensibilité au présent fugitif ; c’est une volonté d’ « héroïser » le présent.
Je me contenterai de citer ce que dit Baudelaire de la peinture des personnages contemporains. Baudelaire se moque de ces peintres qui, trouvant trop laide la tenue des hommes du XIXème siècle, ne voulaient représenter que des toges antiques. Mais la modernité de la peinture ne consistera pas pour lui à introduire les habits noirs dans un tableau. Le peintre moderne sera celui qui montrera cette sombre redingote comme « l’habit nécessaire de notre époque ». C’est celui qui saura faire voir, dans cette mode du jour, le rapport essentiel, permanent, obsédant que notre époque entretient avec la mort. « L’habit noir et la redingote ont non seulement leur beauté poétique, qui est l’expression de l’égalité universelle, mais encore leur poétique qui est l’expression de l’âme publique ; une immense défilade de croque-morts, politiques, amoureux, bourgeois. Nous célébrons tous quelque enterrement » (6). Pour désigner cette attitude de modernité, Baudelaire use parfois d’une litote qui est très significative, parce qu’elle se présente sous la forme d’un précepte : « Vous n’avez pas le droit de mépriser le présent. »
2) Cette héroïsation est ironique, bien entendu. Il ne s’agit aucunement, dans l’attitude de modernité, de sacraliser le moment qui passe pour essayer de le maintenir ou de le perpétuer. Il ne s’agit surtout pas de le recueillir comme une curiosité fugitive et intéressante : ce serait là ce que Baudelaire appelle une attitude de « flânerie ». La flânerie se contente d’ouvrir les yeux, de faire attention et de collectionner dans le souvenir. À l’homme de flânerie Baudelaire oppose l’homme de modernité : « Il va, il court, il cherche. À coup sûr, cet homme, ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité. Il s’agit pour lui de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique. » Et comme exemple de modernité, Baudelaire cite le dessinateur Constantin Guys. En apparence, un flâneur, un collectionneur de curiosités ; il reste « le dernier partout où peut resplendir la lumière, retentir la poésie, fourmiller la vie, vibrer la musique, partout où une passion peut poser son œil, partout où l’homme naturel et l’homme de convention se montrent dans une beauté bizarre, partout où le soleil éclaire les joies rapides de l’animal dépravé » (7).
Mais il ne faut pas s’y tromper. Constantin Guys n’est pas un flâneur; ce qui en fait, aux yeux de Baudelaire, le peintre moderne par excellence, c’est qu’à l’heure où le monde entier entre en sommeil, il se met, lui, au travail, et il le transfigure. Transfiguration qui n’est pas annulation du réel, mais jeu difficile entre la vérité du réel et l’exercice de la liberté ; les choses « naturelles » y deviennent « plus que naturelles », les choses « belles » y deviennent « plus que belles » et les choses singulières apparaissent « dotées d’une vie enthousiaste comme l’âme de l’auteur » (8) . Pour l’attitude de modernité, la haute valeur du présent est indissociable de l’acharnement à l’imaginer, à l’imaginer autrement qu’il n’est et à le transformer non pas en le détruisant, mais en le captant dans ce qu’il est. La modernité baudelairienne est un exercice où l’extrême attention au réel est confrontée à la pratique d’une liberté qui tout à la fois respecte ce réel et le viole.
3) Cependant, pour Baudelaire, la modernité n’est pas simplement forme de rapport au présent ; c’est aussi un mode de rapport qu’il faut établir à soi-même. L’attitude volontaire de modernité est liée à un ascétisme indispensable. Être moderne, ce n’est pas s’accepter soi-même tel qu’on est dans le flux de moments qui passent ; c’est se prendre soi-même comme objet d’une élaboration complexe et dure : ce que Baudelaire appelle, selon le vocabulaire de l’époque, le « dandysme ». Je ne rappellerai pas des pages qui sont trop connues : celles sur la nature « grossière, terrestre, immonde » ; celles sur la révolte indispensable de l’homme par rapport à lui-même ; celle sur la « doctrine de l’élégance » qui impose « à ses ambitieux et humbles sectaires » une discipline plus despotique que les plus terribles des religions ; les pages, enfin, sur l’ascétisme du dandy qui fait de son corps, de son comportement, de ses sentiments et passions, de son existence, une œuvre d’art. L’homme moderne, pour Baudelaire, n’est pas celui qui part à la découverte de lui- même, de ses secrets et de sa vérité cachée ; il est celui qui cherche à s’inventer lui-même. Cette modernité ne libère pas l’homme en son être propre ; elle l’astreint à la tâche de s’élaborer lui-même.
4) Enfin, j’ajouterai un mot seulement. Cette héroïsation ironique du présent, ce jeu de la liberté avec le réel pour sa transfiguration, cette élaboration ascétique de soi, Baudelaire ne conçoit pas qu’ils puissent avoir leur lieu dans la société elle-même ou dans le corps politique. Ils ne peuvent se produire que dans un lieu autre que Baudelaire appelle l’art.
Je ne prétends pas résumer à ces quelques traits ni l’événement historique complexe qu’a été l’Aufklärung à la fin du XVIIIème siècle ni non plus l’attitude de modernité sous les différentes formes qu’elle a pu prendre au cours des deux derniers siècles.
Je voulais, d’une part, souligner l’enracinement dans l’Aufklärung d’un type d’interrogation philosophique qui problématise à la fois le rapport au présent, le mode d’être historique et la constitution de soi-même comme sujet autonome ; je voulais souligner, d’autre part, que le fil qui peut nous rattacher de cette manière à l’Aufklärung n’est pas la fidélité à des éléments de doctrine, mais plutôt la réactivation permanente d’une attitude ; c’est-à-dire d’un êthos philosophique qu’on pourrait caractériser comme critique permanente de notre être historique. C’est cet êthos que je voudrais très brièvement caractériser.
A. Négativement. 1) Cet êthos implique d’abord qu’on refuse ce que j’appellerai volontiers le « chantage » à l’Aufklärung. je pense que l’Aufklärung, comme ensemble d’événements politiques, économiques, sociaux, institutionnels, culturels, dont nous dépendons encore pour une grande partie, constitue un domaine d’analyse privilégié. Je pense aussi que, comme entreprise pour lier par un lien de relation directe le progrès de la vérité et l’histoire de la liberté, elle a formulé une question philosophique qui nous demeure posée. Je pense enfin – j’ai essayé de le montrer à propos du texte de Kant – qu’elle a défini une certaine manière de philosopher.
Mais cela ne veut pas dire qu’il faut être pour ou contre l’Aufklärung. Cela veut même dire précisément qu’il faut refuser tout ce qui se présenterait sous la forme d’une alternative simpliste et autoritaire : ou vous acceptez l’Aufklärung, et vous restez dans la tradition de son rationalisme (ce qui est par certains considéré comme positif et par d’autres au contraire comme un reproche) ; ou vous critiquez l’Aufklärung et vous tentez alors d’échapper à ces principes de rationalité (ce qui peut être encore une fois pris en bonne ou en mauvaise part). Et ce n’est pas sortir de ce chantage que d’y introduire des nuances « dialectiques » en cherchant à déterminer ce qu’il a pu y avoir de bon et de mauvais dans l’Aufklärung.
Il faut essayer de faire l’analyse de nous-mêmes en tant qu’êtres historiquement déterminés, pour une certaine part, par l’Aufklärung. Ce qui implique une série d’enquêtes historiques aussi précises que possible ; et ces enquêtes ne seront pas orientées rétrospectivement vers le « noyau essentiel de rationalité » qu’on peut trouver dans l’Aufklärung et qu’il faudrait sauver en tout état de cause ; elles seront orientées vers « les limites actuelles du nécessaire » : c’est-à-dire vers ce qui n’est pas ou plus indispensable pour la constitution de nous-mêmes comme sujets autonomes.
2) Cette critique permanente de nous-mêmes doit éviter les confusions toujours trop faciles entre l’humanisme et l’Aufklärung. Il ne faut jamais oublier que l’Aufklärung est un événement ou un ensemble d’événements et de processus historiques complexes, qui se sont situés à un certain moment du développement des sociétés européennes. Cet ensemble comporte des éléments de transformations sociales, des types d’institutions politiques, des formes de savoir, des projets de rationalisation des connaissances et des pratiques, des mutations technologiques qu’il est très difficile de résumer d’un mot, même si beaucoup de ces phénomènes sont encore importants à l’heure actuelle. Celui que j’ai relevé et qui me paraît avoir été fondateur de toute une forme de réflexion philosophique ne concerne que le mode de rapport réflexif au présent.
Michel Foucault
Qu’est-ce que les Lumières ? / 1983
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1 In Bertiniscbe Monatsschrift, décembre 1784, vol. IV, pp.481-491 « Qu’est-ce que les Lumières ? », trad. Wismann, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1985, t. Il.
2 Lessing (G.), Die Juden, 1749.
3 Mendelssohn (M.), Phädon oder liber die Unsterblichkeit der Seele, Berlin, 1767, 1768, 1769.
4 Vico (G.), Principii di una scienza nuova d’interno alla comune natura delle nazioni, 1725 (Principes de la philosophie de l’histoire,trad. Michelet, Paris, 1835 ; rééd. Paris, & Colin, 1963).
5 Baudelaire (C.), le Peintre de la vie moderne, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1976, t. II, p.695.
6 Id., « De l’héroïsme de la vie moderne », op. cit., p.494.
7 Baudelaire (C.), le Peintre de la vie moderne, op. cit., pp. 693-694.
8 Ibid., p. 694.

Enonciation et politique – Une lecture parallèle de la démocratie : Foucault et Rancière / Maurizio Lazzarato

« Le discours révolutionnaire, quand il prend la forme d’une critique de la société existante, joue le rôle de discours parrêsiastique »
Michel Foucault / le Courage de la vérité

1 Jacques Rancière affirme que la subjectivation politique « n’a jamais intéressé Foucault, sur le plan théorique en tout cas. Il s’occupe du pouvoir ». Jugement trop rapide et désinvolte puisque la subjectivation constitue l’aboutissement même de l’œuvre de Foucault. En réalité nous sommes confrontés à deux conceptions radicalement hétérogènes de la subjectivation politique. Contrairement à Rancière pour qui l’éthique neutralise la politique, la subjectivation politique foucaldienne est indissociable de l’ethospoieisis, (la formation de l’ethos, la formation du sujet ). La nécessité de conjuguer la transformation du monde, (des institutions, des lois) et la transformation de soi, des autres et de l’existence, constitue le problème même de la politique telle qu’elle se configure à partir de 68. Ces deux concepts de subjectivation sont l’expression de deux projets politiques et deux appréhensions passablement hétérogènes de l’actualité que l’on peut aisément retrouver dans la lecture divergente des institutions et du fonctionnement de la démocratie grecque que ces auteurs proposent.
Ces deux approches comportent des différences remarquables non seulement quant à la conception de la politique, mais aussi de celle du langage et de l’énonciation.
Pour Rancière, la démocratie grecque a définitivement démontré que la politique a pour principe exclusif l’égalité, et que dans le langage on trouve le minimum d’égalité nécessaire à la compréhension des être parlants permettant de vérifier le principe de l’égalité politique. La parole, qu’elle soit de l’ordre du commandement ou du problème, suppose l’entente dans le langage. L’action politique doit majorer et effectuer cette puissance de l’égalité contenue, tant soi peu, dans le langage .
Dans la lecture foucaldienne de cette même démocratie, l’égalité constitue une condition nécessaire, mais non suffisante de la politique. L’énonciation (le dire vrai, parrêsia) détermine des rapports paradoxaux dans la démocratie, puisque le parler–vrai introduit la différence (de l’énonciation) dans l’égalité (de la langue), ce qui implique nécessairement une « différenciation éthique ». L’action politique se fait dans le cadre des « rapports paradoxaux » que l’égalité entretient avec la différence, dont l’aboutissement est la production de nouvelles formes de subjectivation et de singularité.

2 Le « dire vrai » (la parrêsia)
La démocratie est abordée par Foucault à travers le dire–vrai (la « parrêsia« ), c’est-à-dire à travers la prise de parole de celui qui se lève dans l’assemblée et prends le risque d’énoncer la vérité en ce qui concerne les affaires de la cité. Foucault, reprend, comme analyseur de la démocratie, une thématique classique d’un de ses maîtres, Nietzsche, celle de la valeur de la vérité, de la volonté de vérité ou encore « qui » veut le vrai ? .
Le rapport entre vérité et sujet n’est plus posé dans les termes de ses travaux sur le pouvoir : à travers quelles pratiques et quels types de discours le pouvoir a essayé de dire la vérité du sujet fou, délinquant, prisonnier ? Comment le pouvoir a-t-il constitué le « sujet  parlant, le sujet travaillant, le sujet vivant » en objet de savoir ? A partir de la fin des années 70, le point de vue s’est déplacé et est formulé en ces termes : quel discours de vérité le sujet est-il « susceptible et capable de dire sur lui-même ».
L’interrogation qui traverse la lecture de la démocratie grecque est orientée par une question typiquement nietzschéenne qui concerne, en réalité, notre actualité : qu’est-ce que « dire vrai » après la mort de Dieu ? Contrairement à Dostoïevski, le problème n’est pas « tout est permis », mais « si rien n’est vrai » comment vivre ? Si le souci de la vérité consiste dans sa problématisation permanente quelle « vie », quels pouvoirs, quels savoirs et quelles pratiques discursives peuvent le supporter ?
La réponse capitaliste à cette question est la constitution d’un « marché aux vies », où chacun peut acheter l’existence qui lui convient. Ce ne sont plus les écoles philosophiques, comme dans Grèce Antique, ni la religion chrétienne, ni le projet révolutionnaire comme au XIX et XX siècle, qui proposent des modes d’existence, des modèles de subjectivation, mais les entreprises, les médias, l’industrie culturelle, les institution du Welfare State, de l’Assurance chômage.
Dans le capitalisme contemporain le gouvernement des inégalités est strictement couplé à la production et au gouvernement des modes de subjectivation. La « police » contemporaine opère à la fois par la division et la distribution des rôles et par la répartition des fonctions et l’injonction à des modes de vie : chaque revenu, chaque allocation, chaque salaire renvoie à un « éthos », c’est-à-dire à une manière de faire et de dire, prescrit et implique des conduites. Le néo-libéralisme est à la fois le rétablissement d’une hiérarchie fondée sur l’argent, sur le mérite, sur l’héritage et une véritable « foire aux vies  » où les entreprises et l’Etat, en remplaçant le maître ou le confesseur, prescrivent comment se conduire (comme manger, comment habiter, comment s’habiller, comment aimer, comment parler, etc.).
Le capitalisme contemporain, ses entreprises et ses institutions prescrivent un souci de soi et un travail sur soi à la fois physique et psychique, un « bien vivre  », une esthétique de l’existence qui semble dessiner les nouvelles frontières de l’assujettissement capitaliste et de la valorisation et marquent un appauvrissement sans précédents de la subjectivité.
Pour problématiser ces questions, les derniers cours de Foucault constituent un outil irremplaçable. Le déploiement de l’analyse requiert tout d’abord de ne pas isoler l’acte politique en tant que tel comme le fait Rancière, puisque, selon Foucault, on risque de rater la spécificité du pouvoir capitaliste qui agence politique et éthique, division inégalitaire de la société, production de modèles d’existences et pratiques discursives. Foucault nous invite à tenir ensemble l’analyse des formes de subjectivation, l’analyse des pratiques discursives et des « techniques et des procédures par lesquelles on entreprend de conduire la conduite des autres ». Pour le dire de façon synthétique : sujet, pouvoir et savoir doivent être pensés à la fois dans leur irréductibilité et dans leur nécessaire relation.
La parrêsia en dérivant du mode de subjectivation politique vers la sphère de l’éthique personnelle et de la constitution du sujet moral, nous offre la possibilité de penser les relations complexes entre ces « trois éléments distincts, qui ne se réduisent pas les uns aux autres (…) mais dont les rapports sont constitutifs les uns des autres ».

3 Parrésia, politeia, isegoria, dunasteia
Dans ses deux derniers cours, Foucault démontre que la parrêsia (le dire vrai), la politeia (la constitution qui garantie l’égalité de tous les hommes qui ont la citoyenneté ) et l’isêgoria (le droit statutaire pour n’importe qui de parler, ne dépendant d’aucun statut social, d’aucun privilège de naissance, de richesse ou de savoir), établissent entre elles des rapports paradoxaux. Pour que la parrêsia puisque exister, pour que le dire vrai puisse s’exercer, il faut à la fois la politeia (constitution) et l’isegoria qui affirment que n’importe qui peut prendre publiquement la parole et dire son mot sur les affaires de la cité. Mais ni la politeia, ni l’isegoria ne disent pas encore qui va réellement parler , qui va effectivement énoncer une prétention à la vérité. N’importe qui a le droit de prendre la parole, mais ce n’est pas la distribution égalitaire du droit de parole qui fait parler effectivement.
L’exercice effectif de la parrêsia ne dépend ni de la citoyenneté, ni d’un statut juridique ou social. La politeia et l’isegoria et l’égalité qu’elles déclarent, ne constituent que les conditions nécessaires mais non suffisantes de la prise de parole publique. Ce qui fait parler effectivement est la dunasteia : la puissance, la force, l’exercice et l’effectuation réelle du pouvoir de parler qui mobilisent des rapports singuliers de l’énonciateur à lui même et de l’énonciateur à ceux qu’il s’adresse. La dunesteia qui s’exprime dans l’énonciation est une force de différentiation éthique puisque il s’agit d’une prise de position par rapport à soi, par rapport aux autres et par rapport au monde.
La parrèsia en prenant parti et en divisant les égaux et en portant la polémique et le litige à l’intérieur de la communauté, est une action risquée et indéterminée. Elle introduit le conflit, l’agonisme, la joute dans l’espace public qui peuvent aller jusqu’à l’hostilité, la haine et la guerre.
Le dire-vrai, la prétention à la vérité énoncée dans une assemblée (et on peut penser aux assemblées de mouvements sociaux er politiques contemporains, puisque la démocratie grecque, à différence de la démocratie moderne n’est pas représentative), présuppose une force, une puissance, une action sur soi (avoir le courage de prendre le risque de dire le vrai) et une action sur les autres, pour les persuader, les guider, pour diriger leurs conduites. C’est dans ce sens que Foucault parle de la différenciation éthique, d’un processus de singularisation déclenché et ouvert par l’énonciation parrésiastique. La parrêsia implique que les sujets politiques se constituent eux-mêmes en sujets éthiques, capable de se risquer, de lancer un défi, de diviser les égaux par leurs prises de positions, c’est-à-dire capables de se gouverner eux-mêmes et de gouverner les autres dans une situation de conflit. Dans l’acte d’énonciation politique, dans la prise de parole publique, se manifeste une puissance d’auto-positionnement, d’auto-affectation, la subjectivité s’affectant elle-même, comme dit Deleuze fort à propos de la subjectivation foucaldienne.
La parrêsia restructure et redéfinit le champ d’action possible aussi bien pour soi, que pour les autres. Elle modifie la situation, elle ouvre à un nouvelle dynamique puisque précisément elle introduit quelque chose de neuf. « La structure de la parrêsia, même si elle implique un statut, est une structure dynamique et une structure agonistique » qui déborde le cadre égalitaire, du droit, de la loi, de la constitution.
Les nouvelles relations que le dire vrai exprime ne sont pas contenues, ni prévues par la constitution, la loi ou l’égalité et c’est pourtant à travers elles et seulement à travers elles qu’une action politique est possible, s’effectue réellement.
Le dire-vrai dépend donc de deux régimes hétérogènes, du droit (de la politeia et de l’isegoria) et de la dunasteia (la puissance ou force) et c’est pour cette raison que le rapport entre énonciation (discours) vraie et démocratie est « difficile et problématique ». La parrêsia en introduisant la différence de fait dans l’égalité, en exprimant la puissance d’auto-affectation, d’auto-affirmation, détermine un double paradoxe. Premièrement « il ne peut avoir de discours vrai que par la démocratie, mais le discours vrai introduit dans la démocratie quelque chose qui est tout à fait différent et irréductible à sa structure égalitaire », la différentiation éthique. Deuxièmement « la possibilité de la mort du discours vrai, la possibilité de sa réduction au silence » est inscrite dans l’égalité, puisque la joute, le conflit, l’agonisme et l’hostilité menacent la démocratie et son égalité . Ce qui est effectivement est arrivé dans nos démocraties occidentale pour lesquelles il n’y a plus d’espace pour la parrêsia. Le consensus démocratique est la neutralisation de la parrésia, du dire vrai et de la subjectivation et de l’action qui en découle.

4 Enonciation et pragmatique
La différence de position entre Rancière et Foucault émerge encore plus clairement si on approfondit le rapport que le langage et l’énonciation entretiennent avec la politique et la subjectivation politique.
La prise de parole de « sans parts » (démos ou prolétariat) chez Rancière ne renvoie pas à une prise de conscience, à l’expression d’un propre de celui qui énonce (ses intérêts ou son appartenance à un groupe social), mais à l’égalité du logos. L’inégalité de la domination présuppose l’égalité des être parlants, puisque pour que l’ordre du maître soit exécuté par les subordonnés, il faut que le maitre et le subordonnés se comprennent à partir d’une langue commune. Le fait de parler, même dans le cas des relations de pouvoir fortement asymétriques, (le discours de Menenius Agrippe sur l’Aventin qui veut légitimer les différences hiérarchiques dans la société) suppose une entente dans le langage, une « communauté dont l’égalité est la loi ».
Rancière a besoin d’une extériorité ou d’une présupposition (le logos comme communauté égalitaire des êtres parlants, l’esthétique moderne comme communauté sans exclus), c’est-à-dire d’un dehors des rapports de pouvoir tels qu’il se donnent dans une société. Pour qu’une action politique soit possible, il faut préalablement supposer une déclaration d’égalité qui fonctionne comme mesure et fondement de l’argumentation et de la démonstration du litige entre la règle (de l’égalité) et le cas (l’inégalité de la police).
L’égalité ayant été déclarée quelque part, il faut effectuer sa puissance. « Etant inscrite quelque part, il faut l’élargir, la renforcer ».
L’action politique se déploie à travers un usage de la parole comme « démonstration » litigieuse du tort, comme « argumentation » polémique de l’écart entre l’énonciation de l’ »égalité » et le partage des places et des fonctions opéré par la police. La politique égalitaire trouve, une légitimation et un argumentaire dans la logique et la structure de la langue. La politique consiste dans la création d’une « scène où se met en jeu l’égalité et l’inégalité des partenaires du conflit comme êtres parlants ».
Pour Rancière il y a bien une logique du langage, mais cette logique est fondée sur une dualité du logos, « parole et compte de la parole ». La parole est à la fois le lieu d’une communauté (parole qui exprime les problèmes) et d’une division (parole qui donne des ordres).
L’énonciation politique doit argumenter et démontrer contre cette dualité « qu’il y a un seul langage commun » et établir que le démos antique comme les prolétaires modernes sont des êtres qui, par le fait même qu’ils parlent et qu’ils argumentent, sont des êtres de raison et de parole et par là même égaux à ceux qui les commandent.
« La querelle ne porte pas sur les contenus de langage (….) elle porte sur la considération des être parlants comme tels ».
L’action politique se donne ainsi à partir d’une « logique » paradoxale. Action raisonnable parce que l’agir politique fait « comme si » l’égalité des êtres parlants et leur monde commun existaient vraiment et action « éminemment non raisonnable » puisque cette égalité et ce monde commun n’existent nulle part.
Si Rancière joue avec les universaux et la rationalité discursive (« La première requête d’universalité est celle de l’appartenance universelle des être parlants à la communauté du langage »), tout en s’en distinguant, Foucault décrit la subjectivation comme un processus immanent de rupture et de constitution du sujet, n’ayant recours à aucune extériorité, fusse-t-elle celle de la logique de l’égalité impliqué dans la langue.
L’acte de parole dans la démocratie grecque de Rancière implique une logique égalitaire, tandis que l’acte de parole parrêsiastique dans la démocratie grecque de Foucault est hautement différenciant.
La parrésia chez Foucault, pour utiliser une formule de Félix Guattari, « sort de la langue », mais aussi de la pragmatique telle qu’elle est envisagé par la philosophie analytique. Il n’y a pas de la rationalité ou de logique discursive, parce que l’énonciation n’est pas indexée aux règles de la langue ou de la pragmatique, mais au risque de la prise de position, à l’auto–affirmation « existentielle » et politique. Il n’y a pas une logique de la langue, mais une esthétique de l’énonciation, au sens où l’énonciation ne vérifie pas quelque chose qui est déjà là (l’égalité), mais ouvre à quelque chose de nouveau qui est donné pour la première fois par l’acte même de parler, qui engage aussi bien celui qui l’énonce que celui qui l’accueille .
La parrêsia est une forme d’énonciation très différente de celle avancée par la pragmatique du discours à travers les performatifs. Les performatifs sont des formules, des « rituels » linguistiques qui présupposent un statut plus ou moins institutionnalisé de celui qui parle et contiennent déjà l’effet que l’énonciation doit produire (« La séance est ouverte » énoncé par celui qui est habilité à le faire n’est qu’une répétition dont les effets sont connus d’avance). La parrêsia, à l’inverse ne suppose aucun statut, elle est l’énonciation de « n’importe qui ». A la différence des performatifs elle « ouvre à un risque indéterminé », « possibilité, champs de dangers, ou en tout cas éventualité non déterminée. »
L’irruption de la parrêsia détermine une fracture, une effraction d’une situation et « rend possibles un certain nombre d’effets » qui ne sont pas connus d’avance. Les effets de l’énonciation ne sont pas seulement toujours singuliers, mais affectent et engagent d’abord le sujet énonciateur.
La reconfiguration du sensible concerne d’abord celui qui parle. A l’intérieur de l’énoncé parrêsiastique se noue un double pacte du « sujet parlant avec lui-même » : il se lie lui-même à l’énoncé et au contenu de l’énoncé, à ce qu’il a dit et au fait qu’il l’a dit. Il y a retro-action de l’énonciation sur le mode d’être du sujet « En produisant l’événement de l’énoncé, le sujet modifie, ou affirme , ou en tout cas détermine et précise quel est son mode d’être en tant qu’il parle. »
La parrêsia manifeste le courage et la prise de position de celui qui énonce la vérité, qui dit ce qu’il pense, mais manifeste aussi le courage et la prise de position de « l’interlocuteur » qui accepte de recevoir comme vraie la vérité blessante qu’il entend ». Celui qui dit vrai, qui dit ce qu’il pense, « signe en quelque sorte lui-même la vérité qu’il énonce, il se lie à cette vérité, et il s’oblige, par conséquent, à elle et par elle ». Mais il prend aussi un risque « qui concerne la relation même qu’il a avec ceux à qui il s’adresse ». Si le professeur possède un « savoir de tekne » et ne risque rien en parlant, le parrêsiaste prend les risques non seulement de la polémique, mais de « l’hostilité, de la guerre, de la haine et de la mort ». Il prend le risque de diviser les égaux.
Entre celui qui parle et ce qu’il énonce, entre celui qui dit le vrai et celui qui accueille la parole s’établit un lien affectif et subjectif, la « croyance », qui comme le rappelle William James est une « disposition à l’action ». Le rapport à soi, le rapport aux autres et la croyance qui les lie ne peuvent être contenus ni dans l’égalité, ni dans le droit .

5 Crise de la parrêsia
Rancière voit dans la crise de la démocratie grecque une simple prétention de la volonté des aristocrates au rétablissement de leur privilège de naissance, de statut et de richesse, alors que Foucault, sans négliger cet aspect, voit la crise de la démocratie grecque se nouer autour de ce rapport entre politique et éthique, entre égalité et différentiation.
Les ennemis de la démocratie mettent le doit sur un problème que le tenant de l’égalité comme seul principe de la politique (Rancière, Badiou) ne voient pas et qui constitue un des écueils sur le quel le communisme du XIXème et du XXème s’est brisé, sans porter de réponses praticables.
Comme soutiennent les ennemis de l’égalité, si chacun peut dire son mot sur les affaires de la cité, il y aura autant de constitutions et de gouvernements que d’individus. Si tout le monde peut prendre la parole, alors les fous, les ivrognes, les insensés sont autorisés à dire leurs opinions sur les affaires publiques de la même manière que les meilleurs, les compétents. Dans la démocratie, le conflit, la joute, l’agonisme et le conflit entre égaux qui tous prétendent dire le vrai, dégénèrent en séduction des orateurs qui flattent le peuple dans les assemblées. S’il y a distribution sans contrôle du droit de parler, « n’importe qui peut dire tout et n’importe quoi ». Dès lors comment distinguer le bon et le mauvais orateur ? Comment produire une différenciation éthique ? La vérité, affirment toujours les ennemis de la démocratie, ne peut pas être dite dans un champ politique définit par l’« indifférence entre les sujets parlants ».
« La démocratie ne peut pas faire place à la différenciation éthique des sujets parlants, délibérants et décidants ».
Ces argumentations rappellent immédiatement les critiques néo-libérale adressées à l’égalitarisme « socialiste » des augmentations salariales égales pour tous, des droits sociaux égaux pour tous : l’égalité empêche la liberté, l’égalité empêche la « différenciation éthique », l’égalité noie la subjectivité dans l’indifférence des sujets de droits .
Foucault, de la même manière que Guattari, nous prévient qu’on ne peut s’opposer à la « liberté » néo – libérale qui, en réalité, exprime une volonté politique de rétablir les hiérarchies, les inégalités et les privilèges, par la seule « politique égalitaire ». Ce serait faire l’économie des critiques que les mouvements politiques avaient porté à l’égalitarisme socialiste, bien avant les libéraux.
Foucault ne se limite pas à dénoncer les ennemis de la démocratie, mais, en utilisant les Cyniques,  renverse les critiques aristocratiques sur leur terrain même : celui de la différenciation éthique, celui de la constitution du sujet et de son devenir.
A partir de la crise de la parrêsia se dessine un « dire vrai » qui ne s’expose plus aux risques de la politique. Le dire vrai de son origine politique dérive vers la sphère de l’éthique personnelle et la constitution du sujet moral, mais selon une double alternative, celle de la « métaphysique de l’âme » et de l’  »esthétique de vie », celle de la connaissance de l’âme, de sa purification ouvrant l’accès à l’autre monde et celle des pratiques et des techniques, pour la mise à l’épreuve, l’expérimentation, le changements de soi, de la vie et du monde ici et maintenant. La constitution de soi non plus comme « âme », mais comme « bios », comme mode de vie. Cette alternative est déjà contenue dans le texte de Platon, mais ce sont les Cyniques qui l’explicitent, la renversent contre les ennemis de la démocratie en la politisant. L’opposition entre les cyniques et le platonisme peut se résumer de la façon suivante : les premiers articulent « vie autre » / « monde autre », tandis pour le deuxième il s’agit plutôt de « l’autre monde » et de « l’autre vie », agencement qui se prolongera avec le christianisme.
Les Cyniques retournent le thème traditionnel de la « vraie vie » dans laquelle avait migré et s’était réfugié le dire vrai. La « vraie vie » dans la tradition grecque « est une vie qui échappe à la perturbation, aux changements, à la corruption, à la chute, et se maintient sans modification dans l’identité de son être ».
Les Cyniques renversent « la vraie vie » par la revendication et la pratique d’une « vie autre », « dont l’altérité doit conduire au changement du monde. Une vie autre pour un monde autre ». Ils renversent le thème de la « vie souveraine, tranquille pour soi et bénéfique pour les autres », en « vie militante, vie de combat et lutte contre soi et pour soi, contre les autres et pour les autres », « combat dans le monde contre le monde ».
Les Cyniques dépassent la « crise » de la parrêsia, l’impuissance de la démocratie et de l’égalité à produire une différenciation éthique, en liant de façon indissoluble politique et éthique (et vérité). Ils dramatisent et reconfigurent politiquement la question du rapport à soi, en l’arrachant à la vie bonne, à la vie souveraine de la pensée antique.

6 Deux modèles d’action politique
Ces deux lectures de la démocratie grecque sont informées par deux modèles très différents de l’action « révolutionnaire ».
Pour Rancière la politique se constitue comme réparation d’un tort fait à l’égalité à travers la méthode de la démonstration, de l’argumentation et de l’interlocution. Par l’action politique, les « sans parts » doivent démontrer qu’ils parlent au lieu d’émettre de bruits. Ils doivent démontrer aussi qu’ils ne parlent pas une langue outre ou mineure, mais qu’ils s’expriment et qu’ils maîtrisent la langue de leurs maîtres. Finalement, ils doivent démontrer par l’argumentation et l’interlocution qu’ils sont à la fois des êtres de raison et de parole.
Le modèle de l’action révolutionnaire fondé sur la démonstration, l’argumentation et l’interlocution vise une inclusion, une « reconnaissance » qui même si litigieuse ressemble de très pré à une reconnaissance dialectique. La politique convoque la division en parties où à la fois « ils » et « nous » s’opposent et se comptes, où deux mondes se divisent tout en reconnaissant qu’ils appartiennent à une même communauté. « Les incomptés, en exhibant le partage en s’appropriant par effraction l’égalité des autres, pouvaient se faire compter ».
Si on veut trouver quelque chose qui ressemble au modèle de Rancière il faut se refaire non pas à la démocratie politique, mais à la démocratie sociale qui s’est constituée à partir du New Deal et dans l’après guerre. La démocratie sociale que l’on retrouve encore dans le paritarisme français de gestion de la Sécurité Sociale est le « modèle dialectique » de la lutte de classe, sous sa forme réformiste, où la reconnaissance et le litige entre « nous » et « ils » constitue le moteur du développement capitaliste et de la démocratie elle–même.
Ce que Jacques Rancière défend dans la démocratie sociale de l’Etat Providence est une sphère publique d’interlocution où les ouvriers (les syndicats sous la forme réformiste) sont inclus comme sujets politiques et où le travail n’est plus une question privée, mais publique.
« On feint de prendre pour les dons abusifs d’un Etat paternel et tentaculaire des institutions de prévoyance et de solidarité nées des combats ouvriers et démocratiques et gérées et cogérées par des représentants de cotisants. Et en luttant contre cet Etat mythique on attaque précisément des institutions de solidarité non étatique qui étaient les lieux de formation et d’exercice d’autres compétences, d’autres capacités à s’occuper du commun et de l’avenir du commun que celles des élites gouvernementales ».
Toute la difficulté de la position de Rancière (et plus en générale de la gauche) réside dans la difficulté à critiquer et à dépasser ce modèle qui a surement élargit les limites de la démocratie dans le XX siècle, mais qui, aujourd’hui est un véritable obstacle à l’émergence de nouveaux objets et des nouveaux sujets de la politique, puisqu’il est constitutionnellement incapables d’inclure d’autres sujets politiques que l’Etat, les syndicats de ouvriers et des patrons.
Tout autre est le modèle politique de Foucault qui émerge de son analyse de la démocratie grecque. Pourquoi va-t-il chercher une école philosophique telle que les Cyniques, une école à « la marge », une école « minoritaire », une école philosophique « populaire » sans grande structuration doctrinaire, pour problématiser la subjectivation politique ?
Ce que semble suggérer Foucault est la chose suivante : nous sommes sortis de la politique à la fois dialectique et totalisante du « démos ». « Ce qui est sans part – les pauvres antiques, le tiers état ou le prolétariat moderne – ne peut en effet avoir d’autre part que le rien ou le tout ».
On voit mal les Cyniques, comme les mouvements politiques de l’après 68 (du mouvements des femmes au mouvement de chômeurs), affirmer « nous sommes le peuple », nous sommes à la fois la « partie et le tout ».
Dans le modèle de Foucault, le problème n’est pas celui de faire compter les sans parts, de démontrer qu’ils parlent la même langue que leurs maîtres, mais celui d’une « transvaluation » de toutes les valeurs, qui concerne aussi et d’abord les sans parts et leur mode de subjectivation. Dans la transvaluation l’égalité se conjugue à la différence, l’égalité politique à la différentiation éthique. On retrouve encore Nietzsche à travers les Cyniques qui sont passé à l’histoire de la philosophie comme des « faussaires » de monnaie, comme ceux qui en altéraient la « valeur ».
La devise des Cyniques « changer la valeur de la monnaie », renvoie à la fois à l’altération de la monnaie (Nomisma) et à l’altération de la loi (Nomos). Les Cyniques ne demandent pas de reconnaissance, ne veulent pas se faire compter ou inclure. Ils critiquent et ils interrogent les instituions et les modes de vie de leur contemporains par l ‘expérimentation et la mise à l’épreuve d’eux mêmes, les autres et le monde.
Le problème de la constitution de soi comme sujet éthico-politique requiert des jeux de vérité spécifiques. « Non plus le jeu de vérité de l’apprentissage , de l’acquisition de proposition et des connaissances vraies comme dans le platonisme, mais le jeu de vérité portée sur soi–même, sur ce qu’on est capable de faire, sur le degré de dépendance qu’on atteint, sur les progrès qu’on à faire (…) Ces jeux de vérité ne relèvent pas des mathêmata, ce ne sont pas des choses qu’on enseigne et qu’on apprend, ce sont des exercice qu’on fait sur soi–même  : exercice, mise à l’épreuve de soi même, le combat dans ce monde ».
Les jeux de vérité politiques pratiqués par la constitution d’une vie autre et d’un monde autre, ne sont plus ceux de la reconnaissance, de la démonstration, de la logique argumentative, mais ceux d’une politique de l’expérimentation qui allié droits et formation de l’éthos. L’opposition de Platon et de Cyniques, n’est pas sans nous rappeler les différences entre Foucault et Rancière.

7 Logos et existence, théâtre et performance
Pour Rancière la politique n’existe que par la constitution d’une scène « théâtrale » dans laquelle les acteurs jouent l’artifice de l’interlocution politique au moyen d’une double logique à la fois raisonnable (puisque elle postule l’égalité) et déraisonnable (puisque cette égalité n’existe nulle part) de la discursivité et de l’argumentation.
Pour qu’il y ait de la politique, il faut construire une scène de « parole et de raison » en interprétant et en dramatisant au sens théâtrale du terme l’écart entre la règle et le fait, entre la logique policière et la logique de l’égalité. Cette conception de la politique est normative. Toute action qui conçoit l’espace publique autrement que comme interlocution par la parole et la raison n’est pas politique. Les actions des banlieusards de 2005 qui n’ont pas respecté ce modèle de mobilisation, ne sont pas considérées comme politiques par Ranciere.
« Il ne s’agit pas d’intégrer des gens qui, pour la plupart, sont Français mais de faire qu’ils soient traités en égaux.(…) Il est de savoir s’ils sont comptés comme sujets politiques, doués d’une parole commune.(…) Apparemment ce mouvement de révolte n’a pas trouvé une forme politique, telle que je l’entends, de constitution d’une scène d’interlocution reconnaissant l’ennemi comme faisant partie de la même communauté que vous ».
En réalité, les mouvements contemporains ne négligent pas d’actualiser la logique politique décrite par Rancière en construisant une scène de parole et de raison pour revendiquer l’égalité par la démonstration, argumentation et l’interlocution. Mais en se battant pour être reconnus comme nouveaux sujets politiques, en élargissant les limites de la démocratie, ils ne font pas de cette une modalité d’action la seule qu’on puisse définir comme politique. Et plus important encore, ces luttes se déroulent dans un cadre qui n’est plus celui de la dialectique et de la totalisation du démos qui est à la fois partie et la totalité, « rien et tout ».
Au contraire, pour déployer les rapports paradoxaux entre égalité et différence ils sont obligés de faire sauter le verrou de la politique du « peuple » et de la « classe ouvrière » tel qu’il est incarné dans la démocratie politique et dans la démocratie sociale de nos sociétés.
Les mouvements politiques jouent et jonglent avec ces différentes modalités de l’action politique, mais selon la logique qui ne se limite pas à la mise en scène de « l’égalité et de son absence », mais où l’égalité est la condition nécessaire mais non suffisante du processus de différenciation, où les « droits pour tous » sont les supports sociaux d’une subjectivation qui agence production d’une vie autre et d’un monde autre.
Les « sauvageons » des banlieues françaises comme les a nommés un ministre socialiste ressemblent, pour certains aspects, aux « barbares » Cyniques qui, aux jeux ordonnés et dialectiques de la reconnaissance et de l’argumentation, préfèrent quitter la scène théâtrale et inventer un autre artifice qui n’a pas grands chose à voir avec le théâtre.
Les cyniques plutôt que à une scène théâtrale, nous font penser aux performances de l’art contemporains, où l’exposition publique (dans le double sens de se manifester et de se mettre en danger) ne se fait nécessairement ni par le langage, la parole, les sémiotiques signifiantes, ni par la forme de la dramaturgie théâtrale du jeu des personnages, de l’interlocution et du dialogue.
Comment s’opère le processus de subjectivation qui ouvre la voie à une « vie autre » et à un « monde autre » ? Pas simplement par la parole et la raison. Les Cyniques ne sont pas seulement des « êtres parlants », mais aussi de corps qui énoncent bien quelque chose, même si cette énonciation ne passe pas par les chaines signifiants. Satisfaire ses besoins (manger, chier) et ses désirs (se masturber, faire l’amour) en public, provoquer, scandaliser, forcer à penser et à sentir, etc. sont autant des techniques « performatives » qui convoquent une multiplicité de sémiotiques.
Le bâton, la besace, la pauvreté, l’errance, la mendicité, les sandales, les pieds nus, etc., par lesquels un mode de vie de Cyniques s’exprime sont des modalités d’énonciation non verbales. Le geste, l’acte, l’exemple, le comportement, la présence physique, constituent des pratiques et de sémiotiques d’expression qui s’adressent aux autres par d’autres biais que ceux de la parole. Dans les « performances » cyniques, la langue n’a pas uniquement une fonction dénotative et représentative, mais une fonction existentielle. Elle affirme un éthos et une politique, elle concours à construire des territoires existentiels pour parler comme Guattari .
Dans la tradition grecque, il y a deux voie pour la vertu : la voie longue et facile qui passe par le « logos », c’est-à-dire le discours et ses apprentissages scolaires et celle courte, mais difficile des Cynique, qui est « en quelque sorte muette ». La voie brève ou raccourcie, sans discours, est celle de l’exercice et de la mise à l’épreuve.
La vie cynique n’est pas publique seulement par le langage, par la parole, mais s’expose dans sa « réalité matérielle et quotidienne ». C’est une vie « matériellement , physiquement publique » qui reconfigure immédiatement les divisions constitutives de la société grecque, l’espace public de la polis d’une part et la gestion privé de la maison d’autre part.
Il ne s’agit pas d’opposer le « logos » et « existence », mais de s’installer dans leur écart pour interroger les modes de vie et les institutions.
Pour les Cyniques, il ne peut y avoir de vrai vie que comme vie autre qui est à la fois « forme d’existence, manifestation de soi, plastique de la vérité, mais aussi entreprise de démonstration, conviction, persuasion, à travers le discours ».
Il y a chez Rancière, comme dans la plus part des théories critiques contemporaines (Virno, Butler, Agamben, Michon) un préjugé logocentrique. Malgré les critiques qu’il adresse à Aristote, nous sommes toujours dans la dépendance et dans le cadre des formulations du philosophe grecque : l’homme comme le seul animal qui a le langage et il est un animal politique parce qu’il a le langage. En s’attaquant au « partage » que le logos établit entre l’homme et l’animal les Cyniques s’attaquent aux fondements de la philosophie et de la culture grecque et occidentale.
« L’animalité jouait dans la pensée antique le rôle de point de différenciation absolue pour l’être humain. C’est en se distinguant de l’animalité que l’être humain affirmait et manifestait son humanité. L’animalité était toujours un point de répulsion pour cette constitution de l’homme de l’homme come être raisonnable et humain ».
Les Cyniques ne dramatisent pas l’écart entre égalité et police, mais dramatisent les pratiques de la « vie vraie » et ses institutions, par l’exposition d’une vie éhontée, d’une vie scandaleuse, d’une vie se manifestant comme « défi et exercice dans la pratique de l’animalité ».

8 Le partage du sensible ou Division et production
La subjectivation politique chez Rancière implique bien un éthos et de jeux de vérité. Elle requiert un mode de constitution du sujet par la parole et la raison pratiquant les jeux de vérité de la « démonstration », de l’  »argumentation » et de l’interlocution. Même chez Rancière la politique ne peut pas se définir comme une activité spécifique, puisque elle s’articule à l’éthique (constitution d’un sujet de raison et de parole) et à la vérité (des pratiquent discursives qui démontrent et argumentent). On ne voit pas comment ça pourrait pas être autrement
Mais s’il est impossible de faire de la politique un mode d’action autonome, il est aussi impossible de séparer la politique de ce que Foucault appelle micro–physique des relations de pouvoir.
Le « partage du sensible » dans le modèle politique de Rancière qui détermine aussi bien la distribution des parties (la division de classe entre les bourgeois qui ont la parole et les prolétaires qui n’expriment que par des bruits) que le mode de subjectivation (« ils / nous »), ne semble pas laisser d’espace à ce type de relations. Le partage du sensible est une division des fonctions et des rôles, des modes de perceptions et d’expression doublement produite et dans cette double production les relations micro – politiques jouent un rôle fondamental. La division de la société en « classes » (ou parties) se fait par l’agencement des pratiques discursives, des relations de pouvoir et des modes d’assujettissement. Mais ce partage n’est pas seulement produit transversalement par ces trois dispositifs (savoir, pouvoir, sujet), il est lui même traversé par des relations de pouvoir micro qui le rendent possible et opérationnel. Les relations homme / femmes, père enfants dans la famille , la relation maître – élève à l’école, médecin – malade dans le système de santé, etc. , développées par ce que Guattari appelle les « équipements collectifs » d’assujettissement, sont transversales et constitutives de la division en parties. Il y a bien un partage du sensible « moléculaire », une micro-physique de pouvoir qui traverse aussi les sans parts (et qui les divise selon des lignes différentes de celle du grand partage dialectique nous / ils). Il est impossible de comprendre le capitalisme contemporain sans problématiser le rapport que le molaire (les grandes oppositions de classes, riches / pauvres, ceux qui commandent et ceux qui obéissent, ceux qui détiennent les titres à gouverner et ceux qui en sont dépourvus) entretient avec la micro – physique (les relations de pouvoir qui prennent appuient, passent et se forment à l’intérieur même de sans parts).
Le « bios », l’  »existence », la « vie », ne sont pas des concepts vitalistes auxquels on pourrait opposer les concepts de la division politique du démos, mais des domaines où s’exerce la micro–physique du pouvoir et sur lesquels il y a lutte, litige, assujettissements et subjectivations.
Les réflexions sur la manière qui ont les Cyniques de considérer le bios, l’existence et la vie, peuvent fournir des armes de résistance et d’attaque aux pouvoirs du capitalisme contemporain qui font de la production de subjectivité la première et la plus importante de ses productions. D’une certaine façon nous sommes obligé à la méthodologie foucaldienne parce que dans le capitalisme contemporain il est impossible de séparer l’  »éthique » de l’  »économie » et de la « politique ».
Foucault nous dit que la dérive de la parresia du domaine « politique » à l’éthique individuelle, « n’est pas moins utile à la cité. En vous incitant à vous occuper de vous-mêmes, c’est à la cité toute entière que je suis utile. Et si je protège ma vie, c’est précisément dans l’intérêt de la cité ».
Les techniques de la formation du bios (les techniques de gouvernement de soi et des autres), intégrées et reconfigurées par le pouvoir pastoral de l’église chrétienne, ne cesseront de prendre de l’importance  à travers l’action de l’Etat Providence.
Dans le capitalisme « la grande chaîne de soucis et de sollicitudes », le « souci de la vie », dont parle Foucault à propos de la Grèce antique, sont pris en charge par l’Etat, en même temps qu’il envoie la population dont il se soucie à se faire massacrer à la guerre. S’occuper de soi, exercer un travail sur soi et sur sa propre vie, signifie se soucier des manière de faire et manières de dire nécessaire à occuper la place qui nous est attribué dans la division sociale du travail. Prendre soin de soi est une injonction à se subjectiver en tant que responsable de la fonction à laquelle le pouvoir nous a assigné. Ces techniques de constitution et de contrôle de conduites et de formes de vie sont d’abord expérimentées chez les « pauvres » contemporains (chômeurs, erresistes, travailleurs pauvres etc.). Les pauvres ne sont pas « rien ou tout », mais l’objet spécifique d’une production de manières de faire et de dire.
La question du bios, de l’existence, de la vie, n’est pas celle du vitalisme, mais de comment politiser ces relations de pouvoir micro par une subjectivation transversale. Si tout n’est pas politique, comme affirme Rancière, car « alors la politique ne serait nulle part », tout est « politisable » ajouté Foucault.
Rancière semble négliger, à niveau de la définition théorique de la politique, ce qu’il analyse du point de vue historique : le travail sur soi, la formation de l’ethos qu’il décrit par ailleurs de façon magnifique chez les ouvriers du XIXème siècle.
La formation de l’ethos, du bios, de l’existence que les Cyniques pratiquent n’est pas une variété du « discours moral » ou vitaliste. Elle ne constitue pas une nouvelle pédagogie ou le véhicule d’un code moral. La formation de l’éthos est à la fois un « foyer d’expérience » et une « matrice d’expérience » où s’articulent les uns sur les autres les formes d’un savoir possible, les « matrices normatives de comportement pour les individus » et des « modes d’existence virtuel pour des sujets possibles ».
La politique chez Rancière n’est pas d’abord une expérience, mais surtout une question de forme. « Ce qui fait le caractère politique d’une action, ce n’est pas son objet où le lieu où elle s’exerce mais uniquement la forme, celle qui inscrit la vérification de l’égalité dans l’institution d’un litige, d’une communauté n’existant que par la division ». La problématisation de ces « foyers d’expérience » et les expérimentations qui se produisent à partir des Cyniques , se transmettent et traversent toute l’histoire de l’Occident, reprises et renouvelés par les révolutionnaires du XIX et du début du XX et les artistes de la même époque.

9 La subjectivation foucaldienne n’est pas seulement une argumentation sur l’égalité et l’inégalité, une démonstration du tort fait à l’égalité, mais une véritable création immanente qui s’installe dans l’écart entre égalité et l’inégalité et déplace la question de la politique, en ouvrant l’espace et le temps indéterminé de la différentiation éthique, de la formation d’un soi collectif.
Si la politique est indissociable de la formation du sujet « éthique », alors la question de l’organisation devient centrale, même si autrement que dans le modèle communiste. La reconfiguration du sensible est un processus qui doit faire l’objet d’un travail « militant » que Guattari, en prolongeant l’intuition foucaldienne, définit comme un travail politique « analytique ».
Pour Guattari le GIP – Groupe d’information sur les prison – peut être considéré un agencement collectif analytique et militant où l’objet du « militantisme » se dédouble : il est du côté du domaine d’intervention, mais également do côté des intervenants. Il s’agit, en permanence, de travailler à la fois l’agencement collectif d’énonciation , ses techniques, ses procédures, ses modalités, que les énoncés produits. Rancière, à l’inverse, n’éprouve pas « d’intérêt pour la question des formes d’organisation des collectifs politiques ». Il ne prend en considération que les « altérations  produites par des actes de subjectivation politique ». C’est-à-dire qu’il ne voit l’acte de subjectivation que dans son surgissement rare dont la durée se rapproche de l’instantanéité. Il refuse de s’intéresser « aux formes de consistance des groupes qui les produisent » alors que 68 interroge précisément la « consistance » des agencements, c’est-à-dire leur règles de constitution et de fonctionnement, leur modalité d’expression et de démocratie, puisque précisément l’action politique de division est inséparable de l’action de constitution du sujet. Si les rapports paradoxaux entre égalité et différence ne peuvent être ni inscrits dans une constitution, ni dans des lois, s’ils ne peuvent être ni appris , ni enseignés, mais seulement expérimentés, alors la question des modalités de l’agir ensemble deviennent fondamentales. Qu’est-ce qui se passe pendant la prise de parole, qu’est-ce qui se passe après la prise de parole, comment cet acte de différentiation fait retour non seulement sur celui qui l’énonce, mais aussi sur celui qui l’accepte, c’est-à-dire comment se forme une communauté lié par l’énonciation et l’artifice qui ne soit pas fermé sur sa propre indentification, mais ouverte à la différentiation éthique ? Ce qu’il faut expérimenter et inventer dans une machine de guerre qui agence l’être ensemble et l’être contre est ce que Foucault affirme être la spécificité du discours philosophique, et que dans l’épuisement du modèle dialectique du démos, est devenue la condition de la politique aujourd’hui. Ne jamais poser « la question de l’éthos sans s’interroger en même temps sur la vérité et la forme d’accès à cette vérité qui pourra former ces ethos, et sur la structure politique à l’intérieur desquelles cet ethos pourra affirmer sa singularité et sa différence (…) ne jamais poser la question de l’alêtheia sans jamais relancer en même temps, à propos même de cette vérité, la question de la politeia et de l’éthos. Même chose pour la politeaia. Même chose pour l’éthos ». Chez Rancière seulement la démocratie comme dispositif à la fois de division et de communauté peut reconfigurer le partage du sensible, tandis que Foucault est beaucoup plus réservé et moins enthousiaste de ce modèle d’action politique, puisque il en décèle les limites. La subjectivation politique, tout s’appuyant sur l’égalité, la déborde. La question politique est alors : comment inventer et pratiquer l’égalité dans ces nouvelles conditions.
Maurizzio Lazzarato
CIP-IDF, Université ouverte 2009-2010 / 25 février 2010
la vie « militante » dans la politique et dans l’art
Texte, notes sur http://www.cip-idf.org/article.php3?id_article=4979
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Penser la politique ? / entretien Alain Badiou et Daniel Bensaïd

Daniel Bensaïd / Dans le Manifeste pour la Philosophie, tu t’insurgeais contre les philosophes contemporains qui, « prenant sur leur dos le siècle », auraient décidé de plaider coupable, et contre l’idée que la philosophie serait désormais impossible. Tu y voyais un renoncement au souci de vérité universalisable, une capitulation devant le despotisme des opinions. Revendiquant un « geste platonicien », tu déclarais ta volonté de « manifester sous le drapeau de Platon » (1) et proclamais l’ambition d’une philosophie définie comme « une éclaircie d’éternité ». Ne reprends-tu pas ainsi la vieille confrontation du philosophe et du sophiste ? Si ta critique de la sophistique moderne, « langagière, esthétisante, démocratique » paraît amplement fondée, ne conduit-elle pas, dans une version actualisée de leur confrontation, à se ranger du côté du clerc Benda contre le militant Nizan ?
Dans Conditions, tu rappelles pourtant que le sophiste est l’autre nécessaire du philosophe, « requis pour que la philosophie tienne son éthique ». Plutôt que de penser le philosophe et le sophiste, le sociologue et le doxosophe, comme deux figures exclusives du savoir, la position du militant ne s’inscrit-elle pas dans leur face à face et dans leur tension ?

Alain Badiou Tout le point est que, pour moi, un changement réel, non pas tant « du » monde que d’un monde, est l’effet d’un processus de vérité. Je clarifie dans le livre que je viens d’achever, Logiques des mondes, la distinction requise entre quatre types de changement : la modification, qui n’est que conformité réglée aux lois transcendantales du monde considéré ; le fait, qui requiert un vrai « bougé » local, mais qui, ni dans sa puissance propre, ni dans celle de ses conséquences, ne requiert une transformation générale des lois ; la singularité faible, qui se manifeste avec puissance, mais dont les conséquences restent canoniquement réglées ; enfin la singularité forte, ou événement, qui modifie le régime de l’apparaître des multiplicités dans le monde, tant par sa puissance propre que par la force en quelque manière déroutante de ses conséquences. Un processus de vérité est au fond la synthèse subjectivée des conséquences d’un événement. Si l’on admet que la philosophie est la servante des vérités, en les identifiant dans leur forme et en examinant leur contemporanéité, alors il est clair qu’elle est aussi la servante des vérités politiques. En ce sens, elle contribue au changement du monde. Elle est militante, au sens de Nizan contre Benda, tout simplement parce que le sujet qui s’induit d’un processus de vérité est militant en un sens précis : il est sous l’impératif de continuer à s’incorporer au processus. On peut aussi dire que la philosophie est toujours l’éclaircie d’une discipline.

La mathématique constitue à tes yeux le modèle même de la rupture envers l’opinion, puisqu’il n’y a pas d’opinions mathématiques. Si l’opinion et le commerce ont partie liée, et s’il n’est pas, pour toi comme pour Platon, de « philosophe commerçant », l’identité de l’opinion et du commerce n’est elle pas discutable. A lier ainsi la philosophie à une éternité et à une vérité sans histoire(s), ne retombes-tu pas dans le fétichisme philosophique des professeurs. Comment rejeter aussi radicalement le jeu des opinions aux enfers des vérités relatives, sans instruire dans la foulée le procès de toute démocratie associée à « la tyrannie du nombre » ?

J’ai explicitement critiqué la tyrannie du nombre, de façon argumentée, dans tout le début de mon livre précisément consacré au concept de nombre (le Nombre et les nombres, 1991). Je n’accepte aucunement que la justice, ou la justesse, d’une politique soit du côté du nombre, et la règle majoritaire, dont je vois bien qu’elle peut être une commodité étatique, un artifice de paix pour la gestion des affaires, n’a rien à voir avec les processus de vérité. En ce sens, je ne suis pas démocrate. Je peux même dire volontiers, comme Wittgenstein parlant de Staline, « le despotisme ne me gêne pas ». Ce qui compte est ce qui est fait et déclaré, non la forme numérique de l’action. Car la justice d’une politique s’évalue en immanence à son procès. Ceci dit, les opinions, en politique, sont comme l’élément, le matériau, des déclarations politiques fondées. Il faut les connaître, il faut enquêter sur elles, il faut les diviser, il faut dégager, dans ce que disent les gens, le noyau inaperçu tourné vers une incorporation partielle au Vrai. C’est une part essentielle de la patience militante. A la fin cependant, l’énoncé politique n’est pas, comme l’opinion, dans une structure de répétition ou d’imitation. Il est une prescription, dont la vérité est suspendue aux conséquences réelles qu’elle entraîne. Au plus loin d’un retranchement philosophique, la conception que je me fais de la politique est toute entière dans le registre du parti, de l’organisation des conséquences, du processus imprévisible. Elle est militante de part en part.

Pas plus que ton Saint Paul tu ne crois à la possibilité d’une vérité historique et tu refuses que la vérité puisse relever de l’histoire ou de la mémoire. A supposer que la vérité, à laquelle tu n’entends pas plus renoncer qu’à l’universel, soit de l’ordre de l’événement, quel rapport cet événement qui fait trou dans la routine des travaux et des jours, entretient-il avec ses conditions de possibilité ? Autrement dit, de quelle continuité est-il la discontinuité ?

Il est la discontinuité de la continuité d’un monde. Dans l’être et l’événement, j’ai donné les lois ontologiques d’une situation, ou d’un monde (présentation du multiple, re-présentation des parties, loi d’excès de la représentation sur la présentation etc.). Dans Logiques des mondes, j’en donne les lois logiques : cohésion des apparences, régimes de la négation, rationalité des identités et des différences… Je crois avoir une théorie très solide et assez nouvelle de ce que c’est qu’un monde pour lequel il y a événement. C’est d’autant plus important que les conséquences subjectivées de l’événement sont inscrites dans un monde, sont aux prises avec les règles et les inerties de ce monde.

Dès les premières pages du Saint Paul, tu te proclames « héréditairement irreligieux » et déclares ne rien reconnaître de sacré. Faute d’approfondir cette question, ne flirtes-tu pas cependant avec une idée théologique de l’événement ? Lorsque tu invoques, par exemple, « le lien entre la grâce événementielle » et « l’universalité du vrai », l’événement s’apparente directement à la révélation, semblable au « foudroiement » (c’est ton terme) par lequel Paul serait devenu sujet sur la route de Damas. Dans le Deleuze tu affirmes à nouveau ne reconnaître que deux questions sérieuses, « celle de la grâce » (ou de l’événement), et « celle du Tout ».

La sémantique religieuse ne tombe pas du Ciel, comme elle le croit ! Elle touche à un réel travesti, comme tous les penseurs de la politique l’ont expérimenté. Que se passe-t-il quand quelqu’un devient pour la vie militant parce qu’il y a eu le Front Populaire et la guerre d’Espagne (mon père) ou Mai 68 (moi) ? Qu’est-ce qui s’oppose à nommer « grâce » la réorientation d’ une subjectivité par la puissance de dérèglement d’ une occurrence événementielle ? Le sujet se transforme, non parce qu’il voit ce qu’il y a (tout le monde le voit !), mais parce qu’il expérimente qu’il pourrait y avoir autre chose. C’est ce qu’il n’y a pas qui est important. L’apparition de ce qu’il n’y a pas, voilà l’origine de toute vraie puissance subjective ! Or ceci, qui ne requiert aucun surnaturel, a été nommé dans le contexte religieux « miracle », « grâce » etc. L’utilisation de ce lexique change agréablement du lexique militaire fatigué, celui des « offensives », des « rapports de force », des « camps », des « combats » et ainsi de suite. Dans tous les cas, ce sont des métaphores. Les miennes sont plus articulées aux zones conceptuelles qui m’intéressent, et qui touchent à une seule question : qu’est-ce que le surgissement d’une nouveauté ?

« Le nom poétique de l’événement est ce qui nous lance hors de nous-mêmes, à travers le cerceau enflammé des prévisions » (2). Et qui fonde une fidélité. Il s’agirait donc de se rapporter à la situation selon l’événement. Etre sujet, ce serait être saisi par une fidélité : « N’oublie jamais ce que tu as rencontré ». La fidélité est « rupture continue et immanente », dont la maxime éthique est l’impératif de « Continuer ! ». On comprend cet impératif de résistance face aux restaurations thermidoriennes. Son corollaire est la trahison. Mais on ne trahit que ce à quoi on s’était engagé. Ce rôle révélateur de l’événement soulève le problème de l’attitude militante. Faut-il l’attendre patiemment ? Faut-il œuvrer à le faire advenir ? Tu récuses l’attente passive car « il est de l’essence de l’événement de n’être précédé d’aucun signe, et de nous surprendre de sa grâce » (3). Pourtant, que faire, si nul signe n’annonce l’événement, s’il s’agit de lui rester disponible, s’il est détaché de toute détermination historique, non seulement intempestif, mais inconditionné, jailli de rien, faisant irruption dans le temps comme un missile d’éternité ? Et comment évaluer la portée de vérité d’un événement ? Comment discerner son simulacre, l’ anecdotique élevé abusivement par l’opinion au rang d’événement, de l’événement authentique, capable de fonder une fidélité à la vérité qui s’y est subrepticement manifestée ?

Si on est militant, on est dans le très patient et interminable travail des conséquences. La maxime, je l’ai dit, est « continuer ! ». Elle s’oppose clairement à toute doctrine de l’attente et de la passivité ! Nous n’attendons nul signe, même si le déchiffrement et l’organisation militants des conséquences peuvent croiser des intensités neuves, relançant la conviction que des processus de vérité sont possibles. Les grèves de décembre 1995, le « non » au référendum sur la constitution européenne, peuvent bien être appelés « signes » (ce qui est du reste une continuation de la métaphorique « religieuse » !). Quant à la distinction entre « événement » et simulacre ou anecdote médiatique, j’en dirai deux choses. Il y a une théorie formelle de cette distinction, complètement déployée dans Logiques des mondes. Cette théorie concerne l’intensité d’apparition et la nature logique des conséquences. Mais il est vrai cependant que la formalisation venant toujours tard, il y a une dimension de pari, d’absence de garantie, qu’on ne peut éliminer. Le militant l’est à ses propres risques, même s’il consolide chemin faisant les raisons de tenir ce qui le soutient pour fondé.

Sous la désignation péjorative de « gauchisme spéculatif », tu écartes l’idée d’un « commencement absolu ». Qui décide de l’événement, si c’est « dans la rétroaction de l’événement que se constitue l’universalité d’une vérité ». « Tout ce qui change n’est pas événement », dis-tu. Il y a donc des « événementialités obscures » ou des désastres qui ne produisent aucune vérité et n’appellent aucune fidélité. C’est la fidélité – la « fidélité à l’événement où les victimes se prononcent » – qui ferait l’événement ?. Cercle vicieux ou prouesse dialectique ? L’événement fonde la fidélité qui fonde rétroactivement l’événement ? Dialogue interminable entre acteurs et spectateurs, qui répond au dialogue permanent du philosophe et du sophiste ?

Oui, c’est dans l’élément de l’interlocution des conséquences organisées d’un événement et des régimes d’opinion rencontrés, interlocution d’une vérité et des savoirs disponibles, que les choses avancent. Il y a tout de même un plan d’épreuve pratique des prescriptions inaugurales. C’est pourquoi il ne saurait y avoir de commencement absolu. Le nouveau engendre du nouveau dans le monde, et non hors du monde. Cependant, il faut veiller à ce que la distance initiale établie entre l’événement et l’ordre du monde, sa loi, son Etat, soit maintenue. Le péril principal est toujours de se dissoudre dans la loi dominante, et que le processus de vérité soit recouvert par la résignation à ce qu’il y a. Je dirais que la tension principale de la vie militante est entre la nouveauté des prescriptions et des organisations et l’inertie du matériau mondain, la précarité des convictions, la tentation toujours active de la résignation. Combien de politiques ont fini dans la corruption ? Presque toutes, si l’on appelle « corruption » le devenir illisible ou complètement inactif des principes.

Tu donnes comme exemples d’événements « ce supplément hasardeux à la situation qu’on appelle rencontre »« quelque chose qui est en excès sur la situation » (4) : l’invention scientifique, la rencontre amoureuse, ou la révolution, seraient ainsi « des événements séparateurs » (entre un avant et un après) et de « rares fragments de vérité » (5). « Pour trancher quant à l’événement », et savoir s’il en est un, « il faudra une décision qui fixe le statut de l’inscription par le pari » : Ce qui va subsister de l’événement, c’est « ce qui aura été décidé à son propos » (6). Décider de l’événement, n’est-ce pas décider de l’indécidable ? On a parfois l’impression que cette notion d’événement, historiquement déracinée, flirte avec le décisionnisme, pourtant rarement évoqué dans tes textes, que ce soit pour s’en inspirer ou pour s’en distinguer.

Je vais sans doute me répéter, mais sous une autre forme. L’événement n’est nullement déraciné. Dans sa texture (les multiplicités qui le composent) comme dans ses effets (le type de transcendantal qu’il dérègle), il est entièrement assignable à un monde singulier. La notion d’Histoire porte sur un tout autre point. Elle prétend totaliser les situations dans une vision d’ensemble telle que la politique aurait à s’y inscrire, voire même à en dériver. C’est de cette totalisation que je déclare l’inexistence, et pas du tout des mondes réels et de leurs lois. Sur la « décision », je fais volontiers une autocritique, du reste explicite dans Logiques des mondes. L’énoncé constitutif des effets de vérité d’un événement n’est pas une décision séparée. Il est partie intégrante de l’événement, sous la forme de la relève d’un inexistant du monde. L’événement fait exister de l’inexistant. C’est « Nous ne sommes rien soyons tout », si tu veux. La logique de cette relève est assez complexe, mais n’implique plus une sorte d’archi-sujet décideur, comme c’était encore le cas précédemment, et comme, le premier, Lyotard me l’avait reproché.

Pour beaucoup, la révolution n’est souvent qu’une figure médiatrice, le nécessaire moment du négatif, qui compose avec la sagesse, et non une venue messianique ou une annonce prophétique. En tant que figure politique de l’événement, elle se définit comme « ce qui doit arriver pour qu’il y ait autre chose » (7). Quel est ce « doit » impératif ? Nécessité historique ? Enoncé performatif ? Prédiction ? Si l’éternité n’existe pas et si l’infini est réservé aux mathématiques (soustrait au pathos romantique), quel rapport la vérité révolutionnaire de l’événement entretient-elle avec l’incertitude du devenir historique ?

« Doit » est ici purement formel : pour qu’il y ait autre chose que ce qu’il y a, il faut un événement. Lequel va faire être dans le temps, par l’incorporation à ses conséquences, une sorte d’éternité : celle d’une nouvelle vérité.

Tu m’as dit que le problème entre nous – sans doute pas le seul – porte notamment sur les rapports entre la politique et l’histoire. Il faudrait « délivrer la politique de la tyrannie de l’histoire pour la rendre à l’événement », car « l’histoire n’existe pas, mais seulement l’occurrence périodisée des a priori du hasard » (8). Nous pouvons être d’accord pour contester « le droit historiquement attesté de tirer des traites sur l’histoire » – attesté par l’existence de certains Etats. Nous contestons aussi que ce primat de l’histoire ait pu certifier le marxisme – un certain marxisme – comme pensée universelle. « La politique prime désormais l’histoire », insistait Benjamin, contre les quiétudes du prétendu « sens de l’histoire ». On ne peut prévoir que la lutte, ajoutait Gramsci. Non son issue. Mais si l’événement est détaché de ses déterminations historiques, si sa venue est aussi impromptue que celle d’un miracle, toute pensée stratégique devient inutile. Il n’y a plus que des séquences de fidélité, inaugurées par l’imprévisible de l’événement, qui s’achèvent sans que l’on puisse comprendre pourquoi, les processus historiques de préparation révolutionnaire comme de réaction étant également exclus d’une pensée purement événementielle. Si l’on fait l’ économie d’ une analyse historique des processus thermidoriens en Union soviétique ou en Chine, on est logiquement conduit à osciller entre l’idée que la réaction est la conséquence et la suite logique de l’événement lui-même (c’est la position de l’historiographie apologétique réactionnaire de Furet, et autres Courtois), et l’idée que la séquence ouverte par l’événement requiert une fidélité sans faiblesse jusqu’à sa cessation, ce qui fut l’alibi de toutes les inconditionnalités doctrinaires et de toutes les fidélités acritiques des « amis » de l’URSS ou de la Chine, soucieux de ne jamais hurler avec les loups. Les réveils n’en sont que plus douloureux et difficiles.

Eh bien oui, il n’y a pas d’état, ou d’Etat, final de quoi que ce soit. Je suis hégélien sur ce point, tout ce qui naît mérite de périr. Il n’y a que des « séquences », idée forte dont Sylvain Lazarus a le premier argumenté les raisons et les conséquences. Une séquence s’achève par saturation, ce qui veut dire en fait que la distance à l’état de la situation s’annule peu à peu. Plus philosophiquement : un régime de la représentation se soumet la forme neuve de présentation que le processus de vérité dépliait dans le monde. Mais cela n’a rien de pessimiste, pas plus que de constater qu’un régime de l’art (style classique en musique, peinture informelle etc.) s’achève toujours. Car ce qui a été créé demeure tel, désormais ouvert, universellement, à la saisie des vérités telle qu’elle s’opère, ou peut s’opérer, de n’importe quel monde. Les révolutions bolcheviques ou chinoises sont paradigmatiques dans leur ordre propre, et la pensée politique peut et doit s’y rapporter, éternellement, tout comme un mathématicien peut et doit se rapporter aux corps théoriques mis en place par ses prédécesseurs, même s’ils sont enveloppés par de théories plus puissantes.

Le Militant est, dis-tu, la « figure que prend le sujet lorsqu’il émerge dans la politique ». Il tend ainsi, selon Emmanuel Terray, à reproduire la figure du prophète juif « tout entier voué au discours de la fidélité ». Sorte d’impératif sans récompense ni rétribution : « Fidélité à la fidélité et non à son résultat à venir ». Militant – résistant –par « engagement axiomatique » donc, plutôt que par morale ou par spiritualité. Par injonction logique et non par nécessité sociale. Finies les grandes espérances, place à une fidélité modeste : « Soyons politiquement des militants de l’action restreinte » (9). Est-ce là une approche générale de la pratique politique, ou bien la théorisation d’une conjoncture défavorable, défensive, qui ne laisse guère d’autres possibilités que ces résistances moléculaires sans grands horizons stratégiques ?

Modeste ? Je crois que tenir quelques processus politiques à distance de l’état requiert aujourd’hui une très puissante conviction, et donc pas mal d’orgueil ! Plus que quand tout le monde est dans la rue… Et je n’ aime guère le mot « résistance », toujours connoté négativement, et faisant comme si la substance affirmative de la politique n’existait pas. Or, tout énoncé crucial d’un processus politique, même local, est une affirmation neuve, non une négation simple. Dire « tout ouvrier qui est ici est d’ici », c’est bien plus que « résister » aux lois scélérates contre les sans-papiers.

Mon but dis-tu, est de « desceller le thème léniniste du parti de son image marxiste-léniniste et de son mythe stalinien », en insistant sur sa « porosité à l’événement » et sa « souplesse dispersive au feu de l’imprévisible » (10). Le parti n’est plus alors pensable comme une « fraction compacte », mais comme une « présence infixable ». Sa fonction n’est plus de représenter, mais de « délimiter la classe ». Contre l’image du parti monolithique et du parti de fer, tu évoques ainsi positivement le bolchevisme disparate de 1917. Mais ne cèdes tu pas à la tentation de remplacer l’orthodoxie politique par une orthodoxie philosophique. L’organisation politique se définirait ainsic comme « un appareil à événement, à risque, à pari », ou « organisation du futur antérieur », incompatible avec la notion ordinaire de parti (11) : « La question à l’ordre du jour serait alors celle d’une politique sans parti. Ce qui ne veut nullement dire inorganisée, mais « organisée à partir de la discipline de pensée des processus politiques, et non selon une forme corrélée à celle de l’Etat » (12). Le parti serait donc, constitutivement, du côté de la conservation. Alors que l’événement, politisé par l’intervention, « est toujours un coup de dés ». L’issue de la lutte n’est en effet jamais jouée. Sans garanties historiques le sujet politique n’existe en effet « que dans une forme de pari », de « long pari » référé à l’événement, aux antipodes de la simple gestion du nécessaire. Ce pari raisonné ne devrait-il pas se distinguer cependant de l’aventure ? L’idée fondatrice de l’Organisation politique, est celle « d’une politique sans parti » (13). S’agit-il d’une simple formule ? Qu’on appelle organisation, parti, mouvement, ou ligue, c’est toujours affaire de rapports de forces et pas seulement de vérité. Une politique sans parti serait à mes yeux une politique sans politique, l’attente sans stratégie d’un événement sans histoire.

Distinguons « parti », forme spécifique de l’action politique collective, invention spéciale qui date de la fin du XIXe siècle, du thème tout à fait général de l’organisation. Toute politique est organisée, cela ne fait aucun doute. Mais « parti » renvoie à bien autre chose que le seul motif de l’organisation. « Parti » veut dire : organisé pour le pouvoir d’Etat. Aujourd’hui, cela prend la forme obligée de la machinerie électorale, des alliances, de la « gauche unie » et autres fariboles au travers desquelles chemine l’éternité négative de la déception et de la corruption. « Politique sans parti » ne veut aucunement dire sans puissance, bien au contraire. Cela veut dire : politique mesurée par des processus organisés tout à fait réels, mais incompatibles avec la logique partidaire, parce que les partis, aujourd’hui, ne sont pas des partis politiques. Ils sont des organisations étatiques, si oppositionnels qu’ils se déclarent. Ce sont ces partis qui sont « sans politique », parce que l’espace parlementaire des partis est en fait une politique de la dépolitisation.

A l’Est, la politique aurait seulement commencé avec la ruine de toute représentation étatique de la vérité « comme pensée pratique effective du dépérissement de l’Etat » (14). Le problème, c’est bien la confusion de la politique et de l’Etat, que ce soit sous forme du parlementarisme libéral ou du despotisme bureaucratique. Il existe bien sûr une relation entre la mystification parlementaire et la revendication lyrique du pluralisme. Mais pour exister comme classe, le prolétariat n’en a pas moins besoin d’organiser, différemment peut- être, son propre pluralisme. La politique ordinaire est bel et bien réduite aujourd’hui à la gestion des affaires de l’Etat, corollaire de l’écroulement du paradigme révolutionnaire. Il s’agit donc de restaurer le conflit contre la figure consensuelle de la gestion. La politique contre l’Etat, c’est « ce patient guetteur du vide qu’instruit l’événement », plutôt qu’un « guerrier sous les murs de l’Etat ». Soit. Mais ne risques-tu pas de céder à « l’illusion sociale » qui serait l’exact symétrique de « l’illusion politique » combattue par Marx chez tous ceux qui crurent que les droits civiques et démocratiques représentaient le dernier mot de l’émancipation ? Tu opposes en effet la politique à « la confrontation sans vérité du pluriel des opinions » (15). Cette politique « est rare parce que la fidélité à ce qui la fonde est précaire » (16). Comment concevoir, en effet, « une politique d’émancipation en temps de paix » ? En extériorité à toute dimension étatique ? Excluant par principe toute participation électorale ? Cette politique ne tendrait-elle pas à se réduire à l’action exemplaire et au témoignage éthique. Si le dépérissement de l’Etat reste l’horizon de toute politique d’émancipation (nous en sommes d’accord, à condition de ne pas confondre dépérissement de l’Etat et de la politique, ce qui reviendrait encore à les identifier), et si l’insurrectionnalisme qui en fut, dis-tu, « la version admirable » avec la Commune et Octobre achève sa course en Octobre 17, il faudrait désormais concevoir une subjectivité politique « à distance de l’Etat ». « Ce qui est très difficile », conviens-tu. Car « l’Etat parlementaire est captieux ». C’est bien le problème.
A distance de l’Etat, dans l’attente de l’événement ? La leçon bolchevique me paraît tout autre. L’Etat parlementaire est captieux et corrompant. Mais le problème, c’est tout autant la bureaucratisation immanente à la lutte des opprimés, ou, du moins, à la dialectique de la question sociale et de la question politique. On ne s’en protège pas par réduction de la politique à une éthique de fidélité, en attendant mieux… Le congé donné à l’insurrectionnalisme est une abstraction qui dispense, d’un coup de plume, de tout bilan critique sur les insurrections de Hambourg, des Asturies, de Barcelone, et, plus généralement des expériences ou ébauches de dualité de pouvoir, jusqu’au Chili, au Portugal, ou au Venezuela inclus.

Je coupe au plus court : aucune « attente », je l’ai dit. Et aucune confusion de la politique et de l’éthique. Encore une fois : militance quotidienne réelle, organisations ouvrières (le Rassemblement des ouvriers des foyers par exemple), actions portées par des énoncés affirmatifs, déclarations neuves…Tu ne devrais pas propager une vision aussi fallacieuse de la politique que je considère comme homogène à ma philosophie. Abstraite, elle ne l’est aucunement. Ce sont les élections et les journées syndicales qui sont abstraites ! Tout le monde le voit bien. La seule stratégie effective est celle d’une politique sans parti, justement. C’est courir derrière les échéances de l’Etat parlementaire et réchauffer des catégories moribondes (« Cent pour cent à gauche », quelle misère !) qui est de la pure et vaine tactique.

L’énoncé est désormais quasi universel, selon lequel un communiste serait un chien, constatais-tu dans Un Désastre Obscur. Une douzaine d’années plus tard, il serait peut-être temps de nuancer ce constat. Mais que signifie communiste. Qu’est-ce que la philosophie peut prétendre penser sous ce nom ? Tu définis l’idée du communisme par « la passion égalitaire, l’idée de justice, la volonté de rompre avec les accommodements du service des biens, la déposition de l’égoïsme, l’intolérance aux oppressions, le vœu de la cessation de l’Etats » (17). Faute de contenu programmatique ou stratégique (la question cruciale aujourd’hui autant ou plus qu’hier de la propriété n’y est pas évoquée), cette définition n’est pas exempte de moralisme, alors que tu n’as de cesse de démasquer les mystifications de l’éthique humanitaire. La définition philosophique du communisme par le « concept philosophique, donc éternel, de la subjectivité rebelle » (18). ne compense pas sa fragilité politique. Le spectacle contemporain de la politique en ruine n’est pourtant pas celui de la mort du communisme, mais, écris-tu à plus juste titre, « des redoutables effets de son manque ». Ce diagnostic, proprement politique suffirait à justifier ton admiration déclarée pour le dialecticien Pascal et « l’effort, dans des circonstances difficiles, d’aller à contre courant, pour inventer les formes modernes d’une ancienne conviction plutôt que de suivre le train du monde et d’adopter le scepticisme portatif que toutes les époques de transition ressuscitent à l’usage des âmes trop faibles… » (19).

La définition que tu cites du communisme est en effet une définition philosophique. Ce qui veut dire qu’elle surplombe plusieurs séquences distinctes (ou plusieurs « mondes ») des vérités créatrices de type politique. La question de savoir si le mot « communisme » peut être politiquement actif aujourd’hui est, je le crois comme toi, en travail. Il faudra certainement revenir, pour tester la pertinence du mot, sur des questions plus globales, d’approche pratique et militante difficiles : où en est-on de la propriété, en effet, de l’héritage, de la famille ? En tout cas, personnellement, je me déclare communiste au sens générique, et plutôt persuadé qu’en politique le communisme est encore le nom qui peut porter des énoncés à venir.
Alain Badiou
Entretien réalisé par Daniel Bensaïd pour la revue Contretemps n°15
(ancienne série) : Clercs et chiens de garde / 2006

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1 Alain Badiou, « l’Entretien de Bruxelles », in Temps Modernes n°526, mai 1990.
2 Alain Badiou, Conditions, Paris, Seuil, 1992, p.100.
3 Alain Badiou, Saint Paul, Paris, PUF, 1997, p.119.
4 Alain Badiou, Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, 1989, p.89.
5 Alain Badiou, Deleuze, Paris, Hachette, 1997, p.136.
6 l’Entretien de Bruxelles, op.cit.
7 Alain Badiou, Saint Paul, op. cit., p.51.
8 Alain Badiou, Peut-on penser la politique ?, Paris, Seuil, 1985, p.18.
9 Alain Badiou, Abrégé de métapolitique, Paris, Seuil, 1998, p.118.
10 Abrégé, op. cit., p.89.
11 Peut-on penser la politique, op. cit. p.111.
12 Abrégé, op. cit, p.138
13 Futur Antérieur
14 Alain Badiou, d’Un désastre obscur, p.50 et 57
15 Abrégé, op. cit, p.25
16 Alain Badiou, L’Etre et l’événement, Paris, Seuil, 1988, p.379.
17 d’Un désastre obscur, Editions de l’Aube, 1991., p.13
18 Ibid. p.14
19 L’Etre et l’événement, op. cit, p.244.

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