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Devenir-hybride, corps-prisons et corps-plateaux / Elias Jabre & Manola Antonioli / Edito Chimères n°75 / Devenir-Hybride

Nos productions de subjectivités se confrontent à de nouveaux agencements entre l’homme et la machine, les humains et les non humains, la « nature » et les artefacts, la technique et l’imagination, la science et la fiction.
Qu’est-ce qu’un corps désapproprié de ses organes « naturels » ? Un sujet qui ne retrouve plus son unité dans ses Moi(s) éparpillés, et découvre que cette « unité » était construite ?

Nouvelles prothèses technologiques
Le 28 novembre 1947, Antonin Artaud déclare la guerre aux organes, dans sa célèbre allocution radiophonique Pour en finir avec le jugement de Dieu. Avec le corps sans organes (CsO), il invente un nouveau corps politique, un moyen de lutter contre la belle unité de l’organisme. L’organisme n’est pas le corps, mais ce qui impose au corps des fonctions, des liaisons, des organisations dominantes et hiérarchisées. Chaque organe peut devenir un objet partiel, dériver vers des devenirs imprévisibles, tout comme la voix d’Artaud, devenue indépendante du reste de son « organisme », peut affirmer que « le corps est le corps. Il est seul. Et n’a pas besoin d’organes. Le corps n’est jamais un organisme. Les organismes sont les ennemis du corps. »
Jamais donné d’emblée, comme peuvent l’être notre visage, nos jambes, nos bras, le CsO fait l’objet d’une expérimentation. « Ce n’est pas rassurant, écrivent Deleuze et Guattari, parce que vous pouvez le rater » : désir et anti-désir, force de vie et puissance de mort, production et anti-production, le CsO est dangereux, inquiétant. Il peut souffrir, s’emballer, dériver, se révolter, proliférer ou se détraquer : « Ce n’est pas du tout une notion, un concept, plutôt une pratique, un ensemble de pratique. » Corps de l’hypocondriaque qui perçoit la destruction progressive de ses organes ; corps paranoïaque attaqué par des influences hostiles extérieures et restauré par des énergies divines ; corps schizo plongé dans la catatonie ; corps drogué ; corps masochiste qui se fait coudre, suspendre, désarticuler ; corps désapproprié, défonctionnalisé, dé-dominant, dé-séparé de son environnement, aspiré par tout ce qui l’entoure, inspiré par tous ses pores, sans hiérarchie, dilaté par la jouissance, l’angoisse et le désir, au point de former un « œuf » ouvert sur l’infini de son territoire existentiel.
Si l’hybridation de l’homme et des technologies peut être pensée comme un métissage qui lui ouvre de nouveaux devenirs (l’Hybridation est-elle normale ? / Bernard Andrieu), l’action de se brancher à une prothèse ou un organe artificiel se vit également comme une expérimentation en intensité, une tentative de se défaire de ses organes « naturels » pour accueillir une forme étrangère, avec tout un théâtre de la cruauté fait de passages de seuils, de ratages ou de rejets qui mettent le corps en péril. Les implants cochléaires destinés aux sourds illustrent bien la difficulté qu’a le corps à accueillir ces organes intrus qui nécessitent parfois un long et terrible apprentissage pour s’agréger (Un homme branché, Implant cochlétaire et surdité / Nicole Farges).
L’utopie transhumaniste, inspirée par le développement des techno-sciences, rêve également de se débarrasser des organes, mais elle rate le CsO avant même de commencer l’expérimentation. Elle fantasme la future « migration » de notre esprit dans des systèmes informatiques qui nous rendraient indépendants d’un corps perçu comme une forme archaïque, un reste d’animalité ou, dans une tradition remontant à Platon, comme « le tombeau » de l’âme. À l’inverse d’Artaud, elle se pose comme l’ennemi du corps au profit d’un nouvel organisme numérique et unitaire, purifié de toutes intensités. Cette rancune contre un corps insatisfaisant, composé de pièces prêtes à tout moment à se détraquer, indignes des « machines » de plus en plus perfectionnées produites par la technologie, peut également être interprétée comme une version contemporaine de la « honte prométhéenne » que Günther Anders diagnostiquait en 1956 dans l’Obsolescence de l’homme : « la honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées. »
Dans le débat philosophique des grands auteurs de référence, il est d’ailleurs essentiellement question de craintes et de raidissements dans un monde post-humain où les technologies sont hors de contrôle (LVE Textes fondateurs / Anne Querrien / Manola Antonioli). Il serait nécessaire de plier et déplier ces critiques dans d’autres directions, plus pragmatiques, comme le proposent les travaux de Michel Foucault, de Gilles Deleuze et Félix Guattari, qui ont inspiré les concepts de devenir-hybride de Bernard Andrieu et de Plurivers de Jean-Clet-Martin.
Les transhumanistes pourraient n’être que le symptôme d’une nouvelle croyance en un dieu devenu cybernétique où les structures atomiques correspondraient à des systèmes informationnels. Dans ce nouveau modèle organisé, normatif et hyper-fluide, nous serions transformés en centres complexes d’informations qui communiquent les uns avec les autres, reprogrammables comme des ordinateurs, modèle selon lequel les techno-sciences s’assurent la maitrise du vivant (Natural Born Cyborg / Michèle Robitaille). Cette utilisation transcendante de la notion d’information réifie le corps en le plaquant sur l’organisme, manquant toute dimension existentielle.
Derrière ces utopies aussi mobiles que gelées, les techno-sciences suivent des objectifs de performance et d’amélioration. La convergence NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives) devient le nouveau cheval de bataille des ministères et des laboratoires dans un marché en pleine croissance. Le pari sur les nanotechnologies alimente des espoirs futuristes, où scientifiques et politiques ont partie liée, lançant de nouveaux produits sans ouvrir le débat sur leur potentielle nocivité (LVE le Meilleur des nanomondes / Jacques Florence et Pierre Vogler-Finck). Et les techno-sciences épousent parfaitement les coordonnées néo-libérales qu’elles contribuent à nous faire assimiler. Chaque individu serait doté d’un capital qu’il se doit de faire fructifier pour s’adapter toujours mieux à une économie à flux tendus, devenant l’auto-entrepreneur de lui-même.
Certains sports comme l’athlétisme ou le cyclisme incarnent parfaitement cette compétition. La prothèse technologique transmutant les athlètes en humains augmentés devient alors problématique. Elle fausse la règle d’égalité des chances qui consacrent de fait l’inégalité naturelle, et le triomphe de ceux qui disposent du « meilleur » patrimoine génétique, ce à quoi même l’entraînement le plus poussé ne peut pallier. La prothèse devient alors une arme politique qui permet de contester l’ordre de domination des stades, et qui exacerbe la logique de la performance en déréglant les codes du sport pour mettre au jour son idéologie et ses contradictions (la Prothèse et le sportif ; du dopage comme résistance à la domination des stades / Raphaël Verchère).
Lorsque la science s’hybride à d’autres formes de pensées et abandonne sa posture de froide objectivité, elle arrive à offrir des combinaisons puissantes qui allient le souci de soi à la technologie. La science de la reconstruction artificielle de la face s’est découvert, au contact de l’anthropologie, une généalogie qui remonte à l’Antiquité, et s’est mis à évoquer le « visage ». Une opération chirurgicale limitée jusque-là à une intervention technique s’est alors transformée en parcours ritualisé, où le patient est accompagné par toute une dimension symbolique qui prend en compte son état psychique (Regard anthropologique en Prothèses Maxillo-faciales / F. Destruhaut, E. Vigarios, B. Andrieu, Ph. Pomar).
Toutes ces multiples prothèses visent à rétablir le fonctionnement des organes sans les organes, la compétence de l’organisme ou l’apparence signifiante du visage, mais peuvent aussi nous aider à poursuivre l’œuvre de dilatation et les parcours (toujours risqués) d’expérimentation de nos CsO vers d’autres hybridations.
La science-fiction explore déjà les devenirs hybrides de l’humain et des machines, nous préparant à imaginer les affects que connaîtront nos corps (Hybris / Alain Damasio). Des artistes, tels que Matthew Barney avec ses figures mythologiques, et Gilles Barbier qui met en scène ses œuvres burlesques, créent des esthétiques organiques, critiquant des techno-sciences qui consacreraient l’obsolescence de l’homme et de ses passions. Ils proposent des voies alternatives où l’hybridation multiplie les possibilités de réinventions de soi et où, à chaque fois, il s’agit de défaire une vision normative et désincarnée en prenant le parti du corps, comme le montre Alice Laguarda (Post-humain et invention de soi dans la création contemporaine). De la même manière que l’artiste Brice Dellsperger joue le corps contre le formatage hollywoodien dans sa série Body Double, où le choix du même acteur pour rejouer l’ensemble des personnages d’un film révèle la supercherie des genres et des identités figés (Brice Dellsperger / Body Double : aux frontières du réel / Mickaël Pierson).
Autour de ces questions de genre et de sexe, des pratiques d’hybridations se développent depuis longtemps, produisant des êtres humains plus multiples, mais aussi plus mixtes. Est-ce une ère post-génomique, comme le suppose Henri Atlan, qui s’ouvre dès lors que la mutation se fonde désormais sur le retournement complet de la culture sur la nature ? (LVE Procréation, Hybridations, Humain-post-humain / Bernard Andrieu). Les cyberféministes ont démantelé les catégories binaires Nature/Culture, Homme/Femme, Humain/Animal, Humain/Machine, en militant pour un art des relations ouvert aux multiplicités. Il s’agirait désormais de construire une expérience et une théorie des frontières, de leur construction et de leur déconstruction, dans le but de produire de nouvelles formes d’action politique (LVE Post et cyberféminisme / Manola Antonioli).

Immersion dans les corps-réseaux
En parallèle au développement de ces nouvelles prothèses, la fuite en avant technologique engendre des processus informatiques qui se mettent à fonctionner indépendamment des décisions humaines, dictant les conduites globales. Au service d’une même oligarchie, ils constituent de nouvelles stratégies de pouvoir qui durcissent les inégalités et la séparation entre populations de seconde zone et privilégiés. Des murs technologiques aux frontières du Mexique ou d’Israël se défendront automatiquement contre les « invasions barbares ». Les opérations de bourse sont désormais majoritairement gérées par des algorithmes qui garantissent des taux de rentabilité plus élevés, tout en s’accompagnant d’une perte du contrôle humain (Les « processus co-activés » et la nouvelle maîtrise du monde / Jean-Paul Baquiast).
L’informatisation des modes d’existence redouble également les conditions d’exclusion des « inadaptés », leur inventant un alter-ego administratif qui servira à les normaliser dans des outils de suivi informatique. Un jeune homme qui sort de prison arrivera-t-il à s’inscrire à pôle emploi sans connaître l’informatique et sans ordinateur ? Se confrontera-t-il toujours à un dossier qui, d’un système à l’autre, l’étiquettera comme cas difficile et élément désordonné ? Au même moment, Facebook, s’il est réduit à un instrument de promotion de soi, renvoie chacun à un alter-ego narcissique qui interagit avec les membres de son réseau et s’assujettit à une nouvelle forme d’autocontrôle (l’Alter-ego pouvoir / David Puaud). Pourtant, les mêmes réseaux sociaux ont permis de contourner les médias traditionnels en Tunisie, contribuant à la chute du régime dictatorial, et à rendre le souffle à un peuple (Médias et TIC dans les révolutions arabes : la Tunisie / Groupe d’étudiants). Plus près de nous, ces réseaux servent les retrouvailles des slameurs et slameuses qui soignent leurs vies par les mots (Je ne suis pas née dans la lumière / Istina Ntari).
Dans nos sociétés de communication, le capitalisme a su investir un régime de mobilité et d’apparente ouverture. Tirant profit des luttes contre le pouvoir disciplinaire et son modèle du confinement, il aurait capturé et détourné une partie de ces pratiques en développant des technologies de contrôle en mesure d’inclure les sujets sans proximité spatiale, ni présence matérielle. Dans ces conditions, l’illusion de liberté est une composante fondamentale de ces dispositifs d’autant plus grande, qu’ils se transforment en machine de guerre dès qu’il s’agit de s’en prendre aux vieilles formes de pouvoir (Du multiple dans les sociétés de communication / Janice Caiafa).
Nos modes d’existence posthumains dans une société hyperindustrielle peuvent nous couper du monde, et les uns des autres. Nos fictions racontent notre impuissance à travers des scénarios apocalyptiques : les humains ne se reproduisent plus, ils se décomposent ou se végétalisent, se désincarnent en s’immergeant dans des réseaux virtuels, sont attaqués par des aliens qui prolifèrent à l’identique condamnant notre espèce fondée sur la singularité de chacun (Fictions post-humaines / Maud Grange-Rémy). Et voilà qu’au-delà de la fiction, là où les processus de désagrégation des repères sont les plus avancés, des lignes de fuite folles proposent des territoires inédits. Le jeu virtuel Second Life contamine le « réel », et permet à des communautés de joueurs d’expérimenter des subjectivités étranges avec des Moi(s) métastables qui se déplacent entre univers physiques et numériques et recréent des espaces collectifs (La Mort de l’homme est-elle comique ? /Elias Jabre). Ces mondes parallèles se multiplient à partir de nouveaux organes, comme l’écran du téléphone portable qui nous accompagne dans un devenir hybride plus poussé qu’il ne l’a jamais été, nous propulsant peut-être à l’aune d’une ère nouvelle (Du nouvel âge de la « mécanosphère » / Bruno Heuzé).
Nos corps, nos Moi(s), nos espaces se fragmentent et s’hybrident, et il devient nécessaire de forger de nouveaux concepts pour vivre dans ce « plurivers », cette pluralité de mondes hétérogènes et contradictoires aux frontières mobiles où l‘humain se mélange à la machine. Comment, au hasard des rencontres, rendre ces espaces consistants ? Le modèle du contrat offre peut-être le meilleur outil de construction d’agencements désirants, contre le danger d’être dissipé par des flux chaotiques, plutôt que de revenir à une loi obsolète associant toujours un sujet à une identité fixe (Entretien avec Jean-Clet Martin : « Plurivers » / Jean-Philippe Cazier). Comment inventer de nouvelles liaisons, des associations parfois accidentelles pour faire tenir des mondes ? C’est une question similaire que se posent les psychothérapeutes qui travaillent avec des enfants autistes, et qui essaient de les aider à construire des espaces intermédiaires où l’on peut vivre ensemble, en utilisant des logiques qui ne correspondraient plus à celles que nous connaissons (Fragments et liaisons dans la langue et le signe : à propos de sémiotique et d’autisme / Mileen Janssens).

Mort de Dieu, fragmentation de l’homme, fuite des organes, obsolescence de la loi et des modèles verticaux, la chaosmose prend le relais de la scène où se jouaient nos névroses bien structurées dans les carcans œdipiens.
Mais il ne suffit pas d’abandonner simplement toutes nos strates défaites dans une désarticulation sauvage. Il s’agit bien au contraire de garder le minimum d’organisme nécessaire pour éviter de plonger dans un corps vidé et catatonique, de prendre soin des réserves de signifiance et des subjectivation qui nous évitent de plonger dans le vide et qui nous permettent d’expérimenter de nouveaux agencements.
Si l’on renonce aux organes, il faudra à chaque fois réinventer des méthodes pour raccorder les morceaux disparates, méthodes qui peuvent réussir ou échouer, et qui produisent nécessairement, à un moment ou l’autre, des entrecroisements monstrueux entre nature et culture, esthétique et technique. Deleuze et Guattari évoquaient à ce sujet l’expérimentation de Castaneda avec le peyotl, expérience réelle ou imaginaire, peu importe, du moment où ils la lisent comme un « protocole d’expérimentation ». L’Indien force le jeune anthropologue à chercher un lieu, puis des alliés, puis à renoncer progressivement à l’interprétation, à s’engager dans un devenir-animal et ensuite dans un devenir-imperceptible de plus en plus risqué et dangereux, comme si le CsO avait besoin de tout cela (d’un guide, de techniques et de rituels, d’alliés humains, non humains et cosmiques). Il s’agit de se construire un Lieu, un Plan, mais aussi de s’inscrire dans un collectif avec des végétaux, des animaux, d’autres hommes, des techniques, des expressions artistiques. Le CsO est le désir, le plan de consistance ou le champ d’immanence du désir, et il le reste même quand le désir le pousse à la déstratification brutale ou l’anéantissement, ce pourquoi sa construction exige tant de précautions, tant d’alliés, un apprentissage raffiné des bonnes vitesses et des lenteurs nécessaires.
Au lieu d’être tout simplement des « ennemies du corps », toutes ces nouvelles formes d’hybridation (à condition de savoir choisir celles qui nous conviennent, qui nous permettent de fabriquer notre CsO, au lieu de le nier ou de le détruire) peuvent nous offrir de nouvelles voies d’accès à un corps non plus « prison » ou « tombeau », mais « plateau », région d’intensité continue, qui ne se laisse pas arrêter par des frontières extérieures (celles de la « nature » ou de l’ « organisme ») mais qui procède par modulations, vibrations et variations d’intensités.
Elias Jabre & Manola Antonioli
Devenir-hybride, corps-prisons et corps-plateaux / 2011
Edito de Chimères n°75, Devenir-Hybride, à paraître en septembre
Sur le CsO, lire également :
Retour sur le Corps sans organes / Manola Antonioli
le Corps sans organes ou la figure de Bacon / Gilles Deleuze
la Recherche de la fécalité / Antonin Artaud
Yapou, bétail humain (1) et (2) / Shozo Numa
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Pouvoir pastoral et « vie bête » / Alain Brossat

À l’origine de ce texte, un étonnement : lorsque Foucault définit le pouvoir pastoral comme un grande forme (Omnes et singulatim, Sécurité, Territoire, Population…), il en parle toujours exclusivement, jusqu’à ce qu’il aborde dans le détail la question du pastorat chrétien, et encore, pas dans les formes premières de celui-ci, du point de vue du pasteur, de son action, des motifs et principes qui guident son action (donc en faisant apparaître la double dimension de son « éthique » et de sa subjectivité ou des modes de subjectivation qui lui sont propres de son exercice du pouvoir), mais jamais du troupeau, des brebis. Le troupeau, les brebis sont constamment et exclusivement approchés comme le pur et simple objet de la conduite pastorale, du souci du pasteur. C’est-à-dire que l’imagerie animale est, littéralement, prise au pied de la lettre : le troupeau ne parle pas, les brebis sont dépourvues de la capacité d’interagir, en tant qu’élément « gouverné » ou conduit avec les desseins, les actions du pasteur pour la bonne et simple raison que leur condition reste inscrite dans la dimension de l’animalité – tout se passant comme si, dans la forme primitive ou plutôt première du pouvoir pastoral, les hommes étaient gouvernés à l’égal d’animaux, étant donné qu’aucune forme de subjectivité, aucune espèce d’accès au langage, aucune capacité de développer des contre-conduites n’apparaît du côté du « troupeau ». On peut même se demander si, pour Foucault, on parlerait dans ce topos, de relations entre gouvernants et gouvernés. Les brebis sont « conduites », plus que gouvernées, puisque, chez Foucault, constamment, la relation entre gouvernants et gouvernés, quelle qu’en soit la forme, suppose des interactions et quelque chose comme une circulation entre exercice du pouvoir consistant à tenter de « faire faire », à agencer des conduites, d’une part, et, de l’autre, des contre-conduites, des résistances, des paroles, des actions qui manifestent l’existence d’un véritable « contre-champ » du côté des gouvernés.
Or, ici, rien de semblable. Je rappelle très synthétiquement, la présentation que fait Foucault du pouvoir pastoral dans ses fondements et ses principes : à l’origine, le pastorat, c’est un rapport entre Dieu et les hommes. Une structure très ancienne qu’on trouve plutôt chez les Assyriens, les Egyptiens, les Hébreux que chez les Grecs. Dans ces civilisations, dit Foucault, les relations de Dieu avec son peuple sont définies comme des relations d’un pasteur avec son troupeau. Par transposition, cette structure pastorale du rapport entre Dieu et les hommes devient un modèle de pouvoir, dans la relation entre un guide-berger humain et un peuple ou une population.
Foucault insiste sur les caractéristiques propres de cette forme de pouvoir : elle n’est ni répressive ni autoritaire, le berger ne règne pas, comme un roi grec, sur un territoire ou une cité, il conduit, guide le troupeau humain, veille sur lui, prend garde à ce qu’il ne s’égare ni ne dépérisse. Il s’agit d’un pouvoir de soin : le berger ne gouverne pas « pour lui-même », mais au contraire, entièrement « pour les autres », le troupeau et ce sur un mode non seulement global, mais individualisant : tout son soin va au troupeau, mais, selon la célèbre image biblique, le berger veille à ce que chacune des bêtes qui le compose ne s’égare ni ne s’affaiblisse, au point de s’imposer d’abandonner provisoirement le troupeau pour retrouver et sauver une brebis égarée.
Tous les développements que consacre Foucault à cette forme première du pastorat sont voués à la description de ce que l’on pourrait appeler le cahier des charges du berger. Le troupeau n’a même pas d’existence propre : il « existe par la présence immédiate et l’action directe du pasteur » (O et S). Que ce soit dans O et S ou bien dans STP, toute la description que fait Foucault de cette grande forme de pouvoir dans sa forme originale est exclusivement vouée à la figure du pasteur qui rassemble, guide, conduit son troupeau, en assure le salut, pratique à son égard une bienveillance constante et individualisée, connaît pour cette raison le troupeau dans l’ensemble et en détail, etc. Et il insiste tout autant sur le trait décisif, inaugural de l’apparition de cette forme : « Les sociétés qui sont apparues à la fin de l’Antiquité sur le versant occidental du continent européen ont inventé un grand nombre de formes politiques différentes (…) Mais elles seules ont développé une étrange technologie du pouvoir traitant l’immense majorité des hommes en troupeau avec une poignée de pasteurs » (O et S).
Deux étonnements à propos de cette première partie de la présentation du pouvoir pastoral.
Premièrement, dans les deux textes, et au rebours d’un certain sens commun, Foucault insiste sur cette spécificité du pouvoir pastoral – son trait individualisant – un pouvoir individuellement bienfaisant. D’autant plus surprenante est donc la complète absence d’une prise en compte de ce que serait la « brebis individuelle », dans son individualité propre. Comment cette prise en charge, ce « dévouement », peuvent-ils se manifester en l’absence de tout échange, de toute interaction entre le berger et cette singularité ? Comment une telle relation établie entre, disons, la brebis égarée, la brebis malade, la brebis récalcitrante et le berger peut-elle se maintenir en deçà du langage ? Le « jeu » individualisant du pasteur va-t-il se limiter à identifier la brebis qui a « un problème » particulier à des traits physiques, un parcours erratique ? Comment prendre en charge ce problème sans que s’établisse quelque chose comme une relation singulière ? Sur ce point, rien dans le texte de Foucault.
Deuxièmement, il suffit d’ouvrir la Bible, à laquelle Foucault fait référence constamment dans ces textes pour s’apercevoir que, précisément, le « troupeau » humain y a une « présence » propre, une capacité de se manifester qui le définit comme le pur objet du soin du pasteur. Assurément, si l’on prend un texte comme l’Exode, il y est question, avant tout, de la façon dont va s’établir la relation verticale entre les Hébreux comme peuple et leur Dieu, Moïse se voyant assigner, dans ce parcours, le rôle redoutable d’intermédiaire, de mandataire auprès du peuple de la puissance divine (l’Eternel). La « structure pastorale » évoquée par Foucault est donc bien là, le Dieu hébraïque conduit bien son troupeau vivant à travers le désert, il est bien une présence souvent visible, il guide, il montre, il rassure, il exhorte… Mais, contrairement à ce qui est le cas dans l’analyse foucaldienne, le troupeau est aussi un peuple : il manifeste, pour le meilleur et pour le pire, des dispositions collectives, il a ses mouvements propres qui, souvent, contreviennent aux directives émanant de leur Dieu et qui lui sont ponctuellement transmises par Moïse. Un peuple qui, souvent, prend la parole pour dire son découragement, sa colère, son impatience, ses frustrations, qui conteste les injonctions transmises par Moïse, qui doute, qui erre et s’éloigne des commandements tout au long de ce parcours initiatique que constitue la fuite hors d’Egypte – voir le fameux épisode du Veau d’or.
Il apparaît donc ici que la forme pastorale, dans sa forme primitive, n’est nullement incompatible avec la présence d’un troupeau non seulement défini comme vivant collectif, mais comme parlant et doté de capacités subjectives propres : esclaves de Pharaon, les Hébreux demeurent un ensemble vivant dans les ténèbres, n’ayant pas encore scellé l’Alliance avec son Dieu qui le fera accéder à son génie propre – mais ils ne sont pas pour autant réductibles à la condition d’une animalité muette et impensante : ils sont un peuple égaré et maltraité, mais un peuple humain. Et leur existence comme telle n’est pas réductible à ce à quoi la mission de Moïse les destine : être le Peuple de Dieu.
Foucault s’appuie, dans O et S, sur une minutieuse analyse du Politique de Platon pour montrer que la forme de pouvoir pastorale est, pour l’essentiel, étrangère à la pensée des Grecs anciens – ce serait le sens de la démonstration à laquelle Platon procède dans ce dialogue et au fil de laquelle il invaliderait la figure du berger, pasteur d’hommes, au profit de celle du tisserand. Il rappelle l’argumentation de Platon disant que ce n’est pas en distinguant la conduite des animaux de celle des hommes (en prenant en compte l’espèce qui est commandée) que l’on peut approcher de façon satisfaisante une définition de la forme de pouvoir qui s’exerce dans la cité – ce n’est pas, pour Platon, en décidant quelles espèces peuvent former un troupeau, mais en analysant ce que fait le berger, insiste Foucault, que l’on peut dire si le roi est ou non une sorte de pasteur. Une remarque qui éclaire l’ « impasse » faite par Foucault sur l’existence subjective et les dispositions du troupeau, animal ou humain, cette distinction s’avérant sans importance tant l’analyse de la figure pastorale en sa forme originaire est intégralement et sans reste concentrée sur le rôle et la fonction du berger, comme si cette forme de pouvoir s’exerçait sur un mode totalement asymétrique, dans la relation unilatérale entre un sujet et un objet (vivant). À l’évidence alors, cette figure représenterait une sorte d’exception (notable) aux conditions générales de l’analytique du pouvoir présentée par Foucault, dans La Volonté de savoir, par exemple, où l’accent est constamment placé sur la liberté des gouvernés et sur leur capacité de prendre le pouvoir à son propre jeu en produisant des formes de contre-pouvoir. Sur ce point, aucune réponse n’apparaît dans les textes sur lesquels nous nous appuyons ici.
Dans le Politique, le pouvoir pastoral est défini, rappelle Foucault, comme un pouvoir de prise en charge intégrale par le berger, seul à la tête de son troupeau, du soin de la vie de celui-ci : il veille à le nourrir, à le soigner, à l’encadrer, à aider sa reproduction, à le distraire, même… Une sorte de biopolitique totale avant la lettre, donc. Or, insiste Platon, il est de notoriété publique que, dans la Cité grecque, la multitude des fonctions ici évoquées n’échoient pas à un seul homme, (peut importe la façon dont on le définit – le dirigeant, le roi, l’homme politique), mais à une quantité de sujets – le médecin, le boulanger, le cultivateur, le musicien, etc. La tâche de l’homme politique n’y est pas d’assumer, en pasteur, la totalité de ces fonctions d’entretien, mais d’associer des tempéraments divers, de rassembler les vivants « en une communauté qui repose sur la concorde et l’amitié » – d’où l’image qui s’impose ici, celle du tissage de tissus de différentes matières et couleurs. Ni Dieu ni berger, le politique a pour tâche d’assurer l’unité de la cité, une tâche, pourrait-on ajouter, qui suffit amplement à sa peine.
Mais ce qui est intéressant ici, c’est que, pour Foucault, un pastorat intégralisé, comme figure de l’exercice du pouvoir fondé sur la prise en charge globale et multipolaire des aspects de la vie du troupeau ne semble toujours pas davantage supposer autre chose que la compétence supérieure d’un berger avisé – un Dieu, dit-il, ce qui exclut cette forme pour la Cité qui se trouve être peuplée et dirigée par des hommes exclusivement. Même dans l’hypothèse (rejetée) du pastorat transposé des espaces orientaux vers les topographies européennes et l’espace politique par excellence – la Cité – la question de la condition subjective du troupeau n’est pas posée – or comment imaginer la possibilité d’un tel gouvernement multidirectionnel du troupeau humain sans que celui-ci en soit, d’une manière ou d’une autre partie prenante, sans qu’il y soit présent autrement que dans la condition d’un gros animal bien ou mal traité, mais indéfiniment muet ?
Tout va donc se passer comme si, dans l’analyse de Foucault, le troupeau mutique et sans subjectivité, le troupeau non pas « vie nue », mais « vie bête » allait se transfigurer, changer totalement de qualité à la faveur d’une sorte de coup de théâtre, à mon sens assez difficilement explicable – celui qui se produirait avec la captation et le redéploiement de la grande forme pastorale dans et par le christianisme. Tout se passe au fond comme si une subjectivité un accès au langage venaient au troupeau, devenaient des attributs des brebis, dès lors que le coup de baguette magique de la pastorale chrétienne allait transfigurer cette grande forme de pouvoir venue du fond des temps, du lointain des civilisations orientales. Le paradoxe de cette métamorphose est fort : c’est bien, si l’on suit Foucault, dans des conditions où il entre dans une « relation de dépendance individuelle et complète », où se trouve établi entre lui et son guide spirituel un « lien de soumission personnelle », d’obéissance absolue, qu’il va accéder à la parole et devenir un sujet. En effet, les formes de l’individualisation du pastorat chrétien supposent que le berger (le prêtre) ne se contente pas de guider et encadrer des formes extérieures, mais qu’il entre dans l’espace des subjectivités – il doit « savoir ce qui se passe dans l’âme de chaque membre du troupeau ». Et pour que ce nouveau pan de la conduite des brebis puisse s’établir, il faut que soient prises en compte les subjectivités (le désir, les sentiments, les dispositions, les pensées) et que des récits soient agencés par les sujets conduits eux-mêmes.
Le pivot de ce retournement va donc être ce double dispositif mis en place par l’Église chrétienne : l’examen de conscience et la direction de conscience – avec son débouché, la confession. L’aveu va se trouver installé au centre de tout un dispositif de subjectivation, de tout un dispositif de prise de parole par lequel se manifeste l’émergence du troupeau comme acteur à part entière de la grande prosopopée du pouvoir. Aux conditions de ce dispositif unique, sans équivalent dans l’histoire des civilisations humaines, grandiose et terrifiant tout à la fois, le troupeau n’accède pas seulement au discours et à des formes de subjectivation infiniment variables – il entre dans l’espace d’un « jeu »,dit Foucault, qui l’institue comme l’autre pôle, à part entière, de la machinerie du pouvoir : un « étrange jeu dont les éléments sont la vie, la mort, la vérité, l’obédience, les individus, l’identité ». Une étrange combinaison va alors se produire entre les réquisits fondamentaux du pastorat – le troupeau est là pour être guidé et sa disposition à être conduit (à l’obéissance et la docilité, donc) est, de ce point de vue, inscrite dans sa nature – et les dynamiques propres à l’œuvre dans le pastorat chrétien dont le propre est de constituer, dans la relation entre le conducteur et le conduit, l’espace d’une réflexivité et un théâtre de l’échange. Une « zone grise » s’établit entre ce qui tend à reconduire les brebis aux conditions premières et structurelles du pastorat – le caractère essentiellement, violemment asymétrique de la relation entre un conducteur divin ou humain et un « conduit » humain ou animal – et l’accès du troupeau à une forme d’autoréflexivité, morale notamment, qui le rend, au fond, disponible pour toutes sortes de mouvements de décentrement, si ce n’est d’échappée hors des conditions mêmes du pastorat. L’idée de Foucault, c’est que cet état d’indistinction entre l’un et l’autre pôle qui constitue le trait particulier de ce qu’il appelle les pouvoirs modernes en Occident – ce qui fait que ceux-ci vont pouvoir, par exemple, « apparaître » aussi bien sous la forme de monstrueuses entreprises de conduite du troupeau humain vers l’abîme des embrigadements massifs débouchant sur toutes sortes de destructions ou de désastres que sous celle de la promotion d’un « sujet » qui, ayant accédé à cette condition de réflexivité, est en mesure de s’arracher à son immémoriale condition d’hétéronomie.
Nous touchons là du doigt cette sorte de condition d’incertitude ou de part d’indétermination qui est le propre de la biopolitique contemporaine. D’une certaine façon, en effet, celle-ci tend à se rapprocher du modèle que Platon écarte, dans le Politique, en faveur de celui du royal tisserand : une prise en charge par un pasteur aux mille visages, mais agissant de manière coordonnée, intégrée (donc une sorte de « dieu » immanent à la vie de l’État et de la société) de tous les aspects possibles et imaginables de la vie du troupeau humain. À l’évidence, dans nos sociétés, la prise en charge de la vie est non pas le fait de corporations différentes et spécialisées, agissant indépendamment les unes des autres et chacune pour son propre compte, mais bien un mécanisme général, intégré et différencié. Et, comme l’énonce Foucault dans La Volonté de savoir, c’est bien cette forme de la biopolitique, du biopouvoir qui, dans les sociétés modernes, a refoulé ou surdéterminé les formes traditionnelles indexées sur la souveraineté classique ou l’idéal de la communauté entée sur une axiologie partagée par ses membres. Et donc, plus que jamais, la relation entre gouvernants et gouvernés apparaît comme indexée sur la grande forme pastorale et ce n’est pas pour rien que les questions sanitaires et sécuritaires (celles qui ont trait à l’immunisation et l’entretien des corps) s’imposent comme l’objet majeur du gouvernement contemporain des vivants, au détriment notamment des formes classiques de la vie politique indexées sur la mise en forme et l’institutionnalisation des conflits. La prolifération des images médicales et policières dans le vocabulaire des gouvernants aujourd’hui est un autre indice de la surdétermination de toutes les rationalités et de tous les dispositifs politiques et autres agencements de pouvoir par la forme pastorale adaptées aux conditions de la modernité tardive.
Mais en même temps, le paradoxe de ce pastorat contemporain est le suivant : plus se poursuit sans relâche son mouvement de globalisation, de mondialisation, d’ »intégralisation », et plus il apparaît qu’il « fuit » par un autre bout. C’est, si l’on veut rester fidèle à l’hypothèse foucaldienne, que le christianisme est passé par là et a laissé une empreinte ineffaçable sur la constitution des sujets dans leurs rapports avec le pouvoir, dans la façon dont ils entrent dans l’espace des relations de pouvoir. De la même façon que, dans le dispositif de la confession, s’établit une relation à peu près indiscernable entre soumission et constitution d’un « espace propre », d’une condition d’intériorité susceptible d’agir comme propédeutique de la liberté, de la même façon, va se former, dans les espaces biopolitiques contemporains, ce cercle énigmatique : plus le pastorat global étend son emprise, améliore ses techniques et les diversifie, plus donc se démultiplient les procédures d’ « objectivation » du troupeau et de ses conduites, plus sont nombreux et différenciés les messages qui lui sont adressés par le conducteur anonyme, et plus, par ailleurs, se trouvent démultipliées pour lui les occasions de rétroagir et de former des espaces discursifs dans lesquels la conduite pastorale se trouve, si l’on veut, prise dans son contrechamp. De la même façon que l’examen de conscience et la confession supposent qu’un espace soit ouvert aux facultés discursives des ouailles, dans la biopolitique contemporaine, la normation disciplinaire ne suffit plus : d’une manière toujours croissante, la bonne « gouvernance » biopolitique en appelle au discernement des sujets conduits, à leur responsabilité, à leur capacité à se projeter dans l’avenir. On gouverne désormais moins aux disciplines qu’aux mécanismes de sécurité et à la quête de l’assentiment. Apparaissent donc en permanence ces « lignes de fuite » hors de conditions premières du pouvoir pastoral, puisque là où s’ouvrent ces espaces dans lesquels les « conduits » sont promus (sinon à proprement parler institués) comme sujets, où il est fait appel à leurs facultés discursives, il peut arriver – et il arrive constamment – qu’au lieu de consentir et donner leur assentiment ils se rebiffent, qu’au lieu de « comprendre » ce qu’on leur « explique » ils forment leurs propres raisonnements, qu’au lieu de marcher en troupeau, ils se dispersent, et, sans même entrer en résistance ouverte, deviennent, de ce fait même, ingouvernables. De ce point de vue, on constate aisément que les retours de la politique dans sa forme la plus « classique » – la division descendue et exposée sur la place publique, au cœur même des formes biopolitiques – est un phénomène des plus courants dans nos sociétés : il n’y a pas si longtemps qu’ayant élu fraîchement un nouveau président de teinte fort conservatrice, les Sud-Coréens n’ont pas tardé à descendre par dizaines de milliers dans la rue, dès lors que celui-ci s’est avisé d’autoriser à nouveau l’importation de viande de bœuf des États-Unis, au mépris des avis de l’autorité sanitaire…
Mais, ceci ayant été dit, à l’encontre des discours catastrophiques qui annoncent chaque matin la « mort de la politique » au profit de la pure et simple prolifération des technologies destinées à assurer l’ « apprivoisement », la domestication ou l’asservissement du troupeau humain, il conviendra de procéder à un ultime retournement. Celui-ci pourrait consister à s’aviser que la façon avec laquelle Foucault définit ce que l’on pourrait appeler le « pastorat fondamental » dans O et S ou STP est apparemment si brutale, si simplificatrice, en présentant cette relation si violemment asymétrique entre un pasteur, ni roi ni souverain, mais assurément dépositaire exclusif de l’intelligence de la relation de pouvoir établie entre le berger et ses ouailles, que cette absolue disparité et différence de qualité entre le guide et le guidé se retrouve, fait retour, indéfiniment, dans toute espèce de forme pastorale, de pouvoir pastoral et ce aussi « sophistiqué » soit-il. Et ceci non pas à l’état de trace, de séquelle, mais bien d’élément structurel ou structurant. De ce point de vue, il est essentiel de se rappeler que, contrairement à ce qu’en dit Platon, l’enjeu de l’hétérogénéité entre condition d’humanité et condition d’animalité ou plutôt entre statut (qualité) humaine et absence de qualité animale demeure ici constant. Dans toute forme de pastorat, antique, moderne ou contemporain, la qualité humaine est toute entière concentrée du côté du guide. Et s’il importe peu, au fond, que les guidés soient des animaux ou des humains, c’est précisément que dans la relation pastorale elle-même, quelque chose d’essentiel les reconduit à l’animalité, à la « vie bête » (par opposition, encore une fois, à la vie nue de Arendt revisitée par Agamben). Ce « quelque chose », on peut le nommer de toutes sortes de façons, la plus simple et la plus éclairante étant sans doute celle qui consiste à rappeler que la forme pastorale exclut absolument tout principe ou toute procédure d’égalisation entre guides et guidés ; ceci pour la bonne raison que le ou les savoir(s) de la conduite demeure(nt), en toutes circonstances, rigoureusement hétérogènes au savoir requis pour être guidé, au savoir et à la compréhension que les guides attendent du côté des guidés, afin que ceux-ci soient susceptibles de l’être – guidables. Dans la langue corrompue de la « gouvernance » contemporaine, cette différence de statut radicale entre l’intelligence supposée des guides et celle des guidés se manifeste dans l’envahissement du discours des premiers par les paradigmes pédagogiques : le troupeau humain est une classe (au sens scolaire du terme) rétive et distraite à laquelle il convient d’expliquer, sans fin, en termes simplifiés, ce qu’il est nécessaire qu’il sache afin de demeurer guidable. En aucun cas, le savoir des guidés ne saurait s’égaler à celui des pasteurs et, quand bien même cela serait imaginable, ce n’est évidemment pas souhaitable en termes de police sociale. La pédagogie « politique », celle que requiert une sage conduite du troupeau, consiste à ne rendre disponible à celui-ci que la somme de savoirs et d’informations nécessaires pour que celui-ci demeure susceptible d’être conduit. Ici, une fois encore, les images médicales sont probantes : tout comme le médecin n’expose au patient que ce qui est nécessaire pour que celui-ci suive le traitement nécessaire pour soigner l’affection dont il souffre, en évitant de se lancer dans un cours de médecine, le politique s’efforcera de ne diffuser après du public que des messages « utiles » et simplifiés, rassurants plutôt que véridiques, à propos de la crise financière qui secoue le monde (octobre 2008). C’est que la faculté de discernement à laquelle il est fait appel, du côté des guidés, persiste à être, pour les guides, celle d’animaux intelligents. Ces animaux intelligents sont ce que, d’un autre côté, nous appelons « la vie bête », c’est-à-dire, fondamentalement la vie qui ne peut prendre forme qu’aux conditions du pastorat, qu’à condition d’être guidée.
En ce sens, ce qui, au début de cet exposé, m’est apparu comme une sorte de bévue de Foucault pourrait bien être, plutôt, un effet aveuglant de son art de philosopher à coup de marteau, c’est-à-dire d’énoncer, souvent, des propositions proprement renversantes : en l’occurrence, celle qui consisterait à rappeler, en toute simplicité, que le propre d’une biopolitique moderne est d’établir, sur le long cours, une fondamentale condition d’indistinction entre troupeau humain et troupeau animal. Nous nous en doutions déjà un peu depuis que l’on a entrepris de nous convaincre qu’en tant que vivants, les animaux n’ont pas moins accès au droit à la vie que nous. Dès l’instant où le pivot de toute politique devient, au fond, la défense et la promotion du vivant, le trait inavouable d’un pastorat moderne revient en force : seule l’humanité des pasteurs est assurée, le troupeau est, lui, forme et matériau vivant avant tout, aux qualifications infiniment variables.
Alain Brossat
Pouvoir pastoral et « vie bête » / 2009
Communication issue du colloque tenu du 24 au 28 juin 2009 à l’université de Hsin Chu, Taiwan, publiée par la revue Appareil et reprise dans une version modifiée sous le titre Pastorat humain et « vie bête » in Entre chiens et loups / 2009
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Préface à Propaganda d’Edward Bernays / Normand Baillargeon

« La propagande est à la démocratie ce que la violence est à un État totalitaire. »
Noam Chomsky

Edward L. Bernays, né à Vienne en novembre 1891, est mort plus que centenaire à Cambridge, Massachusetts, en mars 1995. Son nom reste le plus souvent inconnu du grand public, et pourtant Bernays a exercé, sur les États-Unis d’abord, puis notamment sur les démocraties libérales, une influence considérable. En fait, on peut raisonnablement accorder à John Stauber et à Sheldon Rampton qu’il est difficile de complètement saisir les transformations sociales, politiques et économiques du dernier siècle si l’on ignore tout de Bernays et de ce qu’il a accompli.
C’est qu’Edward L. Bernays est généralement reconnu comme l’un des principaux créateurs (sinon le principal) de l’industrie des relations publiques et donc comme le père de ce que les Américains nomment le spin, c’est-à-dire la manipulation – des nouvelles, des médias, de l’opinion – ainsi que la pratique systématique et à large échelle de l’interprétation et de la présentation partisanes des faits.
On pourra prendre une mesure de l’influence des idées de Bernays en se rappelant la percutante remarque d’Alex Carey, suggérant que « trois phénomènes d’une considérable importance politique ont défini le XXe siècle ». Le premier, disait-il, est « la progression de la démocratie », notamment par l »extension du droit de vote et le développement du syndicalisme ; le deuxième est « l’augmentation du pouvoir des entreprises » ; et le troisième est « le déploiement massif de la propagande par les entreprises dans le but de maintenir leur pouvoir à l’abri de la démocratie ». L’importance de Bernays tient précisément au fait qu’il a, de manière prépondérante et peut-être plus que quiconque, contribué à l’articulation et au déploiement de ce troisième phénomène.
Sous le titre revendiqué de Propaganda, l’ouvrage que vous allez lire est paru en 1928 et il peut être considéré comme une manière de « carte de visite » présentée avec assurance, voire avec candeur, aux clients susceptibles de recourir aux services de la déjà florissante industrie créée par Bernays moins de dix ans plus tôt.
Après avoir exposé les fondements, en particulier politiques et psychosociaux, de la pratique des relations publiques qu’il préconise, Bernays entreprend de donner des exemples concrets de tâches qu’elles peuvent accomplir ou ont déjà accomplies. Il insiste tout d’abord, comme on pouvait s’y attendre, sur la contribution que les relations publiques peuvent apporter aux institutions économiques et politiques ; mais il évoque aussi ensuite, avec la très nette intuition de l’extraordinaire étendue des domaines d’intervention qui s’ouvrent à la nouvelle forme « d’ingénierie sociale » qu’il met en avant, les services que les relations publiques peuvent rendre à la cause des femmes, aux œuvres sociales, à l’éducation, ainsi qu’à l’art et à la science.
Par-delà ces exposés, où il est parfois difficile de ne pas entendre le ton du bonimenteur, cette ambitieuse œuvre de propagande en faveur de la propagande fournit l’occasion, à un personnage au parcours atypique, d’exposer et de défendre sa solution au problème de la démocratie contemporaine tel qu’il le conçoit. Et c’est peut-être justement par les idées qu’il expose à ce sujet, par la transparence avec laquelle il dévoile certaines des convictions les plus intimes qui prévalent au sein d’une large part des élites de nos sociétés et de ses institutions dominantes, que cet ouvrage constitue un incontournable document politique. Pour le constater, il sera utile de sommairement situer Bernays dans son temps.

Le singulier parcours d’un neveu de Freud
Edward L. Bernays est le double neveu de Sigmund Freud (1856-1939) : son père est le frère de la femme du fondateur de la psychanalyse, tandis que la mère de Bernays, Anna Freud, est sa sœur. Bernays utilisera souvent cette prestigieuse filiation pour promouvoir ses services, mais ce qui le lie à son oncle va au-delà de cette simple relation familiale : l’œuvre de Freud comptera en effet dans la conception que Bernays va se faire aussi bien de la tâche que doivent accomplir les relations publiques, que des moyens qu’elles doivent mettre en œuvre.
Scott Cutlip, l’historien des relations publiques, rappelle à ce propos que « lorsqu’une personne rencontrait Bernays pour la première fois, il ne lui fallait pas attendre longtemps avant qu’Oncle Sigmund ne soit introduit dans la conversation. Sa relation avec Freud était constamment au centre de sa pensée et de son travail de conseiller ». Irwin Ross ajoute : « Bernays aimait se concevoir comme un psychanalyste des corporations en détresse. »
En 1892, la famille Bernays quitte Vienne pour les États-Unis (pour New York, plus précisément), où le père devient un prospère marchand de grains. Désireux de voir son fils Edward lui succéder dans cette profession, il l’incite à étudier en agriculture. Et c’est ainsi qu’en février 1912, après un peu plus de trois années d’études, Bernays reçoit son diplôme d’agriculture de la Cornell University. Mais cette expérience académique l’a profondément déçu et il assurera n’avoir appris que peu de choses à Cornell, sinon qu’il n’a aucunement l’intention de continuer sur les traces de son père.
Que faire, alors ? Le journalisme l’attire. Il commence donc à écrire pour le magazine National Nurseryman. Le hasard lui fait rencontrer à New York, en décembre 1912, un ami qui lui propose de collaborer à la publication de deux revues mensuelles de médecine dont il vient d’hériter par son père. Cette rencontre mènera à toute une série d’événements qui vont peu à peu faire de l’obscur journaliste d’abord un publiciste d’un genre nouveau, puis le créateur, le praticien et le chantre des relations publiques.
Tout commence quand, au début de l’année 1913, une des revues dont s’occupent Bernays et son ami (la Medical Review of Reviews) publie une critique très élogieuse d’une pièce d’Eugène Brieux : Damaged Goods. Cette pièce raconte l’histoire d’un homme qui contracte la syphilis, mais cache ce fait à sa fiancée : il l’épouse et celle-ci met ensuite au monde leur enfant syphilitique. Cette pièce brisait deux puissants tabous : le premier, en parlant ouvertement de maladies sexuellement transmissibles, le deuxième, en discutant des méthodes de santé publique pouvant être utilisées pour les prévenir. C’est évidemment cette audace qui avait séduit l’auteur de la recension et incité Bernays et son ami à la publier dans leur revue, malgré les vives critiques que cette décision allait immanquablement susciter.
Dans les semaines qui suivent, Bernays apprend qu’un acteur célèbre, Richard Bennett (1872-1944), souhaite monter la pièce et que cette décision suscitera certainement une levée de boucliers de personnalités et d’organismes conservateurs. Bernays s’engage alors auprès de Bennett à faire jouer la pièce et même à prendre en charge les coûts de sa production. Pour y parvenir, il va inventer une technique qui reste une des plus courantes et des plus efficaces des relations publiques, une stratégie qui permet de transformer ce qui paraît être un obstacle en une opportunité et de faire d’un objet de controverse un noble cheval de bataille que le public va, de lui-même, s’empresser d’enfourcher. La technique qui permet une telle métamorphose de la perception qu’a le public d’un objet donné consiste à créer un tiers parti, en apparence désintéressé, qui servira d’intermédiaire crédible entre le public et l’objet de la controverse et qui en modifiera la perception.
Misant sur la célébrité de Bennett, sur la respectabilité de la revue et sur sa mission médicale et pédagogique, Bernays va ainsi mettre sur pied le Sociological Fund Committee de la Medical Review of Reviews. Son premier mandat sera bien entendu de soutenir la création de Damaged Goods. Des centaines de personnalités éminentes et respectées vont payer pour faire partie de cet organisme et leurs cotisations vont permettre à Bernays de tenir sa promesse de faire jouer la pièce, désormais perçue comme une méritoire œuvre d’éducation publique sur un sujet de la plus haute importance. Damaged Goods connaîtra un immense succès populaire et les critiques en seront on ne peut plus élogieuses.
Avec l’affaire Damaged Goods, le tout jeune homme qu’est encore Bernays – il n’a que 21 ans – vient de trouver sa voie. Il abandonne le journalisme et devient une sorte de publiciste et d’intermédiaire entre le public et divers clients.
Les premiers qu’il aura proviennent du milieu du spectacle : il s’occupe par exemple de promouvoir le ténor Enrico Caruso (1873-1921), le danseur Nijinsky (1890-1950) ainsi que les Ballets russes. Ces efforts donnent à Bernays l’occasion de raffiner ses stratégies et de déployer de nouvelles techniques par lesquelles la publicité emprunte des voies restées jusque-là largement inexplorées. En particulier, au lieu de simplement décrire en les vantant les caractéristiques d’un produit, d’une cause, ou d’une personne, cette nouvelle forme de publicité – qu’on est tenté de décrire comme étant d’inspiration freudienne – les associe à quelque chose d’autre, que le public, croit Bernays, ne peut manquer de désirer. Le travail qu’il accomplit en 1915 en faveur des Ballets russes en tournée aux États-Unis donnera une idée de l’habileté de Bernays à cet exercice.
La vaste majorité des Américains ne s’intéresse alors guère au ballet et a plutôt un préjugé défavorable à son endroit. Pour le transformer en attitude positive, Bernays va s’efforcer de relier cet art à des choses que les gens aiment et comprennent. Dès lors, l’énorme campagne de publicité qu’il met en œuvre ne se contente pas de transmettre aux journalistes des communiqués de presse, des images ou des dossiers sur les artistes : elle vante dans les pages des magazines féminins les styles, les couleurs et les tissus des costumes qu’ils portent ; elle suggère aux manufacturiers de vêtements de s’en inspirer ; elle veille à la publication d’articles où est posée la question de savoir si l’homme américain aurait honte d’être gracieux ; et ainsi de suite, avec le résultat que la tournée des Ballets russes connaîtra un extraordinaire succès et qu’elle ne sera pas terminée qu’on en annoncera une deuxième – tandis que de nombreuses petites Américaines rêvent de devenir ballerines. De telles techniques nous sont certes devenues familières : mais elles étaient alors en train d’être inventées et Bernays a énormément contribué à leur création.
Il n’en reste pas moins que le publiciste qui connaît ces succès est bien loin du ‘conseiller en relations publiques’ qui, en 1919, fera son apparition sur la scène de l’histoire pour y occuper une si grande place. Que s’est-il donc passé entre 1915 et 1919 pour rendre possible cette mutation ? Celle-ci s’explique essentiellement par le succès remporté par Bernays et de très nombreux autres journalistes, intellectuels et publicistes au sein d’un organisme mis sur pied par le gouvernement américain en 1917, la Commission Creel : c’est ce succès qui va profondément transformer la perception que le milieu des affaires et le gouvernement se font des publicistes, des journalistes et de la communication sociale en général, et qui va donc rendre possible l’apparition des relations publiques au sens où nous les connaissons aujourd’hui.
Pour comprendre, remontons à la fin de la guerre civile américaine, en 1865, alors que se prépare ce moment historique troublé, difficile et violent connu par dérision sous le nom de Gilded Age ou Âge doré – selon le titre d’un roman de Mark Twain (1835-1910) et de Charles Dudley Warner (1829-1900).

De l’Age doré à la Commission Creel
On assiste durant ces années à l’avènement des trusts et des firmes (ou corporations), entités immensément puissantes et bientôt dotées d’une reconnaissance légale comme personnes morales immortelles. À leur tête se retrouvent souvent ces mercenaires que l’histoire appellera les « barons voleurs » (robber barons), comme Andrew Carnegie (1835-1918) et la Carnegie Steel, John D. Rockefeller (1839-1934) et la Standard Oil, Cornelius (1794-1877) et William (1821-1885) Vanderbilt et leurs chemins de fer.
Leur recherche d’efficacité et de rentabilité produit des phénomènes profondément inquiétants de concentration de capitaux, de formation de monopoles (ou du moins de quasi-monopoles), en plus de générer des crises économiques à répétition – il y en eut en 1873, en 1893 ; il y en aura de nouvelles, en 1907, en 1919 et en 1929. Celles-ci apportent « le froid, la faim et la mort aux gens du peuple, tandis que les Astor, les Vanderbilt, les Rockefeller et les Morgan poursuivent leur ascension, en temps de paix comme en temps de guerre, en temps de crise comme en temps de croissance ».
C’est dans un contexte d’extrême concentration de la richesse mais aussi de fraudes financières et de scandales politiques mis au jour par ceux que l’on appellera les muckrackers (ou « déterreurs de scandales ») que s’ouvre le XXe siècle. Grèves et conflits se succèdent à un rythme effréné et, devant la puissance, l’intransigeance et l’arrogance des institutions dominantes (la phrase de William Vanderbilt est restée célèbre : « The public be damned ! »), ouvriers, travailleurs et agriculteurs s’organisent. Bientôt, les corporations sentent qu’elles ne peuvent plus opérer en secret comme elles en ont l’habitude, mais sans savoir non plus comment réagir à la nouvelle donne ou comment s’adresser au public.
Leur premier mouvement sera de s’en remettre à leurs conseillers juridiques. Mais cette manière de faire se révélant inefficace, elles se tournent ensuite vers les journalistes : puisqu’ils écrivent dans les journaux et les magazines, ceux-ci, pense-t-on, connaissent le public et sauront communiquer avec lui. L’un de ces journalistes est Ivy Ledbetter Lee (1877-1934) : il est une des rares personnes qui pourraient, avec quelque légitimité, contester à Bernays sa place au premier rang des créateurs de l’industrie des relations publiques.
Dès 1906, cet ancien journaliste était devenu ‘représentant de presse’ pour la Pennsylvania Railroad et avait substantiellement amélioré la perception (très négative) que le public avait de cette compagnie – comme des compagnies ferroviaires en général, où les accidents étaient fréquents. Lee prône, avec succès, de faire face aux situations de crise en entretenant des relations ouvertes avec la presse, notamment en émettant des communiqués et en rencontrant les journalistes. Cette approche s’avère efficace et lui vaudra plusieurs clients, dont John D. Rockefeller, pour le compte duquel il gère une crise majeure occasionnée par la brutale répression d’une grève par la milice du Colorado et des gardes de la Colorado Fuel and Iron Company. L’événement, connu sous le nom de Ludlow Massacre, est survenu le 20 avril 1914 : les miliciens et les gardes tirent ce jour-là à la mitraillette sur le campement de tentes des mineurs grévistes et font plusieurs morts, parmi lesquels des femmes et des enfants. Pour calmer la colère du public, Lee adressa à la presse et à des leaders d’opinion de nombreux bulletins contenant des informations biaisées, partielles ou fausses.
Malgré tout, globalement, ces publicistes et journalistes ont un impact relativement mineur sur les problèmes d’image et de communication des corporations, notamment parce que celles-ci ne les prennent pas très au sérieux, jugeant le plus souvent que le service offert n’est pas à la hauteur du prix demandé. La Commission Creel va changer tout cela en faisant la démonstration qu’il est possible de mener à bien et sur une grande échelle un projet de façonnement de l’opinion publique.
Lorsque le gouvernement des États-Unis décide d’entrer en guerre, le 6 avril 1917, la population est en effet largement opposée à cette décision : et c’est avec le mandat explicite de la faire changer d’avis qu’est créée par le président Thomas Woodrow Wilson (1856-1924), le 13 avril 1917, la Commission on Public Information (CPI) – souvent appelée ‘Commission Creel’, du nom du journaliste qui l’a dirigée, George Creel (1876-1953).
Cette commission, qui accueille une foule de journalistes, dintellectuels et de publicistes, sera un véritable laboratoire de la propagande moderne, ayant recours à tous les moyens alors connus de diffusion d’idées (presse, brochures, films, posters, caricatures notamment) et en inventant d’autres. Elle était composée d’une Section étrangère (Foreign Section), qui possédait des bureaux dans plus de trente pays, et d’une Section intérieure (Domestic Section) : elles émettront des milliers de communiqués de presse, feront paraître des millions de posters (le plus célèbre étant sans doute celui où on lit : I want you for US Army, clamé par Uncle Sam) et éditeront un nombre incalculable de tracts, d’images et de documents sonores.
La commission inventera notamment les fameux « four minute men » : il s’agit de ces dizaines de milliers de volontaires – le plus souvent des personnalités bien en vue dans leur communauté – qui se lèvent soudain pour prendre la parole dans des lieux publics (salles de théâtre ou de cinéma, églises, synagogues, locaux de réunions syndicales, et ainsi de suite) afin de prononcer un discours ou réciter un poème qui fait valoir le point de vue gouvernemental sur la guerre, incite à la mobilisation, rappelle les raisons qui justifient l’entrée en guerre des États-Unis ou incite à la méfiance – voire à la haine – de l’ennemi.
Sitôt la guerre terminée, le considérable succès obtenu par la commission inspirera, notamment à certains de ses membres, l’idée d’offrir la nouvelle expertise d’ingénierie sociale développée en temps de guerre aux clients susceptibles de se la payer en temps de paix – et donc d’abord aux entreprises, puis aux pouvoirs politiques. C’est justement le cas de Bernays, qui s’était très tôt joint à la Commission Creel : « C’est bien sûr, écrit-il ici, l’étonnant succès qu’elle a rencontré pendant la guerre qui a ouvert les yeux d’une minorité d’individus intelligents sur les possibilités de mobiliser l’opinion, pour quelque cause que ce soit. »

Bernays, praticien et théoricien des relations publiques
En janvier 1919, Bernays participe en tant que membre de l’équipe de presse de la Commission Creel à la Conférence de paix de Paris. De retour aux États-Unis, il ouvre à New York un bureau qu’il nomme d’abord de « Direction publicitaire » avant de se désigner lui-même, dès 1920, « conseiller en relations publiques », sur le modèle de l’expression « conseiller juridique », et de renommer son bureau « Bureau de relations publiques ».
Entre 1919 et octobre 1929, alors qu’éclate la crise économique, les relations publiques vont susciter aux États-Unis un attrait immense et sans cesse grandissant.
Bernays n’est sans doute pas le seul à pratiquer ce nouveau métier durant les booming twenties. Mais il se distingue nettement de ses confrères par trois aspects. Le premier est l’énorme et souvent spectaculaire succès qu’il remporte dans les diverses campagnes qu’il mène pour ses nombreux clients. Le deuxième tient au souci qu’il a d’appuyer sa pratique des relations publiques à la fois sur les sciences sociales (psychologie, sociologie, psychologie sociale et psychanalyse, notamment) et sur diverses techniques issues de ces sciences (sondages, interrogation d’experts ou de groupes de consultation thématique, et ainsi de suite). Le troisième est son ambition de fournir un fondement philosophique et politique aux relations publiques et des balises éthiques à leur pratique. C’est par cette double visée que Bernays reste le plus original des théoriciens et praticiens des relations publiques.
J’aborderai tour à tour chacun de ces trois aspects qui singularisent Bernays, mais en insistant surtout sur le dernier, de loin le plus important.
Entre sa sortie de la Commission Creel et la publication de Propaganda, Bernays a réalisé un très grand nombre de campagnes de relations publiques qui ont contribué à définir le domaine et à fixer les grands axes de sa pratique. On trouvera un indice de cette activité bouillonnante dans le fait que presque toutes les campagnes de relations publiques menées avec succès qu’il évoque dans ce livre, souvent en les décrivant sur un mode passif, ont en fait été réalisées par lui.
C’est notamment le cas du concours de sculptures sur barres de savon Ivory, conçu pour Proctor & Gamble, qui consommera un million de barres chaque année pendant ses 37 ans d’existence ; de la promotion du petit déjeuner aux œufs et au bacon vanté comme étant la forme typiquement américaine du petit déjeuner copieux et que de nombreux médecins (consultés par Bernays, bien entendu) ont recommandé ; de la promotion de la vente de pianos par la défense de l’idée que l’on devait absolument avoir chez soi une salle de musique ; de l’organisation de la très suivie conférence de 1920 de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) ; de l’organisation à la Maison-Blanche et pour le président Coolidge de déjeuners en présence de vedettes de la chanson et du cinéma afin de transformer la perception du public du président comme d’un homme froid et distant ; et de très nombreuses autres campagnes dont un bon nombre sont évoquées dans le texte.
Après la publication de Propaganda, Bernays réalisera un grand nombre d’autres campagnes, dont plusieurs restent légendaires – telles que l’organisation en 1929, pour General Electric, d’un anniversaire prenant prétexte de l’invention de la lampe à incandescence par Thomas Edison (1847-1931), événement que certains tiennent toujours pour un des plus spectaculaires exemples de propagande accomplis en temps de paix.
Mais on peut soutenir que le succès le plus retentissant de Bernays sera d’avoir amené les femmes américaines à fumer. Cet épisode, si éclairant sur sa manière de penser et de travailler, mérite d’être raconté en détail.
Nous sommes toujours en 1929 et, cette année-là, George Washington Hill (1884-1946), président de l’American Tobacco Co., décide de s’attaquer au tabou qui interdit à une femme de fumer en public, un tabou qui, théoriquement, faisait perdre à sa compagnie la moitié de ses profits. Hill embauche Bernays, qui, de son côté, consulte aussitôt le psychanalyste Abraham Arden Brill (1874-1948), une des premières personnes à exercer cette profession aux États-Unis. Brill explique à Bernays que la cigarette est un symbole phallique représentant le pouvoir sexuel du mâle : s’il était possible de lier la cigarette à une forme de contestation de ce pouvoir, assure Brill, alors les femmes, en possession de leurs propres pénis, fumeraient.
La ville de New York tient chaque année, à Pâques, une célèbre et très courue parade. Lors de celle de 1929, un groupe de jeunes femmes avaient caché des cigarettes sous leurs vêtements et, à un signal donné, elles les sortirent et les allumèrent devant des journalistes et des photographes qui avaient été prévenus que des suffragettes allaient faire un coup d’éclat. Dans les jours qui suivirent, l’événement était dans tous les journaux et sur toutes les lèvres. Les jeunes femmes expliquèrent que ce qu’elles allumaient ainsi, c’était des « flambeaux de la liberté » (torches of freedom). On devine sans mal qui avait donné le signal de cet allumage collectif de cigarettes et qui avait inventé ce slogan ; comme on devine aussi qu’il s’était agi à chaque fois de la même personne et que c’est encore elle qui avait alerté les médias.
Le symbolisme ainsi créé rendait hautement probable que toute personne adhérant à la cause des suffragettes serait également, dans la controverse qui ne manquerait pas de s’ensuivre sur la question du droit des femmes de fumer en public, du côté de ceux et de celles qui le défendaient – cette position étant justement celle que les cigarettiers souhaitaient voir se répandre. Fumer étant devenu socialement acceptable pour les femmes, les ventes de cigarettes à cette nouvelle clientèle allaient exploser.
On peut le constater avec cet exemple : Bernays aspire à fonder sur des savoirs (ici, la psychanalyse) sa pratique des relations publiques. Cette ambition, on l’a dit, est le deuxième trait qui le distingue de ses collègues. Bernays, et là réside en grande partie l’originalité de sa démarche, est en effet convaincu que les sciences sociales peuvent apporter une contribution importante à la résolution de divers problèmes sociaux et donc, a fortiori, aux relations publiques. Il consulte donc ces disciplines et leurs praticiens, s’en inspire, et leur demande des données, des techniques, des stratégies, des concepts et des théories.
Un de ses maîtres à penser sur ce plan – et revendiqué comme tel – est le très influent Walter Lippmann (1889-1974) – en dialogue avec lequel certains ouvrages de Bernays semblent avoir été écrits. En 1922, dans Public Opinion, Lippmann rappelait que « la fabrication des consentements […] fera l’objet de substantiels raffinements » et que « sa technique, qui repose désormais sur l’analyse et non plus sur un savoir-faire intuitif, est à présent grandement améliorée [par] la recherche en psychologie et [les] moyens de communication de masse ». Comme en écho, Bernays écrit ici : « L’étude systématique de la psychologie des foules a mis au jour le potentiel qu’offre au gouvernement invisible de la société la manipulation des mobiles qui guident l’action humaine dans un groupe. Trotter et Le Bon d’abord, qui ont abordé le sujet sous un angle scientifique, Graham Wallas, Walter Lippmann et d’autres à leur suite, qui ont poursuivi les recherches sur la mentalité collective, ont démontré, d’une part, que le groupe n’avait pas les mêmes caractéristiques psychiques que l’individu, d’autre part, qu’il était motivé par des impulsions et des émotions que les connaissances en psychologie individuelle ne permettaient pas d’expliquer. D’où, naturellement, la question suivante : si l’on parvenait à comprendre le mécanisme et les ressorts de la mentalité collective, ne pourrait-on pas contrôler les masses et les mobiliser à volonté sans qu’elles s’en rendent compte ? »
Mais Bernays cherche également dans les sciences sociales, comme on le pressent dans le passage précédent, une justification (à prétention) scientifique de la finalité politique du travail accompli par le conseiller en relations publiques. Il la trouve dans l’adhésion d’une part importante des théoriciens des sciences sociales naissantes qu’il consulte et respecte à l’idée que la masse est incapable de juger correctement des affaires publiques et que les individus qui la composent sont inaptes à exercer le rôle de citoyen en puissance qu’une démocratie exige de chacun d’eux : bref, que le public, au fond, constitue pour la gouvernance de la société un obstacle à contourner et une menace à écarter.
Cette thèse, à des degrés divers, est celle de Walter Lippmann, de Graham Wallas (1858-1932) ou de Gustave Le Bon (1841-1931), dont Bernays ne cessera de se réclamer, et elle rejoint un important courant antidémocratique présent dans la pensée politique américaine et selon lequel que la « grande bête doit être domptée » – pour reprendre l’expression d’Alexander Hamilton (1755-1804). Cette perspective était déjà celle de James Madison (1752-1836), qui assurait que « le véritable pouvoir, celui que procure la richesse de la nation », doit demeurer entre les mains des « êtres les plus capables » et que la première et principale responsabilité du gouvernement est de « maintenir la minorité fortunée à l’abri de la majorité ». Bernays se fait l’écho de ces idées quand il écrit qu’avec « le suffrage universel et la généralisation de l’instruction » on en est arrivé au point où « la bourgeoisie se mit à craindre le petit peuple, les masses qui, de fait, se promettaient de régner ».
Se profile alors un projet politique que Bernays va assumer et s’efforcer de réaliser. Il s’agit, selon les termes de Lippmann, de faire en sorte que la masse se contente de choisir, parmi les membres des « classes spécialisées », les « hommes responsables », auxquels il reviendra de protéger la richesse de la nation. Pour que la masse se contente de jouer ce rôle, il sera nécessaire d’opérer ce que Lippmann décrit comme une « révolution dans la pratique de la démocratie », à savoir la manipulation de l’opinion et la « fabrication des consentements », indispensables moyens de gouvernement du peuple. « Le public doit être mis à sa place, écrit Lippmann, afin que les hommes responsables puissent vivre sans craindre d’être piétinés ou encornés par le troupeau de bêtes sauvages. »
Bernays veut lui aussi « organiser le chaos » et il aspire à être celui qui réalise en pratique le projet théorique formulé par Lippmann et les autres : c’est que les nouvelles techniques scientifiques et les médias de masse rendent justement possible de « cristalliser l’opinion publique », selon le titre d’un livre de Bernays datant de 1923, et de « façonner les consentements », selon le titre d’un ouvrage de 1955. Dans Propaganda, il écrit : « La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays. »
Cette idée que cette forme de « gouvernement invisible » est tout à la fois souhaitable, possible et nécessaire est et restera omniprésente dans les idées de Bernays et au fondement même de sa conception des relations publiques : « La minorité a découvert qu’elle pouvait influencer la majorité dans le sens de ses intérêts. Il est désormais possible de modeler l’opinion des masses pour les convaincre d’engager leur force nouvellement acquise dans la direction voulue. Étant donné la structure actuelle de la société, cette pratique est inévitable. De nos jours la propagande intervient nécessairement dans tout ce qui a un peu d’importance sur le plan social, que ce soit dans le domaine de la politique ou de la finance, de l’industrie, de l’agriculture, de la charité ou de l’enseignement. La propagande est l’organe exécutif du gouvernement invisible. »

La propagande et le gouvernement invisible contre la démocratie
Après la parution en 1928 du présent ouvrage, Bernays connaîtra la longue et riche carrière de conseiller en relations publiques que laissaient présager ses succès antérieurs et que confirmeraient ceux qu’il allait obtenir en 1929 lors des campagnes pour General Electric et l’American Tobacco Company. Les années passant, il deviendra une sorte d’icône au sein de l’industrie qu’il aura largement contribué à fonder, tandis que celle-ci devenait de plus en plus omniprésente et exerçait un rôle économique et politique de plus en plus prépondérant.
Le terme de « propagande » dont Bernays souhaitait réhabiliter l’acception neutre qu’il avait eue avant que ne soient connus les mensonges propagés par la Commission Creel ne sera cependant pas repris par l’industrie des relations publiques et il conserve, aujourd’hui encore, la connotation absolument négative qu’il a acquise après 1918. En revanche, son idée que les relations publiques peuvent être au service de tous, bénéfiques à tous, notamment parce qu’elles constituent une sorte de ‘route à deux voies », permettant, via le conseiller en relations publiques, à un client de communiquer avec son public et à ce public de communiquer avec son client, cette idée-là a fini par être reprise par l’industrie pour décrire ses activités.
Il est crucial de rappeler combien ce qui est proposé ici contredit l’idéal démocratique moderne, celui que les Lumières nous ont légué, de rappeler à quel point Bernays, comme l’industrie qu’il a façonnée, doit faire preuve d’une étonnante aptitude à la duplicité mentale pour simultanément proclamer son souci de la vérité et de la libre discussion et accepter que la vérité sera énoncée par un client au début d’une campagne, laquelle devra mette tout en œuvre – y compris, s’il le faut absolument, la vérité elle-même – pour susciter une adhésion à une thèse ou des comportements chez des gens dont on a postulé par avance qu’ils sont incapables de comprendre réellement ce qui est en jeu et auxquels on se sent donc en droit de servir ce que Platon appelait de « pieux mensonges ».
C’est ainsi qu’on ne compte plus aujourd’hui le nombre d’organismes qui sont créés pour servir d’intermédiaire entre une cause et le public mais dont les noms mêmes, bien souvent, occultent voire contredisent la véritable nature. Voici par exemple les Oregonians for Food and Shelter : qui pourrait objecter à la défense des sans-abri et à ce que soit satisfait le besoin primaire de manger à sa faim ? Mais cet organisme est surtout préoccupé par les limitations qu’on veut apporter à l’utilisation de produits chimiques en agriculture. Ce sont d’ailleurs des entreprises fabriquant de tels produits qui financent ce groupe (Chevron Chemical, DuPont, Western Agricultural Chemicals Association, et ainsi de suite).
On multiplierait sans mal les exemples des agissements de ce gouvernement invisible. Pour en rester à l’actualité immédiate, considérons l’hypothèse d’un retour du tramway dont il est périodiquement question dans les villes nord-américaines. On est en droit de se demander comment et pourquoi le tramway, qui est un moyen de transport commode, sûr et infiniment plus écologique que la voiture et le moteur à combustion, a disparu des grandes villes américaines au milieu des années 1950, alors qu’il y était solidement et depuis longtemps implanté. La réponse tient en un mot : l’automobile. On a en effet délaissé le tramway afin de faire la promotion de la voiture individuelle à laquelle certains voulaient ouvrir les villes. Qui donc ? Dès les années 1920, General Motors, Firestone et la Standard Oil de Californie se sont attelés à la tâche de convaincre l’opinion publique d’opter, en matière de transport urbain, pour une solution polluante, inefficace et extrêmement coûteuse. L’intermédiaire était alors une entreprise écran, la National City Lines qui, progressivement, acheta et contrôla les compagnies qui possédaient les tramways dans des dizaines de villes (New York, Los Angeles, Philadelphie, Saint Louis, etc.) ; on procéda ensuite à leur démantèlement progressif, au profit d’autobus achetés par un fournisseur appartenant au trio GM, Firestone et Standard Oil ; enfin, et en parallèle, on mènera une action politique par le National Highway Users Conference afin de promouvoir, avec succès, la construction d’autoroutes.
Le programme durera trois décennies au terme desquelles les tramways des villes seront remplacés par les voitures individuelles et les autobus. En 1959, découvertes, les compagnies impliquées seront traduites en justice. Reconnues coupables de conspiration criminelle, elles devront acquitter une amende de… 5000 dollars.
À l’éthique de la discussion et de la persuasion rationnelle, que présuppose la démocratie, s’opposent alors une persuasion a-rationnelle et une intention arrêtée de convaincre, fût-ce en manipulant ; à l’exigence de pratiquer des vertus épistémiques comme l’honnêteté intellectuelle, le débat, l’écoute, la modestie, l’exhaustivité de l’information, s’opposent le mensonge, la partialité et l’occultation de données pertinentes. À l’idée que toute décision collective prise sur chacune de ces innombrables questions difficiles que pose la vie en commun ne s’obtient que dans la transparence de la participation du plus grand nombre et dans le partage d’intérêts communs, s’oppose l’idée que la vérité est ou bien ce que décident, dans l’opacité de leurs intérêts privés, ceux qui peuvent se payer les coûteux services des firmes de relations publiques ou ce que veulent les membres de la « minorité intelligente ».
Ce qu’à chaque fois on retrouve ainsi, dans la pratique des firmes de relations publiques telle que Bernays la conçoit, est au fond, aussi bien sur le plan épistémologique que sur les plans éthique ou politique, l’exacte antithèse de ce qu’exige une démocratie. Et les exhortations de Bernays pour que l’industrie se dote d’un code d’éthique, pour qu’elle se refuse « à apporter ses services à un client qu’[elle] estime malhonnête, à un produit qui lui paraît frauduleux, à une cause qu’[elle] juge antisociale » ne convainquent pas puisque la pratique les contredit. De même, ses encouragements adressés au conseiller en relations publiques à avoir « la sincérité [pour] règle d’or » ne peuvent qu’apparaître comme de dérisoires efforts pour justifier l’injustifiable et défendre l’indéfendable.
À défaut de reconnaître que ce qu’il préconisait était incompatible avec l’idée de démocratie correctement comprise, Bernays aurait au moins dû reconnaître que l’outil qu’il proposait pouvait être utilisé à des fins que lui-même ne pouvait tenir pour acceptables. Parmi les nombreuses occasions qu’il aura eues durant sa vie de revenir sur sa conception des relations publiques, contentons-nous d’en rappeler deux.
La première est évoquée dans ses Mémoires, alors que Bernays raconte sa stupéfaction d’apprendre, en 1933, de Karl von Weigand, journaliste américain basé en Allemagne, que Joseph Goebbels (1897-1945), lui ayant montré dans sa bibliothèque les ouvrages consacrés à la propagande, il y vit Crystallizing Public Opinion : « Goebbels, me dit Weigand, se servait de mon livre […] pour élaborer sa destructive campagne contre les Juifs d’Allemagne. J’en fus scandalisé. […] À l’évidence, les attaques contre les Juifs d’Allemagne n’étaient en rien un emballement émotif des Nazis, mais s’inscrivaient dans le cadre d’une campagne délibérée et planifiée. »
La deuxième surviendra durant les années 1950. En 1951, après une élection libre et démocratique, Jacobo Arbenz (1913-1971) est élu président du Guatemala sur la base d’un ambitieux programme qui promet de moderniser l’économie du pays. Un de ses premiers gestes sera la réappropriation, avec compensation, de terres appartenant à la United Fruit Company mais qu’elle n’utilisait pas. La compagnie entreprend alors aux États-unis une vaste campagne de relations publiques pour les besoins de laquelle elle embauche Bernays. Mensonges et désinformations conduiront en 1954 à une vaste opération de la CIA au Guatemala qui mettra au pouvoir l’homme qu’ils ont choisi, le général Castillo Armas (1914-1957). Ce coup d’État marque le début d’un bain de sang qui fit plus de 100 000 morts dans ce pays au cours des cinq décennies qui suivirent.
En 1990, Stuart Ewen a l’occasion de discuter avec son voisin du projet d’une histoire des relations publiques sur lequel il travaille alors depuis peu. On imagine sans mal sa stupeur quand ce voisin, lui-même actif dans le petit monde des relations publiques, lui assure qu’il devrait parler de son projet à Edward. Edward, demande Ewen ? Bernays, répond l’autre.
Ewen avait tout naturellement présumé que Bernays, dont il connaissait fort bien le parcours et dont il savait qu’il était né en 1891, était mort depuis longtemps déjà en 1990. Mais voilà qu’il avait l’occasion de rencontrer l’homme dont la vie et les actes étaient au cœur du livre qu’il projetait et que cet homme était toujours, il allait le vérifier, en grande forme physique et intellectuelle. Un rendez-vous fut donc pris et sa rencontre avec Bernays à son domicile de Cambridge, Massachusetts, ouvre le livre qu’Ewen fera paraître en 1996.
C’est une lecture fascinante. On y assiste à la mise en scène de lui-même réalisée par un vieux maître ès manipulations qui n’a rien perdu de son efficacité : à preuve, Ewen, durant cet entretien, n’obtient guère de réponse pleinement satisfaisante aux questions précises qu’il était venu poser.
Pourtant, vers la fin de la rencontre, un incident fera tomber sa garde à Bernays, un incident dont Ewen nous dit qu’il l’aida à mettre de la chair humaine sur l’os de l’histoire des institutions qu’il s’apprête à conter. On me permettra de raconter cette anecdote pour conclure ce texte.
Ewen, sur le point de quitter son hôte, attend un taxi qu’il a commandé et Bernays lui suggère qu’il aurait mieux fait, compte tenu du prix excessif des taxis, de prendre les transports en commun. Il n’a lui-même, ajoute-t-il, jamais appris à conduire une voiture. C’est que, parmi les nombreux serviteurs qui travaillaient chez lui, il y avait toujours un chauffeur. Et Bernays de commencer à raconter l’histoire de l’un d’eux, Dumb Jack. Levé à cinq heures, Dumb Jack véhiculait toute la journée et jusqu’au soir Bernays, son épouse et leurs enfants. Il s’endormait souvent la tête entre les mains à la table du repas du soir, avant de manger et d’aller se coucher. Dumb Jack touchait 25 dollars par semaine et avait droit à un demi-jeudi toutes les deux semaines. « Pas une mauvaise affaire du tout », dit Bernays, avant de conclure, un brin de nostalgie dans la voix : « Mais c’était avant que les gens n’acquièrent une conscience sociale. »
La vie et l’œuvre de Bernays constituent un très précieux témoignage des immenses efforts accomplis par une certaine élite pour contraindre et limiter le développement de cette conscience sociale, des importants moyens qu’ils ont mis en œuvre pour ce faire et des raisons pour lesquelles ces efforts ont été – et restent toujours – indispensables aux yeux de cette élite.
Qu’une certaine conscience sociale se soit néanmoins développée depuis un siècle est un indice que les luttes économiques et politiques qui ont été menées ne l’ont pas été en vain. Par contre, le fait que les institutions que ces élites ont imaginées et mises en place soient toujours et même plus que jamais présentes et actives au sein de nos sociétés, où leurs agissements restent trop largement dans l’ombre, tout cela donne une mesure du travail qu’il reste à accomplir à ceux et à celles qui pensent que la démocratie doit être vécue au grand jour par des participants lucides et informés.
Normand Baillargeon
Préface à Propaganda d’Edward Bernays / 2007
publié aux éditions Zones
à lire également : Storytelling, une machine à fabriquer des histoires / Christian Salmon
http://www.dailymotion.com/video/x9wv2w

http://www.dailymotion.com/video/x9wv7v

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